Notes
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[1]
C. G. Jung, Civilization in transition, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1964/1970, Collected Works, Vol. 10, §290.
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[2]
J. R. Haule, “From Somnambulism to the Archetypes, The French Roots of Jung’s Split with Freud”, The Psychoanalytical Review, 71 (4), 1984, p. 635-659.
-
[3]
J. T. Kiehl, Facing Climate Change : An Integrated Path to the Future, New York, Columbia University Press, 2016. En français : Faire face au changement climatique ; une voie d’intégration vers le futur (ndt).
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[4]
J. T. Kiehl, “A Tale of Two Cultures : Climate Change and American Complexes”, Cultural Complexes and the Soul of America, ed. T. Singer, London, Routledge, 2020, p. 257-274. En français : Les complexes culturels et l’âme de l’Amérique (ndt).
-
[5]
J. Jacobi, The Psychology of C. G. Jung, New Haven, CN, Yale University Press, 1942/1973, p. 3.
-
[6]
T. Singer, “The Cultural Complex Theory”, Research in Analytical Psychology, eds. J. Cambray, J. L. Sawin, London, Routledge, 2018, p. 73.
-
[7]
N. McWilliams, Psychoanalytic Diagnosis, Second Edition : Understanding Personality Structure in the Clinical Process, New York, The Guilford Press, 2020.
-
[8]
S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, Puf, 1926/2016.
-
[9]
C. G. Jung, Aïon, études sur la phénoménologie du Soi, trad. É. Perrot et M.-M. Louzier-Sahler, Paris, Albin Michel, 1951/1983, §44, p. 38.
-
[10]
C. G. Jung, Psychogénèse des maladies mentales, trad. J. Rigal, Paris, Albin Michel, 1971/2001, §582, p. 336-337.
-
[11]
J. T. Kiehl, The Mandala as Portal To Healing, ARAS Connections, Issue 2, 2020, https://aras.org/sites/default/files/docs/000139Kiehl.pdf
1Le monde connaît un bouleversement phénoménal. La pandémie actuelle nous a obligés à modifier radicalement nos modes de vie. Vivre confinés, porter le masque, observer une « distance sociale », est devenu notre normalité. Le cri du cœur de l’ensemble de l’humanité est : « Réduisons la courbe. » Nous sommes submergés par la peur et l’anxiété, tant pour notre sécurité que pour l’avenir de nos enfants. Pour le cas où ceci ne serait pas suffisamment inquiétant, nous continuons de faire face aux assauts du chaos climatique. J’emploie ici volontairement le terme « chaos » car les perturbations climatiques qui se produisent et sont vouées à s’intensifier dans les prochaines décennies, excèdent de loin la formule bénigne de « changement climatique ». Nous nous trouvons au cœur de perturbations considérables dues au comportement humain, qui provoquent un traumatisme collectif. Que faire, alors que nous nous trouvons plongés dans une telle dissolution collective ? Comment pouvons-nous comprendre et travailler avec nos sentiments d’anxiété et de peur ?
2Plus important encore, il nous faut reconnaître la pandémie actuelle et le chaos climatique comme étant des symptômes de dissociation psychique collective. La cause ultime de la pandémie et du chaos climatique est ancrée dans notre séparation d’avec le monde naturel, séparation qui ne cesse de s’accroître. Celle-ci est le reflet d’une séparation interne entre les dimensions consciente et inconsciente de la psyché. Jung a défini le niveau le plus fondamental de dissociation comme étant la déconnexion entre le conscient et l’inconscient. Il a observé que « [...] tout comme pour l’individu un temps de dissociation est un temps de maladie, il en va de même dans la vie des nations. Nous pouvons difficilement nier que notre temps soit un temps de dissociation et de maladie. [...] Si nous sommes honnêtes, nous devons admettre qu’aucun d’entre nous ne se sent tout à fait à l’aise dans le monde actuel ; en fait, le monde devient de plus en plus inconfortable. Le mot “crise”, si souvent entendu, est une expression médicale qui nous indique toujours que la maladie a atteint un dangereux point culminant [1] ».
3Il est indéniable que nous avons atteint ce « dangereux point culminant ». Nous vivons actuellement au cœur d’une « dissociation » et d’une « maladie » collectives, où les symptômes de la pandémie et du chaos climatique envahissent nos vies. L’intérêt de Jung pour la dissociabilité est né de son admiration pour le travail de pionnier de Pierre Janet [2]. Selon Jung, la pléthore de complexes inconscients autonomes est un aspect crucial de la dissociation psychique, état où la psyché est peuplée de complexes jouant un rôle psychodynamique essentiel dans nos relations internes et externes. Ainsi, pour comprendre notre dissociation, il est indispensable de considérer le rôle des complexes et des mécanismes de défense associés, ce qui constitue notre objet d’étude.
4Dans les pages qui suivent, j’explorerai la façon dont émergent les complexes et les effets qui leur sont associés autour de la question du chaos climatique. J’étudierai la manière dont des défenses spécifiques nous empêchent d’agir pour résoudre ce problème, ainsi que le rôle essentiel des complexes culturels dans notre réaction collective à cette menace environnementale globale. Enfin, j’examinerai comment nous pouvons travailler avec ces complexes – personnels et collectifs –, afin d’éviter d’atteindre un « point culminant très dangereux » concernant l’habitabilité de la Terre. Je m’appuierai pour ce faire sur le chapitre 3 de mon ouvrage Facing Climate Change : An Integrated Path to the Future [3], et sur mon travail sur les complexes culturels publié dans Cultural Complexes and the Soul of America [4].
À la rencontre du chaos climatique
5Je m’adresse à un groupe réuni dans une église. J’observe le public, tout particulièrement les visages pleins d’expectative des jeunes gens. On m’a demandé de parler du changement climatique, d’exposer les connaissances scientifiques actuelles sur l’état du monde. Je commence en disant que les deux dernières décennies ont été les plus chaudes jamais enregistrées, avec pour conséquence une fonte record de la glace en mer Arctique. Je présente les faits les plus récents : le nombre de jours où les températures ont atteint des niveaux de hausse records est maintenant plus de deux fois supérieur à celui des jours où elles ont été les plus basses. On estime qu’un tiers des animaux terrestres et plus de la moitié des espèces végétales pourraient perdre leur habitat au cours des quatre-vingts années à venir.
6Tandis que je regarde le public, je sens un changement dans la salle. Les expressions sur les visages me disent que des humeurs diverses peuplent à présent l’assemblée. J’ai déjà eu l’occasion d’observer cela auparavant et je réalise qu’il est temps de passer à autre chose que la simple description des faits concernant le réchauffement climatique. Je marque donc une pause et demande aux gens comment ils se sentent. La question suscite un silence absolu, comme si elle ne leur avait jamais été posée auparavant. Puis, je vois une main se lever lentement : une jeune femme exprime à quel point elle se sent impuissante face à une information si immensément éprouvante. À la suite de son aveu courageux et sincère, d’autres personnes commencent à lever la main et à partager leurs sentiments sur notre monde en mutation et sur ce qu’ils craignent de perdre. S’expriment alors tristesse, désespoir, colère, déni, culpabilité, ahurissement et peur. Nous demeurons assis en silence, tenant ensemble cette multitude d’états. Avoir donné la parole aux esprits silencieux qui habitent nos cœurs installe une certaine chaleur dans la salle. Partager nos éprouvés sur ces sujets ouvre une porte qui nous relie. Notre humanité, notre capacité à subir la perte dans notre monde, c’est peut-être cela même qui pourra œuvrer à notre transformation. Cela éveille en nous une profonde sollicitude.
7Ayant présenté des années durant le chaos climatique d’un point de vue scientifique, je m’attends à ce que le sujet suscite d’intenses émotions. Cette prise de conscience m’a amené à ne plus me contenter de présenter les faits scientifiques, mais à laisser aux gens le temps de s’exprimer à la suite de ce qu’ils entendent. Les réactions de colère face à l’état du monde, les sentiments de désespoir, d’impuissance, le déni de notre rôle dans tout cela et même des sentiments de dissociation se manifestent comme autant d’indicateurs traumatiques. Pas étonnant qu’une présentation sur la science du changement climatique soit si difficile à entendre – c’est une expérience traumatisante !
8Nous sommes aujourd’hui confrontés à de nombreux problèmes tout aussi traumatisants. Les sensations de peur ne se nichent pas seulement dans la question du changement climatique, loin de là. Les gens s’inquiètent de la pandémie, de l’état de l’économie, ils s’inquiètent de la santé et du vieillissement, et de savoir jusqu’à quel point il est encore possible de se sentir en sécurité dans le monde. Face à la complexité du monde où nous vivons, nous manifestons des craintes et des angoisses logées au plus profond de nous. Ce qui ressort lorsque j’entends les réactions émotionnelles des gens, c’est l’énorme sentiment de perte, ressentie et perçue, dans leurs mondes personnels.
La perte des mondes
9À chaque fois que je considère notre monde en mutation, j’éprouve moi aussi des sentiments de perte. Je pense aux changements rapides d’un système climatique bénéfique à toute vie sur terre. Je pense à la perte de la propreté des océans et aux menaces qui pèsent sur l’existence de tant d’espèces. Je reconnais également que ces pertes s’étendent bien au-delà de ma sphère personnelle, dans l’étendue du monde. Il est important d’habiter ce sentiment de perte et d’y réfléchir, car nous serions souvent enclins à nous en détourner. Vivre avec la perte nous transporte au royaume de la tristesse, du vide et de l’ennui. Si nous cohabitons un temps avec elle, cela peut nous conduire à un état d’apathie ou de prostration, voire de noire mélancolie. Il se pourrait même que la lecture du présent texte génère de l’apathie, cependant le remède à celle-ci est de rester au contact des ressentis relatifs à la perte, plutôt que de suivre notre inclination naturelle à fuir le mal-aise. Plutôt que la fuite, je vous invite à demeurer un temps avec ces vécus mutuels de perte, faute de quoi nous perdons l’occasion d’en découvrir le sens. Nous laisser aller à éprouver la perte apporte au bout du compte une compréhension et une résilience à notre vie.
10La perte ouvre à des affects forts, charriant avec elle des sentiments de séparation et de solitude. Fondamentalement, nous sommes des êtres de relation et de réciprocité. Nous avons besoin de nous sentir reliés, or la perte crée des ponts inachevés. Dans les moments de grande perte, nous sommes plongés dans un monde de solitude et de chagrin. Anxiété, solitude, impuissance et tristesse ne sont en général pas bienvenues dans nos vies. Elles nous éloignent du bonheur et d’un sentiment de réconfort. Faut-il dès lors s’étonner que nous évitions de nous attarder sur ce qui permet à ces ombres indésirables de pénétrer nos vies ? En fait, nous sommes devenus experts dans l’art de leur barrer l’accès afin de ne pas nous sentir si seuls au monde.
11La perte provoque également le désir de ce qui a été perdu. Nous détenons une image intérieure de l’objet perdu et continuons à le chercher dans le monde extérieur. Nous allons jusqu’à projeter l’image intérieure de cet objet sur le monde, mais la projection n’apaise pas notre désir. Nous poursuivons notre quête mais échouons inévitablement.
12Dans la perte, le visible devient invisible ! Un objet d’importance disparaît. Nous avons peur de perdre, surtout des choses auxquelles nous tenons. Souvent, notre peur constitue un obstacle à toute action réfléchie visant à prévenir la perte. Celle-ci s’étend du trivial au traumatique. Pensez à la dernière fois où vous avez perdu quelque chose de peu de valeur et combien cette expérience initiale a pris de l’importance. Vous perdez vos clés et ne pouvez plus quitter votre maison. Pourtant, vous devez être quelque part à une heure précise ! Vous êtes aussitôt saisi de panique face à l’urgence de retrouver vos clés perdues. Plus l’émotion vous submerge, moins vous avez de chances de les retrouver. Votre réaction est complètement disproportionnée par rapport à ce qui a été perdu. Évidemment, les sentiments de panique et de peur sont autrement intenses lorsque nous risquons de perdre un bien qui nous est précieux : un être aimé, un travail qui nous fait vivre, ou encore nos croyances les plus profondément ancrées. De telles pertes peuvent paraître insupportables et il arrive que sur le plan émotionnel, elles nous habitent très longtemps.
Complexes et chaos climatique
13Psychologiquement, dès que nous éprouvons la perte, nous nous bloquons et devenons la proie d’un complexe. L’une des découvertes les plus importantes de Jung fut celle de la diversité et de la multiplicité des complexes peuplant la psyché. L’importance de cette découverte se reflète dans la préférence accordée par Jung, tout au long de sa carrière, à la dénomination de « psychologie complexe » plutôt qu’à celle, plus habituelle, de « psychologie analytique [5] », pour qualifier sa psychologie. Les complexes sont des patterns psychiques cohérents et chargés d’affect qui agissent en nous comme des acteurs autonomes. Leur forme particulière est fonction de nos expériences avec nos parents et nos pairs, ainsi que des normes sociales imprégnant nos vies. Les complexes peuvent être considérés comme des scénarios spécifiquement écrits pour nous, déterminant notre appréhension du monde et guidant nos actions. Il arrive dans certaines situations que ces vieux scripts soient réactivés et nous endossons alors le rôle d’antan, souvent très éloigné de la personne que nous pensons consciemment être. Avec le « bon » stimulus, un complexe fait irruption dans notre vie tel un invité indésirable à une fête. Ainsi, si je commence à m’inquiéter de ma situation financière, cela enclenche le scénario composé par mon complexe d’argent. Ce script particulier ou ce rôle autonome vient titiller ma peur de ne pouvoir subvenir à mes besoins ni à ceux de ma famille. Ce qui n’était qu’une pensée passagère se transforme rapidement en une inquiétude envahissante. À ce moment-là, le complexe ou le scénario a pris le dessus dans ma vie.
14Au-delà des facteurs personnels, sociaux, et des conditionnements qui régissent l’élaboration de ces scripts, les complexes naissent également de schémas instinctuels ou archétypaux de l’inconscient collectif. Les réactions très vives aux faits divers sont souvent des exemples significatifs de l’origine archétypique des complexes. Au niveau personnel, nos scénarios peuvent également puiser dans le fonds archétypique. À l’arrière-plan de notre complexe paternel personnel – que celui-ci soit positif ou négatif –, dans les tréfonds de la psyché, se trouve une représentation plus vaste du Père. Il est important de réaliser que les complexes peuvent s’emparer de nous et occuper le devant de la scène. Vous est-il déjà arrivé de vous énerver contre quelqu’un au point de vous demander plus tard : « Mais qu’est-ce qui m’a pris ? » La réponse est qu’une partie de vous a été poussée à endosser un vieux rôle, mue par un complexe. Nous ne nous débarrassons jamais des complexes mais nous pouvons apprendre à vivre avec.
15Les complexes ne sont pas limités aux individus. Selon l’analyste jungien Thomas Singer [6] :
16« [...] un complexe culturel est défini comme un agrégat autonome, largement inconscient et émotionnellement chargé de souvenirs, d’affects, d’idées, d’images et de comportements qui tendent à se regrouper autour d’un noyau archétypal et sont partagés par des individus au sein d’un groupe. Les complexes culturels sont actifs, à la fois dans la psyché du groupe envisagée comme un tout, et chez l’individu, dans ce que nous pouvons considérer comme la dimension groupale du psychisme individuel. »
17Le complexe culturel est partagé au sein du groupe du fait de l’existence de systèmes de croyance, entretenus collectivement par un récit chargé d’une imagerie riche et puissante sur le plan des affects. Souvent, le complexe culturel est ancré dans un lieu, avec un effet colonisateur et d’isolement des groupes les uns des autres. Tout comme les complexes individuels sont susceptibles d’agir sur le degré de réceptivité d’une personne aux faits scientifiques du chaos climatique, les complexes culturels influencent la manière dont un groupe réagit face à ces faits.
18J’ai décrit en détail les complexes car ils constituent le pont entre les informations et activités provenant du monde extérieur et nos réactions à ces mêmes informations et activités en termes d’affects. Les complexes, en un sens, déterminent la tonalité affective de notre réaction dans une situation donnée. Suis-je légèrement ennuyé ou émotionnellement débordé lorsque je suis confronté à ce qui se passe dans le monde ? Lorsque nous nous sentons démunis à l’écoute des faits concernant le changement climatique, nous faisons l’expérience de la puissance d’un complexe. À chaque fois que je fais un exposé sur le chaos climatique, les gens expriment leur impuissance face à ce problème. Ils ne savent tout simplement pas quoi faire. Nos réactions à ces informations peuvent être si fortes que nous devenons incapables d’agir. Plus troublante encore est la manipulation de ces scénarios internes afin de provoquer des réactions fortes. Ainsi, la publicité suscite-t-elle des réactions émotionnelles « efficaces » autour de produits particuliers. Nous avons tous un complexe d’argent ; nous sommes tous, à des degrés variables, concernés par notre situation financière. Si l’on nous assure que le fait de s’attaquer au problème du changement climatique entraînera des difficultés financières personnelles, alors nous anticiperons la perte de notre emploi et de nos revenus. La peur qui en résulte peut être si forte que nous nous verrons dans l’incapacité d’envisager une solution rationnelle au problème. La perte suscite des affects puissants et des complexes y sont naturellement liés. Parfois elle éveille en nous des mouvements affectifs proportionnels à l’événement vécu ; mais qu’en est-il des situations où les complexes conduisent à des réactions disproportionnées ? Nous nous devons d’explorer la façon dont les complexes affectent nos vécus de perte.
19La perte est parfois tragique, mort soudaine d’un être cher, séparation ou divorce non désirés ; elle peut prendre la forme d’une trahison ou encore être vécue comme une discordance entre nos attentes et ce qui est. Nous ressentons l’« autre » manquant de façon très palpable et profonde. Notre âme aspire à le rejoindre, cœur brisé et corps tremblant. Une telle expérience nous plonge dans les ténèbres, là où vivent les ombres des disparus. La perte survenue, nous nous retournons vers le passé ; les souvenirs et une nostalgie douloureuse nous étreignent. Ce sont les pertes les plus difficiles à vivre car elles sont sans retour ; impossible de modifier le passé afin de retrouver ce qui a été perdu. Dans de telles situations, nous nous retrouvons projetés sur le chemin du deuil.
20Contrairement à la perte vécue, qui nous ramène au passé, la perte anticipée se produit lorsque nous nous attendons à ce qu’une perte se produise dans l’avenir. Avez-vous déjà vécu une relation où vous avez craint que l’être aimé ne vous quitte ? En tant que parent, avez-vous envisagé le moment où vos enfants quitteraient la maison ? Les émotions associées à ces événements anticipent la séparation ou la perte. Elles peuvent être d’une intensité comparable à celles d’une perte vécue. Elles peuvent nous enfermer dans l’inaction ; la différence essentielle réside pourtant dans le fait que l’anticipation d’une perte, qui n’est donc pas encore survenue, offre une marge de manœuvre. Le fait que, souvent, nous n’agissions pas pour modifier ce qui est à venir, est la preuve de la puissance interne des complexes associés à la peur de perdre.
21Les pertes vécues autour du chaos climatique sont quotidiennes. Nous apprenons que des records de température de 20 degrés ou plus ont été battus dans l’Arctique et l’Antarctique. Une vague de chaleur en Sibérie, provoquant des incendies des semaines durant. Les destructions de maisons dues aux inondations. La disparition de tant d’espèces. La liste des pertes s’allonge chaque jour, nous faisant regretter éperdument le passé, le temps où de telles perturbations environnementales nous étaient inconnues.
22Le concept de perte anticipée peut nous aider à comprendre les sentiments émergeant autour de la question du réchauffement climatique et pourquoi certains d’entre nous sont incapables d’accepter cette réalité. Accepter la réalité du chaos climatique signifierait in fine la nécessité d’agir pour résoudre le problème. Pour qui a largement investi dans les énergies fossiles, toute action visant à réduire leur utilisation fait anticiper une perte financière. L’angoisse associée à une telle perte déclenche des défenses visant à l’atténuer. Rationnellement, nous savons que les énergies fossiles sont des ressources limitées et que le coût de leur extraction va augmenter. Nous comprenons également les conséquences environnementales de leur utilisation dans la durée, mais cette compréhension est réduite à néant face à l’angoisse provoquée par l’appréhension de la perte des revenus considérables issus de leur exploitation. Une stratégie commerciale raisonnable consisterait à développer de nouvelles formes d’énergie garantissant à la fois une stabilité financière et des bénéfices environnementaux. Cette approche est toutefois balayée par des peurs, plus profondes, de perdre. Constat certes illogique, mais compréhensible du point de vue psychologique.
23En termes de complexes culturels, l’inaction face au changement climatique concerne des individus animés par une recherche d’autonomie individuelle ; ceux-là craignent la perte de leur droit fondamental à choisir leur mode de vie. S’attaquer vraiment au problème du chaos climatique requerra une forme d’intervention gouvernementale ; le problème est si vaste qu’il nécessitera une coordination nationale et internationale. Les décisions juridiques conduisant à des limitations personnelles de nos modes de consommation sont extrêmement menaçantes pour ceux qui, par-dessus tout, valorisent l’autonomie. Dans certains pays, en particulier aux États-Unis, le complexe culturel de l’individualisme extrême a empêché toute action de fond pour faire face au chaos climatique.
24Un autre complexe culturel concerne les systèmes de croyances religieuses. De tels systèmes postulent que seul un être suprême aurait le pouvoir d’influencer la Terre, excluant ainsi que des comportements humains puissent avoir un impact sur le système climatique. Accepter le consensus scientifique sur le chaos climatique menacerait de remettre en question la foi des personnes immergées dans ce type de croyance.
25Cependant, le complexe culturel le plus envahissant, celui qui menace de la façon la plus destructrice la vie sur Terre, est sans doute la croyance en une croissance économique perpétuelle. Ce système de croyance repose sur l’hypothèse de l’infinité des ressources naturelles. Nous participons à ce mythe vivant à travers un consumérisme excessif. Le complexe à l’origine de ce processus psychodynamique est celui de la faim, d’un manque intérieur. Notre appétit accru tente de satisfaire dans le monde extérieur ce vide intérieur et cette absence de sens. Cependant, nous avons beau consommer, nous ressentons toujours la faim, le manque.
26Quelles sont les émotions associées à ces formes de perte ? La perte vécue nous précipite dans le chagrin, la tristesse et le deuil. La perte anticipée génère de l’anxiété, de la peur et nombre d’autres émotions telles que celles, par exemple, qui ont émergé lors de ma rencontre avec le groupe de l’église. Toutes menacent de nous submerger. Dans le cas d’une perte vécue, nous nous voyons engagés dans un processus de deuil et, souvent, nous en sortons. Dans le cas de l’anticipation de la perte, nous nous trouvons sur un seuil d’anticipation anxieuse où l’imagination s’affole. Cela provoque des sentiments d’impuissance et de vulnérabilité ; une telle anxiété, si elle persiste, nous empêche de prendre part au monde. Heureusement, des processus psychiques sont à l’œuvre pour empêcher de tels déséquilibres émotionnels. Dans des moments d’intense instabilité, des mécanismes de défense interviennent pour rétablir un semblant de stabilité.
Défendre notre monde
27J’aimerais à présent m’arrêter afin de rassembler ces réflexions sur la perte. Lorsque l’éventualité d’une perte se présente, nous avons une tendance naturelle à réagir émotionnellement. Nous devenons anxieux face à l’avenir. Ces émotions sont dictées et amplifiées par nos conditionnements passés et nos valeurs culturelles, qui ont inscrit en nous des scénarios répétitifs ou des complexes. La réaction complexuelle inconsciente peut devenir à ce point prédominante dans notre vie qu’elle nous prive de notre capacité à affronter la perte perçue, que cette dernière soit réelle ou imaginaire. C’est au moyen des mécanismes de défense que notre psychisme tente inconsciemment de moduler ou d’atténuer notre anxiété croissante et les émotions qui menacent de nous submerger. En cas de réussite, nous retrouvons une capacité d’engagement dans notre vie et la possibilité de changer de cap si nécessaire. Cependant, les défenses ont un côté obscur ; elles peuvent en fait devenir si envahissantes dans nos tentatives d’éviter l’anxiété, qu’elles nous emprisonnent dans des modèles de comportement paralysants. En un sens, les défenses s’associent aux complexes pour nous empêcher de mener une vie pleinement engagée. Sur le plan archétypique, elles nous empêchent de découvrir le symbole vivant créateur de sens pour notre vie présente et perpétuent un sentiment de vide.
28Les défenses sont un produit de l’évolution ; elles nous fournissent les moyens de protection physique et psychologique contre les menaces perçues ou anticipées [7]. La réaction combat-fuite-inhibition constitue sans doute le plus ancien mécanisme psychique d’adaptation. Les défenses ont évolué et se sont développées pour de bonnes raisons. À mesure que nous gagnions en conscience, nous avons eu besoin, pour nous adapter à notre environnement, d’un éventail de défenses plus large que le simple combat instinctuel, la fuite ou l’inhibition. Le maintien de la cohésion sociale suppose de développer des aptitudes pour faire face à la complexité croissante des interactions interpersonnelles. Les mécanismes de défense modèrent ces interactions. Ils empêchent également les individus et les groupes d’être submergés par l’anxiété. Ce n’est que lorsque les défenses nous empêchent de nous adapter à de nouvelles conditions de vie qu’elles deviennent un problème, entravant les changements nécessaires à l’appréhension de questions graves. Les défenses qui nous permettent de résister à des réalités perturbantes, telles qu’un compte-rendu médical inquiétant ou des informations concernant le changement climatique, nous empêchent également de modifier nos comportements pour les affronter. Dans ces cas-là, les défenses deviennent en fin de compte contre-productives, nuisant à notre bien-être et à celui des autres. Il est important de noter que nombre des défenses primaires sont, de par leur nature même, instinctuelles et également qu’elles opèrent sur le court terme. Elles doivent être immédiates à des fins de conservation. Si une menace court sur une échelle temporelle plus longue – comme le chaos climatique –, alors de telles défenses sont contre-productives.
29Il existe de nombreux modes de défense contre l’anxiété et les vécus de débordement émotionnel. Freud [8] fut le premier à répertorier les différents mécanismes de défense et, au cours de mes nombreuses années d’exercice, j’ai pu en repérer un certain nombre chez mes clients. Assurément, nous les observons en nous-mêmes et dans nos interactions. Certaines des défenses les plus répandues sont le déni, la rationalisation, le retrait, l’isolation, la distorsion, la dissociation et la projection. Comment chacune de ces défenses affecte-t-elle notre capacité à faire face à des problèmes d’envergure tels que le chaos climatique ?
30Le déni est profondément ancré et difficile à dépasser. Même en présence des preuves les plus tangibles, nous sommes susceptibles de nous détourner des faits. La dissonance s’installe entre ce qui est réellement et ce que nous percevons ou ressentons. Lorsqu’on nous présente des informations ou des nouvelles inquiétantes, notre réaction première est souvent : « je n’arrive pas à y croire » ou « je ne peux pas l’accepter, je n’arrive pas à croire qu’il en soit ainsi ». Le déni n’est pas seulement un processus conscient ; il est également inconscient, moyennant quoi nous ne prenons conscience de l’intensité de notre résistance face aux nouvelles perturbantes, que si quelqu’un nous la signifie. Le déni existe pour maintenir le statu quo, situation qui saute aux yeux dans le cas du réchauffement climatique, au sujet duquel les preuves scientifiques de la responsabilité des humains sont accablantes. Pourtant, nombreux sont ceux qui se détournent de ces faits scientifiques et vivent dans le déni. J’ai souvent entendu des « je n’arrive pas à y croire », lorsque je présentais les données du changement climatique. Ces faits sont si graves et génèrent une anxiété telle que, psychologiquement, la seule façon pour certains de faire face aux émotions suscitées est de nier la réalité.
31Certains feront barrage à l’anxiété provoquée par des nouvelles alarmantes en les rationalisant, en inventant des excuses pour se décharger de ces réalités dérangeantes. On entend souvent dire « ce n’est pas si grave » alors qu’en réalité, la situation est vraiment grave. Cette défense, couplée à notre aptitude à intellectualiser, conduit à des explications erronées du chaos climatique, de type « tout ça c’est à cause du soleil ». En fait, scientifiquement, cela n’explique en rien la tendance au réchauffement observée. D’autres diront : « il y a un réchauffement, mais c’est juste un cycle naturel », « les effets sont exagérés », ou encore « plus de dioxyde de carbone dans l’atmosphère est bénéfique aux plantes ».
32Alors que le réchauffement planétaire se poursuit et que les effets associés tels que la fonte des calottes glaciaires du Groenland et de l’Antarctique s’accélèrent, certains ont renoncé à tout espoir. Ils affirment qu’il est trop tard pour empêcher une destruction catastrophique et qu’il est préférable de simplement accepter notre sort. Il s’agit là d’une modalité défensive de retrait pour parer à un traumatisme par trop écrasant. En opérant un tel retrait, nous abdiquons nos responsabilités vis-à-vis d’autrui, en même temps que nous précipitons l’issue que nous redoutons.
33Nous isolons en séparant les idées ou les croyances contradictoires, ce qui nous permet de vivre dans un état de dissonance cognitive. Cela se produit souvent dans les cas de traumatismes, où les souvenirs des traumatismes passés sont séparés des sentiments associés à l’événement douloureux. Concernant le chaos climatique, je vois cette défense à l’œuvre chez des scientifiques, qui, tout en ayant connaissance des faits, maintiennent néanmoins une croyance ou un système de valeurs en contradiction directe avec ces faits. Ils disjoignent deux parties d’eux-mêmes afin de pouvoir continuer à vivre au quotidien.
34La distorsion consiste à déformer les faits afin de les rendre conformes à des croyances ou valeurs acceptables, ou pour rendre acceptables les faits perturbants. C’est la capacité à « voir la vie en rose » en dépit de la situation réelle. Sous l’emprise de cette défense, l’individu vit dans son monde propre. La distorsion est une modalité couramment employée pour appréhender les pertes globales anticipées, liées au réchauffement climatique. Certains responsables déforment sciemment les faits pour créer la confusion auprès du public sur la question.
35La projection est un processus défensif inconscient d’envergure car elle affecte fortement notre façon d’être au monde. Certaines facettes de nous-mêmes, incompatibles avec nos vues conscientes, sont projetées sur autrui. Nous projetons également sur les événements extérieurs et nos projections créent un voile qui nous sépare, de fait, de notre environnement. Ainsi, il m’est arrivé de m’entretenir avec des représentants de l’industrie électrique. Cette industrie dépend principalement du charbon pour produire de l’électricité. Leur réaction à ma présentation sur les effets de l’augmentation des gaz à effet de serre fut de souligner qu’ils étaient au service de leurs clients et que ceux-ci souhaitaient de l’énergie pour faire fonctionner leurs appareils ménagers. Le problème était entièrement projeté sur le consommateur, les dédouanant par conséquent de toute responsabilité.
36Enfin, la dissociation se produit lorsque nous en arrivons à un point où la douleur du traumatisme est intolérable. Sur le plan clinique, cette défense apparaît chez les personnes ayant subi de graves abus, physiques et psychologiques. Cependant, nous possédons tous l’aptitude à dissocier autour de questions par trop perturbantes. Au cours d’une présentation sur le réchauffement climatique, je marquai une pause pour savoir comment les gens se sentaient. Une femme déclara : « Vous savez, au milieu de votre exposé, j’ai juste perdu le fil ; je ne me souviens pas de ce que vous avez pu dire ensuite. » Ma présentation l’avait tellement perturbée qu’elle s’était dissociée afin de faire face aux émotions qui menaçaient de la déborder.
37Les mécanismes de défense ont pour but de réguler la quantité d’anxiété que nous éprouvons dans une situation. S’ils deviennent trop puissants, cela constitue un handicap et nous perdons la capacité d’appréhender les causes de notre anxiété. Notre défense s’est retournée contre nous. Encore une fois, tout cela se produit inconsciemment ; si cela était conscient, nous serions en mesure d’interrompre le processus.
Travailler avec les complexes et les défenses
38Nous sommes confrontés aux faits troublants du chaos climatique. Ces faits génèrent des peurs intenses de pertes, personnelles et collectives, et les défenses viennent à la rescousse. Si elles sont trop puissantes, nous finissons par dénier la réalité ou bien nous choisissons de déformer les faits. Cependant, ces faits existent bel et bien. Comme le fait remarquer Jung, « on ne se débarrasse pas des faits en les déclarant irréels [9] ». Tant que nous n’agirons pas pour réduire les émissions de carbone, nous maintiendrons la vie sur la planète dans un état précaire. Il nous faut effectuer une percée dans le cycle des complexes si nous voulons créer un avenir épanouissant pour les générations à venir.
39Comment travailler à briser le cycle perpétuel peur-complexe-défense ? Nous devons prendre le sentiment de peur à sa racine. Souvent, la peur et l’anxiété sont ressenties comme écrasantes ; cependant, en partageant nos éprouvés avec d’autres, nous parvenons à tolérer ces sentiments accablants. C’est là le fondement de tout processus de guérison. Je crois que ce processus est ancré dans nos expériences précoces d’êtres sociaux. S’asseoir autour d’un feu et se raconter des histoires a toujours été le moyen privilégié de guérir les blessures et d’envisager un avenir. Une étape pour briser ce cycle de peur-complexe-défense consiste donc à devenir conscient de nos sentiments et à les partager avec d’autres. Au cours d’une présentation, alors que je demandais aux gens de s’exprimer, une jeune femme déclara qu’elle se sentait impuissante. D’autres personnes prirent alors la parole pour manifester le même type de ressenti, ce qui la soulagea aussitôt. Elle nous dit qu’elle avait réprimé ce sentiment car elle pensait être la seule à l’éprouver. Les médias sociaux jouent peut-être un rôle similaire auprès des jeunes générations. Bien que la dimension de la présence physique en soit absente, ces médias rendent en effet possible un partage des sentiments. Jusqu’à présent, l’essentiel des échanges à propos du chaos climatique s’était concentré sur les pensées, les idées et les désaccords. Il est temps d’élargir notre partage aux sentiments. La pandémie actuelle a rendu ce processus encore plus indispensable. En dépit de la « distanciation sociale », nous devons nous connecter et partager nos sentiments.
40Une autre étape dans la remise en question de ce cycle des complexes consiste à se demander quels sont les vieux scénarios qui se déclenchent en nous lorsque nous ressentons de la peur ou de l’anxiété. Cela exige que nous soyons plus à l’écoute de ce qui nous habite. Nous pouvons nous entraîner à devenir plus conscients de nos sentiments en étant également attentifs à nos réactions corporelles. Aux premiers signes d’agitation intérieure, nous saisissons un fil et nous le suivons : « Quand ai-je ressenti cela auparavant ? À quelle vieille histoire cela me ramène-t-il ? Est-ce que je me suis déjà trouvé à cet endroit ? » Une image peut nous venir à l’esprit ou, le plus souvent, une sensation physique qui est le premier signe du complexe activé, de l’ancien script que chacun connaît si bien, même si ce « savoir » est inconscient. Faire advenir à la conscience nos scénarios internes peut s’avérer transformateur. Nous comprenons à présent ce vieux schéma familier et sommes à même de voir comment il se déploie. Tel est le pouvoir de la conscience. Nous pouvons alors chercher à repérer ces vieilles histoires chez les autres, ainsi que dans les événements du quotidien. Pouvez-vous détecter comment ces histoires apparaissent dans le monde ? Notre « complexe de croissance perpétuelle » stipule que nous devons continuellement accroître le pouvoir et la richesse. Il est au cœur de la question du chaos climatique. Nous demander à quel endroit ce complexe émerge en nous et dans la culture nous ouvre à la transformation. Nous devenons conscients d’une force puissante au sein de notre psyché.
41Observer nos réactions à l’anxiété ou à la peur nous permet d’identifier les défenses activées. Remettons-nous en cause l’existence même du problème ? Préférons-nous une explication alternative à celle avancée, certes plus pertinente (mais plus dérangeante) ? Déplaçons-nous la cause du problème sur un autre ? De telles questions jettent la lumière sur les modalités défensives mises en place en réaction aux facteurs qui induisent la peur. Cela requiert un certain niveau de conscience, mais nous nous devons de nous les poser. Si nous sommes prêts à le faire, nous récolterons les fruits de la compréhension de nos motivations.
42Il est important d’écouter la psyché dans ses diverses manifestations afin d’identifier les complexes. Les rêves constituent une voie essentielle pour découvrir la cacophonie des complexes peuplant la psyché. En suivant attentivement les rêves, nous pouvons percevoir l’interaction dynamique à l’œuvre entre le moi et les complexes inconscients. La détérioration du monde extérieur apparaît souvent dans le monde des rêves. Au fil des ans, j’ai recueilli de nombreux rêves de glaciers qui fondaient, de montée du niveau des mers, de terres desséchées par la chaleur et d’animaux blessés menacés d’extinction. Ici, nous voyons comment le monde extérieur rejoint le monde intérieur, nous alertant non seulement sur notre traumatisme psychique, mais aussi sur les traumatismes du monde. La façon dont ces images nous affectent nous rapproche des complexes à l’œuvre dans la destruction de l’environnement.
43Nous devons trouver des moyens de guérir de la dissociation fondamentale qui est à l’origine de notre dilemme collectif. Ainsi que je l’ai souligné en introduction, selon Jung, la dissociation collective du monde naturel et de l’inconscient est à l’origine de nos schémas destructeurs. Comment pouvons-nous commencer à soigner notre être-au-monde fragmenté ? Jung a découvert, à travers sa descente dans ses propres profondeurs et dans celles de ses patients, que des patterns de totalité émergeaient au cours du processus thérapeutique. Il déclare que « […] les symboles des mandalas apparaissent fréquemment dans des moments de désorientation psychique où ils jouent le rôle de facteurs d’ordre compensatoire [10] ». J’ai exploré ce processus ailleurs [11], mais je voudrais indiquer brièvement que le mandala est un phénomène émergeant spontanément. Il peut apparaître chez les individus aussi bien que dans des groupes. En fait, les communautés elles-mêmes peuvent devenir une forme dynamique de mandala. Je demanderai au lecteur d’explorer ses propres modèles de totalité et de rechercher également ceux qui habitent le monde extérieur.
44L’expérience dans l’église relatée plus haut, le fait de parvenir à s’ouvrir, en soi, aux sentiments provoqués par les données troublantes du chaos climatique et à s’en ouvrir aux autres, a permis aux personnes présentes de faire l’expérience de ces deux types de lien. Partager ouvertement nos sentiments au sujet du chaos climatique fut un premier pas vers la transformation. Nous avons écouté nos histoires respectives. J’ai entendu de nombreuses histoires de pertes dues au changement climatique. Des gens me parlant d’endroits qu’ils aimaient et où il ne leur était plus possible de se rendre. Des scientifiques me parlant de la disparition imminente d’espèces dans le monde entier, avec une immense tristesse dans la voix. Combien sommes-nous à pouvoir raconter de telles histoires ?
45La psychologie analytique a beaucoup à offrir dans le travail autour du chaos climatique. Elle nous fournit une loupe pour observer de près les sources les plus profondes de notre dissociation collective. Elle dispose de moyens pour explorer nos réactions complexuelles aux perturbations climatiques, ainsi que les défenses associées à ces complexes. Elle nous ouvre aux dimensions archétypiques du comment nous en sommes arrivés là, et du comment nous pourrions dépasser la situation présente. La communauté analytique pourrait faire beaucoup plus pour inciter les gens à se relier intérieurement à la question du chaos climatique. La psychanalyse est par nature un « dénouage de l’âme » qui permet au sujet de renouer avec le sens. Elle s’attache depuis un siècle maintenant aux traumatismes personnels. Il est grand temps que les fruits d’une telle approche soient mis en œuvre de manière nouvelle. Nous nous trouvons à un moment critique de l’histoire. Si nous persistons à dépendre des énergies fossiles comme principale source d’énergie, nous nous engageons dans la voie d’une destruction planétaire sans précédent. Il nous faut trouver le courage d’écouter les histoires qui nous sont racontées, ne pas nous laisser abattre par l’inconfort qu’elles suscitent, et séjourner en nous-mêmes afin de mettre de l’ordre dans nos relations « complexes », tant intérieures qu’extérieures. Si nous y parvenons, nous pourrons guérir de nos blessures de séparation et, espérons-le, créer un avenir épanouissant pour les générations à venir.
46Je crois que nous le pouvons. Imaginez que nous soyons plus nombreux à œuvrer à une prise de conscience de nos sentiments, de nos scénarios éculés et de nos défenses contre nos mondes ressentis. Imaginez que nous utilisions nos technologies pour nous relier de diverses manières, nouvelles et intéressantes. Nous sommes au seuil de la transformation. Nous nous devons de franchir ce seuil pour créer un monde meilleur.
Notes
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[1]
C. G. Jung, Civilization in transition, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1964/1970, Collected Works, Vol. 10, §290.
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[2]
J. R. Haule, “From Somnambulism to the Archetypes, The French Roots of Jung’s Split with Freud”, The Psychoanalytical Review, 71 (4), 1984, p. 635-659.
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[3]
J. T. Kiehl, Facing Climate Change : An Integrated Path to the Future, New York, Columbia University Press, 2016. En français : Faire face au changement climatique ; une voie d’intégration vers le futur (ndt).
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[4]
J. T. Kiehl, “A Tale of Two Cultures : Climate Change and American Complexes”, Cultural Complexes and the Soul of America, ed. T. Singer, London, Routledge, 2020, p. 257-274. En français : Les complexes culturels et l’âme de l’Amérique (ndt).
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[5]
J. Jacobi, The Psychology of C. G. Jung, New Haven, CN, Yale University Press, 1942/1973, p. 3.
-
[6]
T. Singer, “The Cultural Complex Theory”, Research in Analytical Psychology, eds. J. Cambray, J. L. Sawin, London, Routledge, 2018, p. 73.
-
[7]
N. McWilliams, Psychoanalytic Diagnosis, Second Edition : Understanding Personality Structure in the Clinical Process, New York, The Guilford Press, 2020.
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[8]
S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, Puf, 1926/2016.
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[9]
C. G. Jung, Aïon, études sur la phénoménologie du Soi, trad. É. Perrot et M.-M. Louzier-Sahler, Paris, Albin Michel, 1951/1983, §44, p. 38.
-
[10]
C. G. Jung, Psychogénèse des maladies mentales, trad. J. Rigal, Paris, Albin Michel, 1971/2001, §582, p. 336-337.
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[11]
J. T. Kiehl, The Mandala as Portal To Healing, ARAS Connections, Issue 2, 2020, https://aras.org/sites/default/files/docs/000139Kiehl.pdf