Couverture de CJUNG_102

Article de revue

Revue des revues

Pages 79 à 86

Notes

  • [1]
    A. Carotenuto e C. Trombetta, Diario di una segreta simetria, Sabina Spielrein tra Jung e Freud, Roma, Astrolabio, 1980. Traduit en français par M. Armand, M.B. de Launay et P. Rusch, Sabina Spielrein, entre Freud et Jung, édition française M. Guibal et J. Nobécourt, Paris, Aubier-Montaigne, 1981.
  • [2]
    Tagebuch einer heimlichen Symmetrie, Sabina Spielrein zwischen Jung und Freud, Freiburg i. Br., Kore, 1986.
  • [3]
    S. Spielrein, Quelques analogies entre la pensée de l’enfant, celle de l’aphasique et la pensée subconsciente, Genève, Archives de psychologie, 1923, n18.
  • [4]
    M. Cifali, « Une femme dans la psychanalyse, Sabina Spielrein : un autre portrait », in Le bloc-notes de la psychanalyse, 1988, n9.
  • [5]
    F. Vidal, « Sabina Spielrein, Jean Piaget – chacun pour soi », Paris, Dunod, 1995, publié d’abord in L’Évolution psychiatrique, tome 60, n1, .

Journal of Analytical Psychology, vol. 46, no 1, January 2001.

1 Les recherches sur l’histoire de la psychanalyse et les découvertes qu’elles ne manquent pas de provoquer nous apportent un grand bonheur quand leurs résultats sont publiés avec autant d’intelligence, celle de l’esprit et celle du cœur, celle dont témoigne la rédaction du Journal en publiant ce numéro entièrement consacré à Sabina Spielrein.

2 Michel Guibal, en introduction à Sabina Spielrein, entre Freud et Jung[1], la décrivait comme « traquée, sa vie durant, par le fantasme de l’effacement » et il ajoutait : « Sabina Spielrein est effacée dans les mémoires. » Tout effacement est irréparable certes, mais, aujourd’hui, il s’agit de ne plus en être les complices, et c’est pourquoi nous avons voulu consacrer l’ensemble des pages de notre Revue des revues à la mémoire de Sabina Spielrein et de son œuvre.

3 On se souvient de la découverte, en 1977, dans les caves du siège de l’Institut de Psychologie à Genève, du journal qu’elle avait tenu entre 1909 à 1912 et des lettres échangées avec Jung. Cette découverte donna lieu à la publication, par Aldo Carotenuto et Carlo Trombetta, de l’ouvrage déjà cité, lequel fait date dans les publications récentes de l’histoire de la psychanalyse. Depuis, Nicolle Kress-Rosen en France, Mireille Cifali et Bernard Minder en Suisse, Angela Graf-Nold et Fernando Vidal en Allemagne, John Kerr aux États-Unis, et d’autres encore, se sont penchés sur sa vie et son œuvre, sur la place qu’elle a occupée au cœur des origines de la psychanalyse.

4 Il est frappant de constater que, à part le travail d’Aldo Carotenuto, auquel s’ajoute maintenant celui de nos collègues anglais, les jungiens n’ont pris quasiment aucune place dans l’élaboration des recherches sur Sabina Spielrein. Souhaitons que la publication de ce numéro du Journal répare cette absence... et ouvre sur la publication de nouvelles réflexions jungiennes.

5 C’est Bernard Minder, médecin psychiatre suisse et passionné d’histoire de la psychanalyse, qui, en publiant les fiches cliniques de Sabina Spielrein, hospitalisée au Burghölzli, a mis la rédaction du Journal en mouvement, à la recherche des ayants-droit et des copyrights de ces documents. Comme le raconte Coline Covington dans l’éditorial, ce fut un vrai travail de détective, qui l’entraîna jusqu’à Rostov-sur-le-Don, où se tenait, en mai 1997, la seconde Conférence à la mémoire de Sabina Spielrein. C’est là qu’elle rencontra Menicha Shpilrain, nièce de Sabina qui était désormais favorable à la publication des documents médicaux. Des problèmes de santé l’obligèrent à confier la gestion de ces questions à son jeune cousin, Evald Shpilrain, alors que le Journal ainsi que des membres de la Society of Analytical Psychology récoltaient des fonds pour participer aux soins que la santé de Menicha nécessitait.

6 La famille Shpilrain ayant accordé son autorisation en 1999, il devenait possible que la famille Jung la donne à son tour.

7 Nous savions que des lettres de Jung à Sabina, trouvées à Genève, avaient été publiées uniquement dans la version allemande d’Une secrète symétrie[2], et nous nous réjouissons de les voir ici traduites en anglais et donc accessibles au plus grand nombre de lecteurs. De plus, ce numéro offre la traduction de plusieurs articles inédits de Sabina Spielrein. On découvrira également qu’elle a même écrit et publié [3] dans notre langue un article jamais réédité, depuis 1923 !

8 Plusieurs articles de ce numéro ont déjà été publiés ailleurs et dans d’autres langues, mais leur réunion ici permet d’avoir en main un dossier assez complet et représentatif des travaux récents, mais aussi classiques, sur Sabina Spielrein. Nous nous efforcerons maintenant de les recenser en détail.

9 L’article de Bernard Minder, publié en 1994 dans Luzifer-Amor, Zeitschrift zur Geschichte des Psychoanalyse, s’intitule « Sabina Spielrein, Jung’s patient at the Burghölzli » (Sabina Spielrein, patiente de Jung au Burghölzli). Bernard Minder retrace les grandes lignes des idées de Jung sur l’hystérie, à partir de ses premières œuvres, il explicite les concepts théoriques qui fondent la pensée de son directeur, Bleuler, et qui sont mis en pratique au sein de l’hôpital.

10 On y reconnaît la référence aux différents courants de la psychiatrie de l’époque : Auguste Forel, prédécesseur de Eugen Bleuler, avait introduit l’hypnose, attaché en cela aux travaux de l’école française de Nancy et de la Salpêtrière (Janet). Bernard Minder commente les fiches rédigées par Jung à l’admission de Sabina Spielrein et tout au long de son hospitalisation. Mais ce sont les informations sur l’organisation de l’institution hospitalière qui paraissent le plus instructives : à savoir, quel est le cadre thérapeutique dans lequel Sabina fut internée ? Bernard Minder, qui a eu accès aux archives de l’hôpital, explique le rapport entre le nombre de patients internés, et celui des médecins et des infirmières, qui, rappelons-le, n’avaient reçu aucune formation spécialisée ; il nous permet de comprendre le surmenage dont Jung fait fréquemment état, en particulier dans sa correspondance avec Freud.

11 Bernard Minder montre, enfin, combien le traitement par Jung de sa patiente, « selon la méthode de Freud », était certainement une première, et dans l’hôpital, et pour Jung, en tant que praticien. On se souvient qu’en moins de six mois la patiente est guérie et entame des études de médecine.

12 Un autre article de Bernard Minder, inédit celui-là, doit retenir toute notre attention, car il met en lumière un fait totalement inconnu de la relation entre Freud et Jung. Nous sommes, en effet, habitués à dater le début de la relation entre les deux hommes à partir de la première lettre que Jung adressa à Freud le 11 octobre 1906, et qui ouvre la publication de leur correspondance. Bernard Minder nous révèle qu’une lettre récemment découverte, et datée du 25 septembre 1905 fut envoyée à Freud par Jung.

13 Jung y décrit le cas de sa patiente, Sabina Spielrein, il remet la lettre à Mme Spielrein, la mère, qui aurait dû la porter elle-même à Freud, en accompagnant sa fille, qui allait le consulter. Les choses ne se firent pas ainsi, et Freud ne reçut jamais cette lettre dont le double a été retrouvé dans les archives de l’hôpital.

14 Dans cette lettre, qui est en fait intitulée « rapport », tout en expliquant largement le cas de Sabina Spielrein, Jung signale à Freud : « Pendant son traitement, la patiente a eu la malchance de tomber amoureuse de moi. Elle s’emporta contre cet amour devant sa mère, de manière ostentatoire. La jouissance perverse provoquée en elle par l’effarement de sa mère semble jouer un rôle non négligeable... » Bernard Minder analyse en détail le contenu et la forme de cette lettre, il cherche à comprendre pourquoi, adressée à Freud, Sabina Spielrein est restée à Zurich, et pourquoi Jung avait envoyé sa patiente à Freud, alors qu’elle étudiait à Zurich : était-ce le désir de la mère, était-ce le désir de Jung de se faire connaître de Freud, dont il avait utilisé la méthode avec succès ? Était-ce une tentative pour dénouer ce rapport de transfert qui risquait d’entacher sa réputation ? Bernard Minder souligne que Jung n’était pas tout à fait novice en matière de transfert amoureux des patientes à son endroit, et qu’il avait déjà évoqué le problème dans les Études psychiatriques.

15 Si la relation entre les deux hommes n’a pas pu s’établir par l’intermédiaire de la patiente, quelques mois plus tard, Jung envoya les Études sur les associations de mots à Freud, qui fut le point de départ de leur correspondance.

16 L’article d’Angela Graf-Nold s’intitule « The Zurich school of psychiatry in theory and practice. Sabina Spielrein’s treatment at the Burghölzli clinic in Zürich » (L’école de psychiatrie de Zurich, théorie et pratique. Le traitement de Sabina Spielrein à l’hôpital du Burghölzli à Zurich). Il est de toute première importance, car il donne des informations très précises sur le terrain théorique et clinique dans lequel Jung a conduit ses recherches et pris en charge ses premiers patients.

17 La lecture des fiches cliniques de Sabina Spielrein nous a permis de constater (Bernard Minder, Angela Graf-Nold) que les méthodes de l’hôpital étaient étonnamment humaines, tolérantes et soutenantes pour le patient, compte tenu des habitudes et des croyances de l’époque en ce qui concerne la folie. À aucun moment une quelconque violence n’est exercée à l’endroit de la patiente, malgré l’intensité ou la bizarrerie de ses « crises » ; dans l’entretien d’admission, alors qu’elle est très agitée, c’est encore elle que Jung interroge et écoute, et non son oncle qui l’accompagne. Tout au plus garde-t-elle la chambre quand elle est trop agitée, ou encore, ponctuellement médiquée quand elle traverse un passage difficile.

18 Il ne s’agit aucunement d’un traitement de faveur, mais bien des usages en cours dans cet hôpital, dirigé par Eugen Bleuler, successeur d’Auguste Forel. Avant lui, l’hôpital avait acquis sa renommée grâce à la recherche sur le cerveau. À son arrivée, Auguste Forel entendait régir l’organisation de l’hôpital de manière extrêmement précise, afin que les médecins lui consacrent la totalité de leur activité professionnelle : plus de consultations privées, les médecins résident sur place et le personnel infirmier dort dans les chambres des patients, sur des lits de camp.

19 Cependant, Auguste Forel délaisse progressivement le laboratoire au profit de l’activité de clinicien : il introduit l’hypnose dans la pratique quotidienne et s’intéresse aux conditions de vie des patients dans la réalité sociale de leur temps. L’École de Nancy avec Hippolyte Bernheim, dont Freud a traduit le principal ouvrage en allemand, apportera l’appareil théorique qui inspirera de nouvelles recherches à Eugen Bleuler, successeur d’Auguste Forel, en particulier autour de l’usage de l’hypnose en psychiatrie. C’est aussi Auguste Forel qui fut le père d’une discipline de stricte abstinence, dont l’effet aurait été de développer, chez lui, une stimulante créativité. Reprise par Eugen Bleuler, Jung, à son tour, observera l’abstinence stricte, pour un temps seulement.

20 C’est pourtant Eugen Bleuler qui va asseoir la réputation internationale de l’hôpital, à travers l’accueil qu’il offre aux idées de Freud et grâce à l’orientation psychodynamique des soins donnés aux patients. La vie à l’hôpital continue d’être celle d’une « communauté active » qui est aussi une « communauté thérapeutique », presque au sens où on l’entendrait aujourd’hui, et dans laquelle il identifie les « instruments les plus importants pour traiter la psyché » comme étant : « La patience, le calme, une bienveillance envers les patients, qui doit être absolument inépuisable. »

21 Ce mode de fonctionnement permet également de comprendre comment, dans cette communauté ouverte, Sabina Spielrein a pu passer aussi simplement de son statut de malade internée à celui de collaboratrice, assistante de recherche, en participant aux staffs, comme on dirait aujourd’hui, une sorte de thérapie occupationnelle, comme la qualifiera Axel Hoffer dans son article.

22 Angela Graf-Nold nous révèle un détail, jusqu’alors inconnu, de la biographie de Jung, à savoir qu’en octobre 1901 il signa une pétition, avec un de ses collègues, pour la création d’un poste de troisième assistant. Cette demande était précisément justifiée par le fait que, l’hôpital n’utilisant aucune mesure coercitive vis-à-vis des patients, le temps et l’attention des médecins étaient évidemment intensément investis dans leur travail auprès d’eux. Eugen Bleuler soutint cette démarche, mais l’administration cantonale y opposa son refus.

23 Le cosignataire donna immédiatement sa démission en février 1902 ; Jung, quant à lui, finissait sa thèse, il devint alors premier assistant, puis se fiança, en mai, avec Emma et donna sa démission de l’hôpital le 22 juillet, il le quitta en octobre. Il partit alors à Paris travailler à la Salpétrière. De retour à Zurich, il se maria en février 1903 et fut réembauché en mai pour remplacer un médecin appelé en période militaire. Il remplaça ensuite le premier assistant, tombé malade, mais envisagea tout de même de se faire embaucher comme premier assistant à l’hôpital de Bâle. Cela ne se fit pas, et la nièce de Helly Preiswerk subodore que la raison réside dans le fait que le sujet de sa thèse de médecine avait provoqué l’indignation du clergé bâlois. En octobre 1904, Jung fut définitivement nommé premier assistant au Burghölzli et emménagea avec Emma dans l’appartement de fonction.

24 Une autre information, tout aussi inédite, que nous offre l’article d’Angela Graf-Nold, est la description du milieu russe de Zurich. L’abolition du servage en 1861 avait provoqué une ruée sur les études de la part des jeunes gens et jeunes filles russes. Cependant, une loi de 1863 excluait les femmes de l’Université russe et il leur fallait s’exiler pour recevoir l’enseignement qu’elles désiraient. La fille d’un serf, Nadescha Suslowa, avait brillamment réussi ses études à l’Université de Zurich, où elle avait même été la première femme étudiante. Amie d’Auguste Forel, elle obtint son doctorat en 1867. Sitôt la nouvelle connue en Russie, un courant ininterrompu de jeunes filles venant étudier à Zurich se mit en marche, à tel point qu’on pu parler d’une « colonie russe ».

25 On lira avec intérêt les commentaires d’Angela Graf-Nold sur le diagnostic et le traitement que Jung prodigua à Sabina Spielrein. Bernard Minder faisait remarquer que Jung n’avait pas été sensible à la thématique incestueuse entre le père et sa fille dans le matériel, pourtant très explicite, apporté par Sabina. À son tour, Angela Graf-Nold souligne que « son analyse de l’acte (être battue par son père sur le derrière) laisse l’impression que Jung n’a pas été attentif au drame en tant que tel, mais portait plutôt son attention sur la patiente lustful (remplie de désir). Il s’agirait alors chez Jung d’une attention portée plus sur l’aspect infantile de la théorie de la sexualité de Freud, plutôt qu’à la notion plus tardive de séduction ». Plus loin, l’auteur développe également sa critique vis-à-vis d’un Jung qui percevrait seulement le masochisme de sa patiente, sans considérer le sadisme du père.

26 Une autre chose tout à fait intéressante apparaît dans cet article : ce sont les tractations, par correspondance interposée, entre Eugen Bleuler et Monsieur Spielrein, pour essayer de lui faire comprendre, à la fois que sa fille va mieux, et que cependant il serait préférable qu’il ne vienne pas la voir, pour ne pas rouvrir les blessures, et qu’une visite de sa femme ferait peut-être du bien à la jeune fille. Il est impressionnant de voir comment le directeur d’un hôpital, comptant plus de 400 patients internés, est en mesure, non seulement de connaître, mais aussi de s’impliquer personnellement, dans tous les aspects de la vie d’une des patientes, en écrivant très régulièrement à sa famille.

27 Sans doute les lecteurs français sont-ils nombreux à connaître l’article de Mireille Cifali, historienne suisse de la psychanalyse, qui était paru en son temps dans Le bloc-notes de la psychanalyse, et qui s’intitulait « Une femme dans la psychanalyse, Sabina Spielrein, un autre portrait » [4]. Sa traduction dans le Journal nous permet de retrouver l’analyse fine d’un parcours de femme et de psychanalyste quand Sabina Spielrein, à 36 ans, ouvre un cabinet à Genève. Zurich est loin, elle est allée à Vienne, a pris part aux travaux de la Société de psychanalyse, puis est partie pour Berlin, où elle s’est mariée, et a mis son premier enfant au monde, Renata.

28 Genève, elle l’ignore, est la dernière étape de son exil européen avant son retour en Russie en 1923. Mireille Cifali fait remarquer que lorsqu’on cite les premières femmes psychanalystes, Sabina Spielrein fait rarement partie du nombre. Comme si sa jeunesse, elle a seulement dix ans de plus qu’Anna Freud, nous avait empêché de voir qu’elle parlait à Freud d’égal à égal et qu’elle se risqua très tôt à publier ses propres travaux.

29 On lira avec intérêt les lettres de Jung, enfin publiées, dans lesquelles il reconnaît à Sabina la primauté de certaines de ses idées, en particulier sa conception de la mort : « Ce sont de secrètes pénétrations de pensées... peut-être je vous ai aussi fait des emprunts ; j’ai certainement absorbé sans le vouloir une part de votre âme, comme sans doute vous avez absorbé une part de la mienne... »

30 Le féminin et la créativité apparaisse comme indissolublement liés dans la pensée de Sabina Spielrein. Dans son article jusqu’à présent inédit, « La belle-mère », et publié ici en annexe du Journal, elle tente de comprendre, de cerner ce qu’est une femme, alors qu’elle se sent elle-même si pleine de talents, de désirs et que la réalisation de chacun exige d’elle de sacrifier les autres...

31 À Genève où elle a décidé de s’installer comme psychanalyste, elle reçoit parmi ses patients Jean Piaget, vraisemblablement Pierre Bovet, Édouard Claparède et Charles Odier. Elle remet sur pied la Société psychanalytique de Genève ; Henry Flournoy, Charles Beaudoin lui manifestent leur amitié et l’intérêt qu’ils portent à ses idées. Avec Jean Piaget, elle s’intéresse à l’enfant, et de retour en Russie elle ouvrira un dispensaire psychanalytique pour enfants.

32 Mireille Cifali nous incite à lire dans les pages du journal intime, plus que dans les articles de Sabina Spielrein, ce qui ressort de cette personnalité de pionnière : « Avec toutes ces questions qui surgissent au sujet de son douloureux transfert sur Jung, sur l’amour, la création, la sublimation, la place de l’inconscient et de la technique : les mots qui cherchent à poursuivre l’analyse qui était pour elle, si intimement liée aux concepts théoriques : sa propre analyse et son analyse de sa relation avec Jung, en même temps qu’une analyse de Jung... »

33 Réciprocité et échanges, Zurich et Vienne, tels pourraient être les couples qui organisent l’article de Fernando Vidal [5], intitulé « Sabina Spielrein, Jean Piaget-chacun pour soi ». Fernando Vidal éclaire très précisément cette partie genevoise de la vie de Sabina Spielrein, qui est plus méconnue que tout le reste.

34 Pourtant, on peut voir que dans sa collaboration avec Jean Piaget Sabina affirma sa pensée psychanalytique de manière décisive. Elle arrive à Genève en 1920, date à laquelle Jean Piaget devient membre de la Société Suisse de Psychanalyse. À peu près en même temps qu’elle est son analyste, elle suit ses cours sur l’autisme, et la pensée autistique. Ils travaillent ensemble sur la notion d’accès à la pensée symbolique et Sabina Spielrein, comme l’ont fait tous les pionniers, utilise l’observation de sa fille Renata pour avancer ses hypothèses dans ces domaines. On retrouve dans leurs travaux le même thème que développe Jung quand il écrit « les deux formes de la pensée » pour introduire l’ouvrage qui deviendra Métamorphoses et Symboles de la libido.

35 Le phénoménologue Jean Piaget et la psychanalyste Sabina Spielrein ont des échanges très riches : leurs travaux sur la naissance de la pensée portent la trace de leurs parcours respectifs ; pour Jean Piaget, sa proximité avec l’« École de Zurich » et son intérêt pour la vie symbolique in progress, et pour Sabina Spielrein, l’attention qu’elle porte, dès 1912, à l’enfant, dans une perspective psychanalytique. Quand elle arrive à Genève, ses travaux sur l’enfant sont déjà avancés, et elle peut s’engager, encore une fois d’égal à égal, dans le débat d’idées avec Jean Piaget. En 1923, Sabina quitte Genève pour la Russie, où elle meurt en juillet 1942, avec ses deux filles, après son arrestation par les nazis.

36 Pour conclure cette longue recension, il nous a semblé important d’ouvrir le débat, non plus sur les éléments historiques de la vie et de l’œuvre de Sabina Spielrein, mais plutôt sur les réflexions du psychanalyste à propos de ces mêmes éléments. Dans cette livraison du Journal, deux psychanalystes s’engagent dans cette voie : Coline Covington et Alex Hoffer.

37 Alex Hoffer est membre de l’Institut de psychanalyse de Nouvelle-Angleterre et professeur de psychiatrie à la Harvard Medical School. Dans son article « Jung’s analysis of Sabina Spielrein and his use of Freud’s free association method » (L’analyse de Sabina Spielrein par Jung et son usage de la méthode freudienne de la libre association), il examine, à travers une lecture très méticuleuse des fiches cliniques établies par Jung au cours de l’hospitalisation de sa patiente, le travail de mise à jour et d’élaboration des fantasmes masochistes de Sabina, à l’endroit de son père, mais également de son analyste.

38 Alex Hoffer montre comment l’usage de la méthode des expériences d’associations se conjugue, dans la conduite des séances, avec celle de l’association libre. Bien qu’elle soit hospitalisée, les symptômes de la patiente et la manière de l’analyste de les traiter ressemblent beaucoup aux cas décrits par Breuer et Freud dans les « Études sur l’hystérie ». Alex Hoffer précise qu’à son avis, si Sabina Spielrein était « aujourd’hui admise dans un hôpital américain, on porterait sur elle un diagnostic de jeune femme perturbée par une problématique de l’adolescence, non psychotique, mais probablement souffrant de désordre de la personnalité de type borderline ».

39 Coline Covington, analyste jungienne londonienne et membre du comité de rédaction du Journal, dans son article « Comments on the Burghölzli hospital records of Sabina Spielrein » (Commentaires sur les fiches de l’hôpital du Burghölzli concernant Sabina Spielrein), reprend les notations faites par Jung pour discuter la conception de l’hystérie qui est la sienne et elle explicite et développe les effets de l’analyse sur l’évolution de la patiente.

40 Pour Coline Covington, aujourd’hui, Sabina Spielrein pourrait bien être considérée comme psychotique. Elle regrette que nous n’ayons pas plus d’indications sur la manière dont les choses se passaient réellement entre Jung et Sabina. Elle insiste comme d’autres auteurs, pour préciser qu’il est improbable que Jung n’ait pas été conscient du type de transfert érotique que sa patiente développait à son endroit ; ce dont, par contre, il n’avait sans doute pas pris la mesure était l’intensité de son propre contre-transfert.

41 Les racines de ce transfert érotique résident dans les relations extrêmement négatives qui s’étaient établies avec ses deux parents, tissés de haine, de mépris, où se mêlaient violence et excitation... On apprend que, dans sa violence, le père de Sabina lui était attaché de manière maladive : quand sa fille lui suggère qu’ils vivraient mieux loin l’un de l’autre, il menace de se suicider. Coline Covington souligne cette relation problématique entre le père et sa fille ayant son origine dans un complexe maternel non élaboré : le père et la fille étant chacun à la recherche d’un maternel vivant et sécurisant. « Pour se faire aimer, Sabina Spielrein se conforme aux attentes qu’elle imagine que ses parents ont à son égard – les punitions et les humiliations, particulièrement du côté du père, deviennent alors associés à de l’excitation sexuelle. »

42 Coline Covington nous montre combien « Sabina avait besoin de se trouver une mère qui lui aurait fait sentir qu’elle était désirée par un père aimant ». Et si Jung considère que dans l’hystérie « un complexe est toujours à l’œuvre », il n’empêche que sa thérapeutique, comme l’a reconnu par la suite Sabina, est bien de l’ordre « d’une compréhension intuitive » du patient : une compréhension maternelle ?

43 Dans Association, rêves et symptômes hystériques, en 1906, Jung écrit : « Un traitement adapté de l’hystérie doit donc renforcer ce qui reste du moi sain, et cela se réalise mieux en introduisant de nouveaux complexes qui vont libérer le moi de la domination des complexes liés à la maladie. » C’est dans cette perspective que la relation thérapeutique va mettre le patient en situation de vivre un autre type de relation, dont l’objet peut être internalisé, par identification. À condition que le thérapeute garde la conscience et le contrôle du type de transfert qu’il provoque par là même. Selon Coline Covington, « Jung s’empêtra dans les projections érotiques de Sabina à son égard, en tant que mère – et il devint une mère pour elle – car lui-même était à la recherche d’une mère ».

44 En décembre 1908, Jung ne lui écrivait-il pas : « Je cherche une personne qui comprenne comment on peut aimer sans punir l’autre, sans le tenir emprisonné, sans le sucer jusqu’à la moelle... Maintenant donnez-moi quelque chose en retour de l’amour, de la patience désintéressée dont j’ai été capable quand vous étiez malade. C’est moi maintenant qui suis malade. »

45 Le complexe paternel de Jung va bien évidemment trouver un écho dans le transfert qui s’active avec Sabina : ce qui permet à Coline Covington de tirer la conclusion : « Aussi bien pour Jung que pour Sabina, leurs transferts érotiques respectifs ont servi à masquer leur dépression ainsi qu’à leur éviter de prendre conscience de leur propre besoin d’une mère. » L’auteur poursuit cette hypothèse en insistant sur la puissance de l’effondrement qui a suivi leur séparation, elle le qualifie d’effondrement psychotique. On a souvent lié « la plongée dans l’inconscient » que fit Jung, à partir de 1913, à sa rupture avec Freud, mais nous sommes ici invités à y ajouter le poids douloureux du départ de Sabina Spielrein.

46 On sait que Toni Wolff viendra tout aussitôt occuper cette place laissée vide. Coline Covington insiste dans son article pour interroger ce fait, une femme suit l’autre, au regard de l’abandon progressif, dans l’analyse de Sabina, d’une théorie de la répétition au profit de la notion de complexe, puis d’archétype. Pour elle, le déni de la répétition qui saisit Jung est repris dans l’approche théorique qu’il développe, confirmant cet aspect de déni de soi – dans son travail avec Sabina, l’idée de compulsion de répétition et de répétition du passé. À la place, selon Coline Covington, il postula l’idée de complexe et ses aspects hérités, à savoir, archétypiques.

47 Sabina a été soignée, mais elle n’est pas guérie : Jung lui propose de « sublimer les restes de leur relation transférentielle ». Coline Covington constate : « Ce que probablement ni Jung ni Sabina n’ont été capables de comprendre ni d’élaborer, est la culpabilité inconsciente qu’ils ont laissée derrière leur “douloureux amour”, ni comment il allait les hanter de différentes manières tout au long de leurs vies. » Nous ajouterions volontiers que cette culpabilité inconsciente issue d’un lien transférentiel inanalysé pourrait continuer à hanter nos histoires d’aujourd’hui, si nous ne nous penchons pas assidûment sur l’histoire d’hier...

48 Brigitte Allain-Dupré

Notes

  • [1]
    A. Carotenuto e C. Trombetta, Diario di una segreta simetria, Sabina Spielrein tra Jung e Freud, Roma, Astrolabio, 1980. Traduit en français par M. Armand, M.B. de Launay et P. Rusch, Sabina Spielrein, entre Freud et Jung, édition française M. Guibal et J. Nobécourt, Paris, Aubier-Montaigne, 1981.
  • [2]
    Tagebuch einer heimlichen Symmetrie, Sabina Spielrein zwischen Jung und Freud, Freiburg i. Br., Kore, 1986.
  • [3]
    S. Spielrein, Quelques analogies entre la pensée de l’enfant, celle de l’aphasique et la pensée subconsciente, Genève, Archives de psychologie, 1923, n18.
  • [4]
    M. Cifali, « Une femme dans la psychanalyse, Sabina Spielrein : un autre portrait », in Le bloc-notes de la psychanalyse, 1988, n9.
  • [5]
    F. Vidal, « Sabina Spielrein, Jean Piaget – chacun pour soi », Paris, Dunod, 1995, publié d’abord in L’Évolution psychiatrique, tome 60, n1, .
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