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Article de revue

Entre chien et loup, les personnalités Borderland

Pages 37 à 51

Notes

  • [*]
    J.S. Bernstein est psychanalyste, membre de la New Mexico Society of Jungian Analysts.
  • [1]
    Cet article est le texte d’une conférence donnée par Jerome Bernstein à Saint-Petersbourg, lors de la “2nd European Conference on Analytical Psychology”, août-sept 2012.
  • [2]
    « Sommes-nous en train de rendre fous les éléphants ? » et « Regarder les baleines nous regarder ».
  • [3]
    « N’y a-t-il pas une tombe pour accueillir mon corps ? »
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1J’ai fait un long voyage pour arriver jusqu’ici, plus de 70 années [1]... Dès mon plus jeune âge, depuis que j’avais entendu mon père parler de sa jeunesse en Russie, j’avais décidé que je visiterais un jour le pays de mes ancêtres. Mon père est né dans le petit village de Kreinovitch situé aux portes de Pinsk, qui fait aujourd’hui partie de la république du Belarus. Ma mère était polonaise. Je me rendrai avec ma femme dans ces deux lieux après notre séjour en Russie.

2 L’autre chemin qui m’a conduit jusqu’ici, est apparemment mon second livre, Living in the Borderland : the Evolution of Consciousness and the Challenge of Healing Trauma. Le thème des « zones frontières » semble dominer aujourd’hui dans le collectif et je suppose que c’est pour cette raison que j’ai été invité à faire cette présentation. Quand j’ai demandé comment le comité de programmation en était venu à choisir ce thème, personne ne le savait vraiment. J’ai pensé que pour les jungiens européens, surtout dans cette partie de l’Europe, ce thème se référait aux zones frontières géographiques, ethniques, culturelles et politiques, ainsi qu’aux transitions considérables qui ont eu lieu dans cette partie du monde au cours des vingt dernières années.

3 Le comité de programmation de cette rencontre a également choisi le tableau de Chagall intitulé Entre chien et loup comme représentation visuelle et symbolique du thème de la rencontre. On y trouve les symboles de l’obscurité, de la lumière, de la civilisation, du monde de la Nature, des animaux et des humains, d’Éros, de l’ombre et des zones frontières, psychiques autant que géographiques. Il y a dans cette peinture une trajectoire dynamique. Obscurité et lumière, nature et civilisation, ombre et conscience Borderland en viennent à s’y rencontrer. Ce tableau est représentatif du style surréaliste. Le surréalisme prend sa source dans une révolte contre l’excès de rationalisme. Ses représentants les plus éminents furent des explorateurs précoces des techniques freudiennes de la libre association et de l’analyse des rêves. Ce mouvement cherchait à libérer l’imagination dans l’art et il a brisé les règles traditionnelles de l’expression artistique. Le mouvement surréaliste est né de la Première Guerre mondiale et de ses horreurs. Je précise ceci parce que l’on sait que Chagall a commencé cette peinture aux États-Unis en 1938 et ne l’a achevée qu’en 1943, période qui va de l’explosion de la Seconde Guerre mondiale, de sa plongée dans les moments les plus sombres, à l’émergence d’une conscience que la poursuite de la guerre pourrait aboutir à autre chose qu’à la plus sombre des issues.

4 Tout cela est valable ici, pour ce pays (la Russie), pour cette culture et dans cette salle. Ce sont certaines zones frontières de l’histoire et de l’évolution de la conscience qui nous réunissent aujourd’hui. Car s’il est quelque chose que Jung a défendu, c’est bien l’évolution de la conscience – il parlait d’individuation. Ce n’est pas le terme que je préfère pour évoquer ce processus car il brouille la démarcation entre la conscience individuelle et la conscience collective, sans parler de l’inconscient collectif. Et puisque j’ai prononcé le terme, je dirai l’évidence : « l’inconscient collectif » dont parle Jung n’a que fort peu de rapport – voire aucun – avec le concept soviétique de collectivité sociale.

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5 Vous avez certainement remarqué que j’ai fait des allers et retours entre le terme de « zones frontières » (Borderlands) et ce que j’appelle « la conscience Borderland ». Il existe de nombreux territoires psychiques limitrophes, des seuils et des dimensions liminaires. Dans cette présentation, je m’intéresserai à ce qui se trouve au cœur de mon travail des deux dernières décennies, l’évolution de la conscience et plus particulièrement ce que j’appelle la conscience Borderland. L’état liminaire implique un mouvement dynamique, un développement, une évolution. C’est ce qui est décrit dans le tableau de Chagall.

6 Lorsque nous utilisons le terme d’évolution, nous pensons d’emblée à l’évolution biologique. Mais la psyché évolue également et si l’on y réfléchit, elle évolue plus vite que la biologie. Cela semble évident quand on pense à ce qu’était le concept de psyché à l’époque où Freud publiait L’interprétation des rêves, et à la sophistication des diverses théories de la psyché élaborées depuis lors. J’apporte ici aujourd’hui ma contribution à cet édifice.

7 Ma théorie de la conscience Borderland est la suivante : toutes les cultures ont un mythe fondateur. Pour la culture occidentale, il s’agit du récit biblique. C’est l’histoire mythique des trois grandes religions patriarcales : le judaïsme, le christianisme et l’islam. Je m’intéresserai ici au récit du Jardin d’Éden dans le livre de la Genèse. Adam et Ève vivent en symbiose avec la nature et mènent une existence paisible et idyllique dans le Jardin d’Éden. La seule restriction qui leur soit imposée est qu’ils ne doivent pas manger du fruit de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal. Ève est tentée par le serpent et se tourne à son tour vers Adam : tous deux mangent du fruit de l’Arbre de la Connaissance.

8 En termes archétypiques, le moment où ils mordent dans le fruit est celui de la naissance de la conscience réflexive – ils constatent pour la première fois qu’ils sont nus – et avec ce constat, les opposés naissent eux aussi, de même que la honte, la culpabilité, le conflit et les étincelles de ce qui deviendra la civilisation occidentale. A cause de cette faute, ils sont chassés du Jardin d’Éden. Ce qui signifie que l’homme acculturé est psychiquement séparé et en apparence définitivement coupé d’un lien psychique vivant avec la nature. A partir de ce moment, il y a dans l’évolution de la civilisation et de la psyché occidentales, une perte progressive d’esprit et de lien au sacré. Le fait que la culture occidentale considère la Terre comme un objet destiné à être exploité en est le symbole le plus évident. Il semblerait que depuis lors, la Terre ait perdu de son caractère sacré au point qu’aujourd’hui, nous arasons purement et simplement les sommets des montagnes pour y créer des mines de charbon, nous polluons la Terre et ses eaux pour des milliers d’années avec les déchets nucléaires, ainsi que l’atmosphère, comme si cela n’avait aucune importance.

9 Cette dynamique autodestructrice est le fait de notre espèce et elle pourrait s’illustrer ainsi :

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10 Dans les années 90, j’ai commencé à remarquer que certains patients arrivaient avec des symptômes et des expériences que je ne pouvais plus appréhender dans le cadre des divers modèles cliniques auxquels j’avais été formé, qu’ils soient freudiens ou jungiens. Lors d’une séance dramatique avec une patiente, que j’appelle Hannah dans mon livre, celle-ci exprima une grande souffrance dépressive à propos du destin de deux vaches dont elle pensait – elle disait qu’elle « savait » – qu’elles étaient conduites à l’abattoir. En bon psychologue des profondeurs, j’interprétai ses sentiments symboliquement, comme une projection sur les vaches de ses expériences traumatiques de la petite enfance. De façon inhabituelle chez elle, au cours des séances suivantes, elle entra peu à peu dans une colère terrible contre moi jusqu’au jour où elle retira sa chaussure, se mit à frapper le plancher avec, tout en criant : « vous n’y comprenez rien ! vous n’y comprenez rien ! Il s’agit des vaches ! » Sans aucun doute, elle frappait le plancher pour ne pas avoir à me frapper moi. Je ne comprenais pas ce qui se passait et sur le moment c’était la seule chose que je savais vraiment. Je décidai donc de me taire lors des séances suivantes et d’écouter. J’écoutai comme je ne l’avais jamais fait jusqu’alors. J’écoutai comme les sorciers Navajo et Hopi me l’avaient enseigné ; avec mes oreilles, avec et à travers mon corps ; je fis taire mon esprit du mieux que je pus et j’écoutai par les pieds ; et j’écoutai les espaces intermédiaires. Je me concentrai pour observer ce à quoi je n’avais jusqu’alors fait aucune place. J’appris beaucoup.

11 Ce n’est que lorsque je cessai d’interpréter les sentiments de cette femme sur le plan symbolique et que je pus constater et accueillir son expérience d’être perturbée par la souffrance des vaches que les séances s’apaisèrent ; elle devint moins dépressive, ses fantasmes suicidaires s’atténuèrent et il nous fut possible de reprendre un dialogue thérapeutique. Et lorsqu’il m’arrivait de recommencer à interpréter symboliquement certaines de ces expériences Borderland, les patients devenaient plus agités et plus déprimés. Je commençai alors à comprendre que j’étais en train d’apprendre quelque chose de nouveau. Voici ce que ces patients m’enseignaient.

12 Il y a des personnes que j’en suis venu à appeler « personnalités Borderland », qui semblent avoir été choisies pour faire l’expérience de vivre hors de la dissociation d’avec la Nature sur laquelle s’est construit le moi occidental. Elles ressentent profondément l’extinction des espèces, la condition des animaux qui ne peuvent plus vivre en suivant leur instinct et ne survivent que pour être utilisés comme compagnons domestiques, pour l’agrément ou comme nourriture. Ces personnes sont extrêmement intuitives. Beaucoup ont des dons de médiumnité, qu’elles le sachent ou non. Elles ont des ressentis d’une grande intensité, parfois à un tel degré qu’elles se retrouvent dans des états qui leur semblent irrationnels. Toutes ont potentiellement une grande sensibilité corporelle. Elles vivent le viol de la terre dans leur propre corps ; elles réagissent psychiquement et parfois physiquement à l’empoisonnement de l’atmosphère. Certaines souffrent de « maladies environnementales » et de perturbations du système immunitaire.

13 Contrairement à la psyché occidentale, la personnalité Borderland ne dissocie pas l’animé de l’inanimé dans la nature. La conscience Borderland représente une perception psychique dont la conscience occidentale a été presque totalement coupée jusqu’à tout récemment. L’expérience que j’ai acquise en travaillant avec Hannah et d’autres patients, a fait surgir au premier plan des phénomènes que j’avais observés pendant vingt années dans ma pratique et en dehors d’elle – phénomènes qui, jusqu’à il y a quelques années, n’avaient eu aucun sens pour moi. J’ai appris que ce qui rend folles les personnalités Borderland c’est que peu de gens, voire personne dans leur propre culture, y compris bien souvent leur propre famille, ne peut avoir connaissance de leur expérience Borderland sans les considérer comme irrationnelles voire folles. J’ai appris que lorsque leurs expériences transrationnelles sont accueillies simplement comme non-rationnelles – et non pas irrationnelles –, elles se calment et sont capables de devenir plus rationnelles dans les autres aspects de leur existence.

14 Je ne veux certainement pas insinuer que ce lien à la Nature n’apporte que souffrance et conflit. J’ai entendu beaucoup d’individus s’étonner du caractère merveilleux de ce lien : la sagesse que leur donnent les arbres, le sentiment d’être enveloppés par une montagne, une chute d’eau ou le ciel, l’instantanéité de la guérison lorsque leur corps est en contact avec la terre. La plupart décrivent cette expérience comme « sacrée ». Quand leurs expériences Borderland sont accueillies en thérapie, ils deviennent davantage capables de différencier et de s’approprier les aspects borderline dont témoignent beaucoup d’entre eux.

15 J’ai constaté au cours de ces nombreuses années que ces histoires personnelles ne sont pas aussi inhabituelles qu’il y paraît. Elles existent mais habituellement elles ne sont pas racontées. Il me semble que cela tient davantage à ce que nous cliniciens sommes prêts à entendre. Aucune de ces personnes avec lesquelles j’ai été en contact n’était folle. Leurs expériences Borderland n’étaient pas pathologiques. Ces personnes présentaient un profil clinique différent de ceux que j’avais appris à reconnaître mais qui, en fin de compte, éveillait en moi des questions sur ce que nous praticiens occidentaux identifions comme comportement normal ou pathologique. Elles présentaient ce que j’en suis venu à appeler une conscience Borderland.

16 Voici certains traits de la personnalité Borderland que j’ai pu identifier :

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  • Les personnalités Borderland ont un lien profond et primaire avec la Nature. La plupart sont plus à l’aise dans la relation aux animaux qu’avec les humains.
  • Toutes ont des expériences transrationnelles : elles communiquent avec les plantes et les animaux et ont une identification somatique avec la souffrance de la Terre.
  • Beaucoup ont vécu une expérience traumatique dans l’enfance ou à l’âge adulte.
  • À la différence de la personnalité borderline, la personnalité Borderland a une identité stable.
  • La plupart dissimulent leur nature Borderland – y compris auprès de leur thérapeute –, par crainte d’être stigmatisées comme folles ou bizarres. Cela les conduit à vivre des existences parallèles et cachées : d’un côté leur vie cachée dans le monde limitrophe (ce qui est leur identification primaire), de l’autre leur vie dans le monde profane.
  • La plupart se sentent isolées ; ils leur manque un sentiment d’appartenance à une communauté parce qu’elles ignorent qu’il y a beaucoup d’autres personnes qui sont comme elles.
  • Toutes vivent la réalité Borderland comme sacrée, et pas seulement à un niveau personnel. Elles savent qu’elles portent une conscience sacrée pour le compte du collectif.
  • La plupart ont tendance à être très sensibles sur le plan somatique. De ce fait, beaucoup font l’expérience d’une maladie environnementale. Mais ce n’est pas le cas pour toutes.
  • Toutes les personnalités Borderland avec lesquelles je me suis trouvé en contact disent que si elles avaient le choix, elles ne renonceraient pas à ce lien avec la Nature – même si ce renoncement devait réduire leur souffrance.
  • Si beaucoup peuvent s’identifier à des « messagers » de la Nature, la plupart sont loin de connaître l’impératif de transformation qui leur a été fixé.

18 Le phénomène de la conscience Borderland comporte une dimension collective autant qu’individuelle. Les expériences que j’ai décrites m’ont apporté un point de vue plus vaste qui m’a permis d’appréhender un univers ontologique élargi. J’ai commencé à percevoir de nombreux changements dans le collectif, tels que le refus de certaines chaînes d’épicerie de continuer à vendre des crabes vivants ou du foie gras, et l’augmentation du nombre d’articles publiés dans des journaux importants tels que le New York Times, sur des sujets qui formulaient la possibilité d’une communication entre humains et animaux – “Are we driving elephants crazy ?” et “Watching whales watching us [2]” pour n’en citer que deux – ; je citerai également l’amendement apporté à la constitution allemande : « l’État a la responsabilité de protéger les ressources naturelles pour la vie et pour les animaux dans l’intérêt des générations futures », les termes « et pour les animaux » ayant été rajoutés. Je pourrais citer beaucoup d’autres exemples. Si nous y sommes attentifs, nous pouvons observer ces changements qui surviennent autour de nous au quotidien.

19 Au terme de ma recherche, j’en suis arrivé à la conclusion qu’un glissement évolutif apparemment compensatoire s’opérait dans la nature même de la conscience. Ce glissement est la conséquence d’une reconnexion du moi occidental avec ses racines psychiques ancrées dans la nature – ou comme une tentative issue de l’inconscient collectif de guérison de la « blessure du Jardin d’Éden ».

20 La conscience Borderland se forme apparemment à partir de forces situées en dehors du moi et qui visent à l’ouvrir davantage au fait que les systèmes vivants sont reliés entre eux et sont interdépendants, alors que la psyché de l’espèce humaine est séparée du « monde de la Nature ». Il semblerait que, loin d’être l’expression d’une pathologie, la conscience Borderland représente une forme émergente de conscience qui modifie rapidement notre expérience culturelle collective et la nature même de notre façon d’être conscient. Sa caractéristique essentielle est d’appréhender à la fois les phénomènes qui surviennent dans le cerveau droit, ce que j’appelle les « expériences transrationnelles », et ceux qui surviennent dans le cerveau gauche, rationnel, auxquels nous sommes habitués. L’expérience de la conscience Borderland s’exprime davantage dans les dimensions imaginale, métaphorique, mytho-poétique et somatique que sur le mode linéaire propre au cerveau gauche rationnel. Les personnalités Borderland perçoivent et reçoivent des communications en provenance de la psyché inconsciente telles qu’elles s’expriment dans les rêves, les visions, ainsi que les messages intuitifs directs entre elles-mêmes et le monde de la Nature. Il existe une relation d’intimité et de réciprocité avec le monde de la Nature, qui se caractérise par une communication à double sens entre les individus et les plantes, les animaux, les rochers, la Terre et les ancêtres. Ces personnalités vivent davantage l’expérience d’une « unité » avec le monde de la Nature que d’une séparation, et pas seulement quand elles se trouvent dans la Nature. Ce que je décris là est leur réalité psychique constante. En ce sens, leur expérience psychique est proche de la psyché des peuples premiers qui n’a jamais vécu de séparation d’avec la Nature.

21 Voici à quoi pourrait ressembler un croquis schématique de la conscience Borderland :

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22 Nombre de ces personnalités se trouvent projetées dans cette dimension de conscience à travers une expérience traumatique. Nous vivons dans un monde traumatisé et traumatisant. Le trauma représente une blessure insupportable qu’il est impossible d’accepter en tant que telle. Par définition, trauma signifie dissociation – de l’individu et du collectif, de la civilisation occidentale elle-même, prise entre l’obscurité et la lumière. Dans notre monde contemporain, la question implicite posée par le désespoir est la suivante : « Allons-nous vers la lumière ? » La question que je pose à nous tous – à la civilisation occidentale et à l’espèce homo sapiens – est la suivante : « Sommes-nous capables d’accueillir la lumière qui vient vers nous ? »

23 Dans la progression de mon propos, je parlerai de pôle positif et de pôle négatif de l’archétype. Je fais ici référence à la « charge énergétique » et pas nécessairement à un jugement de valeur en termes de « bon » et de « mauvais ».

24 Nous avons tendance à ne considérer le trauma et la dissociation que sous un angle pathologique. Cependant, le trauma a aussi un pôle transcendant positif. Ce pôle s’exprime dans ce que j’ai décrit comme l’émergence d’une conscience Borderland.

25 Je définis le trauma comme « toute expérience qui inflige une souffrance et une angoisse insupportables à l’individu et menace de déborder la capacité du moi à mettre en œuvre un comportement conscient d’auto-protection ». Presque toujours, le trauma fige et encapsule cette expérience ou cet événement traumatique qui demeure ainsi présent dans la psyché et dans le système neurologique de l’individu.

26 De façon caractéristique, l’activation du trauma provoque une dissociation à un niveau ou à un autre et il échappe à toute régulation par le moi. Du point de vue psychologique et émotionnel, l’individu se trouve ramené à l’expérience traumatique, comme si celle-ci survenait à l’instant même. Il peut en avoir conscience et comprendre ce qui se passe sur le moment. Autrement dit, il sait très souvent ce qui se passe.

27 Le trauma constelle l’archétype de l’initiation. Pour tous, c’est une initiation à l’Enfer. Pour certains c’est également une initiation à la dimension du sacré et à ce que j’appelle la conscience Borderland. D’un point de vue clinique, 90 % de l’accent mis sur le trauma est en rapport avec l’initiation de l’individu et avec sa descente en Enfer. On néglige trop souvent cette dimension du trauma comme expérience d’initiation au sacré.

28 Les enfants et les adultes traumatisés accèdent en passant par le trauma à la dimension Borderland de la conscience et ils y demeurent parce que leur psyché choisit d’y demeurer. Ils le font parce que c’est sécurisant, mais aussi parceque c’est merveilleux et qu’ils y trouvent le bien-être et les ressources thérapeutiques de la nature en tant qu’objet primaire fiable. D’un point de vue clinique, certains peuvent parler de dissociation. D’un point de vue archétypique, pour ces personnes, il s’agit surtout d’une initiation au sacré et à la conscience Borderland. Il n’y a pas de dissociation.

Histoire de Ted

29 Ted, alors âgé de 58 ans, prend contact avec moi à l’automne 2008. Il a lu mon livre. Il appelle depuis un refuge situé dans un parc national alors qu’il se rend en Alaska – un trajet de 5700 kilomètres à l’aller comme au retour. Il possède une maison, héritée de ses parents, mais il est incapable d’y séjourner plus de quarante-huit heures. Au bout de vingt-quatre heures, il commence à paniquer et à décompenser. Il finit par s’enfuir au volant de son camion doté d’une caravane à l’arrière et se dirige vers un parc national. Il sent que sa sécurité et sa survie sont liées au fait de se trouver dans la nature. Cela peut être un parc national forestier ou un désert. Mais pour ne pas se sentir fou, il a besoin d’être dans la nature. C’est en Alaska qu’il se sent le plus en sécurité, le plus entier et en accord avec lui-même, et ce, quelle que soit la saison de l’année. En même temps, il ne peut pas rester en Alaska plus de quelques semaines ; il lui faut alors partir et rentrer dans l’état où il habite. Il vivait ainsi depuis cinq ans, dans son camion et dans des motels, lorsque nous avons commencé à travailler ensemble. Il pouvait séjourner dans un motel deux nuits consécutives car les motels sont anonymes et impersonnels et que lui-même y était anonyme. Il raconta qu’il ne se sentait en sécurité que la nuit.

30 Ted avait été un athlète très doué quand il avait la quarantaine ; il était alors en forme et fort : il pratiquait le vélo sur de grandes distances et pouvait soulever plus de 135 kilos. Jusqu’à la fin des années 1990, il avait réussi comme administrateur d’hôpital et y avait acquis une solide réputation. Lorsque je le vis pour la première fois il y a quatre ans, Ted était penché à angle droit, en surpoids de près de 75 kilos et il était passablement débraillé.

31 Voici ce qu’il m’a appris sur lui au cours de notre travail :

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  • Il a eu une dépression à l’âge de 21 ans et il dit qu’il lui a fallu cinq ans pour s’en remettre.
  • Son père était alcoolique ; il était très maltraitant avec Ted, physiquement et verbalement et il lui répétait avec mépris qu’il n’était qu’une merde. Tout au long de son enfance, Ted avait été battu avec les poings et avec une ceinture.
  • La mère de Ted était passive et dans un déni complet.
  • Il a été sexuellement abusé par son oncle et son grand-père durant toute son enfance, depuis l’âge de 4 ans.
  • Entre 1999 et 2005, il a subi quatorze opérations chirurgicales, plusieurs d’entre elles dans le but de réparer un traitement médical bâclé, qui l’avaient profondément traumatisé. Il est tombé dans une addiction sévère aux médicaments prescrits. Il a également sombré dans l’addiction à l’alcool et grâce aux Alcooliques Anonymes, il est devenu « clean » pendant sept ans. Il me disait de lui : « Chaque fois que j’essayais de faire de ma vie quelque chose de différent, mon corps me lâchait. »
  • En 2001, il étudie l’ingénierie nucléaire à l’Université. Pendant cette période, il boit de l’alcool et fume beaucoup de marijuana. Une nuit, il fume un mélange particulièrement puissant de marijuana appelé « Thai stick » et il finit hospitalisé, en observation pour tentative de suicide. Une schizophrénie aiguë est diagnostiquée.

33 À un moment, au début de notre travail, il dit : « Je n’étais attaché à rien ni à personne. » Aujourd’hui, cela n’était plus vrai : il avait deux chats dont il s’occupait dans la maison héritée de ses parents. Ils l’avaient adopté et lui les avait adoptés à son tour. Bien qu’il ne puisse pas vivre dans la maison, il ne pensait pas pouvoir la vendre parce que c’était la maison des chats. Lorsqu’il il voyageait, c’est-à-dire la plupart du temps, un voisin qu’il rémunérait pour cela venait chaque jour s’occuper des chats. Généralement, sa façon de parler était soit très concrète et détachée, soit coléreuse, défiante et paranoïde – sauf quand il parlait de ses chats ; il se répandait alors en roucoulements chaleureux et émus.

34 J’ajouterai trois autres détails significatifs : il avait beaucoup lu Jung pour le profane qu’il était ; il avait une vie onirique riche et vibrante et il dialoguait régulièrement avec les images de ses rêves ; au bout de deux ans et demi de travail avec moi, je lui proposai de participer à l’un des deux groupes de personnalités Borderland que j’anime ; il accepta et il y participe encore aujourd’hui. Je vais à présent résumer la nature et la progression de notre travail :

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  • Au début, le transfert de Ted était chargé de défiance, de colère, de défi et de rage. Il lui arrivait parfois de quitter la séance avant la fin parce qu’il redoutait de ne pouvoir contenir sa rage et de devenir violent avec moi.
  • Au cours de la première année, il avait besoin d’être constamment rassuré quant au fait qu’il n’était pas fou. Ce qui était le cas.
  • J’ai pu faire le constat de la sécurité et de la dimension de sacré, qu’il ne trouvait que dans la nature. Je n’ai jamais dit que j’étais d’accord, ni interprété aucun de ses propos. J’ai simplement constaté ces deux dimensions de son expérience. Avec le temps, il s’est détendu et il a commencé à me faire partager les expériences les plus profondes qu’il vivait dans et avec la Nature : il communiait et communiquait avec les arbres, les animaux, les rochers, et le ciel nocturne – et il exprimait comment ses expériences transrationnelles lui apportaient la seule paix qu’il ait jamais connue. Il disait que, dans le même temps, il se sentait désespérément dans l’addiction et au bord du suicide. Il exprimait de façon très directe le fait que ces expériences, ainsi que le besoin que ses chats avaient de lui, étaient les seules choses qui l’empêchaient de se suicider.
  • Comme je constatais et accueillais sa réalité Borderland, il pouvait différencier sa pathologie de ces expériences qu’il considérait comme sacrées. Avec le temps, il se mit à avoir confiance dans le fait que je n’allais pas pathologiser sa réalité Borderland. Il put alors laisser s’exprimer tout à la fois dans la séance, sa pathologie addictive et le trauma. Il n’avait plus à les tenir dissociés.
  • Le processus onirique très intense qui se produisait en lui évoquait ses expériences traumatiques. Le fait de constater scrupuleusement et de porter attention au récit et à la dynamique de la maltraitance qui se manifestait dans ses rêves, permit à son moi de se confronter à certaines de ces figures et de réduire l’emprise qu’elles exerçaient sur lui. Parfois, les figures de ses rêves se présentaient sous l’apparence séductrice de « sauveurs » qui allaient finalement l’humilier un peu plus tard. Il apprit peu à peu à différencier les véritables figures salvatrices des sauveurs démoniaques dont le pouvoir s’affaiblit.
  • Ted travaillait souvent sur ses rêves après les séances et faisait de l’imagination active avec certaines figures de rêves.

36 Au cours des deux premières années, il était incapable de venir aux séances plus de trois semaines consécutives. Je recevais alors un mail ou un message téléphonique m’indiquant qu’il communiquait depuis son camion et qu’il se dirigeait quelque part dans la nature, le plus souvent en Alaska. Après deux années de ce mode de fonctionnement je lui dis qu’il nous fallait faire un travail solide et qu’il était essentiel qu’il puisse être physiquement présent. Je ne lui proposais pas de séance par téléphone et il n’en fit pas la demande non plus.

37 Il fit effectivement une tentative de déménagement à Santa Fe pour poursuivre son analyse avec moi. Il dit alors : « Venir à Santa Fe, c’est le début de mon nouveau mythe de création ». Il en était venu à comprendre que la guérison ne viendrait pas à lui mais qu’il devait activement la vouloir et se battre pour y parvenir. Ce qu’il fit.

38 Ted avait une amie ; il disait qu’il la voyait seulement parce qu’il avait peur d’être seul. Il n’éprouvait pas d’attirance physique pour elle et la trouvait inintéressante à bien des égards, sauf pour son intelligence, sa gentillesse et le fait qu’elle ne portait pas de jugement. Elle vivait dans un autre état à 2100 kilomètres à l’est de Santa Fe. Elle l’accompagnait parfois sur les routes, y compris en Alaska. Cela n’arrivait pas souvent car elle travaillait à plein temps dans la ville où elle habitait.

39 Le trauma porte atteinte à la dimension numineuse du soi. Au printemps dernier, alors qu’il roulait en voiture avec son amie, Ted alluma la radio au hasard. Une chanson du chanteur américain Johnny Cash éveilla le souvenir spontané de son dernier trauma post-chirurgical. Cette chanson avait pour titre : “Ain’t no grave gonna hold my body down [3].” Il se souvint avoir pleuré toute la journée après avoir entendu cette chanson : « Après cette expérience, j’ai compris que la réminiscence du trauma devait se faire en images et non en mots. J’étais immobilisé, je me revois, j’étais immobilisé et il n’y avait personne. J’ai pleuré. J’étais prisonnier de mon corps et incapable de bouger. J’en étais conscient. Il n’y avait personne. »

40 Son souvenir le ramena en salle de réveil, après une intervention pour le remplacement d’une seconde hanche. Son corps était médicalement paralysé. L’anesthésiste lui avait demandé de signer une décharge à cause de son addiction à l’Oxycontin, un puissant narcotique analgésique. Ces dernières années, Ted avait été claustrophobe. Il pensait à présent que son incapacité à être seul et à se sentir en sécurité remontait à cet épisode en salle de réveil.

41 Voici ce qu’exprima Ted lors de notre travail à propos de ces révélations : « Je suis sidéré du fait qu’allumer la radio au hasard m’ait conduit à revivre ce trauma. Avant cela, je sombrais lentement vers un état où je ne pourrais plus fonctionner. Depuis cet évènement, cette épiphanie, l’ascenseur s’est arrêté. Ma course vers le suicide s’est arrêtée. Mon lien avec la Nature s’est intensifié. J’ai eu besoin de me trouver, soit en compagnie humaine, soit avec la nature. Mais si je pouvais faire les deux ce serait merveilleux. » C’était là son premier éprouvé de la possibilité d’être entier.

42 A partir du revécu de l’expérience traumatique, Ted réalisa que l’Oxycontin était un substitut de son père maltraitant. « Le trauma, dit-il, c’est l’immersion dans la perversité. L’Oxycontin déforme la réalité sur un mode pervers. J’ai vécu dans un monde d’illusion et de magie, et c’en est fini ; c’est la fin de ce conte de fées. »

43 Il y a quelques mois, Ted a exprimé que « le corps – mon corps – n’aime pas être clivé. Il est complètement relié au murmure en moi ». Il précisa qu’il avait vécu sous la coupe de deux extrêmes : le suicide ou la terreur telle qu’il les avait avait vécus dans le Chaco Canyon en Alaska : ou le suicide et la mort. « Mon nouveau mythe de création, dit-il, c’est que je peux être en lien avec les autres sans avoir à utiliser mon sac à malices. Le mythe de création pervers dans lequel j’ai vécu s’est imposé à moi à cause de mes expériences traumatiques. »

44 A présent qu’il connaissait la nature de son vieux mythe de création, il avait le choix de lutter, de se battre pour chasser la perversité que le trauma lui avait imposée. La Nature devenait son lien vivant au sacré dans la vie et pas seulement une échappatoire et un refuge.

45 Aujourd’hui Ted parvient à se sevrer de l’Oxycontin. Il prend moins de la moitié de la dose qu’il avait l’habitude de prendre ; il a loué sa maison grâce au soutien intensif de son groupe Borderland qui l’a aidé à trouver les moyens de déplacer ses deux chats.

46 Il vit maintenant avec son amie et ses deux chats dans une maison qu’ils ont louée ensemble dans l’état d’origine de son amie. La maison se trouve dans les bois à la lisière d’une forêt. Il dit maintenant que sa relation avec son amie est une « relation d’amour ». Il peut vivre dans leur maison pendant près de deux mois sans avoir envie de s’enfuir dans la Nature avec son camion. Quand il le fait, il revient dans les trnte-six heures, sauf lorsqu’il rend visite à l’une de ses deux filles.

47 Nous étudions ensemble comment il pourrait démarrer une pratique de conseil auprès de personnes ayant subi de graves traumatismes médicaux. Ce dernier point est crucial. Au cours de notre travail en commun, Ted avait souvent affirmé avec beaucoup d’angoisse et de passion : « J’ai besoin d’un projet. » Il manifestait de façon très directe qu’il lui fallait trouver une façon de se rendre utile et qu’il en allait de sa survie. Je luis avais répondu que dans le langage du « Borderlander », « j’ai besoin d’un projet… » pouvait être traduit par : « j’ai besoin de faire l’expérience de ma part sacrée ». Cette interprétation le rendit tout à la fois nerveux et rayonnant.

48 Le combat entrepris par Ted pour libérer son âme de la perversité, reflète la bataille similaire qui se joue en chacun de nous. J’ai fait remarquer au début de mon exposé que nous vivons dans un monde traumatisé et traumatisant. Dans le cas des personnalités Borderland, ce qui les sauve après le profond trauma qu’elles ont subi est de pouvoir trouver sécurité et confiance dans la dimension sacrée de la Nature. Ce que beaucoup d’entre eux ne réalisent pas, est que leur propre nature sacrée a été comme tuée par le trauma. Ils vénèrent les autres espèces mais sont incapables de percevoir la dimension sacrée de leur propre espèce. Pour eux, le sacré est dans la Nature. Ils n’ont que très peu ou pas du tout d’expérience de leur propre nature sacrée. Leurs expériences dans et avec la nature peuvent susciter en eux un respect mêlé de crainte et un état d’émerveillement. Mais tout se trouve à l’extérieur, dans la Nature. Il est très difficile pour eux d’imaginer qu’eux-mêmes puissent être une source d’émerveillement, qu’ils sont eux aussi des êtres sacrés comme les arbres, les oiseaux et le ciel. Tels étaient les murmures positifs et négatifs que Ted sentait dans son corps et auxquels il faisait allusion.

49 Quant à la question : « D’où vient la lumière ? », je répondrai que la source de la lumière, dans la guérison de Ted, a été le pôle positif de l’archétype du trauma – le sacré. Ce concept n’est paradoxal que dans la mesure où nous manquons de l’ouverture nécessaire pour faire plus pleinement le constat de ce qui se doit d’être constaté.


Mots-clés éditeurs : Expériencetransculturelle, Self, Nature, Sacré, Conscience Borderland, Conscience collective

Mise en ligne 28/05/2013

https://doi.org/10.3917/cjung.137.0037

Notes

  • [*]
    J.S. Bernstein est psychanalyste, membre de la New Mexico Society of Jungian Analysts.
  • [1]
    Cet article est le texte d’une conférence donnée par Jerome Bernstein à Saint-Petersbourg, lors de la “2nd European Conference on Analytical Psychology”, août-sept 2012.
  • [2]
    « Sommes-nous en train de rendre fous les éléphants ? » et « Regarder les baleines nous regarder ».
  • [3]
    « N’y a-t-il pas une tombe pour accueillir mon corps ? »
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