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Article de revue

A propos du film de Roberto Benigni La Vie est belle

Pages 103 à 112

Notes

  • [*]
    Cet article a d’abord fait l’objet d’une présentation et d’une discussion dans le cadre du séminaire de Christian Gaillard, Analyse et création, à l’Institut C.G. Jung de Paris.
  • [1]
    Cité par J. Clair dans La barbarie ordinaire, Music à Dachau, Paris, Gallimard, 2001, p. 90.
  • [2]
    B. Bettelheim, Survivre, trad. Théo Carlier, Paris, Robert Laffont, « Pluriel », 1981.
  • [3]
    R. Benigni et V. Cerami, La Vie est belle, trad. Philippe Di Meo, Paris, Gallimard, « Folio », 1998, p. 8.
  • [4]
    Ibid, p. 8-9.
  • [5]
    Ibid., p. 117.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Ibid., p. 14.
  • [8]
    Prisonnier.
  • [9]
    R. Benigni et V. Cerami, op. cit., p. 9.
  • [10]
    Ibid., p. 229.
  • [11]
    B. Bettelheim, op. cit., p. 320.
  • [12]
    R. Benigni et V. Cerami, op. cit., p. 14.
  • [13]
    Ibid., p. 100.
  • [14]
    Ibid., p. 13.
  • [15]
    C. Kolko, Les absents de la mémoire, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 2000.
  • [16]
    Op. cit.
  • [17]
    Ibid., p. 83.
  • [18]
    Ibid., p. 112.
  • [19]
    B. Grunberger, P. Dessuant, Narcissisme, christianisme, antisémitisme, Arles, Acte Sud, 1997.
  • [20]
    R. Benigni et V. Cerami, op. cit., p. 251.
« Seigneur, donne à chacun sa propre mort, Qui soit vraiment issue de cette vie. »
R.M. Rilke [1]

1 Ma première réaction au film de Roberto Benigni, La Vie est belle, fut hostile. C’était à l’occasion du prix qu’il reçut à Cannes en 1998. Est-ce parce qu’il semblait transformer en bouffonnerie l’irreprésentable ? Est-ce parce qu’il y avait là, pour moi, la transgression d’un interdit ? Ce n’est que plus d’un an après que j’ai pu regarder le film, et c’est un malaise, un mal-être qui m’a progressivement envahi, sans me quitter. Sans savoir pourquoi, j’avais la sensation que ça n’allait pas, que ça ne m’allait pas du tout. Comme si j’étais pris à témoin de quelque chose que je n’arrivais pas à nommer. Et comment comprendre le succès public et les nombreux prix reçus malgré un débat sur burlesque et horreur ? C’est dans Survivre[2], recueil de textes écrits à partir de 1941 par Bruno Bettelheim, peu après sa libération de Buchenwald et son arrivée en Amérique, que j’ai trouvé les premiers éléments me permettant de mettre des mots sur mon malaise.

2 Le film de Roberto Benigni peut être analysé sur trois plans différents. Le premier est sous-tendu par le choix du cinéaste de prendre comme héros un homme d’origine juive et sa famille dans l’Italie fasciste, avant et pendant la guerre, et de situer la fin de l’histoire dans un camp de concentration. Le second est lié à ce que peuvent signifier les attitudes des personnages dans le contexte de l’intrigue. Le troisième enfin est celui de la nature du lien entre ce père et son fils. La Vie est belle raconte une histoire dont l’idée, qui serait venue instinctivement à Roberto Benigni, est simple : « ... raconter la vie d’un homme, un jeune juif, dans un camp de concentration, en compagnie d’un enfant. Et une femme qui est là, au même endroit, mais qui ne peut voir ni son mari ni son fils. À l’évidence le comble du tragique [3]. »

3 Le synopsis se décompose en trois parties. 1938, avant la guerre : Guido et son ami Ferruccio viennent s’installer dans une petite ville de l’Italie fasciste. Guido séduit Dora qui est institutrice et doit se fiancer à un jeune fonctionnaire. Guido devient serveur au restaurant avec son oncle, en attendant de tenir une librairie. Il enlève Dora le jour de ses fiançailles. Entre-temps, l’oncle de Guido a été agressé, son cheval a été peint en vert et on y a inscrit : « Achtung, cheval juif. » Fin 1944, six ans après l’enlèvement de Dora : Guido et Dora ont un petit garçon de 5-6 ans, Giosué, très intelligent. Même si quelques stigmates de la guerre sont visibles dans la ville : sacs de sable devant les monuments, présence de soldats, même s’il est peint « magasin juif » sur le rideau de fer de la librairie-papeterie, la vie semble toujours joyeuse et belle avec Guido. Le jour où la mère de Dora va voir son petit-fils pour la première fois, Guido, son oncle et Giosué sont arrêtés. Dora, non-juive, exige de partir par le même train de déportation. La troisième partie se passe dans un camp d’extermination. Guido invente une histoire pour Giosué : il s’agit en fait d’un grand jeu d’aventure. Les gagnants recevront le jouet préféré de Giosué, un char d’assaut. Guido va transformer pour Giosué tous les événements du camp en éléments du jeu : la harangue d’accueil du SS devient l’annonce des règles du jeu, la fonderie le lieu où l’on fabrique le char, le numéro tatoué leur numéro d’inscription, tous ceux qui disparaissent de la chambrée ont été éliminés du jeu, etc. L’oncle va être gazé. À l’occasion d’une visite de sélection, Guido retrouve un ancien client, le Dr Lessing, qu’il avait connu quand il était serveur, et qu’il aidait à résoudre devinettes et rébus. Grâce à lui, il est promu serveur pour un repas des familles des officiers du camp. Bientôt, l’approche des soldats alliés provoque panique et fusillades dans le camp. Guido met Giosué à l’abri dans un petit édicule. Déguisé en femme, il part à la recherche de Dora. Il ne la trouvera pas mais se fait arrêter et disparaît, sans doute fusillé derrière un mur. Le camp est libéré par les Américains et Giosué se retrouve au sommet du grand char, gagné pour de vrai, grâce, croit-il, aux mille points accumulés dans le jeu. Fou de joie de cette victoire, il retrouve sa mère qui se repose à la sortie du camp.

4 Roberto Benigni a délibérément choisi ce contexte pour faire rire. À la question « pourquoi ? », il répond : « Mais parce que c’est une histoire dédramatisée, un film dédramatisé. Parce que la vie est belle, et que le germe de l’espoir se niche jusque dans l’horreur ; il y a quelque chose qui résiste à tout, à quelque destruction que ce soit. [...] Et l’on peut, après tout, faire rire sans blesser personne : il existe toute une tradition d’humour juif particulièrement téméraire à cet égard [4]. » Mais sa vision, sa présentation de ce contexte est pour le moins partielle. Malgré les lois anti-juives, être juif en 1938 ou en 1944 en Italie n’est pas un souci pour Guido qui en rit devant son fils : un juif, c’est comme un Wisigoth ou une araignée, c’est quelque chose qu’on a le droit de ne pas aimer et d’exclure. L’oncle de Guido, juif assimilé, est résigné mais conscient. Quand il met en garde Guido, celui-ci lui répond : « Que pourront-ils bien me faire ? Au pire ils me déshabilleront, me peindront tout en jaune, et ils écriront : “Achtung, serveur juif !” N’exagérons pas, n’exagérons pas, mon oncle... [5] » Quand Guido s’étonne : « Je ne savais pas que ce cheval était juif [6] », peut-on comprendre qu’il ne sait pas qu’il est lui-même juif ? Quand on est juif, pour Roberto Benigni, on peut marcher au pas de l’oie, pour rire et faire rire.

5 À propos de son camp de concentration, Roberto Benigni nous dit : « Les horreurs ne sont pas décrites dans leurs détails mais évoquées, suggérées pour en ressentir la douleur au-delà de l’effroyable [7]. » Il nous renvoie à nos propres représentations de cette horreur, mais comment se débrouiller entre rire et au-delà de l’effroyable ? Je ne peux m’empêcher de penser qu’il nous offre la possibilité de croire que, quoi qu’il en soit, ce n’est pas si horrible que ça puisque l’on peut en rire. Ce seraient alors nos représentations qui pourraient être fausses et sources d’effroi. Dans la nuit et le brouillard d’une scène du film, pendant une seconde à peine, Guido, portant son fils endormi dans ses bras, passe à côté d’un monticule : est-ce un tas immense de cadavres ? Est-ce un cauchemar ? Qu’y a-t-il là d’une réalité ?

6 Roberto Benigni joue sur l’évocation de la persécution et de l’horreur tout en mettant en image des invraisemblances grossières : la librairie tenue par Guido, l’enfant dans le camp, le Häftling[8] qu’il est avec des chaussures de ville, la bonne santé des prisonniers, le côté plus bête que méchant des fascistes et des nazis, l’hiver qui devient printemps. J’ai le sentiment que Roberto Benigni s’applique à ne rien montrer de ce qui pourrait radicalement différencier le juif, l’antisémite et le nazi. Pour lui, l’extermination des juifs n’est qu’un exemple d’horreur comme un autre et il s’en justifie : « Et puis oserait-on prétendre qu’il y aurait des horreurs dans le nazisme et lui seul [9] ? » Cependant ne choisit-il pas ce cadre plutôt qu’un autre parce qu’il sait qu’il mobilise, chez le spectateur, des représentations contradictoires ? Je serais tenté de dire que pour Roberto Benigni, comme pour Jean-Paul Sartre, le juif n’existe que parce qu’il y a des antisémites.

7 Le second plan est celui de l’attitude des victimes par rapport au nazisme ou à des situations de répression totalitaire extrêmes. L’enjeu est celui de la possibilité pour les victimes potentielles de survivre pendant la période de l’Occupation et des camps, et plus généralement au milieu du totalitarisme et de ses horreurs. Roberto Benigni donne des événements une vision déformée. Le contraste est permanent entre la réalité de l’époque, ce qu’en montre le film, et l’attitude de Guido : les signes de la guerre, même limités – vitrines protégées avec du ruban adhésif, monuments empaquetés derrière des sacs de sable, affiches sur les murs –, contrastent avec le comportement joyeux de Guido et des siens. La première partie du film raconte une histoire d’amour un peu burlesque dans une époque difficile de l’histoire. Le film aurait pu s’arrêter là, avant ou au moment du départ en déportation. Il se serait alors achevé sur une interrogation. Mais cette longue première partie est surtout la préparation minutieuse de la suite. Il s’agit alors vraiment de démontrer que la vie est belle ou, plutôt, que Guido peut construire à son fils une « vie belle » même dans les lieux connus pour être parmi les plus effrayants qui soient. Guido est un illusionniste qui construit un univers selon son désir. La séduction de Dora semble laissée au hasard de rencontres, mais elle est faite de nombreuses manipulations : faux miracles (la clé, le chapeau), pièges installés pour une récolte future. Volonté et prière se confondent pour exaucer les désirs comme des vœux. Roberto Benigni construit une immense illusion avec des effets de rappel : des jalons matériels sont posés pour être repris dans la dernière partie (le char, le bain, l’édicule...).

8 Il me paraît intéressant de considérer deux scènes qui figurent dans le livre-scénario mais pas dans le film. La première est la mort de Ferruccio : cet ami de Guido devenu un résistant et fusillé à ce titre dans la cour du camp. La seconde est l’utilisation, dans l’usine du camp, d’une fausse enclume ultra-légère construite par Guido avec un parapluie trouvé là. Pourquoi ces scènes ont-elles été supprimées ? Est-ce que le résistant devenait une victime car coupable de son ancrage dans la réalité ? Est-ce que la légèreté de l’enclume signifiait au contraire que l’imagination, elle, pouvait rendre tout supportable ? Les vieux, les enfants, tous semblent résignés et condamnés à mourir. Seul Guido emmène Giosué à travers la tourmente comme dans une autre histoire. Il est prêt à servir le médecin Lessing, les officiers allemands et leurs familles, pour sauver son fils et Dora. Mais sa tentative ne sert à rien car il échoue à résoudre l’énigme posée par le Dr Lessing. « Gras, gras, vilain, vilain, tout jaune en vérité, si tu me demandes où je suis, je te réponds coin, coin, coin ! [...] En marchant, je fais caca, qui suis-je, dis-le-moi un peu [10] ! » Puisque ce n’est pas un canard, je me demande si ce ne serait pas ce juif introuvable à qui il ne pouvait rien arriver de pire que d’être peint en jaune ? Guido quitte la scène, comme il était sorti plus tôt de sa librairie, en mimant le pas de l’oie. Il ne tente rien pour s’échapper, malgré le désordre et la peur. Rien pour mettre à mal le restant d’ordre auquel tiennent les nazis du camp. Dora s’en sort mieux puisqu’on la retrouve se reposant sur l’herbe. Janvier est devenu printemps, la nuit, le brouillard, la neige et le froid sont devenus soleil, chaleur et petites fleurs. Miracle des lendemains qui chantent.

9 Pour Roberto Benigni, la survie, voire la vie, serait possible en ne changeant rien à son comportement habituel. Rester un juif ne voulant rien savoir de ce que cela peut signifier pour soi-même et pour les autres. Fonder une famille et continuer au jour le jour à s’inventer une vie normale. Ne rien faire d’autre pour protéger son fils que l’aimer beaucoup, ne pas même veiller à lui garder des liens avec une grand-mère « ordinairement » italienne. Des analyses radicalement différentes ont été proposées, notamment par Bruno Bettelheim, pour expliquer ce qui a pu permettre à certains de survivre à la déportation, y échapper d’abord, en revenir ensuite : « À de pareilles époques, il faut réévaluer radicalement tout ce qu’on a fait, tout ce en quoi on a cru, pour savoir comment il convient d’agir. Bref, on doit prendre appui sur la nouvelle réalité, un appui solide, qui exclut tout repliement sur un petit monde encore plus fermé [11]. » Primo Levi et Bruno Bettelheim se sont efforcés de montrer combien la survie dans les camps dépendait non pas de la coupure avec la réalité mais, bien au contraire, de sa prise en compte et des ressources apportées par les acquis de la culture. Sans solidarité la survie n’était pas possible. Sans la chance, et parfois sans quelques privilèges non plus. Le renoncement à la réalité quotidienne et à la pensée lucide menait à cet état de Kretiner ou de Muselman, de morts-vivants. J’ai ressenti tout le contraire dans ce film : le cadre n’est là que pour évoquer l’horreur que nous sommes supposés connaître, ce qui peut permettre de l’ignorer, voire de faire du camp un terrain de jeu. Je ne crois pas que ce soit cela lutter contre la folie, toutes les folies et je ne crois pas comme Roberto Benigni que « [...] certaines choses, qui se sont parfois un peu usées d’avoir été trop nommées, comme justement les camps de concentration et l’horreur de l’extermination des juifs, à travers ce paradoxe, à travers ce jeu de l’irréalité, pourraient recommencer à étonner beaucoup, à émerveiller, à recommencer, précisément, à paraître, justement, impossibles [12]. » Le risque pour moi, c’est que ces choses, plutôt qu’impossibles, ne paraissent que secondaires, accessoires, banales et sans conséquences.

10 Le troisième plan est celui de la relation entre Guido et son fils. Guido vient de nulle part, si ce n’est de la campagne pour aller à la ville. La vie s’emballe comme la voiture et d’emblée il passe pour le roi. Tout le scénario, tous les ressorts « comiques » reposent sur sa toute-puissance très infantile : le destin se plie à sa volonté, et il le réécrit quand il le faut dans une espèce de manipulation du temps. Il sait ce qu’il veut : Dora, une librairie. Et il fait ce qu’il faut pour les obtenir. Le hasard n’est là que pour le servir. De temps en temps, rarement, une certaine angoisse perce : au début du voyage en train, devant le Dr Lessing qui ne l’entend pas. C’est-à-dire quand il n’arrive pas à mettre immédiatement entre lui et la réalité un écran efficace, où projeter sa propre vision du monde. Dora, elle, est fascinée par cet enfant merveilleux. La manipulation du temps est à son apogée dans la scène où, sous la pluie, Guido va tenter d’obtenir un baiser de Dora, en jouant comme des enfants à « on dirait que ». Le futur désiré est mis au passé pour qu’il puisse se réaliser au présent. « Ah si, c’est vrai... et je me souviens que je ne me souvenais pas que vous me les aviez donnés... et vous me les avez rendus pour que je m’en souvienne ! C’était justement ici, près de cette colonne [13]. »

11 Roberto Benigni nous propose d’inventer la vie. Cette part permanente d’illusion va prendre une autre dimension à partir de la déportation de Guido et Giosué. Cette fois, le père va inventer toute l’histoire pour son fils. Non plus pour arriver à ses fins amoureuses, non plus pour vivre dans l’instant, mais pour masquer la réalité, au prix d’un gigantesque effort : « [...] il doit bâtir une cathédrale gothique pour convaincre son fils [...] [14]. » Le train, le camp, c’est l’horreur. Peut-être Guido est-il conscient de la réalité, peut-être pas ? En tout cas, il veut en protéger Giosué. L’invention du jeu devient une course en avant pour que la réalité y rentre. Les autres détenus sont des témoins passifs, complices de cette manipulation. Ce qui pour moi est le plus terrible à voir, et que Roberto Benigni montre malgré tout assez bien, c’est que l’enfant sent, apprend, constate des pans entiers de la réalité du camp. Et qu’à chaque fois Guido va lui faire prendre la réalité pour une illusion, et ses illusions, ses leurres, pour la réalité. Longtemps l’enfant n’est pas dupe, mais il est comme pris dans une toile d’araignée, tissée autour de lui pour son bien, toile dont les fils sont faits de jeux de mots et de mensonges : les 20 points de suture de Bartolomeo passent pour des points gagnés au jeu ; le numéro tatoué devient le gage volontaire de l’inscription. Évidemment cela pourrait déraper : Guido est prêt à envoyer son fils à la douche plutôt que de le voir dans l’usine, mais quelque chose, qui n’est peut-être pas seulement son refus de se laver, résiste à ce moment-là chez l’enfant. Giosué est progressivement enfermé dans le silence. Il doit se taire et attendre. Pas le silence plus fort que les cris dont parlait l’oncle face aux gesticulations de Guido, non, le silence lié à l’interdit de dire : si tu te tais, si tu oublies, tu auras un cadeau. L’arrivée du char d’assaut qui vient récompenser les 1 000 points engrangés dans le jeu transforment l’enfant en vainqueur pour toujours. Le monde imaginaire créé par son père est devenu vrai. Il se retrouve rapidement transporté au paradis sur terre, retrouve sa mère aimante, et la vie est belle. Disparus la souffrance, le froid, la faim, la mort, l’oncle, le père et les autres. Le sens de cette histoire paraît alors simple : si l’enfant a survécu, c’est parce qu’il a su ne rien croire de cette horrible réalité et jouer pour de vrai. Au point que c’est lui qui, aujourd’hui, raconte cette histoire. C’est là que le film, d’insupportable, devient pour moi effrayant.

figure im1

12 Ce que je perçois, c’est que Roberto Benigni met en scène pour l’enfant un déni de la réalité. L’enfant est empêché de vivre la réalité : ses sentiments, ses sensations, son savoir sont déniés et remplacés par des injonctions du père. Catherine Kolko [15] montre ce que va produire un tel déni. Il rend absent à la mémoire. Il y a bien encore la possibilité de raconter l’histoire, mais comme si on n’y était pas. Et c’est bien ce qui attend Giosué : il a été déporté, il a été en camp de concentration, il a su, il a vu, il a subi, et pourtant tout cela est nié, dénié par l’histoire à laquelle il doit croire : celle du grand jeu. Guido est un père, mais qui se comporte en Grande Mère que son fils suit comme le caneton la cane. Il le couve de son amour, et, loin de le conduire à la connaissance, loin de nommer, il dé-nomme les choses de la réalité. Loin de le conduire vers l’âge adulte, il le ramène à la Mère, au paradis du narcissisme. Loin de l’inscrire dans une généalogie juive ou autre, il l’a séparé de ses grands-parents, l’a séparé de toute histoire, comme lui-même, et disparaît comme il est apparu. Quand Guido sort de scène, il sait que Giosué est prêt à reprendre son rôle.

13 Face à l’inhumain auquel l’enfant est exposé, ce que Roberto Benigni offre au spectateur, c’est l’illusion que la réalité peut être niée et que le bonheur peut être protégé par la mise en place, la création d’un monde imaginaire. C’est l’abolition du temps historique. C’est pouvoir croire que le narcissisme est roi et que l’imaginaire est la vie. Je ne crois pas qu’il s’agisse là du refoulement de l’horreur, mais de son déni, car ce qui est à l’œuvre, c’est la dissociation du vécu et de sa perception. Je me suis retrouvé, en tant que spectateur, pris à témoin de cette mascarade de la réalité. Témoin qui pourrait se contenter de se l’entendre dire. Et ceux qui voudraient encore faire entendre une autre voix, celle que portait Primo Levi, celle de Zoran Music, des voix qui chercheraient à témoigner de leur vécu et pour ceux qui ont disparu sans laisser de trace, ceux-là n’auraient plus qu’à se retirer dans le silence et l’oubli. Leur culpabilité fatigue. On est dispensé de se souvenir. La conscience est de trop, mieux vaut le plaisir du jeu et la légèreté de l’imaginaire. Si Roberto Benigni crée du déni, crée de l’insu et nous demande de n’en rien vouloir savoir, s’il nous demande d’être témoin non d’une histoire dont on aurait la charge de se souvenir, mais d’être témoin et en quelque sorte complice de son escamotage, alors, au lieu d’en protéger, il crée de l’inhumain.

14 Malgré ses références au burlesque, ce film illustre, à mon avis, toute l’actuelle modernité d’un monde virtuel, la séduction de l’éternel présent. Sur cette question de la modernité, j’ai trouvé dans le livre de Jean Clair, La barbarie ordinaire, Music à Dachau[16], des échos très parlants. Il y est fait référence au développement soft, dans notre société, de cette époque totalitaire et nazie : le développement des signes et des euphémismes, les Rmistes et SDF noyés dans la masse et presque invisibles, comme les Kretiner ou les Muselman. L’image de la machine que l’on dégraisse a remplacé les individus mis au chômage. Le rêve de Heinrich Himmler d’« une page de gloire de notre histoire qui n’a jamais été écrite et qui ne le sera jamais... [17] » se réalise et se généralise dans une société où effacer la mémoire est devenu un idéal tacite. « Le lien avec le passé – la culture – doit se rompre pour permettre à tous, dans l’égalitarisme démocratique de la table rase, d’être enfin libérés du poids insupportable du passé. Effacer la mémoire de notre histoire avait été la mission du nazisme. Effacer d’abord la mémoire du judaïsme et de la culpabilité qu’entretient la mémoire du Mal. Mais aussi effacer la mémoire du monde judéo-chrétien, sa pitié, sa compassion, sa culpabilité, et d’un monde redevenu païen, innocent et fort, faire la demeure du Surhomme, la bête athlétique et souriante, sans défaut ni souvenir [18]. » Cronos triomphera-t-il de Mnémosyne ?

15 C’est dans la déconstruction de ce film structuré comme des « poupées russes » que j’ai pu trouver d’où venait mon sentiment de malaise, de mal-être. Si je considère qu’il participe activement à renvoyer dans l’oubli la période du totalitarisme nazi et à occulter ses spécificités, ce film est tout simplement dans l’air du temps, ce qui peut sans doute expliquer, consciemment ou non, son succès. Le narcissisme primaire dans lequel Roberto Benigni noie Giosué et tente d’entraîner le spectateur me renvoie à un livre de Béla Grunberger [19] : Roberto Benigni illustre à sa façon l’antisémitisme dont il parle. Ne cherche-t-il pas à nous montrer, tout simplement, que la condition de la vie pour un juif, pour un être humain, ce n’est pas la culpabilité, ce n’est pas la conscience du Mal, ni même la conscience tout court, mais la régression ou le maintien dans un narcissisme qui rapproche considérablement de la Grande Mère, tout l’effort à faire étant de n’en voir que le bon côté. Un Roberto Benigni qui, au travers de ce jeu de l’irréalité, s’avoue quand même émerveillé par ces horreurs. Déni et émerveillement qui malgré tout ne protègent pas de la mort car la folie n’est pas loin quand l’histoire finit sur la voix de Giosué : « Mille points ! À en crever de rire. (...) Nous avons gagné [20]. »

16 La clé de voûte de ce film semble être constituée par le désir de protéger un enfant d’horreurs insupportables, mais ce qu’elle fait tenir est un édifice bâti sur un déni de la réalité qui conduit l’enfant à être absent à sa propre histoire et le spectateur à oublier son histoire collective, pour conforter les uns et les autres à vivre dans l’instant de l’imaginaire.


Mots-clés éditeurs : Juif, Totalitarisme, Survie, Déni, Nazisme

Date de mise en ligne : 22/07/2012

https://doi.org/10.3917/cjung.104.0103

Notes

  • [*]
    Cet article a d’abord fait l’objet d’une présentation et d’une discussion dans le cadre du séminaire de Christian Gaillard, Analyse et création, à l’Institut C.G. Jung de Paris.
  • [1]
    Cité par J. Clair dans La barbarie ordinaire, Music à Dachau, Paris, Gallimard, 2001, p. 90.
  • [2]
    B. Bettelheim, Survivre, trad. Théo Carlier, Paris, Robert Laffont, « Pluriel », 1981.
  • [3]
    R. Benigni et V. Cerami, La Vie est belle, trad. Philippe Di Meo, Paris, Gallimard, « Folio », 1998, p. 8.
  • [4]
    Ibid, p. 8-9.
  • [5]
    Ibid., p. 117.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Ibid., p. 14.
  • [8]
    Prisonnier.
  • [9]
    R. Benigni et V. Cerami, op. cit., p. 9.
  • [10]
    Ibid., p. 229.
  • [11]
    B. Bettelheim, op. cit., p. 320.
  • [12]
    R. Benigni et V. Cerami, op. cit., p. 14.
  • [13]
    Ibid., p. 100.
  • [14]
    Ibid., p. 13.
  • [15]
    C. Kolko, Les absents de la mémoire, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 2000.
  • [16]
    Op. cit.
  • [17]
    Ibid., p. 83.
  • [18]
    Ibid., p. 112.
  • [19]
    B. Grunberger, P. Dessuant, Narcissisme, christianisme, antisémitisme, Arles, Acte Sud, 1997.
  • [20]
    R. Benigni et V. Cerami, op. cit., p. 251.

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