Notes
-
[1]
Cinéma, numérique, survie, ENS Éditions.
-
[2]
Bergson écrit en effet dans L’Évolution créatrice : « Nous prenons des vues quasi instantanées sur la réalité qui passe, et, comme elles sont caractéristiques de cette réalité, il nous suffit de les enfiler le long d’un devenir abstrait, uniforme, invisible, situé au fond de l’appareil de la connaissance, pour imiter ce qu’il y a de caractéristique dans ce devenir lui-même. Perception, intellection, langage procèdent en général ainsi. Qu’il s’agisse de penser le devenir, ou de l’exprimer, ou même de le percevoir, nous ne faisons guère autre chose qu’actionner une espèce de cinématographe intérieur. On résumerait donc tout ce qui précède en disant que le mécanisme de notre connaissance usuelle est de nature cinématographique ». In L’Évolution créatrice, Paris, Puf, 1959, p. 205.
-
[3]
Cinéaste soviétique d’avant-garde (1896-1954), il théorise notamment l’idée du « ciné-œil », prolongement de la vision humaine par la caméra, qui l’augmente et l’améliore. Voir notamment : Dziga Vertov, Articles, journaux, projets, Paris, 10/18, 1996.
-
[4]
Voir notamment « Soliloques », II, IX, in Dialogues philosophiques, Paris, Desclée de Brouwer, 1955.
-
[5]
In Voir et pouvoir. L’innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire, Paris, Verdier, 2004.
1 Cités : Dans un livre à paraître [1], vous interrogez les modifications de représentation que la « révolution » numérique implique, mais vous dites également que l’essence du cinématographe n’en est pas atteinte. En quoi consiste alors ce changement numérique, et comment définir l’essence du cinématographe ?
2 Jean-Louis Comolli : Le numérique accomplit la promesse négative du cinéma, qui donne d’emblée une image contradictoire du monde, fondée sur l’idée de « leurre ». Prenons des exemples très simples. Les films des frères Lumière sont des plans fixes limités à 57 secondes. Or, le premier film consacré à la sortie des usines, que nous avons longtemps considéré comme un « documentaire », a d’abord été une première prise, jugée insatisfaisante : les 57 secondes disponibles se sont en effet achevées avant que la porte de l’usine ne se referme. Il fut décidé de faire une deuxième prise incluant cette fermeture de porte. Le premier film était ainsi déjà une fiction – ce qui règle d’emblée cette question : tous les films sont des films de fiction comme l’écrit Christian Metz, dans Le Signifiant imaginaire. (En vérité, aussi bien du côté de la fiction, tous les films sont des documentaires, comme le disait Jean-Luc Godard, et les documentaires des films de fiction dans la mesure où ils inventent des personnages, un langage, etc.) Ce ne sont pas des objets naturels et l’artifice est au premier plan. Le cinéma a donc préfiguré ce que le numérique accomplit de manière moins laborieuse, plus rapide et désormais à la portée de tous. Le cinéma était en effet d’abord réservé à une classe de spécialistes, tandis que les caméras sont aujourd’hui dans toutes les mains. Qu’en est‑il aujourd’hui de la représentation en tant que telle ? Le cinéma a introduit dans le monde une représentation ressemblante de ce monde qui peut simultanément passer pour le monde mais en est nécessairement différente. Dans ce processus de représentation intervient, en outre, une machine, y compris dans le numérique qui hérite en grande partie de l’argentique. Le principe de l’arrêt et du mouvement est maintenu, tel que Bergson l’avait très bien saisi dès 1907 [2], c’est-à-dire peu après la naissance du cinéma. Le système de fonctionnement de la caméra, du cinématographe, repose sur une alternance d’arrêt et de mouvement, rejoignant par là une forme fondamentale de la pensée. Le travail mental, d’une certaine façon, préfigure et s’harmonise avec le principe paradoxal de la caméra réunissant arrêt et mouvement. La peinture a représenté ce couple de manière statique, on peut ainsi trouver chez les peintres du futurisme italien, par exemple Giacomo Balla, des images saccadées destinées à représenter le mouvement figuré dans un arrêt. La question de la représentation du mouvement passe ainsi par l’arrêt, ce qu’Étienne-Jules Marey, qui avait inventé le fusil chronophotographique en 1882, avait constaté. Une de ses obsessions était de décomposer le mouvement, le vol d’un oiseau, la marche d’une personne. La succession d’images devait pouvoir montrer comment le mouvement s’effectue, étant considéré le problème logique suivant : le mouvement lui-même cache la façon dont il opère, il dissimule son mécanisme. La suite d’images fixes qui découpent le mouvement consiste par conséquent à voir ce que l’on ne voit pas, car le mouvement rend invisible ses différentes phases. De ce point de vue, le cinéma a fonctionné très tôt comme une école du regard, le regard naturel ne suffisant pas, d’après Dziga Vertov [3].
3 Cités : Mais précisément, le numérique ne provoque-t‑il pas une banalisation de l’image mobile telle que cet enseignement et cette compréhension du regard disparaissent, à la faveur également de la dématérialisation ?
4 J.‑L. C. : Oui, et la résurgence du regard est un enjeu actuel du cinéma, car nous vivons dans l’illusion du « tout visible » et de la transparence, qui dissimule ce leurre fondamental et premier que le cinéma découvre et utilise. Le leurre désigne l’illusion originelle qui est celle de tous les êtres parlants, croyant à tort qu’ils perçoivent les choses visibles. Ce qui est la raison de notre admiration des peintres, qui, eux, voient le visible comme non-encore donné, à construire. De la même façon, on croit entendre, tandis que l’écoute est un travail mental, la plupart des sons et même des phonèmes n’étant pas entendus. Le voir demande donc un travail de reconstitution mentale pour comprendre ce que l’on a vu sans comprendre. D’une manière plus radicale, nous pouvons dire, en prolongeant André Bazin, que montrer au cinéma c’est aussi cacher, par le cadre notamment, de sorte que le principe de la dissimulation est inclus dans la structure formelle du cinéma qui dès lors en joue.
5 Quant à la dématérialisation, elle n’est pas propre au cinéma, mais générale. Le cinéma est intégré dans cette révolution ou évolution numérique, alors qu’en effet son dispositif de décomposition-recomposition paraissait trop dialectique pour cela. Son histoire est une histoire de résistance parce que le cinéma dépend d’un appareillage matériel conséquent, de machines, de salles de projection, de tout un ensemble donc qui est loin du numérique. De sorte que disparaissent avec le numérique des manières de faire et des carrières. Dans l’argentique, il fallait que le chef opérateur soit capable de calculer les écarts entre les hautes et les basses lumières, et de travailler en jouant de toute la gamme des valeurs de lumière et de couleur, ce qui était un travail artisanal et technique, compétent et savant. Les grands chefs opérateurs ont ainsi réellement déposé leurs signatures sur les images. Ce qui est toujours possible, mais avec le numérique, on ne calcule plus de la même manière, les capteurs et les millions de pixels permettent de corriger l’image ensuite, ce qui était difficilement possible avec l’argentique. Les moyens d’étalonnage étaient grossiers, avec des filtres réduits. Aujourd’hui l’étalonnage peut modifier un quart de dixième de l’image. Ces facultés de correction, d’amélioration ou de transformation, développées monstrueusement par le numérique, déplacent le travail de l’amont, vers l’« après », un temps second, qui n’est plus celui de l’estimation, du pari ou de la divination, mais celui de la conclusion, de l’achèvement. La « création » tend à devenir « réaction ». Par ailleurs, le numérique fait disparaître, selon moi, les dimensions de labeur et de durée, car il soumet toutes les opérations à une logique d’accélération, et remet en jeu les rythmes de la perception. Il est vrai que le cinéma a été le premier accélérateur, car l’image peut être accélérée, contrairement au son (sauf à devenir inintelligible). De ce point de vue-là, la parole – qui était perçue avec plus ou moins d’enthousiasme lors de son apparition dans les films – est devenue une forme de résistance à l’accélération. Le son résiste, filmer la parole produit des blocs de refus. Aujourd’hui, on peut dire que la parole enregistrée et reproduite sauve le cinéma, la nécessaire durée des relations intersubjectives, des constructions sensibles qui ne sont jamais instantanées. Je prends l’exemple d’un reportage sur les ouvriers d’Amazon : on filme une grande salle avec mille comptoirs, et pour montrer que ces ouvriers sont soumis à un rythme de travail infernal, on accélère l’image. Ce qui produit l’effet inverse : on allège la représentation d’un certain poids du réel. Les Temps modernes de Chaplin racontent cette aliénation aux machines et à leurs vitesses, extra-humaines, mais qui montrent la violence du capital. Le leurre cinématographique n’était tel que parce qu’il était lié (et fidèle !) à une certaine temporalité, une certaine habitation de l’espace et du temps humains. Le numérique, lui, fausse les états du visible autrement, en occultant leur dépendance aux temporalités du vivant, comme si les êtres parlants que nous sommes étaient devenus des machines, même « parlantes ». Par exemple, il permet de compresser les durées, de remonter d’arrière en avant, d’un seul « clic ». Pour rembobiner, il fallait un temps, et cette durée était en fait un gain de maturation. Le temps mort, la durée inactive disparaît, en obéissant à une logique pulsionnelle d’immédiateté et de « rentabilité ».
6 Cités : Pourtant, il est possible de considérer, par exemple du point de vue du matérialisme historique, ou simplement dialectique, que les machines sont simultanément vectrices d’aliénation et d’émancipation.
7 J.‑L. C. : Ce qui renvoie à l’usage que l’on en fait, d’accord, mais occulte le fait que la machine-caméra fonctionnant « seule », produit toujours des images « leurrantes », qu’on le veuille ou non. Des artefacts. La ressemblance demande à être prise pour la chose mais n’est pas elle. On comprend que les machines, bien que nées du calcul, ne sont pas « objectives » : elles sont déterminées par des « lois » historiques, ici celles de l’optique, de la perspective, de l’humanisme de la Renaissance. Qui n’ont rien d’intemporel ni d’universel.
8 Cités : Le cinéma a donc besoin d’une éthique pour maîtriser le pouvoir « en soi » de la caméra.
9 J.‑L. C. : L’éthique du cinéma passe par la question suivante : quel spectateur le cinéma suppose-t‑il ? On peut supposer un spectateur idiot, un spectateur pulsionnel, qui n’obéirait qu’à des stimuli, et qui serait au fond un simple réceptacle de stimuli. Cette vision-là de l’être parlant qu’est le spectateur est fortement indigne. Sciemment ou non, tous les cinéastes, tous les scénaristes, etc., supposent un certain type de spectateur. Lier le plaisir esthétique et moral qu’on peut lui proposer d’éprouver à une position de faiblesse et d’indignité ne fait que redoubler l’assujettissement, la « servitude volontaire » qui assurent la domination des « forts » sur les « faibles ». Le « désir de voir », même le pire, même l’horreur, domine dans notre moment historique. La représentation de la violence, de l’horreur, etc., dessine, formule, forme un certain type de spectateur. La stimulation contemporaine de la pulsion scopique formate des anti-spectateurs, qui croient au visible comme totalité, et ne perçoivent plus la fragmentation, le défaut, le manque, le négatif. Le cinéma est devenu un art populaire grâce aux premiers cinéastes, au burlesque notamment : il racontait la fable du faible qui triomphe du fort. Keaton nous raconte comment le démuni, le maladroit, finit par avoir raison. Les films de Chaplin, qui ont fait le tour du monde, ont assuré au cinéma un socle critique de renversement de la puissance et de la force. Notre univers est celui du spectacle généralisé et intensifié. En mesure de tromper tous les spectateurs. Comme dit Augustin, il y a au spectacle (il parle du théâtre) deux façons de tromper le spectateur : l’une inévitable, l’autre perverse car voulue [4]. Tous les spectateurs savent que l’acteur qui joue Hercule n’est pas Hercule : la tromperie est partagée. Mais si elle est du seul côté des concepteurs, il y a bien duperie, violence morale. Ce qu’il faut donc interroger au cinéma, comme au théâtre, ce sont les fonctions et les motifs des duperies – certaines inévitables, d’autres choisies. Le cinéma dans son histoire nous a montré qu’il peut être nécessaire de prendre le détour de la fiction pour informer la réalité en retour. Mais le numérique tend à effacer le décalage inévitable entre « réel » et « représenté », car son but se présente comme désir d’arriver à l’illusion parfaite.
10 Cités : Revenons à présent sur la temporalité du cinéma, s’il a permis l’accélération de l’image, il a également permis, toujours dans la perspective contradictoire de sa nature, une certaine réversibilité du temps.
11 J.‑L. C. : Oui, les journalistes contemporains des premières projections ont été happés par la puissance de remise en question de l’ordre temporel du monde par le cinéma, alors que nous y sommes évidemment aujourd’hui moins sensibles. On avait affaire à quelque chose de nouveau, faisant que les petits-enfants pourraient voir leurs grands-parents disparus toujours vivants. Cette réversibilité du temps, le cinéma l’a inventée. Le cinéma a rendu la réversibilité du temps visible. Car les poètes, écrivains, romanciers ont bien sûr joué sur la multiplicité des temporalités. Mais la vision de cette réversibilité bouscule l’ordre même du monde. Il existe une légende au sujet du film Démolition d’un mur (1896) des frères Lumière. Il y eut un accident lors d’une projection pendant lequel la bobine s’est ré-enroulée sur elle-même de sorte que les spectateurs ont vu le film se dérouler à l’envers. Quand vous filmez des mouvements, une partie d’entre eux est réversible, ils se ressemblent, à l’endroit et à l’envers. Pour la première fois, on voyait un mur tombé à terre se rétablir. Le temps enregistré pouvait se déployer en sens inverse, dans le présent des spectateurs. Cette interaction des temps est déjà contenue dans la pensée de saint Augustin pour qui le temps se déploie depuis le présent, comme présent du passé, correspondant à la mémoire, le présent du présent correspondant à l’intuition directe et le présent du futur, à l’attente. Ces trois dimensions du temps sont rendues visibles dans la perception cinématographique qui enregistre le temps, le délimite, le reproduit, le répète et donc le renverse potentiellement, etc. Mais tout ce jeu du temps a toujours lieu au présent du spectateur. Il faut insister sur ce point car beaucoup d’analyses esthétiques du cinéma se font comme s’il n’y avait pas de spectateurs, que le film était un en-soi que l’on peut considérer de manière indépendante. Or, le film n’existe que pour les spectateurs. Le cinéma demeure opération mentale, au sens de la cosa mentale de Leonard de Vinci. Mais elle est aussi une opération mentale tendue vers sa réception, et donc inintelligible sans spectateur.
12 Cités : Selon vous, en dépit de l’objectivité de la machine, le cinéma est donc voué au subjectif, et plus précisément à l’intersubjectivité.
13 J.‑L. C. : L’histoire du cinéma est l’objet d’une fatalité, car nous ne filmons pas les choses mais les êtres, il n’y a pas de cinéma des objets, il passe par la représentation figurative, sans figure il ne serait pas. La figuration contraint à la similitude. Le corps-spectateur reconnaît le corps-acteur comme étant un corps humain. La reconnaissance précède la connaissance, pour reprendre la formule d’Axel Honneth, et permet donc une projection mentale au sein du film. Le cinéma est passé non pas de l’objectivité à la subjectivité mais de l’indifférenciation à la singularité. Dans les films Lumière, c’est la machine qui parle plus que Louis Lumière lui-même. Mais cette dimension subjective appartient aussi à ceux qui sont dans le film. Ce que le ciné-documentaire a contribué à révéler. Filmer une personne, c’est filmer un sujet, et lui donner une importance, une valeur qui le distingue, l’isole dans un cadre et le met au centre du monde. En outre, dans une salle de cinéma, il n’y a que des subjectivités. Le film lui-même est un objet subjectif : aucun spectateur ne voit le même film. Lorsque les banquiers ont pris le pouvoir à Hollywood après la crise de 1929, les vieux producteurs ont été débarqués. Et les banquiers se sont dits : si tel film a marché, il doit donc y avoir une recette du succès de sorte qu’on puisse le reproduire. Il fallait dès lors partir d’une étude de la demande publique, faire une étude marketing. Or ça n’a pas fonctionné, car aucun spectateur ne voit un même film comme un autre spectateur, par conséquent, le marketing était de ce point de vue impuissant quant à la prévisibilité des succès cinématographiques. Cette prévisibilité peut cependant être réévaluée aujourd’hui, le cinéma étant dorénavant « pré-mâché » : plus aucun spectateur ne voit un film sans rien savoir de lui, et moins encore comme s’il n’avait jamais vu aucun film.
14 Cités : Ce que vous suggérez notamment par l’idée d’« innocence perdue [5] » ?
15 J.‑L. C. : Oui, j’étais parti de la chronique de l’époque des premières projections. La chronique nous dit qu’au programme des projections des frères Lumière était L’Entrée d’un train en gare de la Ciotat (1895). La chronique, à laquelle on peut croire ou non, dit que des spectateurs ont eu peur et ont hurlé devant cette arrivée du train sur eux. Ma théorie est très simple : on ne peut pas croire que des spectateurs de la fin du xixe siècle aient été suffisamment idiots pour croire qu’un train entre dans un salon. Ils ont eu peur plutôt de l’image, qui était dotée d’une force considérable, autrement dit, peur de la représentation de la chose effrayante. Tous les spectateurs ont compris qu’ils étaient au cinéma. Mais cette croyance dans les images présentées n’est pas absolue, elle est pénétrée par le doute. On se demande si c’est bien vrai. Ces questions sont les questions du cinéma, il joue sur cette relation entre doute et croyance. Leur articulation au cinéma est obligatoire, et nous fait penser qu’il n’y pas de croyance absolue mais seulement des croyances précaires et fragiles. Georges Méliès, contemporain des frères Lumière, fut ébloui par le cinématographe, qui n’était cependant pas à vendre, les frères Lumière ayant décidé de simplement le louer. Il finit par s’en procurer un, décide de filmer des actualités, et notamment l’affaire Dreyfus, qui se présente comme un documentaire sur l’affaire Dreyfus, mais tourné par des acteurs. Les gens y ont cru. Alors que le dernier épisode notamment, qui prétendait se dérouler à l’île du Diable, fut filmé dans son studio à Montreuil. Il y a simultanément une disposition à croire et à douter. Le trucage fait partie de l’image et c’est ce qui rend le cinéma non fanatique. D’où la difficulté à faire des documentaires d’histoire, qui impliquent que l’on apporte du crédit à ces récits. Car ce crédit ne s’impose pas absolument.
16 Cités : Votre pratique cinématographique est essentiellement documentaire, est‑ce pour vous la vocation du cinéma ?
17 J.‑L. C. : La pratique documentaire est une pratique éducative. On considère que nous avons tous à apprendre et que le cinéma est un des outils de cet apprentissage. Le cinéma apprend à regarder le monde, à voir et à entendre vraiment, et à en prendre conscience. Il s’agit de faire en sorte que les perceptions et les sensations ne soient plus automatiques, mais qu’elles deviennent pensées, qu’elles se dénoncent et se désignent. Tous mes films sont éducatifs, pédagogiques, bien que ces mots ne me satisfassent pas pleinement, mais il s’agit d’opérations d’apprentissage. Le cinéma est né en dehors de toute considération artistique, les premiers commentateurs ont parlé de temps, de durée, de vérité. Mais sa dimension artistique fut proposée par l’écrivain Ricciotto Canudo, qui a d’abord baptisé le cinéma 6e art, avant de se reprendre l’année suivante – il avait oublié la danse – pour enfin le baptiser 7e art, trente ans après la naissance du cinéma. Quoi qu’il en soit, la prise de vue cinématographique contient en elle-même une mise en abîme du regard, c’est‑à-dire une dimension critique. Il s’agit aujourd’hui de répondre consciemment à la banalisation des automatismes photographiques ou cinématographiques (les téléphones filment, les petites caméras, les appareils photographiques, tous les outils se mettent à filmer). L’ignorance, ici, de ce que l’on fait, est totale. La machine manipule les gens qui l’utilisent, c’est elle qui commande. Tandis que, par exemple, le photographe peut ne pas faire de photo s’il n’en a pas envie, contrairement au touriste qui éprouve un besoin systématique de duplication. Dans ce sens, nous assistons à la production de nouvelles mythologies. Le cinéaste, l’homme à la caméra, le photographe sont devenus des héros modernes. Il y a certes une dimension narcissique, notamment avec les réseaux sociaux, mais en réalité toute image est narcissique. Le cinéma en tant que médiation devrait fabriquer une distance avec cette image. Et il la donne sans qu’aucun spectateur ne soit obligé de la voir, comme le rappelle Jean-Pierre Oudart. On peut regarder à l’intérieur du cadre ou le cadre lui-même qui cerne cette image, mais on ne peut les regarder en même temps. Parfois on est pris dans le cadre, ou dans le film. Rares sont ceux qui voient tout le temps le cadre.
18 Cités : Qu’en est‑il de l’avenir du cinéma ? Pensez-vous qu’il soit voué à disparaître, à changer de forme, à devoir se renouveler ?
19 J.‑L. C. : Le cinéma est daté, c’est ce qui le caractérise et c’est le seul art dont on sache avec certitude la date de naissance. L’histoire du cinéma est synchrone avec le xxe siècle, c’est le seul art dont on puisse dire cela. Les autres arts, qu’il s’agisse de la peinture, de la danse, ou de la musique, se perdent dans la nuit des temps. Le cinéma est né dans l’histoire, il est né en tant que phénomène historique, dont on peut avoir connaissance. J’ai moi-même connu Henri Langlois, qui avait connu les frères Lumière, le chemin jusqu’à l’invention du cinéma est facile à remonter. Cette historicité du cinéma le soumet plus intensément au changement, à la précarité d’une construction qui peut s’effondrer. Et ceci est l’histoire dans le sens tragique du terme, l’histoire de la mise en ruine de ce qui était là et donc filmable dès la fin du xixe. Rossellini filme – avec truquages – Augustin et un ami marchant à Hippone. Ils discutent devant un temple, puis au cut suivant, ils se retrouvent des années plus tard devant le temple à moitié détruit. Le cinéma, phénomène historique, filme aussi la dégradation de l’histoire. Enregistre la disparition des choses visibles. De notre monde. Mais ceci ne nous conduit pas pour autant au pessimisme. Je prétends que la mécanique du cinéma est porteuse d’espoir et de lendemain, de futur. Pourquoi ? Parce qu’une image succède à l’autre. Une image efface la précédente et ainsi de suite et il n’y a pas de raison que ça s’arrête. Et c’est pourquoi dans le cinéma commercial la question de la fin du film est devenue un problème. Comment trouver une fin qui soit une fin heureuse ? Un « happy end » ? Même une fin heureuse est malheureuse car le film finit. La fin heureuse du film est la fin malheureuse du film qui finit. L’idée que « ça ne doit pas finir » correspond aussi à l’idée de la répétition, à partir de laquelle j’ai tenté de développer une notion héritière de Benjamin, la disparition de l’aura. Le phénomène de la copie et de la répétition font sans aucun doute disparaître l’aura en tant qu’« unique » lié à des conditions temporelles et matérielles inamovibles, néanmoins chaque film, chaque projection demeure un moment unique et non répétable. Il y a une aura « spectatorielle », qui montre quelque chose de non répétable, comme un éclair de grâce, une résonance que l’on ne peut pas reproduire, et ceci est vrai à chaque séance et pour chaque spectateur. Le cinéma n’est pas tué par la répétition, au contraire, la répétition est ce qui renouvelle le cinéma car il y aura d’autres regards, d’autres écoutes, et d’autres spectateurs.
20 Cités : Mais si nous prolongeons Walter Benjamin, c’est à la condition que le film ne soit pas devenu seulement un objet marchand.
21 J.‑L. C. : Oui, mais le film n’est « pas seulement » un objet marchand. Il échappe, dans sa fréquentation même, au marché. Le subjectif est exposé au marché, mais aussi lui résiste. En tant qu’« unique apparition d’un lointain, si proche soit‑il », le cinéma répète constamment, à chaque séance et pour chaque spectateur, le petit miracle d’une apparition, tel que le proche et le lointain échangent leurs places. La puissance de résistance du cinéma tient à cette obstination à se répéter comme autre. Mais cette dualité de mesurable et d’incommensurable fait aussi partie de l’histoire, car le cinéma est né à un moment où l’économie devenait industrielle, et il devient numérique au moment où le capitalisme devient hyper-spéculatif. Il y a écart et synchronie.
Notes
-
[1]
Cinéma, numérique, survie, ENS Éditions.
-
[2]
Bergson écrit en effet dans L’Évolution créatrice : « Nous prenons des vues quasi instantanées sur la réalité qui passe, et, comme elles sont caractéristiques de cette réalité, il nous suffit de les enfiler le long d’un devenir abstrait, uniforme, invisible, situé au fond de l’appareil de la connaissance, pour imiter ce qu’il y a de caractéristique dans ce devenir lui-même. Perception, intellection, langage procèdent en général ainsi. Qu’il s’agisse de penser le devenir, ou de l’exprimer, ou même de le percevoir, nous ne faisons guère autre chose qu’actionner une espèce de cinématographe intérieur. On résumerait donc tout ce qui précède en disant que le mécanisme de notre connaissance usuelle est de nature cinématographique ». In L’Évolution créatrice, Paris, Puf, 1959, p. 205.
-
[3]
Cinéaste soviétique d’avant-garde (1896-1954), il théorise notamment l’idée du « ciné-œil », prolongement de la vision humaine par la caméra, qui l’augmente et l’améliore. Voir notamment : Dziga Vertov, Articles, journaux, projets, Paris, 10/18, 1996.
-
[4]
Voir notamment « Soliloques », II, IX, in Dialogues philosophiques, Paris, Desclée de Brouwer, 1955.
-
[5]
In Voir et pouvoir. L’innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire, Paris, Verdier, 2004.