1 La création et l’entrée en fonction récente du Parquet européen marquent une étape sans précédent pour l’espace judiciaire européen. Depuis deux ans, ce nouvel organe s’impose progressivement comme figure centrale et incontournable dans l’action pénale européenne. Fonctionnant sur un modèle original à la fois intégré et collaboratif, le Parquet européen constitue une véritable révolution dans l’évolution de l’intégration européenne.
2 L’ouvrage collectif La création du Parquet européen. Simple évolution ou révolution au sein de l’espace judiciaire européen ?, sous la coordination de Constance Chevallier-Govers et Anne Weyembergh, est issu d’un colloque tenu à la Faculté de Grenoble en novembre 2019 dans le cadre de la Chaire Jean Monnet « Chaire en études interdisciplinaires et professionnelles sur l’Espace de liberté, de sécurité et de justice de l’Union européenne ». Il met au cœur de la réflexion collective l’institutionnalisation du Parquet européen et ce qu’elle révèle de l’approfondissement de l’intégration européenne et de la nécessité d’envisager différemment l’action pénale au niveau européen.
3 L’ouvrage est habilement construit autour des enjeux des négociations et l’originalité du nouvel organe, de la mise en œuvre du règlement (de la nomination du chef du Parquet européen aux relations avec les États tiers), des contrôles exercés sur le Parquet européen, sa légitimité et les enjeux en termes de droits fondamentaux. En guise de conclusion, l’ouvrage se termine par une mise en perspective de l’extension de la compétence matérielle du Parquet européen. L’originalité de l’ouvrage tient aussi à ce qu’il confronte les points de vue des praticiens et des universitaires dans une démarche à la fois pragmatique et conceptuelle.
4 D’emblée, il faut souligner la pertinence de l’approche retenue. Le regard des experts est particulièrement bienvenu pour saisir l’ampleur des négociations menées sur la proposition de la Commission européenne par les États membres. Les positions nationales sont particulièrement éclairantes de l’enjeu que représentent la structure du Parquet européen et ses moyens d’action non seulement au moment des discussions sur le règlement, mais aussi pour sa mise en œuvre dans les systèmes nationaux.
5 Le choix des expériences nationales est, lui aussi, très pertinent car il révèle la réticence des États membres à l’égard d’un Parquet européen fort. La défense des intérêts nationaux est trop prégnante et nécessite d’adopter une approche différente, respectueuse du pouvoir punitif des États membres et de leur système d’investigation pénale. Cela se retrouve dans le compromis trouvé pour le texte final relatif aux rapports du Parquet avec les procureurs délégués ainsi que ses compétences. Ainsi, si le cas espagnol dénote la difficulté des négociations, la position italienne éclaire davantage l’importance de l’indépendance du Parquet européen que l’on retrouve dans la procédure de nomination du Procureur européen. Le cas belge démontre les difficultés de mise en œuvre du règlement en raison à la fois de son caractère hybride et des interactions qu’il crée dans le système judicaire national. L’on peut regretter que l’ouvrage ne présente pas la position d’un État membre, comme la Pologne par exemple, n’ayant pas souhaité intégrer la coopération renforcée. Cela aurait permis de comprendre si les réticences nationales s’inscrivaient dans une tendance politique plus générale d’eurosceptisme ou révélaient une raison plus profonde liée à la protection de la procédure pénale nationale. La réalité politique nationale joue certainement un rôle fondamental pour l’impulsion de l’espace pénal européen où les clivages identitaires sont les plus prégnants, compte tenu de la particularité de la nature du droit pénal qui est à la fois un droit « expressif » et répressif. Il sert utilement d’argument discursif de contestation de l’évolution de la construction européenne. Les récentes élections en Pologne démontrent bien cela. Le nouveau ministre de la justice a déjà déclaré la volonté de la Pologne de rejoindre le Parquet européen, ce qui n’aurait pas été possible avec le parti politique précédemment au pouvoir.
6 En revanche, l’analyse des rapports du Parquet européen avec les États tiers, notamment la Suisse, permet de rendre compte de l’importance de la coopération judiciaire en matière pénale dans l’objectif de lutter contre la criminalité financière transfrontalière et la construction de l’Union européenne comme un espace transnational non seulement de libre circulation, mais aussi de sécurité et de justice. Cette analyse permet aussi de mieux saisir les enjeux de la coopération renforcée comme un outil incontournable de la différenciation et les possibilités qu’elle offre pour la recherche du consensus politique par essence sensible.
7 Malgré cette réserve, l’ouvrage soulève des questions fondamentales pour l’évolution de la construction européenne. À travers l’analyse de la légitimité du Parquet européen et du contrôle qui sera exercé à son égard, l’ouvrage propose, dans sa dernière partie, une réflexion très originale sur le système de répartition des compétences entre l’Union européenne et les États membres. Tout d’abord, il met en avant l’association des Parlements nationaux dans le contrôle du principe de subsidiarité. Ensuite, il s’interroge sur l’effectivité du contrôle juridictionnel exercé à l’égard de l’activité d’enquête du Parquet européen. Cette interrogation est d’autant plus nécessaire que les pouvoirs d’investigation du Parquet européen s’exercent selon les règles procédurales du droit pénal national. Cela n’est pas sans conséquence sur la détermination de la juridiction nationale compétente ainsi que la protection des droits fondamentaux des personnes visées par ces enquêtes. C’est sur ce point d’ailleurs que la position de la Cour de justice a été attendue dans l’arrêt G. K. e. a. (aff. C-281/22) du 21 décembre 2023. Elle le sera encore plus à l’avenir tant elle jouera un rôle crucial pour l’intégration du Parquet européen dans les actions pénales nationales, mais aussi pour la consolidation de l’espace pénal européen.
8 Le caractère hybride du Parquet européen sert de paradigme d’étude très pertinent de l’évolution de l’espace pénal européen, mais aussi du champ matériel de la compétence d’incrimination de l’Union européenne. L’extension future des compétences du Parquet européen au domaine de l’environnement et à la lutte contre le terrorisme sera sans aucun doute l’occasion de revenir encore une fois sur la légitimité de l’action de l’Union européenne dans le domaine pénal et de son articulation avec la sauvegarde du système pénal national.
9 De manière prospective, l’ouvrage rend compte de ce que le Parquet européen est à l’origine d’un renforcement des principes de l’action pénale au niveau européen en cohérence avec la jurisprudence la Cour de justice. Dans ce contexte, sa mise en œuvre récente s’intègre déjà dans la tendance jurisprudentielle relative aux principes qui doivent guider les pouvoirs d’enquête et d’investigation dans le domaine de la protection des intérêts financiers de l’Union européenne. La lecture procédurale adoptée par la Cour de justice du principe de légalité pénale va dans ce sens. Selon cette lecture conforme à lex certa, la compétence de l’autorité/ juridiction investie d’un pouvoir punitif, dans un État de droit, ne peut résulter que d’un texte de loi exprès qui constitue son fondement et détermine son étendue. L’idée sous-jacente est celle de la prévisibilité de l’action de l’autorité/juridiction exerçant le pouvoir répressif, mais aussi celle du caractère attributif et spécial de la compétence répressive qui ne peut ni se déduire, ni s’extrapoler. L’idée est déjà présente dans le règlement (UE) n° 2017/1939 du Conseil, du 12 octobre 2017, mettant en œuvre une coopération renforcée concernant la création du Parquet européen. Les considérants 66 et 67 font clairement le lien entre le principe de légalité et la compétence du Parquet européen afin, d’une part, de justifier son rôle et sa place dans la phase préliminaire et, d’autre part, de reconnaître juridiquement les résultats de ses enquêtes dans les procédures pénales nationales engagées par la suite. Ce faisant, la Cour de justice conforte l’idée selon laquelle le principe de légalité pénale vise à légitimer la répression pénale dans un État de droit. Le lien entre la protection pénale des intérêts financiers de l’Union et l’Etat de droit renforce également le rôle du Parquet européen. Celui-ci peut au titre du règlement de conditionnalité obliger un État membre à coopérer. Il peut aussi alerter sur l’incidence sur l’État de droit des projets de réforme en matière pénale dont la finalité est la protection du budget de l’Union, comme il l’a déjà fait à l’occasion des réformes slovaques de 2023. Si l’ouvrage date de 2021, sa lecture permet néanmoins de comprendre l’importance de cette figure institutionnelle et d’anticiper non seulement les enjeux, mais aussi les réponses potentielles. En cela, il constitue un ouvrage incontournable.