Cités 2017/3 N° 71

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Article de revue

Quoi de neuf en philosophie politique ?  Traversée de publications récentes

Présentation

Pages 107 à 170

Notes

  • [1]
    Les Frontières de la démocratie, 1992 ; Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, 2001 ; L’Europe, l’Amérique, la guerre. Réflexions sur la méditation européenne, 2003 ; Europe, constitution, frontière, 2005.
  • [2]
    Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique (2012), tr. fr. F. Joly, Paris, Gallimard, 2014.
  • [3]
    A. Vauchez, Démocratiser l’Europe, Paris, Seuil, 2014.
  • [4]
    Charles Taylor, « La politique de reconnaissance », in Multiculturalisme, trad. fr. Denis-Armand Canal, Paris, Flammarion, coll. « Champs », p. 85.
  • [5]
    « La question de la démocratie », in Essais sur le politique, Paris, Seuil, coll. « Points », 1986, p. 30.
  • [6]
    « … ces libertés formelles ont rendu possibles des revendications qui ont réussi à faire évoluer la condition des hommes. [La critique des libertés formelles] passe sous silence le statut de ces libertés premières qui résultèrent du droit d’association des travailleurs et du droit de grève, lesquels à la fois font corps avec les premiers droits acquis, au point que leur suppression impliquerait à présent la destruction, et avec les droits économiques et sociaux. » « Les droits de l’homme et l’État-providence », op. cit., p. 58.
  • [7]
    Claude Lefort, « Les droits de l’homme et l’État-providence », op. cit., p. 57.
  • [8]
    Trois d’entre eux (J.-M. Ferry, É. Balibar, M. Fœssel) sont issus de conférences données au séminaire de P. Rosanvallon au Collège de France en 2013.
  • [9]
    M. Fœssel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil, 2012.
  • [10]
    L. Lourme, Le Nouvel Âge de la citoyenneté mondiale, Paris, Puf, 2014.
  • [11]
    B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996.
  • [12]
    Cf. Didier Mineur, Archéologie de la représentation politique. Structure et fondement d’une crise, Paris, Presses de Sciences Po, 2010.
  • [13]
    Cf. Philippe Crignon, De l’incarnation à la représentation. L’ontologie politique de Thomas Hobbes, Paris, Classiques Garnier, 2012.
  • [14]
    Minnersville School District vs Gohitis, 310 US 586 (1940), cité par M. Sandel, in Democracy’s Discontent, Cambridge (Mass.), Londres, Harvard University Press, 1996, p. 60
  • [15]
    Albin Michel, coll. « Bibliothèque Idées », 2005.
  • [16]
    Hannah Arendt, « Martin Heidegger a quatre-vingt ans », discours prononcé en 1969, repris et publié dans Vies politiques, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1974, p. 310.
  • [17]
    Payot, 1992.
  • [18]
    On notera ici au passage que Faye ne consacre aucun chapitre à l’étude de l’ouvrage pourtant essentiel de Hannah Arendt : Essai sur la révolution (publié en 1963).
  • [19]
    H. Arendt, Les Origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », p. 602-603.
  • [20]
    J. Lacroix et J.-Y. Pranchère, Le Procès des droits de l’homme, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2016, p. 292. Qu’il nous soit permis également de renvoyer à notre ouvrage : Hannah Arendt, une introduction, Paris, Pocket-La Découverte, coll. « Agora », 2013, où nous abordons également ce point (cf. p. 384).
  • [21]
    Léviathan, chap. XV, trad. fr. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 147.
  • [22]
    Ibid., p. 148
  • [23]
    Diderot, Encyclopédie, art. « Droit naturel », cité par Céline Spector, p. 102.
  • [24]
    John Rawls, Libéralisme politique, trad. fr. C. Audard, Paris, Puf, 1995, p. 224, note.
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1 La philosophie politique est vivace. Les présentes analyses critiques se donnent pour tâche de se faire l’écho de cette fécondité, en recueillant les ouvrages qui relèvent de cette approche du politique. Plusieurs difficultés se sont pourtant présentées dans l’élaboration d’un tel programme. En premier lieu, il n’était pas possible d’atteindre l’exhaustivité, tant la production mondiale est importante. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de nous centrer sur la production en langue française – comprenant les ouvrages traduits –, tout en incluant cependant les ouvrages étrangers – en langue anglaise principalement – dont l’écho est parvenu en France l’année même de leur parution. Même ainsi restreinte, la tâche restait de très grande ampleur. Des choix s’imposaient, qui ont été naturellement guidés par les orientations intellectuelles et les appétences de chacun – certains ouvrages d’un grand intérêt ont ainsi pu nous échapper. Une seconde difficulté, non la moindre, touchait aux limites de notre périmètre de lecture – soit à la détermination de ce qui relève de la « philosophie politique ». La philosophie politique n’est évidemment pas seule à se donner le politique pour objet. Il ne s’agissait cependant pas pour nous de déterminer a priori des frontières disciplinaires rigides, ni de prendre pour marque distinctive de la philosophie politique une finalité prescriptive que les sciences sociales du politique invoquent parfois pour creuser l’écart avec elle ; si les ouvrages qui se donnent une telle visée et reprennent en charge la question la plus originelle de la philosophie politique, celle de la justice, sont évidemment au cœur de notre domaine, il ne s’agissait nullement pour nous de nous détourner du monde contemporain, et de la tentative de le comprendre et de le penser. Nous savons d’ailleurs, au moins depuis Léo Strauss, que le choix de l’une n’implique nulle exclusive de l’autre : le jugement moral peut être indispensable à l’effort de compréhension, puisqu’en particulier on ne saurait comprendre le mal si on ne l’identifie au préalable pour ce qu’il est. Ainsi ressortit pour nous à la philosophie politique toute étude soucieuse des principes de son discours ou de son objet, qu’il s’agisse de fonder l’évaluation normative ou de rendre raison de ce qui se donne à voir comme « politique » en le rapportant à ses conditions de possibilité.

2 Restait pourtant à ordonner la variété considérable des approches philosophiques du politique. Il s’agissait en particulier de concevoir des rubriques qui embrassent la production présente ; il s’agissait donc de rien de moins que de découper les secteurs de la philosophie politique. Ainsi, une première rubrique s’intitule « philosophie du monde contemporain » : elle a vocation à rassembler toutes les tentatives de penser philosophiquement les évolutions de notre temps qui ont une portée politique. Une deuxième rubrique est consacrée à la philosophie de la démocratie, tant il est vrai que l’interrogation philosophique du politique ne saurait être dissociée de celle de la promesse démocratique. Cette rubrique illustre tout particulièrement le caractère inséparable de la visée prescriptive et de l’effort de compréhension : la philosophie de la démocratie vise nécessairement à comprendre le monde que façonnent les institutions qui se réclament d’elle, en même temps qu’à en revitaliser l’idéal. Elle est particulièrement englobante, tant il est de manières de saisir philosophiquement ce qui est tout à la fois une idée, un régime, et un type de société. Une troisième rubrique nous a paru devoir être consacrée à la morale et au droit, parce que la philosophie politique ne peut manquer d’interroger le droit positif – fût-ce, en démocratie, au prisme de ses propres principes –, et de se faire ainsi philosophie du droit pour traiter de ce que l’on peut appeler, à la suite de Ronald Dworkin, des « questions de principe » ; cette rubrique se justifie encore, tout simplement, parce que nombre de questions morales sont aussi des questions politiques. En dernier lieu, on ne saurait exclure de la philosophie politique, quelle que soit l’attention que l’on veut lui faire porter au monde, sa propre histoire : la philosophie politique ne perd nullement de vue le monde en se prenant elle-même pour objet. Trouvent place dans cette rubrique les ouvrages qui traitent d’un concept ou d’un thème tout au long de l’histoire de la philosophie politique, mais aussi les études de la pensée politique d’un philosophe.

3 Il va de soi que le classement des ouvrages dans ces différentes rubriques comporte une part d’arbitraire, tant leurs frontières sont perméables par nature : nombre de travaux qui tentent de penser notre temps concernent aussi la philosophie de la démocratie, et des études traitant de questions de droit ou de justice pourraient trouver place dans la rubrique consacrée aux évolutions du monde contemporain. Une indétermination relative ne fait-elle pas partie, elle aussi, de la chose politique ?

1. Philosophie du monde contemporain

1.1 Étienne Balibar, Europe, crise et fin ?, Lormont, Le Bord de l’eau, 2016, 325 p.

4 Peu de philosophes ont contribué depuis aussi longtemps à éclairer ce qui se joue dans la construction européenne comme Étienne Balibar, qui a consacré à ce sujet au moins quatre ouvrages avant celui-ci [1] et de nombreux articles ou conférences. Un certain nombre d’entre eux, écrits entre 2010 et 2015, composent le présent recueil et il est inutile de préciser que la période retenue focalise les réflexions sur la crise ou plutôt sur la série de crises qui ébranlent l’Union européenne depuis 2008. Tous ces textes répondent à des circonstances précises : la quasi-faillite de la Grèce et les nouveaux rapports politiques et économiques qu’elle entraîne entre les États-membres, l’émergence d’un populisme européen, l’institutionnalisation d’une Europe à plusieurs vitesses ou encore le marasme moral et politique devant l’arrivée massive de migrants sur son territoire. Philosopher sur l’actualité est assurément risqué et difficile ; Étienne Balibar montre que cela est possible et nécessaire.

5 Il est inévitable que dans ce type de recueil, des thèmes se croisent, reviennent et se complètent au fil des interventions, sous des angles différents. Le genre impose ces répétitions, mais le fait que ces motifs soient réinvestis à chaque fois pour traiter des questions singulières ne les rend pas fastidieuses. Parmi ces thèmes, certains relèvent du diagnostic et de l’analyse, à commencer par celle d’un retournement des effets de la construction européenne contre son intention unificatrice première, sous la pression du néolibéralisme qualifié un peu rapidement ici de « quasi constitutionnel » (p. 106). En lieu et place d’une convergence des économies nationales, on assiste ainsi à une division du travail au sein de l’Union selon une répartition de plus en plus inégalitaire ; certains États (du Nord pour l’essentiel) développant une économie de croissance, avec un taux relativement faible de chômage, tandis que d’autres États (du Sud, pour simplifier) se transformeraient en sous-traitants des économies plus fortunées. Les divergences économiques exacerbées par la « concurrence libre et non faussée » se traduisent par des intérêts nationaux de moins en moins compatibles, mettant donc en péril la construction européenne. Ces thèses sont finalement assez répandues aujourd’hui ; elles ont en particulier été développées et popularisées par Wolfgang Streeck [2].

6 La première conséquence majeure est géopolitique et concerne l’hégémonie allemande, toxique en raison de sa situation dominante et de sa politique économique ordo-libérale qu’elle peut imposer en aggravant encore plus la situation intra-communautaire.

7 La seconde est démocratique puisque le néolibéralisme organise l’impuissance des États à résoudre leurs problèmes, sans rendre possibles d’autres leviers au niveau supérieur. En d’autres termes, le processus est déjà si avancé qu’il rend nécessaire le renforcement et l’intervention d’institutions non responsables, comme la BCE (et de manière générale les « indépen­dantes », comme les nomme Antoine Vauchez [3]) afin de résoudre la crise. Le court-circuitage du Parlement européen lors de la crise grecque en témoigne amplement. Le mécanisme de « dé-démocratisation » conduit l’Europe à n’avancer qu’en se désagrégeant. Il en résulte que l’UE a entamé sa désintégration.

8 Étienne Balibar n’en tire cependant pas la conclusion que le retour aux monnaies nationales soit souhaitable ou même possible (au contraire de nombre d’économistes, plus ou moins atterrés, tels que P. Krugman, J. Sapir ou F. Lordon). Il envisage au contraire l’établissement d’un gouvernement économique européen, qui serait forcément aussi politique (puisque, rappelle-t-il, tout ce qui est économique est politique et inversement, p. 80). La raison avouée est que les économies sont désormais trop étroitement entremêlées et interdépendantes pour l’on puisse songer à revenir à une situation antérieure (p. 278). Cette justification est convaincante et peut-être suffisante, mais de nombreuses déclarations conduisent à aller chercher plus loin, car cette raison en recouvre en réalité une autre, plus profonde, à savoir la conviction qu’a l’auteur de la nécessité d’une voie européenne pour sauver la démocratie.

9 Plusieurs types d’arguments peuvent motiver ce point de vue, comme la transnationalisation des problématiques politiques, économiques, environnementales et sécuritaires. Mais on devine que c’est tout autre chose qui appelle l’auteur à l’Europe. On le devine car, sans être jamais présenté comme une justification, cela revient comme un leitmotiv ; il s’agit d’une conception de la démocratie qui dépasserait l’opposition entre le citoyen et l’étranger. Cela soulève la vaste question de la frontière, sur laquelle É. Balibar a longuement travaillé. Il semble bien que l’importance de l’Union européenne réside à ses yeux dans sa capacité à sortir de la détermination territoriale qui reste associée à l’État. La thèse est forte et détaillée : l’Europe n’a pas de frontières mais en est une, elle est un Borderland (chapitre 5). Elle n’a pas de frontières car elle en a trop en quelque sorte. Le territoire que recouvre l’ensemble des États-membres de l’Union est certes borné, mais il l’est d’abord de manière fluctuante. Surtout ces frontières ne concordent pas avec d’autres, comme celles de la zone euro, ou celles de Schengen, ou celles du Conseil de l’Europe, ou encore celles de l’OTAN ou celles des groupes informels d’États (le couple franco-allemand, les États du Nord et les États du Sud, le centre et la périphérie, le groupe de Visegrád). Les limites ne sont pas seulement extérieures elles se sont multipliées à l’intérieur. Dans les textes qui composent l’ouvrage, cette situation est souvent évoquée pour dénoncer les phénomènes de dégénérescence communautaire. La mobilité des personnes est ainsi largement unilatérale, les diplômés quittant les États-membres les moins prospères pour rejoindre l’Allemagne par exemple. Les économies divergentes produisent aussi des effets d’exploitation et d’exclusion (qu’É. Balibar qualifie de néocolonialisme, p. 285).

10 Mais on perçoit également que l’Europe pourrait inverser le système des effets et devenir un espace qui n’aurait plus de frontières discriminantes, justement parce qu’elle serait elle-même une superposition mouvante de frontières de natures variées. Un espace de circulation des personnes et de leurs identités. Le drame des migrants est ainsi étudié dans cette perspective. La distinction entre migrants économiques et réfugiés est considérée comme « obsolète » (p. 153), de même que celle qui opposerait ceux-ci et les citoyens, puisque les migrants sont des citoyens européens par vocation (p. 166). Il y a sans doute ici un questionnement de fond sur la perspective politique de l’Union européenne. Il faut relever qu’É. Balibar est réticent à définir la nature de l’Union européenne, c’est-à-dire sa forme politique spécifique. S’il se réfère à un fédéralisme, c’est en un sens qu’il laisse délibérément indéterminé, jugeant la question finalement secondaire (p. 98). La raison en est qu’une forme trace des frontières. Mais comment en serait-il autrement et n’est-ce pas une condition même du politique ? L’idée d’une Europe-frontière est intellectuellement séduisante mais au fond discutable. Après tout, les frontières ne se multiplient pas autant qu’il est prétendu ici : certaines, comme celles de l’OTAN et du Conseil de l’Europe, ne relèvent même pas de la construction européenne. Et quant aux autres, on peut répondre que leur nombre reflète moins la nature de l’Europe que ses difficultés et qu’il ne saurait s’accroître sans la mettre en péril.

11 Du reste, la dénonciation des frontières extérieures risque de paraître excessivement partisane par endroits, lorsque, par un raccourci qu’on peut difficilement défendre, il est asséné qu’« une frontière ne se légitime […] que si l’on encourage des sentiments nationalistes […] ce qui ouvre la voie au racisme et à la méfiance envers le “non-Européen” » (p. 96-97). L’effet d’écrasement des concepts dessert ici le propos. Peut-on en outre objecter qu’« imposer […] l’hospitalité » (p. 174) a quelque chose d’une contradiction ?

12 Il faut reconnaître que les analyses qu’É. Balibar propose du capitalisme en contexte européen sont extrêmement pénétrantes et stimulantes. En s’emparant des institutions, ce capitalisme a en quelque sorte interrompu le processus de transfert de pouvoir des États au niveau supranational, les premiers perdant le leur sans que le second n’en bénéficie. Cette infiltration a conduit le capitalisme à se transformer pour mieux prospérer. Les antagonismes ne se dressent plus tant entre les classes sociales qu’à l’intérieur des modes de vie (p. 62). Les intérêts du capital s’allient aux intérêts de certains groupes dominés contre d’autres groupes dominés. Ils s’adjoignent certains intérêts contre d’autres, à l’intérieur des mêmes personnes, rendant chacun d’entre nous complice de son mécanisme et verrouillant les possibilités d’émancipation. L’auteur en souligne les conséquences, en particulier sur le démantèlement méthodique de la citoyenneté sociale, même si l’on apprécierait qu’il le mette en balance avec les progrès de la politique sociale européenne (FSE, FEAD, etc.).

13 Au cœur des multiples crises que connaît l’Union européenne – dont les divers textes de ce recueil montrent finalement les liens souterrains – il ne fait pas de doute que le tableau général est noir. Mais l’on a parfois le sentiment que l’auteur le noircit encore davantage et plus qu’il n’est légitime. Soutenir ainsi que l’Union n’a jamais pensé sérieusement son propre pluralisme (p. 132), c’est aller un peu loin si l’on prend en considération les dispositions relatives à la reconnaissance des identités nationales, voire régionales dans les traités, aux procédés d’opt-out qui accordent des dérogations à certains États et même à la réflexion sur la diversité linguistique au sein de l’Europe. On pourrait de même contester l’idée que l’évolution politique de l’Union se résumerait à la neutralisation de la démocratie parlementaire et à l’institutionnalisation réglée du néolibéralisme (p. 179). Il est par exemple difficile de passer entièrement sous silence la montée en puissance du Parlement européen (de la consultation à la codécision et désormais à la procédure législative ordinaire), de même que le développement de l’intégration poussée des parlements nationaux dans le processus de prise de décision (COSAC et autres formes de coopération). Les institutions ne font certes pas tout, et il faut tenir compte des pratiques politiques, mais quand on s’y intéresse, il semble nécessaire d’en brosser un tableau complet.

14 L’état des lieux détermine les solutions suggérées. É. Balibar exclut toute « révolution par en haut », à savoir une réforme des institutions par elles-mêmes (p. 40, 177). Le conflit entre le peuple (le pléthos plutôt que le démos) et l’Europe s’est tellement structuré que celle-ci n’est plus en mesure de le surmonter : on le constate avec l’échec devenu quasi systématique des référendums depuis 2005. En d’autres termes, il n’est plus possible de démocratiser l’Europe sans le peuple. Il s’agit là d’une leçon de la plus haute importance. L’inclusion des populismes eurosceptiques dans le travail de refondation de l’Europe apparaît désormais nécessaire ; la contestation de l’Union européenne doit intégrer le cœur de la délibération. Elle l’est déjà formellement au Parlement puisque les partis europhobes y ont leurs sièges (ce qui est tout de même une singularité du PE, d’abriter des députés qui en contestent radicalement le principe). Or, justement, il conviendrait de déformaliser cette contestation et, plutôt que de l’institutionnaliser, l’instruire là où elle est. Les propositions avancées par É. Balibar empruntent ce chemin en le poussant, là encore, assez loin. Il défend ainsi l’idée d’un « bon » populisme, insurrectionnel, qui politiserait et démocratiserait l’intégration communautaire. Les travaux d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe sont alors convoqués pour défendre le projet d’une mobilisation à la fois européiste (pour une certaine Europe), européenne (transnationale) et de gauche (avec une priorité donnée à une refondation sociale). On est évidemment en droit de se demander où se situe le partage entre analyses philosophiques et positions partisanes, ou plus exactement si un tel partage est possible étant donné ce type d’exercice, où le philosophe endosse l’habit de l’intellectuel.

15 L’équilibre est certainement maintenu, ce qui signifie aussi que le lecteur est convié à réagir à son tour à ce discours sur un mode semblable, ni simplement idéologique, ni neutre, quitte à ne pas partager le souhait d’un « moment constituant » (p. 219) ou d’une révolution par le bas. Il y a sans doute des alternatives aux alternatives, comme celles qui miseraient sur la revitalisation des opinions politiques européennes, par le biais, par exemple, de dispositifs incitatifs (harmonisation des calendriers électoraux dans tous les États-membres, coopération transnationale des partis politiques en vue de décloisonner les programmes gouvernementaux, etc.). C’est assurément un grand mérite de ce livre que de nous acculer à nous situer, politiquement, au sein de la question européenne.

16 Philippe Crignon

1.2 Mathieu Bock-Côté, Le Multi­culturalisme comme religion politique, Paris, Éditions du Cerf, 2016, 368 p.

17 Dans son dernier ouvrage, le sociologue canadien Mathieu Bock-Côté ne se propose pas seulement d’analyser le multiculturalisme comme une doctrine philosophique et politique. Il s’agit bien plutôt pour l’A. de dévoiler les fondements de ce qu’il considère comme un « culte de la diversité » et une utopie progressiste venue prendre le relais du marxisme déclinant, et de décrire la façon dont il s’est répandu depuis l’extrême-gauche jusqu’à la droite républicaine pour devenir la « religion politique » de l’Occident. S’il faut attendre la fin de l’ouvrage pour que soit véritablement défini le concept de religion politique, il n’en constitue pas moins le nerf principal. Le propre d’une religion politique serait, selon B.-C., de « reconduire dans le théâtre de l’histoire la querelle du bien et du mal […] ». Le multiculturalisme retrouverait ainsi deux volontés « religieuses » caractéristiques de la Révolution française qui constitueraient, en quelque sorte, la respiration profonde du progressisme : d’une part, la volonté « d’éradiquer le mal, qui se confond avec les forces venues du passé hanter le présent et empêcher l’avenir », et, d’autre part, celle de créer un « homme nouveau », délivré de tous les héritages, de la contingence de l’histoire et de son désolant arbitraire. Dans les chapitres 3 à 5, l’A. décline les différents aspects de ce mal occidental que la doxa multiculturaliste tente d’éradiquer depuis sa formulation dans les radical sixties. Fustigeant « l’avalanche pénitentielle » des élites intellectuelles et politiques, le sociologue canadien détaille longuement le procès de la civilisation européenne entrepris depuis les années 1960 (Chap. 3), dont la logique inciterait à ne retenir de l’histoire occidentale que les éléments de culpabilité, comme les violences de la colonisation. Avant d’être une proposition positive, la « société inclusive » joue son existence sur le terrain de l’histoire, en créant un nouvel impératif moral de démantèlement de tout ce qui pourrait passer pour une culture majoritaire et une identité nationale (Chap. 4 et 5). En outre, la dimension profondément dogmatique du multiculturalisme se retrouve selon lui dans le rapport « haineux » qu’il entretiendrait avec l’opposition (Chap. 7). Incapable de supporter une conception contradictoire de la cité, elle tendrait à psychiatriser toute opposition au nouveau régime en décrivant le conservatisme systématiquement comme une pathologie (droite nauséabonde, décomplexée, frileuse, partisans du « repli » et de la société fermée), au prix de monstrueux amalgames historiques, rejetant E. Burke et C. Maurras dans une seule et même pensée « national-identitaire ».

18 L’homme et le peuple nouveaux ainsi façonnés inverseraient donc en tous points l’anthropologie conservatrice qui sous-tend l’ouvrage, celle d’un soi décentré par la conscience de sa dette et de sa filiation historique, bien qu’elle ne soit que brièvement évoquée en conclusion. L’homme de la mémoire se trouve alors réduit à la figure de « l’homme blanc hétérosexuel, coupable d’une société qu’il aurait construit à son avantage exclusif et qui prend le relais du bourgeois bedonnant à haut de forme ». Comme l’explique l’A. dans le second chapitre consacré à la mutation de la gauche et le « moment 68 », cette désignation du mal rompt avec le marxisme traditionnel en opérant une métamorphose du sujet révolutionnaire, du prolétariat aux minorités, ainsi que de l’objet de la lutte, de la lutte des classes à la lutte des races. Mais, contrairement à ce que suggèrent de nombreux républicains de gauche, ce glissement ne remettrait pas en cause selon lui l’importance de la question sociale pour la Nouvelle Gauche. Il s’agirait avant tout dans ce dispositif rhétorique de dissocier les idéaux progressistes de l’exercice de la souveraineté populaire. Là où la justice s’identifie aux droits des minorités, l’exercice du principe majoritaire perd tout son sens. Contrôle du langage commun par le « politiquement correct », impuissance de la délibération collective face au pouvoir d’une élite auto-fondant sa légitimité dans la défense des droits de l’homme, tous les éléments sont réunis pour que s’installe une douce tyrannie. C’est ce dernier point en particulier qui justifie selon B.-C. qu’il faille renouer avec la « pensée anti-totalitaire » qui, en son temps, a su déjouer l’hégémonie culturelle du marxisme.

19 On situerait donc volontiers cet ouvrage dans la tendance néo-tocquevilienne née en France autour de R. Aron, dont il retrouve effectivement le constat historique face à mai 68 lorsque ce dernier s’indignait de « la négation radicale de la patrie », du « nom de Che Guevara substitué à celui d’un héros de la résistance » (p. 35) et s’inquiétait d’une « décomposition diffuse de l’ordre libéral. » Comme F. Furet, l’A. défend en effet que la radicalité de l’idéal démocratique suscite nécessairement une aspiration utopique, dont il constate par ailleurs la reprise de l’agenda politique par les partis de gouvernement modérés. Néanmoins, le propos de l’essai s’en détache dès le premier chapitre. Aux héritiers de Tocqueville, il reproche de partager avec Marx une forme de fatalisme, qui se contenterait d’observer avec ironie les mouvements sociaux que la gauche radicale constate avec enthousiasme. La perspective que Mathieu Bock-Côté tente d’ouvrir est bien celle d’une réaction politique, conservatrice, libérale et souverainiste.

20 L’ouvrage ne nous en dit pas plus sur la façon dont on pourrait caractériser la dimension « libérale » du renouveau conservateur que Mathieu Bock-Côté appelle de ses vœux. Outre le fait qu’on peut lui reprocher l’absence totale de distinction entre les différents types de multiculturalisme – tous renvoyés à l’Index de l’idéologie dominante –, et un usage légèrement polémique du terme de totalitarisme pour qualifier le « soft power » libéral, on aimerait notamment comprendre quelle est exactement la conception des droits de l’homme que devrait défendre la pensée conservatrice. L’auteur oppose en effet une bonne et une mauvaise compréhension des Déclarations, mais ce point reste séminal en dépit de son rôle majeur dans l’argumentation. S’agit-il d’opposer une conception des droits fondamentaux comme limites du politique à l’ambition de créer au forceps de « l’ethos diversitaire » un homme nouveau ? Mais en quoi cette interprétation serait-elle mieux articulée au concept de souveraineté populaire ? À défaut d’une telle clarification, le « libéralisme » des néo-conservateurs aurait tout l’air d’une concession rhétorique à la respectabilité dont ils aiment démasquer les postures.

21 Jean-Gabriel Piguet

1.3 Jean L. Cohen et Cécile Laborde (dirs.), Religion, Secularism and Constitutional Democracy, New York, Columbia University Press, 2016, 416 p.

22 Ce remarquable ouvrage entend éclairer les nouvelles questions qui se posent relativement à la place de la religion dans le cadre des démocraties libérales et constitutionnelles. Les différentes formes de laïcisme (secularism) qui se sont stabilisées dans les États occidentaux au cours de la période moderne et plus particulièrement dans le processus de sécularisation constitutionnelle des États au xx esiècle font face à un défi inédit au regard des évolutions récentes, des revendications nouvelles et à la situation d’un pluralisme religieux pour lequel elles n’ont pas été pensées et qui en révèle les limites. Il faut souligner à quel point ce recueil, dirigé par Jean Louise Cohen, qui signe l’introduction, et Cécile Laborde, qui en rédige la conclusion, est dense, complet et offre à la fois des clés de compréhension, des pistes de réflexion et des propositions. Il se focalise pour l’essentiel sur les modèles construits aux États-Unis et en Europe (avec parfois un resserrement sur le cas français) permettant ainsi une approche comparative des plus instructives, et adopte une perspective pluridisciplinaire, croisant les optiques historique, juridique, politologique et philosophique. Peut-être peut-on regretter l’absence d’un point de vue théologique ou religieux qui aurait pu apporter un autre éclairage, de l’intérieur, à ces questions qui les concernent proprement.

23 De part et d’autre de l’Atlantique, on assiste à une montée en intensité de deux positions adverses, l’une « religioniste », favorable à un dépassement de l’État sécularisé et contestant la relégation de la religion dans la sphère privée, l’autre « laïciste », se radicalisant parfois sous la pression des prétentions religieuses nouvelles et opposée autant à des accommodements supplémentaires qu’au pluralisme juridique, qui accorderait un pouvoir juridictionnel aux religions. Le paradoxe, comme le souligne Jean L. Cohen, est que ces deux courants opposés se justifient par des arguments de même type : les droits de l’homme ou le pluralisme. L’ouvrage est structuré en quatre parties. La première a précisément pour objet d’étudier les modalités de mise en œuvre de la liberté religieuse en relation avec la protection des droits individuels. La deuxième porte sur la question de savoir si l’établissement officiel des religions est contraire ou pas aux normes démocratiques ou libérales – les positions ne sont pas, à ce sujet, unanimes. La troisième partie engage la problématique normative et dégage, à travers quatre contributions, des propositions alternatives à l’État laïque actuel. La dernière partie, enfin, se demande ce qu’il advient de la souveraineté des États quand une place plus importante est accordée à l’autonomie, sociale voire juridique, des religions. L’ensemble fait bien plus que résumer l’état des débats contemporains, il offre des analyses extrêmement instructives et relance la question sur de nouvelles bases.

24 L’article de Samuel Moyn conteste l’historiographie admise de la construction juridique de la laïcité par la Convention européenne des droits de l’homme. Revenant sur les principes qui ont guidé la rédaction de la Convention comme la juris­prudence de la CEDH, il souligne que ce n’étaient pas des partisans de la laïcité et de la neutralité qui étaient aux commandes, mais des défenseurs de l’identité chrétienne de l’Europe contre le développement du communisme. La laïcité institutionnelle qui s’est formée contre le communisme se perpétuerait désormais contre l’islam et contre la multiplication des demandes d’accommodements issues des mouvements musulmans. De là, une inégalité dans les décisions prises, raison pour laquelle l’auteur suggère non pas des accommodements supplémentaires, mais une autre laïcité plus égalitaire. Anne Phillips, de son côté, entreprend de penser la délicate question du conflit entre la défense des droits des femmes et la protection de la liberté religieuse, alors même que les religions n’ont pas d’inclination spontanée à reconnaître l’égalité des hommes et des femmes. Tirant profit des études postcoloniales, l’auteur cherche à éviter les effets contre-productifs d’une politique qui dépouillerait les femmes d’un moyen d’empowerment en les coupant de leur identité religieuse, qui peut être, au moins de manière transitionnelle, un levier d’émancipation. Mais Anne Phillips est aussi parfaitement consciente des risques que comporte cette stratégie. Il n’existe pas de solution toute faite et une combinaison pragmatique de réformes internes aux organisations religieuses et de réformes externes apparaît la plus sûre. C’est une même problématique que Yasmine Ergas développe sur le cas particulier des mutilations génitales féminines, en ouvrant de surcroît la question de la justice internationale, qui se pose lorsque le crime a été commis dans un autre pays. Enfin, Christian Joppke analyse, dans un esprit proche de celui de Samuel Moyn, le biais de la CEDH qui ne condamne pas le maintien de symboles chrétiens (par exemple des crucifix dans les écoles) tout en se refusant à condamner les restrictions qui touchent la religion musulmane (voile, burqa, etc.). Une comparaison entre les deux types de demandes mériterait cependant peut-être plus de discussion que les quelques paragraphes par lesquels se clôt l’article, conscient néanmoins que certains aspects de l’islam pourraient menacer les institutions libérales.

25 La deuxième partie interroge l’hésitation caractéristique de la laïcité constitutionnelle, qui oscille entre une non-reconnaissance des religions et une reconnaissance pluraliste et inclusive de toutes les religions. Tous les contributeurs sont favorables à une évolution des arrangements constitutionnels, mais pas nécessairement dans le même sens. Une première ligne de fracture apparaît entre ceux pour qui il importe de continuer à refuser l’établissement officiel des religions et Tariq Modood qui soutient au contraire qu’un système de religion établie est parfaitement compatible avec les valeurs libérales et démocratiques. À ses yeux, l’organisation actuelle relève d’un « sécularisme radical » (p. 189) et excessif qui ne permet pas de garantir suffisamment les identités religieuses. L’État devrait donc prendre une part active dans l’inclusion institutionnalisée des différentes religions. Une seconde ligne de fracture oppose cette fois moins les auteurs que les systèmes analysés : il apparaît en effet que le Premier amendement, qui exclut l’établissement de la religion, se trouve aujourd’hui contesté aux États-Unis (Denis Lacorne), tandis que l’Europe connaîtrait une évolution contraire, en ce sens que la neutralité défendue au niveau supranational aurait tendance à descendre et à se généraliser à l’ensemble des arrangements nationaux (Claudia E. Haupt). Les articles de Jean L. Cohen et de Rajeev Bhargava parviennent en revanche à un même diagnostic sur un autre aspect, l’insuffisance des modes de laïcisme en vigueur aux États-Unis (Cohen) ou en Europe (Bhargava). Pour ce dernier, la laïcité européenne n’est modérée qu’à l’égard des religions chrétiennes et traitent inéquitablement les religions d’immigration, en particulier l’islam. La crise actuelle n’est donc pas due à une laïcité trop peu conciliante face à l’islam, mais au contraire à une laïcité inachevée. Ces deux auteurs se rejoignent dans leurs conclusions et le souhait partagé de voir l’État assister plus positivement les religions afin de rendre possible un véritable pluralisme, mais sans pour autant aliéner son droit de regard souverain sur les injustices que les religions pourraient éventuellement faire prospérer en leur sein. Ils s’opposent néanmoins sur un point qui n’est pas secondaire, à savoir le besoin d’un pluralisme juridique, qui octroierait un droit juridictionnel aux organisations religieuses, notamment en matière de droit de la famille, que seul R. Bhargava défend.

26 Il reste que si les rapports entre religion et les valeurs démocratiques et libérales sont aussi complexes et donnent lieu à des positions conflictuelles, c’est aussi parce que la singularité de la religion, et par conséquent du traitement à lui réserver, ne fait pas l’objet d’un consensus. Est-elle un phénomène social ou idéologique comme un autre ? La foi est-elle une conception du bien analogue à toute doctrine compéhensive (Rawls) ? C’est parce qu’elle s’attache à questionner la nature même de la religion et de ses prétentions à un traitement spécifique que la troisième partie de l’ouvrage est si importante. Dans son article, Cécile Laborde montre que le libéralisme de Rawls et surtout de Dworkin ne distingue pas la religion au sein des conceptions du bien, qu’il la neutralise per hypothesim, d’une manière qui n’est donc pas neutre. Il faut en effet reconnaître que la religion – si une catégorie aussi générale reste pertinente à ce stade de l’analyse – ne se pense pas (toujours) d’emblée comme un choix de vie individuel, comme une appartenance communautaire ou comme un projet collectif ouvert, mais aussi comme un force d’expansion sociale légitimée par une justice transcendante et, en principe, intransigeante. Elle est, en ce sens, véritablement singulière. Or, si l’État libéral est prêt à faire place à la religion, celle-ci est-elle et peut-elle être disposée à se relativiser ? C’est la question qui est ici débattue. C. Laborde avance utile­ment la suggestion d’une « dissociation » (disaggregation) entre d’une part les institutions et les justifications religieuses, qui doivent rester à distance de l’autorité civile, et d’autre part leurs dimensions culturelle et sociale, qui devraient se voir reconnues par l’État. Aurélia Bardon adopte une position proche, en soutenant que certains arguments d’inspiration religieuse peuvent – et par conséquent doivent – être audibles et entendus dans le débat public, sous réserve qu’ils puissent être dissociables de la justification transcendante qui les soutient originellement. Si ces suggestions sont stimulantes, on pourrait se demander si le modèle de religion qui fait l’objet d’une telle dissociation n’est pas emprunté au christianisme (« il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ») et si l’islam s’y prête aussi facilement. Par exemple, il n’est pas clair dans quelle catégorie les pratiques vestimentaires devraient se trouver, pouvant à la fois être interprétées comme une tradition culturelle et comme un instrument d’influence sociale.

27 Carlo Invernizzi Accetti et Michel Troper traitent respectivement de la possibilité de concilier le relativisme propre au libéralisme et la liberté religieuse et de ce qui justifie la laïcité française, souvent critiquée. C. Invernizzi Accetti renvoie dos à dos le dogmatisme religieux et le libéralisme dogmatique de Rawls. Il n’y a pas, en dernière analyse, de fondement absolument rationnel et neutre aux agencements constitutionnels, raison pour laquelle un certain relativisme (celui que défendait Kelsen dans La Démocratie – sa nature, sa valeur), à la fois religieux et politique, est préférable et permettrait à chacun de prendre part à la délibération et à la décision commune sans devoir abjurer sa foi. De son côté, M. Troper explicite brillamment le sens de la laïcité française en la rapportant à deux forces historiques majeures : le gallicanisme et la doctrine de la souveraineté issue de la Révolution française. L’État français est républicain, plutôt que libéral, et l’on ne saurait comprendre la manière dont il organise ses relations avec les cultes qu’en gardant en tête tout ce qui sépare le républicanisme substantiel du libéralisme. L’auteur met en lumière les injustices et les inégalités qu’une telle solution comporte néanmoins vis-à-vis des religions qui n’ont pas accompagné le processus historique – là encore, l’islam au premier chef – mais n’entend pas pour autant accéder à une libéralisation de la place des religions dans la vie publique, au nom de la souveraineté de l’État.

28 C’est sur ce dernier point que porte la quatrième et dernière partie, qui interroge la possibilité de conserver la souveraineté des États face aux libertés religieuses, en particulier à la liberté de se gouverner soi-même et de disposer d’un droit juridictionnel autonome. Les contributions convergent ici toutes vers la nécessité d’accorder, dans certaines circonstances, une autonomie religieuse au nom de la liberté, sans jamais céder sur les prérogatives de l’État. Dieter Grimm et Maleiha Malik défendent ainsi l’idée que si la liberté religieuse limite le pouvoir de l’État, ce ne peut être qu’avec son consentement. C’est la prudence, plutôt que la science, qui doit ici définir la juste mesure des libertés à concéder, sans renoncer jamais à protéger les droits des individus au sein des organisations religieuses. Les exemples, ici comme dans l’article de Linda McClain, sont essentiellement tirés du droit de la famille et de la liberté d’association : quelle validité juridique accorder aux mariages religieux, aux divorces et aux obligations religieuses afférentes ? Faut-il une législation pour prohiber l’exclusion des homosexuels de la communauté religieuse, de certains sacrements ou de certains rites, l’interdiction faite aux femmes d’assurer certaines charges cultuelles ? Un pluralisme juridique modéré semble partagé par Alicia Cebada Romero comme par les autres auteurs.

29 Il est indiscutable que ce recueil de contributions offre un panorama très cohérent, complet et stimulant des problématiques relatives à la place qui devrait aujourd’hui être celle de la religion, ou plutôt des religions. C’est à l’évidence le fait du pluralisme spécifiquement religieux qui oblige la pensée libérale à se repenser et à repenser les formes appropriées de laïcité. Parce qu’il relève le défi de fournir des outils d’analyse et des propositions, l’ouvrage apparaît comme une référence indispensable dans ce champ d’études.

30 Philippe Crignon

1.4 Marcel Gauchet, Comprendre le malheur français (en collaboration avec Éric Conan et François Azouvi), Paris, Stock, 2016, 378 p.

31 En 2002, l’historien des idées Daniel Lindenberg avait « épinglé » Marcel Gauchet dans son livre d’« enquête sur les nouveaux réactionnaires ». Il écrivait alors ceci : « Pour son maître Lefort, le fait que la démocratie occupe un “lieu vide” (ni dieu, ni maître comme garant) était un immense progrès sur les sociétés traditionnelles. Pour l’ex-disciple, c’est l’indice d’une perte. Le pouvoir n’est plus incarné, sa force symbolique décline. On passe en somme du “lieu vide” à “l’ère du vide”. […] Gauchet ne croit pas que les données de la question politique (ou plus exactement politico-religieuse) aient changé fondamentalement depuis l’origine des sociétés » (Le Rappel à l’ordre, Seuil, p. 80). Ce jugement très sévère laisse donc à penser que Marcel Gauchet serait l’un de ces penseurs « nostalgiques » dont l’œuvre est consacrée à la déploration du déclin présent et au rappel des gloires passées de la France. Certes, le présent ouvrage, intitulé Comprendre le malheur français, consacre une large part à la relecture de l’histoire de notre pays, considéré sous l’angle du déclassement au regard de ce que fut sa « grandeur » passée. Ainsi Gauchet rappelle-t-il par exemple l’importance du « moment louis-quatorzien » qui « marque l’advenue de la France au sommet » : « Il pose une fois pour toutes ce qui va rester la colonne vertébrale de l’identité politique française : l’État central, l’autorité souveraine qui régente d’en haut la vie collective » (p. 37-38). Et le livre égrène ensuite les étapes qui marquent le long processus de la « descente » française : depuis la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV en 1685, ou le traité de Paris, qui clôt la guerre de Sept Ans, en 1763, jusqu’au choc pétrolier de 1973 ou à la faillite de la banque Lehmann Brothers en 2008 – en passant par quelques moments de sursaut avec la Révolution française, Napoléon 1er ou de Gaulle notamment. Ce dernier personnage semble même susciter une certaine admiration chez Gauchet : « La postérité, écrit-il, a été très sévère et injuste avec lui » (p. 85).

32 Pour autant, le livre n’est pas réellement « décliniste », contrairement à ce qu’une lecture superficielle pourrait laisser croire de prime abord. Ainsi, par exemple, dans le chapitre intitulé « Le piège européen », un chapitre important du livre dans lequel l’auteur s’emploie à montrer les difficultés et les impasses actuelles du projet de la construction européenne, il s’avère – contre toute attente – que la critique vise surtout à dégager des perspectives afin de tenter de sortir de l’impasse, en prenant en compte les acquis positifs de l’UE, et non pas de s’y complaire dans une sorte de délectation morose ou dans un pessimisme catastrophiste. « Il s’est dessiné dans l’expérience européenne, écrit Gauchet, une redéfinition des nations avec un degré de coopération entre elles et d’ouverture les unes sur les autres qui n’a jamais eu d’équivalent dans l’Histoire. […] En voulant dépasser les nations, la construction européenne a involontairement accouché de nations plus mûres et moins contestables. C’est cela qui s’est joué ultimement dans cette construction européenne et c’est ce qu’on peut en sauver » (p. 190). D’autre part, la réflexion de Gauchet n’est pas à proprement parler entée sur des valeurs « identitaires », mais elle nous invite plutôt à « faire » ou plutôt à « refaire de la politique », c’est-à-dire à penser « stratégiquement », et à cesser de s’enferrer dans des erreurs sans lendemain au nom de la « pureté des intentions » ou de la « noblesse des objectifs ». On notera, à cet égard, un détail assez « piquant » : Gauchet considère les Anglais comme les « bons élèves de l’Europe » (nous sommes alors avant le Brexit !).

33 Au fond, l’enjeu véritable de l’ouvrage est de tenter de rendre à la pensée politique ses lettres de noblesse, contre « l’économisme primaire qui tient lieu d’explication à tout et qui empêche l’Occident de comprendre les autres sociétés du globe » (p. 270). Claude Lefort s’était interrogé, dans un article de 1981, sur la question de la « Permanence du théologico-politique ? » (article publié dans Essais sur le politique). Gauchet nous met en garde, quant à lui, contre l’incapacité de nos sociétés démocratiques à remonter à « la racine religieuse » des problèmes, non pas certes au sens où la religion pourrait encore offrir une réponse aux questions contemporaines, mais plutôt au sens où les ruptures politiques de la modernité ne prennent véritablement sens, selon lui, que sur le fond d’une histoire longue où le dispositif « théologico-politique » (l’articulation du religieux et du politique, comme par exemple dans la « monarchie de droit divin ») a joué un rôle structurant en Europe, et notamment en France, durant des siècles. Ainsi, les Occidentaux, et plus particulièrement les Européens, qui ont hérité de la sécularisation ou de la « sortie de la religion », semblent aujourd’hui totalement démunis face au défi que représente pour eux la montée en puissance de l’islam politique, en raison même de leur incapacité à prendre au sérieux et à pouvoir encore penser les liens complexes qui peuvent se nouer entre politique et religion. « Le principe matérialiste, écrit Gauchet, selon lequel, en dernière instance, les convictions des gens sont commandées par leurs intérêts matériels, l’a totalement emporté dans les têtes des élites dirigeantes. De ce fait, des phénomènes d’irrédentisme identitaire, comme ceux auxquels nous sommes confrontés leur paraissent strictement impensables. Il y a là un point aveugle » (p. 267).

34 En somme, l’ouvrage de Gauchet est une invitation à sonder en profondeur les causes du mal persistant qui affecte spécifiquement notre pays, ce « malheur français » qui résulte essentiellement de notre incapacité à penser politiquement notre situation présente afin de nous ouvrir les voies de l’avenir, à « faire de la politique » en « décidant collectivement de notre sort » pour tenter de reprendre notre destin en main – et ce non seulement en tant que Français, mais également en tant qu’Européens.

35 Jean-Claude Poizat

1.5 Yves Charles Zarka, Métamorphoses du monstre politique et autres essais sur la démocratie, Paris, Puf, 2016, 261 p. ; Jusqu’où faut-il être tolérant ? Traité de la coexistence dans un monde déchiré, Paris, Hermann, 2016, 178 p.

36 Métamorphoses du monstre politique regroupe plusieurs essais et réflexions dont certains ont été publiés antérieurement, ici rassemblés dans une double perspective : il s’agit d’une part d’analyser différentes transformations contemporaines qui toutes menacent la démocratie, et d’autre part de réfléchir aux moyens de sa revitalisation. L’ouvrage s’ouvre sur un essai concernant au sens propre les figures du monstre politique. De Cicéron faisant de Marc-Antoine un monstre au procès de Marie-Antoinette, le procédé parcourt l’histoire, mais le monstre change de sens. Comme l’a montré Foucault dans son cours sur les anormaux, au Moyen Âge, le monstre est un hybride qui met le droit en défaut – un être mi-homme mi-animal enfreint et la loi humaine et la loi divine. L’A. montre alors que le tyran tel que le pensent Jean de Salisbury et la plupart des théoriciens du tyrannicide enfreint précisément le droit, et s’identifie au monstre, soit parce qu’il usurpe le pouvoir – il s’agit alors d’une tyrannie par défaut de titre – soit parce qu’il l’exerce contre les lois humaines et divines – c’est alors une tyrannie d’exercice. Cette figure du monstre politique se retrouve chez Buchanan, et débouche chez Milton, qui justifie ainsi l’exécution de Charles Ier, sur l’idée que le tyran est un ennemi public, de sorte que la résistance n’est pas une rébellion mais l’administration de la justice ; le roi devient avec la Révolution française une figure par excellence du monstre, ennemi par nature du corps social. Au xix esiècle, comme l’a montré Foucault, le criminel est pensé sur le modèle du tyran : l’un comme l’autre font prévaloir leur arbitraire sur la loi. Or, il est remarquable que les monstruosités attribuées au « tyran » deviennent centrales dans la criminologie et la psychiatrie du xix esiècle : l’anthropophagie et l’inceste. À rebours de cette histoire, Hobbes, pour sa part, alors même qu’il donne à la souveraineté le nom d’un monstre marin, Léviathan, procède précisément à la déréalisation du monstre : sa pensée « ramène le monstre politique à sa vérité juridico-politique » (p. 23), et le mauvais exercice du pouvoir – les « actes hostiles » – est pensé sur un mode juridique : « ce n’est pas du tout une monstruosité naturelle supposée du détenteur du pouvoir qui permet d’expliquer les dérives du pouvoir, mais un type très déterminé d’acte qui enfreint les règles » (p. 26). Après cette parenthèse hobbesienne, l’A entreprend de montrer qu’une banalisation de la figure du monstre a eu lieu tout au long du xix e et du xx esiècles : les conduites monstrueuses sont pensées au fondement de l’existence sociale. La psychanalyse et l’anthropologie y ont contribué, en mettant le cannibalisme et l’inceste au fondement des interdits primitifs, donc de la société, mais aussi la vulgate arendtienne de la « banalité du mal » selon laquelle « l’homme ordinaire en général peut, si les circonstances l’y portent, devenir un grand criminel » (p. 30). Enfin, et cette ultime figure de monstre fait le lien avec les analyses de la démocratie qui suivent, le monstre peut être la société tout entière lorsque les individus s’y enfoncent d’eux-mêmes dans la servitude : « chacun, plaçant son bonheur dans l’accroissement de la consommation, ne s’aperçoit plus de la destruction du monde commun et de l’esprit civique. La domination dans ce contexte n’est pas exercée par un maître personnel, mais par un maître anonyme » (p. 32). À la suite de cet essai liminaire sont ainsi envisagées plusieurs pathologies de la démocratie : le « maître anonyme », qui approfondit l’analyse des traits de la dernière figure du monstre, et qui dialogue de façon critique avec les penseurs républicanistes comme Philip Pettit, le retour de la violence, sous la forme du dissensus radical, ou encore la « nouvelle trinité » qui correspond à la gouvernance, l’évaluation et la transparence. C’est une véritable dénaturation de l’idéal démocratique qui est en jeu ici, sous l’espèce de la gouvernance, concept invoqué pour légitimer la perte de contrôle du pouvoir démocratique sur les enjeux du temps. Ainsi l’État se soumet-il lui-même au modèle managérial : « l’État se pense lui-même comme une entreprise et se soumet donc aux régulations imposées aux entreprises par les marchés financiers, les agences de notation, etc. » (p. 104) ; ce qui est en jeu dans la généralisation de ce modèle n’est rien de moins que l’abandon de la délibération sur les fins au profit de valeurs instrumentales telles que la productivité, l’efficacité ou la performance. Or, renoncer à la délibération sur les fins, dans un univers moderne, implique le passage à un mode de gouvernement non démocratique, et à une conception technocratique du politique. L’emprise du paradigme managérial se conjugue avec le populisme pour dénaturer l’exercice du pouvoir démocratique : plutôt qu’il ne traduit dans des politiques à long terme le résultat d’une véritable délibération démocratique sur les fins communes, le pouvoir est soumis à une technicisation croissante qui réduit l’éventail des options possibles – en témoigne la compréhension de la crise financière comme « crise de la dette » qui induit en même temps un certain type de solutions –, en même temps qu’il cherche à se donner l’apparence de l’écoute de l’opinion en sollicitant et en réagissant tout à la fois aux « humeurs » du peuple. C’est alors à la perspective normative de prendre le relais. L’A. défend ainsi l’idée de ressusciter l’ancienne « légitimité d’exercice » médiévale, et de l’adjoindre à la légitimité de titre qui découle de l’élection – et qui ne saurait évidemment être remise en cause. Il reviendrait à une autorité indépendante d’évaluer à quel degré les engagements électoraux ont été tenus, et s’ils ne l’ont pas été, d’en apprécier les raisons. Les élections suivantes, dès lors, pourraient en tenir compte et réunir les deux faces du concept de légitimité. Il y a bien d’autres choses encore dans ce livre, en quelque sorte kaléidoscopique ; tout au long de ces analyses pourtant, le fil ne se rompt pas, et une image de notre temps s’en dégage, « monstrueuse » à bien des égards, mais dans laquelle se laissent entrevoir des perspectives d’espoir.

37 Dans Jusqu’où faut-il être tolérant ? Traité de la coexistence dans un monde déchiré, Yves Charles Zarka s’attache à repenser la tolérance à partir du constat que nous vivons dans un monde déchiré, où la vie est séparée : « c’est la vie de ceux qui ne veulent pas vivre ensemble. Ils ne s’aiment pas, ils ne veulent pas vivre en commun parce qu’ils estiment ne rien partager les uns avec les autres » (p. 24). Cette vie séparée est devenue « un fait irréductible dans les sociétés démocratiques contemporaines » (p. 8). Elle ne débouche cependant pas nécessairement sur la haine et le conflit, pour peu que soient pensées les conditions d’une reconnaissance sans réconciliation – la reconnaissance n’impliquant que l’acceptation de l’existence de l’autre dans sa différence, quand la réconciliation supposerait que les différences fussent subsumées sous une nouvelle culture qui en serait la synthèse. L’enjeu de la tolérance n’est plus ce qu’il était au xvii esiècle : il ne s’agit plus seulement de religion, mais plus généralement de ce que l’on appelle la « culture », qui touche à l’identité des individus, et le principal danger qu’il s’agit de parer n’est plus la tyrannie de la majorité sur la minorité – des catholiques sur les protestants ou l’inverse – mais la tyrannie des minorités : « une démocratie doit être ouverte, intégrer la dimension de la diversité et de la différence, mais elle doit aussi et fondamentalement défendre les principes et les valeurs sur lesquels elle repose, contre l’intolérance – fût-elle le fait d’une minorité – et l’intolérable – fût-il attaché à des coutumes et des traditions anciennes » (p. 18-19). Aussi la tolérance qu’il s’agit de repenser à l’usage de ce monde déchiré est-elle nécessairement limitée, et sa limite doit être la réciprocité. Le concept-clé de la tolérance requise par notre temps est la « structure-tolérance », qui vise à définir les modalités de la coexistence dans ce monde déchiré qui est le nôtre. La modalité générale en est la « reconnaissance sans réconciliation », qui comporte elle-même trois niveaux, la neutralité de l’État, les valeurs et droits fondamentaux qui ne peuvent être remis en cause, et le droit à la différence. L’enjeu en est de sauver « la dimension d’universalité de l’humanité sans négation des affirmations identitaires qui traversent cette humanité » (p. 39). La reconnaissance sans réconciliation vise dès lors à éviter les difficultés dans lesquelles tombe, selon l’A., la politique de reconnaissance prônée par Charles Taylor : des droits différentiels accordés aux communautés donnent à celles-ci une mainmise sur les individus, « puisque l’accès aux droits particuliers n’est possible qu’en vertu de l’appartenance communautaire » (p. 50). On comprend à ce stade de la réflexion que le principe d’égale dignité des individus, consubstantiel au libéralisme politique, dont Taylor considère qu’il doit être fondé sur la prise en compte de leurs identités communautaires, est ici réancré dans la seule qualité d’homme, abstraction faite des différences : « abandonner le principe de l’égale dignité, ou simplement lui enlever son fondement dans le simple fait d’être un homme, ou, si l’on préfère, dans la nature humaine, c’est emprunter le chemin périlleux d’une régression inévitable, d’un retour des servitudes, des dépendances et des aliénations anciennes présentées sous des oripeaux nouveaux » (p. 47). Le droit à la différence qui constitue le troisième niveau de la reconnaissance sans réconciliation sera donc nécessairement un droit individuel, on le verra.

38 La neutralité de l’État constitue le premier dispositif de la structure-tolérance qui doit permettre la reconnaissance sans réconciliation. L’ouvrage, pour en établir le concept, revient alors à ses sources philosophiques, les pensées de Locke, Kant et Humboldt. Les arguments de Locke dans la Lettre sur la tolérance sont évidemment fondamentaux (le pouvoir civil porte sur le for externe, il ne saurait donc pas s’assurer de la croyance des individus dans l’intimité de leur conscience, on ne saurait décider de sa foi sur ordre, et si le pouvoir politique pouvait déterminer les croyances, il faudrait encore que l’on fût certain que le prince possède la vraie foi, ce qui est impossible). Mais la tolérance est ainsi justifiée sur une base théologique, ce qui en exclut, comme on sait, les athées et les catholiques. C’est donc à Kant qu’il faut s’en remettre pour penser les fondements de la tolérance d’une manière adéquate à notre temps : la distinction du for externe et du for interne est réaffirmée par Kant, le premier relevant du droit et du législateur civil, le second de la morale et de l’autonomie du vouloir, mais la neutralité de l’État reçoit un fondement proprement politique : le monarque ne peut se faire prêtre sans déchoir de sa dignité ; quant à la tolérance, elle se fonde sur le fait que toutes les religions sont historiques, et qu’aucune de leurs législations positives ne peut prétendre à l’universalité. Humboldt, enfin, ajoute l’argument selon lequel toute immixtion de l’État en matière religieuse le transforme en instance oppressive. Tout ceci aboutit donc à un concept de la neutralité de l’État qui se décline en quatre principes : distinction des sphères entre autorité politique et autorité religieuse, principe de laïcité de l’espace public, principe d’égale dignité des religions, principe de protection des libertés individuelles. Ce concept classique de tolérance doit néanmoins être complété parce que, comme il a été indiqué plus haut, la tolérance aujourd’hui ne concerne plus seulement les religions, mais, plus largement, les cultures. S’y ajoutent donc deux principes complémentaires requis par le contexte actuel : le principe d’impartialité, qui étend la neutralité à l’ensemble des déterminations d’une culture, et le principe corrélatif de légitimité des différences culturelles.

39 Avant d’envisager un éventuel droit à la différence, qui constituerait le troisième niveau de la structure-tolérance, sont examinées les pensées contemporaines de la diversité culturelle, à commencer par celle de Rawls. La principale critique adressée au libéralisme politique de celui-ci est la sous-estimation de l’importance des doctrines compréhensives déraisonnables, vis-à-vis desquelles on ne sait quelle attitude doit être adoptée, le consensus par recoupement ne concernant que les doctrines déjà par elles-mêmes compatibles ; or, le libéralisme favorise autant la propagation d’opinions irrationnelles que le « pluralisme raisonnable » (p. 94). C’est pourquoi il faut examiner les conditions de formation d’une tyrannie, non seulement de la majorité, comme y avaient été attentifs Tocqueville ou John Stuart Mill, mais des minorités. Une minorité peut être tyrannique envers ses propres membres, elle peut en outre tenter d’étendre son emprise sur l’ensemble de la société. La neutralité de l’État peut et doit trouver là sa limite, car la neutralité n’im­plique nullement l’indifférence : les principes qui la spécifient sont en effet des valeurs politiques. Dès lors, « la limite absolue de la tolérance se trouve dans les principes fondamentaux qui définissent une démocratie constitutionnelle » (p. 109). Ce sont précisément les droits fondamentaux – les droits-libertés et les droits du citoyen – qui en définissent le contenu. Or, ceux-ci découlent de l’idée de dignité humaine ; Pierre Bayle lui donnait pour fondement la tendance, inscrite dans l’homme, à la recherche de la vérité, tandis que Kant la fonde sur l’autonomie. C’est à ce stade que se pose la question d’éventuels droits culturels, qui constitueraient le troisième niveau de la structure-tolérance.

40 La tentative de Kymlicka de penser de tels droits fait l’objet d’un examen attentif. Le penseur canadien en distingue trois types, les droits à l’auto-gouvernement, les droits polyethniques et les droits de représentation spéciale. L’objection qui lui est adressée est la même que celle qui était opposée à Taylor : bien qu’il évacue la question, Kymlicka attribue bel et bien les droits culturels aux groupes, ce qui ne peut manquer de renforcer l’emprise des communautés sur les individus, en dépit du souci manifesté de refuser toute contrainte interne des groupes sur les individus, et d’induire des discriminations : « certains droits se rattachent à des groupes », écrit Kymlicka, des droits territoriaux, linguistiques, de représentation, « auxquels les membres d’autres groupes ne peuvent prétendre » (p. 145). Les seuls titulaires des droits culturels doivent donc être les individus, sans aucune exclusive. Parce que nous sommes tous au carrefour de plusieurs identités, que nous devons pouvoir composer à notre gré, confirmer, ou renier, les droits culturels doivent consister en une double éducation, à la mémoire des histoires minoritaires, et à la liberté qui permet de s’en rendre maître. Cette éducation à la « différence culturelle éclairée », qui est un droit de l’individu, rend possible la formation de communautés choisies, c’est-à-dire de communautés de liberté plutôt que d’héritage.

41 L’ouvrage d’Yves Charles Zarka a le grand mérite de se confronter à la rugosité du réel. Tout l’intérêt de la structure-tolérance tient à ce qu’elle affronte explicitement et directement, au lieu de les ignorer, les formes de vie ou les revendications « déraisonnables » : parce que la tolérance dans un monde déchiré repose nécessairement sur des valeurs déterminées, elle constitue un critère de partage explicite entre tolérable et intolérable, et, selon l’expression de C. Taylor à propos du libéralisme, un véritable « credo de combat [4] ».

42 Didier Mineur

2. Philosophie de la démocratie

2.1 Manuel Cervera Marzal Les Nouveaux Désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ?, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « Bibliothèque du MAUSS », 2016, 160 p.

43 L’ouvrage de Manuel Cervera Marzal se veut une philosophie de la désobéissance civile. Cette première indication n’est pas anodine : même s’il prend pour point de départ l’observation de la prolifération de mouvements de désobéissance depuis la fin des années 1990, le propos ne porte pas sur les déterminants de la mobilisation collective de ceux qui s’engagent dans un mouvement de désobéissance collective, ou sur leurs profils sociologiques et leurs itinéraires militants, comme le ferait une étude sociologique, mais bien sur le rapport de la désobéissance à la démocratie. C’est dire que la question centrale est celle de la légitimité de la désobéissance civile vis-à-vis de la légitimité démocratique, et ce quand bien même, on le verra, l’A. affirme qu’il faut s’affranchir de la problématique de la légitimité (p. 44).

44 Après une introduction essentiellement factuelle, dans laquelle sont rappelés à la fois l’essoufflement des formes d’expression classiques de la contestation, en particulier du vote en faveur de la « gauche de la gauche » ou de l’extrême-gauche, et la vogue dont bénéficient les mouvements de désobéissance dont les ZAD sont un exemple paradigmatique, l’ouvrage développe sa réflexion en trois parties, « Ne plus s’excuser de désobéir », « La démocratie désobéissante », et « Politique de la civilité ». La première partie définit la désobéissance civile par quatre éléments : il s’agit d’une action, elle est collective, extra-légale et non-violente. Si les deux premiers critères de définition sont évidents, les suivants nécessitent davantage d’explications et sont d’ailleurs présentés comme cruciaux. La désobéissance civile est extra-légale, ou « illégaliste », explique l’A., plutôt qu’illégale : en effet, elle ne prétend pas contester « qu’une société a besoin de lois pour exister mais l’attitude légaliste qui préconise une soumission inconditionnelle aux lois en vigueur », elle se veut donc « en dehors » ou « à côté » de la loi plutôt que contre elle (p. 35). Elle est non-violente parce qu’elle a « fait le deuil du mythe selon lequel on pourrait vaincre la violence par l’exercice d’une autre violence » (p. 39). Certaines situations, cependant, requièrent une intervention violente, ce que l’A. reconnaît ; mais il risque ici la distinction entre reconnaître la nécessité de la violence dans une situation donnée et la reconnaître comme légitime : « Face à une situation d’injustice dans laquelle les circonstances obligent à choisir entre passivité et violence, la non-violence préconise la deuxième solution […] Cependant, tout en reconnaissant la nécessité d’une telle violence, la non-violence s’abstient de la légitimer » (p. 40). S’ouvre alors une discussion passionnante, sur laquelle il y aura lieu de revenir, sur la légitimité de la désobéissance civile. Celle-ci est accusée par ses détracteurs d’être anti-démocratique. L’A. répond qu’il serait possible de rétorquer que la désobéissance civile est justement légitime parce que nous sommes en démocratie, mais avec une telle réponse on adhèrerait « sans s’en apercevoir au présupposé de la pensée conservatrice, à savoir que nos régimes sont de nature démocratique » (p. 43). Il opte donc pour une autre réponse, plus radicale, selon laquelle la désobéissance civile n’aurait pas à se justifier d’anti-démocratisme dès lors que nos régimes sont des oligarchies dissimulées, plutôt que des démocraties authentiques. Cette affirmation se fonde sur la reprise de deux arguments « classiques dans la tradition libertaire », le premier selon lequel « les États de droit ne sont pas des démocraties mais des oligarchies puisque le pouvoir y est exercé par une infime fraction de la population, composée de professionnels de la politique » (p. 46), et le second selon lequel « un régime démocratique ne saurait exister dans une société structurée par des rapports de domination de classe, de genre et de sexualité. » (p. 47). La seconde partie de l’ouvrage entend dès lors renverser la perspective, et penser la démocratie authentique à partir de la désobéissance civile. Celle-ci, en effet, parce qu’elle refuse l’obéissance de principe à la loi, révèlerait la nature véritable de la démocratie, qui est l’absence de sacralité de la loi : « une société ne peut transformer une loi qu’elle considère illégitime qu’après avoir reconnu qu’elle est l’auteur de cette loi et donc qu’elle peut, si elle veut, la changer » (p. 57). La désobéissance civile, explique l’A. – qui se réfère notamment à Castoriadis, et à la notion d’auto-institution de la société – serait ainsi ce qui révèle à la fois l’autonomie ontologique de la société, et la vraie nature de la démocratie, puisque celle-ci n’est rien d’autre que la prise en charge de celle-là. Toute désobéissance civile, explique l’A., accomplit deux gestes : affirmer l’injustice d’une loi, et prouver « qu’elle n’est pas sacrée ». Or, c’est le second qui est le plus important : « pour saisir sa signification centrale, il faut s’attacher à ce qu’elle prouve en actes (l’autonomie) plus qu’à ce qu’elle promet en parole (la justice). On s’aperçoit alors que cette action est sa propre fin, qu’elle ne sert pas d’autre objectif que le sien […]. Ainsi, la désobéissance civile est moins instrument de justice qu’avènement d’autonomie » (p. 65). L’A. soutient alors que la désobéissance civile des « nouveaux désobéissants », parce qu’elle est essentiellement autonomie, ne se réfère à aucune conception ou principe de légitimité, d’où il conclut que la désobéissance civile est « an-archique », et qu’elle « abandonne tout principe » (p. 73), car « elle ne cherche pas à remplacer l’obéissance aux lois étatiques par un principe alternatif de l’agir mais à briser le logique de l’arkhè qui ramène invariablement les actions humaines à des déterminants architectoniques » (p. 73). Ce refus de la logique de l’arkhè amène l’auteur à s’en prendre aux « droits naturels », en faisant valoir que l’allégation de naturalité n’est que le moyen de dissimuler leur origine politique, et le fait que les droits sont toujours à la disposition de la société. Les droits fondamentaux seraient donc une tentative de rétablir l’arkhè, c’est-à-dire de rendre un commencement et un fondement à la politique démocratique qui se définit au contraire comme absence de fondement, et comme perpétuel recommencement – ce dont témoigne la désobéissance civile. Il s’agirait donc de contester, dit l’A., non les droits fondamentaux en eux-mêmes, mais leur « statut pré-politique » (p. 81), et leur intangibilité. La véritable démocratie est toujours à construire, à recommencer, et à ce titre elle s’inscrit dans l’entre-deux de l’instituant et de l’institué, le premier, d’essence révolutionnaire, « introduisant du désordre dans l’ordonnancement présent », le second, de nature conservatrice, garantissant la stabilité de l’ordre social. La tension est en effet permanente entre les deux, car le bon régime n’existe pas, et la démocratie « est un projet, vers lequel on peut tendre mais qu’on ne peut atteindre » (p. 49). La troisième partie développe une définition de la politique comme « adverse amicalité », ce qui signifie à la fois qu’il n’y a de politique qu’en présence d’amis et d’adversaires, que les uns peuvent devenir les autres, et que « je peux sous un certain rapport être ami avec untel et, sous un autre rapport, être son adversaire » (p. 113) ; cela signifie encore la différence essentielle entre non-violence et pacifisme, le second cherchant à résoudre les conflits quand la première vise à les promouvoir, mais aussi l’opposition à la définition schmittienne du politique comme discrimination de l’ami et de l’ennemi. Enfin, l’A. s’efforce de distinguer sur cette base la « politique non-violente » – expression qui remplace celle de « désobéissance civile » parce qu’elle s’y identifie – du libéralisme politique en tant que celui-ci, dans sa version habermassienne ou rawlsienne, cherche à surmonter les divisions par le consensus autour des droits et libertés fondamentaux qui encadrent l’expression du pluralisme, tandis que la politique non-violente se donne pour but la manifestation des divergences plutôt que leur intégration, et rejette « l’idéal d’une raison universelle apte à réunifier tous les participants à la discussion » (p. 131).

45 L’ouvrage de M. Cervera Marzal est incontestablement stimulant ; ce livre est authentiquement de philosophie politique. Il reste que la tentative d’éviction de la question de la légitimité de la désobéissance civile à laquelle se livre l’auteur mène, nous semble-t-il, à une impasse. L’A. avance deux arguments principaux pour destituer la problématique de la légitimité, l’un ontologique, l’autre politique. Le premier, sans doute le plus important, concerne l’essence de la démocratie. On souscrit sans peine à la philosophie de la démocratie que défend l’A. à travers celle de la désobéissance civile, en la caractérisant à la fois comme absence de fondement transcendant – c’est là la leçon de Castoriadis relatif à l’auto-institution de la société humaine, que la démocratie est seule à prendre en charge sans se la dissimuler –, et comme « dissolution des repères de la certitude [5] » – c’est là l’enseignement de Claude Lefort, montrant qu’avec la disparition de ce fondement et la désintrication corrélative de la loi, du pouvoir et du savoir, la seule légitimité qui soit hors de doute est celle du débat sur le légitime et l’illégitime. Mais de ces prémisses, l’A. tire des conséquences hasardeuses qui fragilisent son entreprise. L’A. passe ainsi de l’idée qu’il ne saurait y avoir de garant ultime au débat, parce que la démocratie n’a pas de fondement transcendant, à l’idée que la désobéissance n’a pas à se référer à des principes, ou des « valeurs », pour se justifier. L’absence de fondement ultime à la démocratie, autrement dit de fondement ou de principe transcendant, ne signifie nullement que la question du fondement ou du principe de l’agir démocratique soit sans objet, et qu’il soit possible de s’en dispenser pour se contenter de « rendre compte » de la désobéissance civile (p. 68). Comme l’indique la citation de Claude Lefort que l’on vient de rappeler, c’est bien la légitimité qui est en débat ; qu’il n’y ait pas de garantie en dernier ressort des prétentions à la légitimité ne signifie pas que les ressortissants de la démocratie, y compris les désobéissants, soient exonérés de l’effort de se référer à un principe de légitimité, fût-ce la valeur de liberté – « le militant non-violent prend pour valeur cardinale la liberté », écrit pourtant l’A., p. 144 – ou celle de l’égalité réelle dont l’A. a aussi expliqué qu’elle est indispensable pour que l’on puisse prétendre à vivre en démocratie, ou encore, justement, l’idée d’une démocratie authentique au nom de laquelle il disqualifie le régime dans lequel nous vivons. Autrement dit, faute de se référer à des principes qui font sens pour les autres, la désobéissance civile tombe effectivement dans le subjectivisme et l’arbitraire (dont l’A. tente de se défendre dans un paragraphe intitulé « Le spectre du relativisme ») où tout peut être déclaré injuste – ou rien, tout aussi bien.

46 L’auteur, on l’a dit, récuse encore à l’aide d’un argument politique la question de la justification de la désobéissance civile : la charge de la preuve de légitimité est à inverser, parce que nos régimes ne sont pas démocratiques. Mais précisément, et l’A. aperçoit le problème, qu’en serait-il de la légitimité de la désobéissance civile, s’ils l’étaient ? L’A. affirme que la désobéissance civile ne disparaîtra jamais ; qu’il y aura dans la démocratie radicale des désobéissants, et que ce seront les conservateurs de demain qui s’opposeront à ce que l’on y conteste la loi ; que « les vrais démocrates, au contraire, auront à cœur de continuer le combat, de pointer l’écart qui persiste entre l’effectivité et le projet, de poursuivre le mouvement de démocratisation de la démocratie » (p. 98). La majorité, certes, peut être injuste ; il reste que, précisément parce qu’il n’y a pas de garant ultime de vérité en démocratie, on ne saurait mieux faire que de s’en remettre à son verdict, sous réserve que la possibilité soit donnée à la minorité de convaincre et de devenir à son tour majorité. Comment alors, dans une démocratie directe, justifier encore la désobéissance à la loi ? Sans doute pourrait-on invoquer l’urgence de remédier à ce que l’on perçoit comme une injustice, mais la désobéissance ne serait-elle pas, alors, un appel pressant au sens de la justice de la majorité dans l’espoir de la convaincre, selon la conception de la désobéissance civile de Rawls que l’A. rejette ? N’y a-t-il pas nécessité que la majorité, finalement, décide, et que la désobéissance s’arrête, sous peine que la loi, au lieu de n’être pas définitive, soit tout simplement impossible, et que le projet d’autonomie collective perde alors son sens ? La réponse de l’A., ici, ne convainc pas, qui se borne à poser que la « vraie » démocratie n’existera jamais pour évacuer la question de la légitimité de la désobéissance civile : « la question de la légitimité de la désobéissance civile perd alors tout son sens puisque la démocratie n’est plus conçue comme le cadre institutionnel que la désobéissance doit respecter mais comme une utopie que la désobéissance tente de faire advenir sans jamais pleinement y parvenir, comme un horizon qui s’éloigne à mesure qu’on s’en approche » (p. 49).

47 La dévalorisation de l’État de droit, qui, en Occident, n’est qu’une « oligarchie », pose également problème. On admet sans peine que les droits fondamentaux ne sont pas des droits « naturels », mais le produit d’une déclaration résultant elle-même d’un processus politique, de conflit, de discussion et de compromis – même si l’on ne voit pas exactement quelle est la pertinence philosophique de cette critique, la cause du jusnaturalisme étant entendue au moins depuis Jean-Jacques Rousseau qui donnait congé à l’idée de droits attachés à une nature humaine originelle parce qu’il la pensait précisément comme perfectibilité. On comprend moins encore l’objectif pratique que poursuit cette insistance : que gagne-t-on à affirmer que les droits fondamentaux, au contenu desquels on se dit par ailleurs attaché, ne sont nullement intangibles ? S’il s’agit de dire que les droits ne sont que ce que l’on veut qu’ils soient, la chose est entendue, et évidente ; s’il s’agit de dire que les droits fondamentaux sont l’objet de controverses qui doivent demeurer ouvertes, et que la proposition inverse procède d’une philosophie libérale censée évincer le conflit, à la façon de celle de Rawls qui assigne à la société libérale la tâche de décider « une fois pour toutes » du contenu des droits et libertés (p. 130), on sera plus réservé. On peut dire d’abord que les droits fondamentaux, dans les sociétés occidentales, sont l’objet d’un large consensus plutôt qu’ils ne suscitent de controverses quant à leur contenu. À ce titre, et c’est là le plus important, ils ouvrent justement la possibilité de conflits, et de revendications de droits nouveaux, comme l’avait souligné Claude Lefort [6], plutôt qu’ils n’évincent le dissensus de la sphère politique ; ils constituent précisément un principe de légitimation de la désobéissance civile, puisqu’ils sont une instance de recours, devant les tribunaux sans doute, mais surtout devant l’opinion. La force morale d’une action de désobéissance civile est fonction de la capacité à invoquer un tel fonde­ment – que ces droits ne dérivent d’aucune source transcendante mais de luttes passées ne leur ôte aucunement leur efficacité symbolique. L’État de droit ainsi méprisé s’avère peut-être l’une des conditions de possibilité les plus essentielles de la conquête démocratique.

48 Enfin, la critique du libéralisme politique ne convainc pas. La philosophie non-violente, écrit l’A., « reconnaît le caractère indépassable des divisions sociales » et pour elle, « le politique n’a pas vocation à résorber ces divisions dans la recherche d’un compromis raisonnable ou d’un consensus par recoupement » (p. 131). Pourtant, quand bien même les droits fondamentaux eux-mêmes devraient être objet de disputes, ces apôtres du conflit irréconciliable que sont les désobéissants ne reconnaissent-ils pas pour valeurs cardinales la liberté et l’égalité qui, si elles sont certes susceptibles de bien des interprétations partiellement incompatibles, sont bel et bien la grammaire élémentaire de la démocratie, sur laquelle se retrouvent tous les protagonistes de la lutte politique qui se réclament d’elle ? Ces « valeurs » et l’idée démocratique qu’elles soutiennent, à défaut d’un corpus de droits précisément déterminés, ou d’un compromis raisonnable, ne constituent-t-elles pas la limite ultime du conflit ? Et si l’on veut la repousser encore, les adeptes de la non-violence qui entendent reconnaître le conflit de jure et non pas seulement de facto (p. 131) ne souscrivent-ils pas au principe selon lequel la seule légitimité qui soit hors de doute est celle du « débat sur le légitime et l’illégitime » [7] ? Ce point d’accord fondamental sur la légitimité du désaccord ne les met-il pas dans le même camp que tous ceux qui l’admettent avec eux, et qui sont les adeptes de la démocratie – qu’elle soit directe ou représentative, puisqu’aussi bien la première que la seconde ne sont que de très faibles approximations de l’idée démocratique, impossible à jamais réaliser pour l’A. – sans doute à cet égard platonicien malgré lui ? Si cela est, alors la « philosophie non-violente » est moins éloignée qu’elle ne le croit du libéralisme politique. Ces difficultés que pose à notre sens l’entreprise de l’A. touchent à des questions essentielles ; c’est dire son très grand intérêt.

49 Didier Mineur

2.2 Michaël Fœssel et Louis Lourme, Cosmopolitisme et Démocratie, Paris, Puf, coll. « La vie des idées », 2016, 103 p.

50 Ce bref ouvrage rassemble des contributions autour du cosmopolitisme, thème qui est redevenu important dans la pensée politique contemporaine depuis quelque vingt-cinq ans. Il entend à la fois éclairer la notion et examiner sa pertinence aujourd’hui, dans le contexte paradoxal que nous connaissons. Car si la mondialisation, l’émergence d’organisations politiques supra-étatiques et la transnationalisation des problématiques environnementales, sociales et sécuritaires obligent à envisager une citoyenneté mondiale, la tendance la plus récente s’oriente au contraire vers un repli derrière les frontières. Ces circonstances justifient pleinement le propos de l’ouvrage.

51 Bien que composé de quatre textes seulement [8] – de Jean-Marc Ferry, Étienne Balibar, Louis Lourme et Michaël Fœssel – il présente une diversité d’approches qui permet à la fois de souligner une intéressante convergence autour de la notion de cosmopolitisme, et d’interroger l’unité de cette notion et sa possible équivocité. M. Fœssel et L. Lourme, les deux coordonnateurs de ce recueil, illustrent d’ailleurs eux-mêmes cette rencontre et les questions qu’elle soulève puisqu’ils avaient auparavant abordé les enjeux philosophiques du cosmopolitisme à partir d’une inspiration kantienne pour le premier [9], et des travaux de penseurs libéraux anglo-saxons pour le second [10]. Si le thème est commun, les contributions appartiennent globalement à deux champs de réflexion distincts. Les textes de J.-M. Ferry et d’Étienne Balibar tâchent en effet d’examiner quel modèle politique convient le mieux à l’Union européenne – seul le premier traite d’ailleurs explicitement du cosmopolitisme – tandis que les essais de L. Lourme et de M. Fœssel prennent, eux, directement le projet cosmopolitique pour objet. Eu égard à la question européenne, J.-M. Ferry reprend et prolonge des analyses développées dans d’autres ouvrages (Europe. La voie kantienne, 2005 ; La République crépusculaire, 2010). Cherchant le véritable « principe politique » de l’Europe, il écarte l’interprétation fédéraliste en raison du caractère horizontal de l’intégration européenne, et lui préfère ce qu’il présente comme son alternative : le cosmopolitisme processuel. Inspiré de Kant, l’usage du paradigme cosmopolitique se justifie par l’existence de trois niveaux juridiques : le droit public interne, le droit international, complétés par un droit des étrangers, cosmopolitique, donc, qui est un droit à la fois des peuples et des individus, hors de leurs frontières nationales. Au-delà du choix du modèle herméneutique, l’auteur dégage les conditions d’une reconstruction de l’Europe d’après les crises. C’est avec le même souci de réagir à la crise actuelle, mais sans recourir au modèle cosmopolitique, qu’É. Balibar entend analyser l’évolution récente de l’Union. Il y perçoit une dangereuse régression du fédéralisme auquel elle était parvenue et un processus de « dé-démocratisation » (concept emprunté à W. Brown). On notera que malgré la gravité de la situation politique européenne, É. Balibar ne voit aucune solution dans le retour au sein des États, devenus irréversiblement interdépendants. Mais, s’opposant en cela à J. Habermas, seul une mobilisation populaire – soutenue par un « bon » populisme – serait à même de refédéraliser et redémocratiser l’Europe. Au-delà du cas de l’Europe, le cosmopolitisme a aussi et surtout une perspective mondiale. L. Lourme, dont les travaux en la matière sont déjà conséquents, expose utilement quelques-uns des embarras des théories contemporaines du cosmopolitisme, tout en suggérant des voies pour les surmonter : en tant que projet de justice globale, le cosmopolitisme peut-il éviter de prédéterminer substantiellement son objet, à rebours de son esprit même ? S’agit-il de reconnaître les mêmes devoirs envers les étrangers qu’envers ses concitoyens ? L’auteur montre de manière convaincante que c’est le fait objectif de l’injustice globale et la part de responsabilité qui incombe à chacun qui obligent au cosmopolitisme, dont il esquisse ici la manière dont il devrait s’institutionnaliser. La contribution de M. Fœssel, enfin, apporte des éclairages bienvenus sur cette notion de cosmopolitisme, que d’aucuns confondent avec la mondialisation ou qui est parfois invoquée pour justifier des guerres (au nom des droits humains). Les analyses menées conduisent à distinguer ce que le cosmopolitisme établit (le droit) et ce qu’il rend seulement possible (la paix).

52 Ces approches donnent un aperçu consistant de la question cosmopolitique aujourd’hui. Elles soulignent en revanche une possible discontinuité – voire un malentendu ? – entre la problématique européenne et la perspective cosmopolitique. En appliquant ce modèle à l’Union européenne tout en reconnaissant « un principe de fermeture clair » (p. 19), J.-M. Ferry pointe certainement une difficulté qui attend de futurs développements.

53 Philippe Crignon

2.3 Florent Guénard, La Démocratie universelle, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2016, 362 p.

54 Il ne manque assurément pas de théories de la démocratie et tout semble avoir été dit à son sujet, que l’on pourrait estimer surinvesti par la philosophie, la science politique et les sciences sociales. Aussi l’originalité de la démarche de Florent Guénard est à souligner : elle consiste à réaliser un pas de côté et à focaliser son attention sur la manière dont la démocratie se pense avec ou à travers sa propre universalisation. En d’autres termes, il s’agit moins pour l’auteur d’étudier la démocratie (en tant que régime, idéal ou ethos) que la démocratisation, moins la nature d’une constitution que son statut de modèle revendiqué, son mouvement d’expansion ou ses effets de contagion. Il convient donc de saluer la fraîcheur de l’approche et, disons-le, la lumière renouvelée qu’elle jette sur un objet que l’on croit trop bien connaître car, bien entendu, ce vaste parcours finit tout de même par réinterroger ce que la démocratie possède en propre.

55 L’ouvrage a pour projet de surmonter les embarras dans lesquels se sont retrouvées les democratization studies, courant théorique américain qui est né dans les années 1980 et dont les contradictions internes ont conduit à son effacement depuis dix ans. Florent Guénard retrace d’ailleurs les ressorts et l’évolution de ce champ de recherche – dont Francis Fukuyama et Samuel Huntington sont les représentants les plus connus en France, mais non les seuls – qui a tâché de justifier la promotion de la démocratie partout dans le monde, d’abord en adhérant avec la foi du croyant à une fin de l’histoire (une force externe à la démocratie), ensuite en admettant l’attractivité universelle et inconditionnelle de la démocratie libérale, seule à même de satisfaire le désir naturel de reconnaissance. La collusion entre une discipline académique et le néoconservatisme américain est d’ailleurs bien mis en lumière. Mais les résistances de plus en plus nombreuses et marquées à la démocratisation dans plusieurs régions du monde, comme l’absence de justification claire de ses présupposés ne permettent ni un tel optimisme, ni une telle naïveté. C’est donc à rouvrir le chantier de la diffusion possible ou souhaitable de la démocratie que s’attelle l’auteur. À cet égard, les democratization studies apparaissent moins comme le cadre de réflexion au sein duquel entend s’inscrire l’auteur que comme un symptôme historique qui a lui-même besoin d’être remis en perspective. On est impressionné par l’ample parcours que propose ensuite F. Guénard pour rendre cette question intelligible, la faire apparaître comme une question à part entière, qui se construit au fil du temps et qui dégage finalement les conditions de possibilité d’une réponse à la fois convaincante et complète. Il y mêle une connaissance magistrale de l’histoire des idées politiques et un sens du jugement qui lui permet de ne pas verser dans la galerie de portraits. Les auteurs retenus pour cette étude sont d’ailleurs finement choisis et le fait que la sélection n’ait rien d’exhaustif (parmi d’autres, les Levellers, Locke, Spinoza, Sieyès, Babeuf, Marx, Dewey, Arendt sont absents) est heureux puisque le propos est de construire un problème et d’élaborer les conditions de sa résolution à partir des ressources de l’histoire, non d’en faire un simple récit. Ce cheminement permet de corriger doublement la lecture traditionnelle que l’on fait de l’histoire des idées démocratiques.

56 La première correction consiste à mettre en évidence le fait que la réflexion sur la démocratie s’est historiquement toujours articulée à un questionnement sur sa capacité ou son incapacité à inspirer d’autres peuples, à servir de modèle ou à se généraliser dans de nouveaux contextes. L’occultation de cette problématique est récente, dit l’auteur ; elle correspond au moment où une définition minimale de la démocratie, dans le sillage de Schumpeter, la rend vaine. Réduite à l’institutionnalisation de l’élection des dirigeants, la possibilité (et souvent la légitimité) de son application universelle devient une évidence. Une partie du présent travail consiste donc à reproblématiser le lien existant entre une conception de la démocratie et son éventuel statut de modèle. La seconde correction porte sur le fait que la démocratie a finalement rarement été conçue comme exportable sans difficulté, qu’il s’agisse de lui donner des conditions culturelles (des mœurs) ou de relativiser son caractère de meilleur régime absolument parlant. La typologie des modes de démocratisation envisagés et de leurs justifications, qui se dégagent du trajet historique qui forme l’essentiel de l’ouvrage, conduit en retour à historiciser le problème autour d’un moment-clé, celui de la Révolution française, qui marque l’émergence de conceptions fortes de l’expansion démocratique. De ce point de vue, les democratization studies se révèlent finalement être un épisode aporétique qui arrive au bout d’une histoire qu’elles ignorent en grande partie mais qui les éclaire.

57 Le point de départ des analyses historiques se situe, bien entendu, dans la démocratie grecque, non pas parce qu’elle serait le berceau de la démocratie – ce qui est lourd de présupposés sur la nature de la démocratie, sur la dimension originelle ou originale du régime athénien et sur l’histoire en général – mais parce que Platon formule pour la première fois le paradoxe de la démocratisation et invente, en quelque sorte, cette question. Ce paradoxe tient à ce que, quoiqu’elle se réclame d’une certaine politeia (elle se range ou est rangée à côté d’autres régimes, aristocratique, timocratique, monarchique et tyrannique), la démocratie n’en est pas réellement une, mais plutôt un « grand marché » aux constitutions et, dans le même temps, possède une force d’attrait pour cette raison même. Tout le monde peut vivre comme il le désire au sein d’une démocratie, justement parce qu’elle est le régime où le désir est roi. Elle est à la fois informe et séduisante, un antimodèle qui réussit. Comment peut-on à rebours de Platon considérer la démocratie comme un modèle et, par conséquent, envisager sa transposition à d’autres circonstances ? F. Guénard distingue d’abord trois réponses typiques et successives. Il les qualifiera de « faibles » parce qu’elles ne parviennent pas à justifier comment la démocratie pourrait être exportée sans limite. On peut en effet estimer que la démocratie est un gouvernement exemplaire, mais que la singularité des situations historiques ne permet pas de l’établir indistinctement partout (Machiavel). Ou bien qu’elle forme un modèle de gouvernement parmi d’autres modèles possibles et tout aussi légitimes, car chaque situation culturelle et économique est singulière et appelle un régime plutôt qu’un autre (Aristote et Montesquieu). Ou enfin qu’elle s’impose rationnellement comme le seul régime légitime, en vertu du théorème de la souveraineté populaire, sans pouvoir dans les faits être établie ailleurs que là où le goût de la liberté est inscrit dans les cœurs, une telle condition rendant sa généralisation indiscriminée impossible ou dangereuse (Rousseau). Aucune de ces propositions n’envisage donc que l’on puisse reproduire le régime démocratique sans condition. La contingence historique résiste à sa diffusion universelle. Tel est l’état de la question avant l’épisode révolutionnaire, qui a tout bouleversé. D’abord parce que la démocratie est désormais conçue à partir du gouvernement représentatif – au prix, on le sait, d’une considérable refonte conceptuelle [11]. Ensuite parce qu’en elle va s’exprimer la rencontre de la philosophie et de l’histoire (« la Révolution est la philosophie réalisée », comme le dit justement l’auteur, p. 173). Tout le xix esiècle se développera sur cette conjonction révolutionnaire lorsqu’il s’agira de penser la puissance d’expansion de la démocratie. C’est du moins avec confiance que Tocqueville et Mill envisagent son universalisation, le premier à partir d’un diagnostic sur le cours irrésistible de l’histoire, le second en s’appuyant sur les forces éducatrices du gouvernement représentatif. F. Guénard rappelle opportunément que ces libéraux ont été favorables au colonialisme, que leurs réserves à l’égard des politiques impérialistes étaient mineures et circonstancielles et que l’idéologie du progrès de la civilisation légitimait, à leurs yeux, la mise sous tutelle au moins provisoire des peuples extra-européens. Les présupposés et les contradictions propres à cette position sont intenables en vérité : elle repose sur une conception occidentalo-centrée de la démocratie, une anthropologie ethnocentriste tout comme elle peine à expliquer comment l’autonomie pourrait se développer par l’hétéronomie (p. 239 et 248).

58 S’ouvre alors la dernière séquence, celle où la confiance dans le désir universel des hommes d’adopter le modèle de la démocratie libérale s’étiole devant les résistances hors de l’Occident et face à la montée en puissance des forces anti-démocratiques en Europe dans l’entre-deux-guerres. C’est à ce moment que la démocratie a reçu sa formule la plus modeste, minimale en vérité, réduite à la sélection des gouvernants (Schumpeter, Hayek) ; pareil minimalisme a pu donner le change et maintenir artificiellement vivace la croyance en l’universalisation possible d’un régime institutionnel. Les réponses apportées par le libéralisme classique d’une part, et par le libéralisme autrichien d’autre part, sont considérées comme « fortes » car elles justifient toutes deux une démocratisation sans limites. Mais elles le font au prix d’une double réduction, celle de la démocratie entendue exclusivement comme régime représentatif, lui-même appauvri en régime électoral, et celle des cultures non occidentales qui seraient nécessairement avides d’appliquer un régime politique supposé exemplaire et émancipateur. Au terme de la réflexion historique, les deux séries de réponses se révèlent symétriques et insuffisantes. Les premières (« faibles »), qui insistent sur le lien étroit entre institutions et mœurs, sont modestes quant à la possibilité de généraliser la démocratie. Les secondes (« fortes »), qui, indûment, naturalisent d’une certaine manière la vocation démocratique, sont au contraire portées à la voir fructifier sous toutes les latitudes.

59 Pour l’auteur, cette double impasse dessine en creux ce qui est possible aujourd’hui : un universalisme démocratique qui ne soit pas de surplomb, mais horizontalement différencié, particularisé et faisant justice à la pluralité culturelle. Le passage d’une lecture historique à des propositions politiques est évidemment attendu et il est le plus délicat : peut-on penser la démocratisation sans paternalisme occidentalo-centré, sans « faire modèle » ? F. Guénard s’appuie utilement sur les travaux d’A. Appadurai, relativement aux emprunts culturels caractéristiques de la mondialisation, afin de penser la réappropriation toujours possible de la démocratie. Une telle optique a un double intérêt. D’abord parce qu’elle ne pense le transfert de la pratique démocratique qu’à partir de sa saisie spécifique par un peuple, une nation, un groupe. On pourrait parler d’une « indigénisation » de la démocratie pour poursuivre le rapprochement. Ensuite parce qu’elle ne dépend plus d’une surdétermination de la démocratie, laquelle relève de ce qu’Appadurai nomme les « idéo­scapes », à savoir des constellations mobiles d’idéologies ou d’éléments idéologiques.

60 On aurait peut-être aimé que l’auteur développe davantage ces suggestions et précise un peu plus les contours de cette démocratie qui circule ainsi sans jamais se ressembler tout à fait dans les lieux où elle s’implante. Comment éviter qu’elle ne se dilue dans autant de traductions ? Comment conjurer le risque nominaliste qui ferait que la démocratie ne serait plus qu’un nom dont on se réclamerait, avec toute la difficulté qu’il y aurait à distinguer entre les réappropriations et les falsifications démocratiques, les unes comme les autres pouvant trouver dans la culture leur ressort ? Le Kazakhstan se réclame, dans sa nouvelle Constitution (2007), de la démocratie tout en étant rangé par les organismes internationaux (Freedom House ou Amnesty International – on pourrait d’ailleurs interroger la possibilité de « mesurer » la démocratie dans le monde) parmi les régimes où les libertés sont les moins reconnues. L’auteur reconnaît la difficulté et reconduit la démocratie à des conditions déterminées (la liberté et l’égalité, p. 335, 339 et 340) mais on comprend qu’elles devraient elles-mêmes recevoir leur signification des peuples. C’est évidemment la seule solution logique possible si l’on tient à écarter un étalon universel – en particulier libéral et individualiste – de la liberté comme de l’égalité (ce qui inclut aussi les luttes menées en leur nom), mais elle n’écarte pas tout à fait le danger d’une politique du relativisme, où la démocratie deviendrait un instrument de légitimation de structures sociales ou culturelles discutables. F. Guénard signe à l’évidence un ouvrage d’une extrême richesse et d’une grande originalité. La méthode comme les analyses d’auteurs sont irréprochables et permettent non seulement de poser le problème de la démocratisation sans ingénuité, mais aussi d’esquisser les conditions épineuses de sa résolution.

61 Philippe Crignon

2.4 Myriam Revault d’Allonnes, Le Miroir et la Scène. Ce que peut la représentation politique, Paris, Seuil, 2016, 208 p.

62 Ce nouvel ouvrage consacré à la représentation politique entend à la fois éclairer d’un jour nouveau la crise de la représentation et découvrir de nouvelles formes de représentation afin de la résoudre. Cinq chapitres composent l’ouvrage. Le premier, qui est sans doute le plus intéressant, rapporte les ambiguïtés de la représentation, depuis toujours écartelée entre reproduction d’une réalité antécédente et invention de nouveauté, à une tension interne à la notion grecque de mimesis, qui oppose « un paradigme pictural auquel se réfère Platon », selon lequel elle est l’imitation, nécessairement imparfaite, d’un modèle idéal, et « un paradigme théâtral que privilégie Aristote » qui en fait une poiesis, production d’une réalité nouvelle à partir d’objets préexistants. Cette tension interne à la mimesis traverse la représentation, selon l’.A, et permettrait de rendre compte de la crise de la représentation comme d’une illusion : alors que la représentation politique est de nature performative, et participe de la poiesis, il lui est demandé de ressembler à ce qu’elle représente. La crise de la représentation serait donc, à suivre l’A., un malentendu sur sa véritable nature : « cette déploration, si justifiée soit-elle, fait fond sur le constat d’une non-coïncidence, d’un reflet infidèle : les citoyens ne se reconnaissent plus dans la figure et l’action de leurs dirigeants. Ils ne s’identifient plus à leurs représentants, comme si ce processus était avant tout soumis au critère de la ressemblance » (p. 42). Certes, l’ambivalence de la représentation, la pluralité de ses formes – représentation-miroir, représentation-mandat, représentation-reconnaissance – est bien connue, et a été thématisée notamment par Hannah Pitkin dans son ouvrage séminal sur la représentation ; il reste que la penser au prisme des tensions de la mimesis grecque permet de leur trouver une cohérence qui n’apparaît pas toujours dans l’ouvrage de Pitkin. On voit bien d’ailleurs comment cette tension entre les deux régimes de la mimesis s’illustre tout au long de l’histoire des théories de la représentation : de la représentation créatrice de ce qu’elle représente chez Hobbes à la représentation absolue de Schmitt, et des anti-fédéralistes américains aux plaidoyers en faveur de la représentation proportionnelle de la fin du xix esiècle, ou encore à la théorie kelsénienne du parlementarisme, on peut repérer sans peine ce qui procède d’une conception performative de la représentation, et ce qui lui oppose une conception réitérative, sous des figures cependant chaque fois renouvelées qu’il vaudrait la peine de reconstituer précisément. Les trois chapitres qui suivent retrouvent des sentiers davantage fréquentés. Un parcours est ainsi proposé, de la dislocation du théologico-politique au Moyen Âge à la réinvention de la communauté politique désormais défaite de son ancrage en nature par le représentant hobbesien et à la volonté générale de Rousseau qui cherche à lui rendre une identité substantielle. Le chapitre consacré au théologico-politique prend pour guide la fameuse thèse d’Ernst Kantorowicz, dont on obtient ainsi un résumé efficace et concis. Trois temps se distinguent selon l’historien de Princeton. Le premier est celui de la royauté christocentrique, où le roi est l’image du Christ, personne géminée comme l’homme-Dieu. Le second temps, celui de la royauté juridico-centrique, fait du roi le représentant de Dieu en tant qu’il dit le droit et la justice : le roi n’est plus ici qu’un médiateur entre Cité céleste et cité terrestre. « D’où l’argument décisif, écrit l’A., « cessant d’être pécheur, l’État terrestre acquiert, à côté du salut spirituel de l’Église lié à la grâce », son propre pouvoir de salut fondé sur la justice. […] La raison d’État n’abolit pas le droit divin, elle le rejoint » (p. 53). La dernière étape est franchie lorsque le corps politique en vient à être pensé comme corps mystique, dont le roi est la tête. Le résumé de l’ouvrage classique de Kantorowicz, qui se poursuit avec l’évocation de l’analyse faite par celui-ci de trois scènes du Richard II de Shakespeare, doit permettre de prendre la mesure de la rupture de la modernité, et du pouvoir démocratique, par rapport à ces doctrines incarnatives. Le chapitre suivant thématise cette rupture, sans surprise, à travers le modèle hobbesien de représentation. Comme on sait, le « corps » politique chez Hobbes est un artefact, de sorte que « la théorie hobbesienne de la représentation/autorisation vient donc résoudre le problème posé à la modernité politique par la perte irrémédiable de l’ancrage en nature de la communauté politique » (p. 90) ; l’A. affirme aussi, et ceci est plus novateur, que « la fiction hobbesienne renouvelle la mimesis aristotélicienne investie par le paradigme théâtral » (p. 85). La pensée politique de Rousseau est en charge de rendre l’immédiateté de la présence à soi à une communauté politique désubstantialisée, déprise de son fondement naturel. Là encore, on ne peut que souscrire à l’idée que « ni l’instantanéité de l’acte fondateur ni la durabilité qu’il est censé produire (son énergie perdurante destinée à assurer la continuité du corps collectif) ne passent par la médiation de la relation représentative » (p. 99). L’idée que « Rousseau retrouve la vision platonicienne de la mimesis, précisément en ce qu’il poursuit la plénitude de la présence à soi de la communauté, qu’il oppose à la représentation perçue comme simulacre » (p. 116) est plus originale, et on regrette qu’elle soit laissée en suspens. Le cinquième chapitre se consacre aux rapports ambivalents que la démocratie entretient avec la représentation, et tout en intégrant les analyses de B. Manin, il rend raison de cette tension par le double patronage tutélaire de Hobbes et de Rousseau : « ce rapport en chiasme entre le penseur de la représentation et celui en qui l’on voit la source incontournable de la souveraineté inaliénable du peuple est l’indice révélateur d’une double généalogie : penser la représentation, ce n’est pas nécessairement penser la démocratie » (p. 134). La question que la démocratie adresse à la représentation est donc celle-ci : « peut-il y avoir, dans les conditions d’une société démocratique, “figuration” de la communauté sous les espèces de la représentation ? » (p. 134). C’est en quelque sorte pour y répondre, et pour combler les « multiples écarts constitutifs » de la société démocratique, que le dernier chapitre propose de déplacer l’opération de représentation et de la penser comme réflexive : « il ne s’agit pas seulement d’être représentés (par délégation de pouvoir ou par mandat) par des représentants mais de se représenter comme sujets politiques, de se vivre comme citoyens à travers l’opération représentative » (p. 154). L’A. noue cette problématique de la représentation réflexive à celle de la reconnaissance, qui est l’enjeu de la représentation de soi par soi ; la représentation y retrouve pleinement sa dimension performative, puisqu’elle est pensée comme un acte, plutôt que de reconduire « aux illusions et aux impasses de l’identité substantielle » (p. 177). Cette perspective intrigante est laissée en suspens au terme de l’ouvrage ; la conclusion, intitulée « La scène des capacités », reprend le fil tendu et explique que la représentation réflexive est narration de soi. Selon l’A., il n’y a ici nulle contradiction entre récit de soi et découverte d’une appartenance collective : « le récit fait sens en tant qu’il s’inscrit dans un tissu d’expériences partagées et l’identité narrative s’applique aux communautés autant qu’aux individus » (p. 190). Ainsi est-ce l’exposition des « positions subjectives des individus, leurs affects, leurs sentiments, leurs penchants et leurs pratiques » qui doit résoudre le déficit de représentation, parce qu’il répond à sa vraie nature, une « difficulté de la puissance d’agir » (p. 192).

63 Au terme de ce livre, même s’il apprécie l’élégance et la concision de l’écriture, le lecteur ne peut se défendre d’un sentiment de déjà-vu. Cette impression s’installe dès la lecture de la quatrième de couverture, qui promet une « surprise » au « terme de l’exploration », selon laquelle « les troubles de la représentation politique sont liés à la nature même de notre être en commun », de sorte qu’il serait erroné de voir dans cette expérience propre à la Modernité un signe de crise de la représentation, alors qu’elle lui est consubstantielle. Ladite révélation est en fait livrée au lecteur dès les premières pages de l’introduction : « l’être-ensemble ne s’exerce et ne se donne à voir que dans la non-coïncidence à soi » (p. 15). La thèse selon laquelle la crise de la représentation est liée à la perte de substance de la communauté politique propre à la Modernité, de sorte que la société moderne n’accède à elle-même que sur le mode de la non-coïncidence à soi, a pourtant déjà été formulée ailleurs [12]. De même, il a également déjà été montré que la représentation moderne prend la place de l’incarnation ancienne [13]. La nouveauté promise par l’ouvrage de Myriam Revault d’Allonnes ne réside donc pas dans sa thèse générale, mais dans le concept de mimesis dont la tension interne éclaire utilement la complexité des attentes adressées à la représentation. C’est pourquoi on aurait aimé qu’il en soit fait un plus grand usage. Le fil directeur que constitue la problématique de la mimesis semble parfois se perdre dans le parcours proposé, du théologico-politique à la volonté générale de Rousseau en passant par la représentation hobbesienne, et il n’est pas explicitement articulé à la thèse générale sur la Modernité, reprise à d’autres travaux, qu’énonce l’introduction. Le tenir plus fermement aurait à la fois assuré l’originalité de l’ouvrage, et permis de clarifier le lien entre désincorporation et « crise de la représentation », qui manque de netteté : est-ce, comme semblait le suggérer le premier chapitre, la mécompréhension de la vraie nature performative de la représentation et l’exigence vouée à l’échec de ressemblance entre représentants et représentés qui sont responsables de la « crise de la représentation », ou bien, tout au contraire, comme le laissent entendre certains passages des troisième et quatrième chapitre, est-ce justement le caractère performatif de la représentation politique moderne – assumé par le représentant de Hobbes – qui produit la crise de la représentation en tant qu’il l’éloigne de toute obligation de ressemblance vis-à-vis de la société ? De même, l’approfondissement de la problématique de la mimesis aurait permis d’expliciter la rupture induite par la Modernité, et les prodromes de la crise de l’être-ensemble qui l’affecte : dès lors que la représentation hobbesienne procède du régime performatif propre au modèle théâtral dont l’auteur a trouvé l’origine chez Aristote, faut-il comprendre que l’ancienne doctrine de l’incarnation participait quant à elle du modèle de la mimesis « picturale » de Platon ? Ou bien, puisqu’il s’agissait, dans cette doctrine, d’intensifier une présence, faut-il plutôt comprendre que l’on assiste, avec le passage de l’incarnation à la représentation, à la substitution d’un type de poiesis à un autre ? Si cette hypothèse est la bonne, cela signifie-t-il que les fondements de la « crise de la représentation » se trouvaient déjà dans l’incarnation ancienne ? Les perspectives de dépassement de la crise de la représentation du côté de la narration de soi, censées ouvrir un renouvellement de l’être en commun, qui reprennent les propositions du Parlement des invisibles de Pierre Rosanvallon, sont elles aussi insuffisamment explicitées : rien n’est dit de la mise en œuvre institutionnelle de cette représentation réflexive, ni de la manière dont les récits de soi doivent produire de l’identité collective : la représentation de soi par soi n’a plus rien de la logique agrégative qui permet de donner figure à la diversité, elle paraît dès lors rompre avec la vocation de la représentation à produire de l’un à partir du multiple ; la place qui doit être faite à cette représentation réflexive est également incertaine, à côté, ou en lieu et place de la représentation traditionnelle. La relecture des tensions de la représentation au prisme de celle de la mimesis, et l’idée d’une représentation de soi par soi constituaient des perspectives possiblement innovantes sur la représentation. Il est dommage qu’elles se soient perdues au milieu d’une vaste synthèse des travaux classiques ou récents consacrés à la représentation.

64 Didier Mineur

3. Philosophie morale et juridique

3.1 Justine Lacroix, Jean-Yves Pranchère, Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Paris, Seuil, 2016, 352 p.

65 La prolifération des procès en « droits-de-l’hommisme » depuis le début des années 1990 sur la quasi-totalité de l’échiquier politique, de M. Le Pen à J.-P. Chevènement en passant par N. Sarkozy, appelait une clarification historique et théorique de ses soubassements. C’est chose faite avec la synthèse proposée par Jean-Yves Pranchère et Justine Lacroix. Plus qu’une simple clarification des débats contemporains, l’ouvrage vise à offrir « une cartographie intellectuelle des critiques adressées aux droits de l’homme depuis 1789 » pour « éclairer le sens de nos perplexités présentes » et ouvrir la voie à une compréhension renouvelée des droits de l’homme. La défense théorique des droits de l’homme s’associe donc ici à l’enquête généalogique sur ses adversaires, dont les auteurs espèrent qu’elle permettra à la fois de les situer et d’instruire leurs partisans des écueils qu’ils doivent éviter. À côté de la tendance anti-moderne, relativement marginale et hétérogène, les A. distinguent au premier chapitre principalement deux mouvances qui contribuent à alimenter un scepticisme croissant vis-à-vis de l’usage politique des droits de l’homme. Pour le premier courant de pensée, qui oscille entre républicanisme tronqué et communautarisme, les « droits de l’individu » contemporains auraient perdu la dimension collective qui était la leur lors des Révolutions américaine et française. Parler le langage des droits reviendrait à placer d’emblée tout désir et revendication sous la protection d’un droit atomisant. « À force de mettre en avant l’individu, ses intérêts et ses droits, notre “idéologie des droits de l’homme” ne viserait qu’à protéger ce seul individu contre les empiètements du collectif : l’invocation des droits de l’homme nous ferait perdre de vue le sens du bien commun et l’importance de la participation civique », explique J. Lacroix (Interview, Télérama, 29/04/2016). Pour le second courant, proche de la gauche radicale, on aurait substitué au projet social d’émancipation radicale des révolutionnaires d’antan la sacralisation des garde-fous libéraux et antidémocratiques, caractéristiques de ce que Marx appelait la « fausse conscience » d’une société bourgeoise dont le langage progressiste n’aurait plus d’autre fonction que d’y masquer les rapports de domination qui la structurent, sur le plan intérieur (montée des inégalités) comme extérieur (actions humanitaires et guerres justes).

66 Si les idéaux qui se dégagent négativement de ces deux types de critique se distinguent clairement, on y retrouve néanmoins certains schémas d’opposition récurrents : l’égoïsme libéral contre l’intérêt général, la figure passive du titulaire de droits contre l’exaltation citoyenne du sujet politique, et, enfin, l’empire auto-proclamé du droit contre le pouvoir démocratique. Comme le rappellent les A., tous les pourfendeurs du droit-de-l’hommisme invoquent d’une façon ou d’une autre la légitimité de la démocratie comme contre-point au règne absolu des droits de l’homme, parfois fondée sur une opposition formelle entre l’articulation originelle des droits de 1789 à la souveraineté populaire et le caractère anti-politique des nouveaux « droits humains ». Cette première cartographie contemporaine se redouble d’une seconde, diachronique. Là encore, les A. parviennent à établir une cartographie convaincante des sept auteurs étudiés, Edmund Burke, Joseph de Maistre, Louis de Bonald, Jeremy Bentham, Karl Marx, Auguste Comte et Carl Schmitt. En ses deux extrémités, on trouve d’un côté la critique réactionnaire (Bonald et Maistre), qui se caractérise par un refus de tout relâchement des liens du théologique et du politique et s’oppose radicalement à tout projet démocrate ou libéral fondé sur la négation du « droit divin », et de l’autre, le projet révolutionnaire d’une démocratie totale (Marx), qui se distingue des autres critiques par son refus de « sacraliser le droit de propriété ». Les deux autres types de critique prennent plus spécifiquement pour cible l’absolutisme des droits : absolutisme aveugle aux droits des particularités héritées comme aux limites naturelles du pouvoir dans la critique conservatrice de Burke, absolutisme aveugle au primat de la loi sur les droits comme aux nécessités de l’avenir pour les progressistes libéraux (Bentham) et sociaux (Comte). La cinquième critique, schmitienne, ne semble se rapprocher a priori d’aucune autre, puisqu’elle repose sur la « notion de politique » comme distinction de l’ami et de l’ennemi contre les faux-semblants de « l’État de droit bourgeois » sans pour autant chercher l’émancipation sociale. Mais, il s’agirait essentiellement, à en croire les A., d’une résurgence paradoxale (car démocratique) et équivoque du concept anti-moderne et théologico-politique de politique. De ces voix discordantes, qui reprochent tour à tour aux droits de l’homme d’être trop et trop peu démocratiques, trop et trop peu libéraux, émergent un certain nombre de topoï : (1) l’impossibilité historique et logique d’un état de nature pré-social, qui supposerait des hommes naissant adultes, (2) l’impossibilité de la scission de l’homme et du citoyen, (3) l’absurdité de l’idée d’une fondation de la société sur le contrat social (en vertu de l’impossibilité de déduire l’existence d’un peuple de la volonté d’un individu abstrait, du caractère optionnel d’un devoir fondé sur le seul accord des volontés, et de l’impossibilité de fonder le droit de ceux qui ne sont pas en état de contracter), (4) la nature purement morale desdits droits (les droits du citoyen sont toujours particuliers, reliés à un ordre concret et spécifique).

67 Une fois cette précieuse synthèse achevée, l’ouvrage défend dans son dernier chapitre une conception proprement politique des droits de l’homme. Cette nouvelle voie se fonde sur une relecture non burkéenne et non nationaliste, amorcée par É. Tassin et É. Balibar, du « droit d’avoir des droits », qui permet de montrer, à rebours d’une interprétation reçue de H. Arendt, que « les textes d’Arendt ne refusent pas l’abstraction de la Déclaration des droits, ne pourfendent pas l’hypocrisie de la rhétorique des droits de l’homme et n’enferment pas les droits de l’homme au sein d’une collectivité nationale, mais font plutôt signe vers un droit de l’humanité » (p. 290). Penser ce droit de l’humanité exige à la fois de sortir de l’alternative mortifère du « fondamentalisme des droits » ignorant des réalités historiques et du « détachement sceptique » aveugle au potentiel critique des droits, et de se tenir à égale distance des critiques conservatrices et radicales des droits de l’homme – bien que l’ouvrage témoigne manifestement d’une plus grande proximité avec les seconds dont l’héritage marxiste et foucaldien est sauvé in extremis. Contre le conservatisme ou le républicanisme national, il serait en effet impératif de distinguer citoyenneté et nationalité et de déplacer le fondement du droit hors du mythe national et des frontières prédéfinies ; contre la tendance « hyper-foucaldienne » et proto-marxiste, il conviendrait de résister à la réduction des droits de l’homme à la violence masquée de l’État et à l’assimilation de toute institution politique à la « police » gouvernementale. Dans tous les cas, il s’agit de penser la légitimité des droits à partir de leurs « effets » politiques plutôt qu’à partir d’une hypothétique « fondation » philosophique.

68 Le lecteur se demandera légitimement dans quelle mesure cette cartographie nous instruit sur les débats présents, conformément à son ambition généalogique. Force est de constater sur ce point qu’il manque une étape pour qu’on puisse rapprocher ou éloigner les sept auteurs ainsi « cartographiés » des critiques contemporaines du droit-de-l’hommisme, à l’exception de C. Schmitt qui pourrait compter à maints égards parmi nos contemporains. Le livre ne propose en effet aucune confrontation directe et détaillée de la perspective ouverte avec Arendt et « au-delà d’Arendt » avec les auteurs contemporains. Faute d’une telle confrontation, comment résister à la tentation de « l’amalgame » entre les critiques contemporaines et passées des droits de l’homme contre laquelle les A. tentent pourtant de se prémunir, si l’on considère l’affirmation selon laquelle l’ouvrage constitue bel et bien la « généalogie » des premières ? La généalogie pré-moderne et anti-moderne de certaines critiques contemporaines vaudrait-elle implicitement comme preuve de leur caractère antidémocratique ? Il serait certes difficile d’ignorer, par exemple, la ressemblance entre la critique burkéenne de l’illimitation de l’égalité démocratique et la dénonciation de la menace que constitue « l’État des droits » pour l’autonomie de la société civile par M. Gauchet ou P. Manent dans leurs réponses respectives à C. Lefort. Néanmoins, la discussion du caractère démocratique ou non démocratique de certaines critiques contemporaines, qui constitue probablement notre principale « perplexité présente » aurait probablement appelé une discussion plus ample et approfondie des arguments en présence. Le choix de la généalogie pour faire pièce au scepticisme démocratique vis-à-vis des droits de l’homme semble laisser dans l’ombre nombre d’arguments difficilement assimilables aux œuvres étudiées. En particulier, on peut regretter la mise à l’écart de la discussion sur le rapport entre droit et politique suscitée par la pratique de la « revue judiciaire ». Au motif qu’on peut, à l’instar de J. Waldron parfaitement « être un ferme partisan de la primauté des droits fondamentaux sans forcément estimer que c’est aux tribunaux que revient la charge de l’interprétation des droits de l’homme et de leur adaptation aux sociétés occidentales », et que la critique du primat des droits excède de loin celle du « gouvernement des juges » (p. 49), les A. refusent de considérer ensemble la critique de la revue judiciaire et la critique des droits de l’homme. Mais, outre le fait que les A. semblent incidemment identifier eux-mêmes à la fin de l’ouvrage le progrès des droits de l’homme à la défense de la CEDH, une confrontation plus approfondie avec les critiques citées de M. Sandel sur ce point aurait peut-être permis de lever ce doute « démocratique » : si les droits inaliénables sont « co-originaires » de la démocratie, en tant que condition de possibilité de la délibération collective, peut-on réellement en faire l’objet de la délibération ? Leur rôle n’est-il pas, précisément, de « mettre certains sujets à l’abri des vicissitudes d’une controverse politique [14] » ?

69 Jean-Gabriel Piguet

3.2 Michael Sandel, Justice, trad. fr. Patrick Savidan, Paris, Albin Michel, 2016, 416 p.

70 Le philosophe Michael Sandel appartient à la famille des penseurs dits « communautariens », ce courant philosophique qui s’est développé dans les années 1970-1980, à la suite de la publication de la Theory of Justice du philosophe John Rawls en 1971 et dans le cadre de la discussion des thèses libérales et contractualistes rawlsiennes, fondées sur une conception « procédurale » de la justice : une conception qui fait abstraction des préférences morales ou des valeurs spirituelles des individus, et qui accorde de l’importance aux seuls arguments rationnels. Les penseurs « communautariens », tels Michael Sandel, Alasdair Mac Intyre, Michael Walzer ou encore Charles Taylor, ont ainsi tenté, contre Rawls, de mettre en avant une conception « substantielle » de la justice, susceptible de prendre en compte les valeurs culturelles, morales ou spirituelles propres aux individus et à leurs « communautés » d’appartenance. Le présent livre : Justice (publié en 2009 – la traduction française par Patrick Savidan datant de 2016) a été tiré d’un cours de philosophie politique donné par Michael Sandel à l’université de Harvard, et il a reçu un écho, aussi considérable qu’inattendu, dans le monde entier, puisqu’il a été vendu à plus de trois millions d’exemplaires sur la planète : un record absolu pour un ouvrage de philosophie ! S’il s’inscrit pleinement dans le prolongement des thèses « communautariennes » défendues par l’auteur depuis près de quarante ans (son premier ouvrage, Le Libéralisme et les limites de la justice, a été publié en 1982), l’originalité du présent livre de Sandel tient au fait qu’il revisite les principales théories de l’histoire de la philosophie morale et politique, de l’Antiquité à nos jours, en les confrontant à des questions d’actualité et/ou à des exemples concrets qui offrent au lecteur de nombreuses occasions d’exercer sa propre faculté de jugement, afin de tenter de résoudre des dilemmes intellectuels et moraux.

71 Que feriez-vous si vous étiez confronté à telle ou telle situation : comme par exemple à la nécessité de choisir entre la possibilité de mentir pour protéger votre ami, d’une part, et la possibilité de rester fidèle à l’exigence morale de « véridicité », d’autre part, en dénonçant votre ami au criminel qui est venu pour l’assassiner dans votre maison ? Ce dilemme moral, dont le lecteur quelque peu informé en philosophie a reconnu l’inspiration kantienne, puisqu’il fait référence à l’opuscule de 1799 : Sur un prétendu droit de mentir par humanité et au débat ayant opposé E. Kant à B. Constant, n’est certes pas absolument nouveau ni original. Mais ce qui l’est plus, c’est par exemple le fait de transposer cette discussion dans le cadre de « l’affaire Monica Lewinski », ce scandale politico-sexuel qui avait défrayé la chronique en 1998 et qui avait donné lieu, on s’en souvient, à des déclarations pour le moins « contournées » et trompeuses, bien que techniquement précises et exactes, de la part du président américain de l’époque, Bill Clinton. Michael Sandel distingue et examine principalement et successivement, dans son livre, trois grandes thèses philosophiques concernant la pensée morale et politique, à savoir : l’utilitarisme, le libéralisme et l’aristotélisme. L’examen de chacune de ces trois thèses, ainsi que de leurs nombreuses déclinaisons ou variantes, lui donne l’occasion de revisiter des débats de société parmi les plus contemporains, comme par exemple : le débat sur la gestation pour autrui (GPA), le débat sur le mariage homosexuel ou encore le débat sur la recherche scientifique sur les embryons humains. C’est seulement à la toute fin de l’ouvrage qu’est révélée au lecteur la préférence de l’auteur : sans surprise, elle va à la pensée d’Aristote et à sa définition de la justice, fondée sur une définition « substantielle » de la « vie bonne », autrement dit sur une définition du juste en fonction de la finalité qui est supposée guider les différents modes de vie des hommes, tant individuellement que collectivement. Contre l’utilitarisme et contre le libéralisme, il s’agit en effet pour Sandel d’affirmer que ce ne sont pas nos préférences (nos désirs ou nos choix libres) qui doivent définir ce qui est digne d’être estimé, mais que c’est au contraire ce qui est digne d’être estimé qui doit définir nos préférences.

72 Bien entendu, cette thèse ne va pas sans soulever un certain nombre de questions et de problèmes. Est-elle applicable aux conditions de la vie moderne et contemporaine, et plus précisément à la société libérale et marchande dans laquelle nous vivons aujourd’hui ? N’est-elle pas conservatrice – sinon même réactionnaire ! – en visant à l’imposition de certaines valeurs ou de certaines finalités morales ou spirituelles à l’ensemble du corps social et politique ? Ne serait-ce pas un formidable retour en arrière ? Est-ce possible et est-ce souhaitable ? L’auteur de What money can’t buy, qui est bien conscient de ces objections, s’en défend : « Nous pensons souvent qu’il faudrait soustraire la politique et le droit aux considérations morales et religieuses parce que ces dernières autoriseraient la contrainte et encourageraient l’intolérance. C’est une inquiétude légitime. Dans les sociétés pluralistes, il existe des désaccords moraux et religieux entre les citoyens. Même si, comme j’y ai insisté, la neutralité de l’État en la matière est impossible, cela implique-t-il nécessairement que la politique menée s’affranchirait de l’exigence de respect mutuel ? Je crois qu’à cette question l’on peut répondre non » (M. Sandel, Justice, chapitre 10 : « la justice et le bien commun », p. 393). Sandel, pour sa part, estime donc qu’il serait à la fois possible et souhaitable de promouvoir, dans les sociétés démocratiques, libérales et marchandes contemporaines, des conceptions de la justice « substantielles », c’est-à-dire explicitement fondées sur des valeurs morales ou religieuses, sans que cela ne porte atteinte aux droits et libertés des individus. Bien plus, il y voit un remède possible aux maux qui accablent nos sociétés, à savoir notamment un moyen de revitaliser un espace public de discussion et de débat qui tend à se scléroser ou se nécroser, en laissant se développer des tendances au séparatisme social et à la désaffection civique : les débats moraux sur la justice seraient, en ce sens, susceptibles d’encourager une nouvelle « politique de l’engagement moral » qui offrirait « un fondement plus prometteur pour une société plus juste » (p. 394). En tout état de cause, quoi que l’on pense des options personnelles de l’auteur, lesquelles ne se présentent jamais sous la forme d’énoncés dogmatiques ou normatifs, mais toujours sous la forme de questions ouvertes et d’hypothèses stimulantes, ce livre donne accès, au travers d’un langage simple et clair sans être simpliste ni caricatural, à une riche matière intellectuelle qui est susceptible non seulement de vivifier la réflexion philosophique individuelle, mais également de nourrir le débat public et politique dans les sociétés démocratiques contemporaines.

73 Jean-Claude Poizat

4. Histoire de la philosophie politique

4.1 Emmanuel Faye, Arendt et Heidegger, extermination nazie et destruction de la pensée, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque Idées », 2016, 554 p.

74 Après s’être livré à une critique radicale de la pensée et de l’œuvre du philosophe Martin Heidegger, notamment dans son ouvrage : Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie[15], Emmanuel Faye s’en prend à présent à la réception et à la postérité de l’œuvre du maître de Marbourg, au travers de la critique de l’une de ses plus proches et de ses plus brillantes élèves, Hannah Arendt, laquelle fut aussi, comme le souligne l’auteur, « la figure qui a le plus contribué, après 1945, à la diffusion planétaire de Heidegger » (p. 12). Telle est précisément la thèse centrale qui constitue le fil directeur de l’ensemble de ce nouveau livre : la philosophe américaine, auteur des Origines du totalitarisme et de La Vie de l’esprit, ne serait au fond rien d’autre et rien de plus qu’une « disciple » de celui qu’elle présentait elle-même, dans son discours d’hommage à l’occasion de l’anniversaire des quatre-vingt ans du « maître », comme « le roi secret dans le royaume du penser » [16]. Contre l’avis des principaux commentateurs, et notamment contre la thèse inverse défendue par Jacques Taminiaux dans son ouvrage La Fille de Thrace et le penseur professionnel[17], que Faye réfute pas à pas en montrant que ce dernier commentateur se serait « laissé prendre au piège tendu par le discours apologétique prononcé par Arendt en 1969 » (p. 444), il s’agit en effet de démontrer au contraire, par tout le livre, que la philosophe américaine, laquelle fut non seulement l’élève de Heidegger mais aussi sa maîtresse, doit absolument tout à son ancien professeur pour l’élaboration de sa propre pensée et de ses principaux concepts philosophiques et politiques. Or, derrière cette savante et méticuleuse entreprise de « recherche en paternité », se dissimule à peine une attaque beaucoup plus grave de la part de Faye : Arendt partagerait en effet également selon lui les orientations politiques « fascisantes » de son maître. « Par son aristocratisme et son héroïsation de la vie politique, écrit Faye, sa justification de la domination sociale pouvant aller jusqu’à l’esclavage, et, nous pouvons ajouter maintenant, le fait d’élever l’autorité romaine au rang de paradigme culturel et politique, il existe en effet chez Arendt une orientation que l’on ne dira pas conservatrice, car il ne s’agit pour elle ni de conserver ni de restaurer le passé, mais bien fascisante des rapports entre politique et société » (p. 464-465). Tout le livre de Faye se déploie ainsi comme une sorte de vaste réquisitoire, où chacune des pièces, consciencieusement versées les unes après les autres, conduisent toutes à la même, unique et univoque conclusion : Arendt a « fait sienne » la « vision dévastatrice de la modernité » qui fut celle de son maître – même si, comme le concède in fine l’auteur, elle n’est pas allée jusqu’au bout de « l’intentionnalité purificatrice et exterminatrice » qui caractérisait Heidegger et dont témoigne la parution récente des « Cahiers noirs » (p. 536).

75 La force indéniable du livre d’Emmanuel Faye consiste dans le fait que, tout en étant extrêmement minutieux et documenté, tout en faisant preuve d’une très grande précision et d’un sens remarquable du détail, il a su néanmoins adopter également une vision d’ensemble pour embrasser l’œuvre d’Arendt dans sa globalité, en faisant notamment ressortir la structure architectonique qui donne à celle-ci sa forte cohérence, à savoir : ce que l’auteur nomme « un dispositif apologétique binaire » (p. 507), en vertu duquel la philosophe américaine a en effet construit toute sa réflexion, à la fois philosophique et politique, sur l’opposition entre, d’un côté, la figure du « penseur apolitique » (dont Martin Heidegger est à ses yeux l’incarnation exemplaire) et, d’un autre côté, la figure du fonctionnaire zélé ou du « simple exécutant sans motif ni pensée » de la « Solution finale du problème juif » (dont Adolf Eichmann est pour elle l’incarnation exemplaire). Or, selon Faye, cette construction intellectuelle trompeuse ne serait en réalité qu’un piège, lequel n’aurait pas d’autre but que de permettre de « sauver » l’œuvre et la pensée de Heidegger de l’ignominie et du naufrage : la conception « fonctionnaliste » du nazisme, laquelle ressort notamment de l’analyse arendtienne du totalitarisme, aurait ainsi pour objectif de détacher la pensée heideggérienne de toute intentionnalité politique et criminelle pour en faire une pure méditation apolitique. Faye, pour sa part, s’efforce au contraire de défendre une conception « intentionnaliste » selon laquelle des penseurs allemands compromis avec le nazisme, tels que Martin Heidegger et Carl Schmitt en particulier, ont élaboré une « vision nationale-socialiste du monde » – elle-même en partie inspirée du « romantisme politique » – qui serait, en outre, largement partagée par Arendt.

76 Qu’il nous soit permis toutefois d’exprimer ici une réserve importante concernant la construction théorique d’ensemble ou la « machine de guerre » élaborée par Emmanuel Faye pour accuser voire accabler Arendt. Un tel dispositif nous semble, en un sens, trop bien « huilé », trop systématique, trop univoque et trop schématique, pour être toujours convaincant. Autrement dit, ce livre a le défaut d’instruire un procès uniquement à charge. Ainsi, dans le détail, certaines analyses nous semblent bel et bien « forcées », afin de pouvoir les faire entrer volens nolens dans le « dispositif », sans qu’elles n’aient fait toutefois l’objet d’un examen critique, et surtout contradictoire, réellement approfondi. Nous en prendrons ici pour preuve et pour exemple une seule référence, laquelle joue cependant un rôle central, tant dans l’œuvre d’Arendt que dans l’ouvrage de Faye (et même, pourrait-on ajouter, dans la pensée politique moderne en général), à savoir : la référence au penseur Edmund Burke, célèbre théoricien politique ayant attaqué les fondements intellectuels, philosophiques et politiques de la Révolution française. Ainsi, Faye écrit : « Arendt ne craint pas de confirmer les fameux arguments qu’Edmund Burke opposait à la Déclaration française des droits de l’homme » (p. 115). Or, disons-le tout net : cette affirmation est fausse. Comme est faux l’ensemble du raisonnement qui en découle et qui est développé sur plusieurs pages, afin d’alimenter toujours le même « procès » d’Arendt, dépeinte (ou plutôt repeinte) en penseur anti-moderne, anti-révolutionnaire et anti-Lumières [18]. Le texte d’Arendt dit pourtant ceci, qu’il convient de rappeler et de relire dans les termes exacts qui sont ceux de la philosophe : « Ces faits et ces réflexions [sur le totalitarisme nazi et ses effets criminels] apportent une confirmation ironique, amère et tardive aux fameux arguments qu’Edmund Burke opposait à la Déclaration française des droits de l’homme [19]. » Ainsi, Arendt n’affirme certainement pas qu’elle adhèrerait aux thèses philosophiques de Burke, mais au contraire qu’elle regrette le fait que la réalité historique ait, en apparence (c’est-à-dire sur le plan des événements historiques), donné raison à l’auteur des Réflexions sur la révolution en France (1790). Faye, semble-t-il, ne voit pas ici l’« ironie » ni l’« amertume » d’Arendt, mais il la lit au premier degré. Pourtant, plusieurs commentateurs perspicaces ont bien mis en évidence non seulement cette « difficulté » de la pensée d’Arendt, mais également la manière correcte de résoudre la difficulté. Parmi ces commentateurs, on trouve par exemple Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, lesquels, dans un chapitre d’un ouvrage récent, précisément consacré à cette question, écrivent ceci : « Il faut prendre avec distance l’approbation d’Arendt à l’égard de Burke, dont elle salue la puissance pragmatique et l’immense bon sens, mais sûrement pas la profondeur philosophique [20]. »

77 En réalité, nous pourrions évoquer de nombreux autres points qui posent des problèmes du même type, et qui pourraient ainsi être discutés et contestés, dans le livre de Faye. Nous ne le ferons pas ici, bien entendu, dans une recension au format nécessairement limité. Mais nous nous bornerons à souligner, en guise de conclusion, tout l’intérêt que nous avons eu à lire ce livre qui, à tout le moins, présente l’immense mérite de rouvrir et d’aborder de front un « dossier » philosophique complexe, celui des relations intellectuelles (au-delà de la chronique amoureuse) entre Arendt et Heidegger, qui n’en finit pas de susciter de nouvelles interrogations et des perplexités infinies. Enfin, s’il faut reconnaître qu’Arendt fut sans aucun doute (pourquoi ne le serait-elle pas à l’instar de tous les penseurs ?), une fille de son temps, profondément marquée à la fois par ses contemporains et par les maîtres qui l’ont formée, on doit admettre qu’elle a su faire preuve également d’un incontestable courage, au regard de la manière avec laquelle elle a su réagir aux événements qui ont jalonné sa vie, et qui ont infléchi le cours de celle-ci vers des directions auxquelles sa formation de jeune et brillante étudiante en philosophie en Allemagne ne la prédestinait pas forcément.

78 Jean-Claude Poizat

4.2 Christian Ferrié, La Politique de Kant. Un réformisme révolutionnaire ?, Paris, Payot, 2016, 492 p.

79 Emmanuel Kant méritait-il le nom de « philosophe de la Révolution » ? Ou, plus radicalement, faut-il lui attribuer une position cohérente sur la révolution en général et la Révolution française en particulier ? Réfutateur du droit à la rébellion, mais critique de toute forme d’insurrection contre un État républicain issu d’une révolution ; défenseur du principe de souveraineté populaire, mais pourfendeur de la démocratie absolue ; fervent partisan de l’égalité des droits politiques, mais également de l’exclusion du droit de vote des « indigents » ; critique du paternalisme monarchique, mais ami du despotisme éclairé de Frédéric II ; contempteur du despotisme masqué du parlementarisme anglais, mais approbateur indirect de la monarchie constitutionnelle de 1791 – la liste des figures contradictoires de Kant est longue et, du reste, bien connue. En ce sens, on peut dire avec Christian Ferrié que leur conciliation constitue la « croix » de l’exégèse de la pensée politique kantienne depuis plus de deux siècles. L’auteur de La Politique de Kant – Un réformisme révolutionnaire entend en effet se démarquer des deux interprétations qui font autorité depuis le xix esiècle. Les interprètes suivent généralement l’une ou l’autre de ces deux lectures : Kant serait réformateur républicain et par principe critique de la voie révolutionnaire en dépit d’un enthousiasme momentané pour la Révolution française, selon une ligne interprétative qui va de J. Barni à A. Philonenko en passant par V. Delbos, ou bien il serait révolutionnaire, en dépit de sa réprobation initiale du droit à l’insurrection, comme le soutiennent D. Losurdo et A. Tosel. Or, soutient Ferrié, ces deux interprétations comportent des défauts exactement symétriques. Soutenir que Kant n’était que réformateur, c’est oublier que son enthousiasme pour la Révolution française est encore manifeste dans le Conflit des facultés (1798), et qu’il ne distingue jamais la « bonne » révolution thermidorienne de « l’emballement » jacobin. Défendre, a contrario, que ces derniers éléments font de lui un révolutionnaire reviendrait à ignorer purement et simplement la claire récusation de l’usage de la violence révolutionnaire dans la Métaphysique des mœurs (1795), difficilement réductible à une forme ou une autre « d’art d’écrire » sous la censure. Aussi faut-il rejeter en bloc l’alternative mortifère de la réforme et de la révolution qui serait, comme le montre l’A., le fruit d’une projection rétrospective de l’opposition entre libéralisme et socialisme née au xix esiècle. Selon l’A., l’opposition reçue entre réforme et révolution est une concession de nos démocraties libérales à la captation conservatrice du réformisme, dont la principale conséquence est de projeter sur toute volonté de changement radicale l’ombre terrifiante de « 1793 ». En s’évertuant à déterminer si Kant était plus réformiste, plus révolutionnaire ou totalement contradictoire, nous serions donc burkéens malgré nous. Or, resituer Kant dans le contexte de sa querelle avec les critiques burké­ennes de la révolution permettrait de comprendre au contraire que Kant tente de penser un véritable réformisme révolutionnaire. Partons de la typologie de K. Mannheim, à l’instar de C. Ferrié, pour comprendre comment peuvent s’articuler deux termes aussi contraires. Selon le sociologue allemand, il faut faire place, à côté du réformisme contre-révolutionnaire qui n’est qu’une forme de conservatisme propre à une élite éclairée à la fois consciente de la nécessité d’un changement de système et désireuse d’en changer le moins possible, au réformisme progressiste dont le propre serait précisément d’articuler révolution et réforme. Qu’entendre exactement par là ? « Il s’agit tout d’abord de penser la révolution comme condition préalable à la mise en place de réformes révolutionnaires » (p. 28), peut-on lire dans l’introduction. « Mais l’ordre de succession temporelle peut être de facto inversé : il est possible que des réformes profondes et radicales enclenchent un processus révolutionnaire, de sorte que le réformisme apparent, de toute façon progressiste, est en fait au service d’un bouleversement révolutionnaire de la société. » Ainsi, « rassemblant ces deux sens, la révolution peut être pensée comme étant de part en part réformation et le réformisme de part en part révolutionnaire » (p. 29).

80 Pour établir que cette troisième voie est bien celle empruntée par Kant, l’ouvrage procède en cinq « moments ». Le premier moment dit « herméneutique » fait l’inventaire raisonné des différentes lectures de la doctrine kantienne de la révolution, tantôt rabattue sur le réformisme libéral de Montesquieu, tantôt pensée comme un socialisme révolutionnaire d’obédience rousseauiste ou marxiste. Entre les deux, se profile « la position intermédiaire d’un républicanisme à la fois social-libéral et révolutionnaire qui cherche un compromis entre Montesquieu et Rousseau ». Surtout, le moment « herméneutique » établit que, « malgré la censure, Kant a bien dit et écrit ce qu’il pense en politique » même si « à cause de la censure prussienne, il a dû et su crypter certains aspects révolutionnaires de sa pensée politique qu’il convient donc de décrypter pour apprécier justement sa position ». Dans la seconde et la troisième partie, l’A. aborde de front la question de savoir comment Kant peut passer de la réfutation du droit de résistance dans la Doctrine du droit, qu’il partage avec Hobbes (moment « juridique »), à la légitimation de la Révolution française (moment « juridico-politique »). L’examen des textes dans le second moment permet, d’une part, de spécifier la critique kantienne du droit de rébellion comme critique théologico-politique des monarchomaques et de la distinguer d’une critique générale de la révolution et, d’autre part, de distinguer l’absolutisme qui nourrit cette critique chez Hobbes de l’idée républicaine du droit comme « horizon régulateur » de la légitimité et de légalité qui la sous-tend chez Kant. Le troisième moment « juridico-politique » met en évidence les différentes stratégies de légitimation de la Révolution française par Kant. Après s’être essayé un temps à reprendre le schéma anglais d’une sédition générale du peuple au nom du droit d’opposition du Parlement, Kant prend rapidement une autre voie pour légitimer la révolution en France, étant donné que sa constitution ne reconnaît pas au Parlement un tel droit d’opposition. Celle-ci consiste à légaliser la Révolution française en l’assimilant à une réforme au § 52 de la Doctrine du droit, par le truchement d’une interprétation de la convocation des États généraux comme transfert de souveraineté – bien au-delà de la justification avancée dans la lettre royale, qui visait simplement à résoudre les difficultés relatives à l’état des finances. Usant d’un argument anticipé par J.-J. Rousseau, Kant établit que si « le roi représentait autrefois le peuple ; ici, il était donc anéanti parce que le peuple était lui-même présent », (cité p. 231-232).

81 Car, dans la perspective kantienne, « dès que le chef d’État, qui détient effectivement la souveraineté, se fait lui-même représenter à travers la représentation du peuple par ses députés (en France, la réunion des États généraux), le peuple constitué de la sorte par le système représentatif qui unit tous les citoyens ne représente pas seulement le souverain (effectif qu’est, par exemple, le roi de France) : le peuple est le souverain ». On expliquerait mal l’enthousiasme de Kant face au spectacle de la révolution, détaillé dans le quatrième moment « historique » de l’ouvrage, si l’on oublie ce fondement du système kantien. Il détermine selon l’A. son aspect « républicain révolutionnaire ». Néanmoins, notons que ce républicanisme ne peut être politiquement révolutionnaire que s’il est lui-même complété par une « pragmatique » politique, insoupçonnable dans la doctrine du droit kantienne, qui correspond au moment « politique » de la réflexion. En effet, la légalisation de la révolution ne vaut que pour la convocation des États généraux de 1789 et elle s’avère incapable de « légitimer la révolution dans l’ensemble de ses moments et aspects. […] » (p. 361). Par conséquent, « la justification de la révolution comme réforme semble bien, de manière totalement idéaliste, faire abstraction des insurrections populaires qui ont fait en réalité avancer le mouvement révolutionnaire » (p. 361). En d’autres termes, la « légalisation de la révolution » laisse entier le problème du droit de rébellion que Kant a maintes fois récusé, dans la conclusion de la Doctrine du droit et même dans le Conflit des facultés où Kant affirme que la voie insurrectionnelle est « de tout temps injuste ».

82 La solution de ce dernier problème est sans doute le point le plus compliqué de l’ouvrage. Malgré « l’équivocité sciemment entretenue par le langage relativement abscons de la métaphysique politique de Kant », l’A. semble y trouver une solution. Le premier point à souligner selon l’A. est que, si Kant ne peut légitimer l’insurrection du point de vue juridique, il peut parfaitement reconnaître les bienfaits de la révolution du point de vue historique dans son opuscule de 1784. Car, de ce point de vue, la guerre civile provoquée par la révolution est un processus naturel de décomposition et de recomposition, et elle illustre à merveille l’insociable sociabilité qui perfectionne le genre humain à son insu. Le second point sur lequel insiste C. Ferrié est que, loin de se limiter au point de vue du spectateur, cette lecture providentielle de l’histoire de l’humanité offre l’assise d’une véritable sagesse pragmatique. Car comprendre le sens de l’histoire permet d’entendre, à l’occasion des troubles révolutionnaires, « l’appel de la nature » à réformer l’État sur le modèle républicain décrit dans Vers la paix perpétuelle (1795). La sagesse consisterait alors à ne pas devancer l’opinion publique en imposant des réformes ou des révolutions de façon autoritaire ; mais elle recommande également de se saisir de l’occasion que constitue l’effondrement d’un régime autoritaire (provoqué par l’oppression des puissants ou la simple incapacité à réformer l’État) pour instaurer un régime républicain.

83 Que retenir de la politique kantienne à l’issue de ce parcours dense et passionnant ? L’A. nous invite en dernier lieu à nous demander si, somme toute, l’idée kantienne d’un « appel de la nature » (p. 389), fondée sur l’idée qu’il serait douteux que « le politique puisse un jour se passer de révolutions et de guerres » (p. 482) n’est pas plus raisonnable que l’hypothèse exorbitante de la fin de l’histoire, paresseusement acceptée dans les démocraties libérales. Nos institutions politiques auront toujours besoin d’une revitalisation révolutionnaire, et c’est ce que la philosophie de l’histoire de Kant permettrait paradoxalement de penser. Néanmoins, après avoir défendu sans réserve le « réformisme révolutionnaire » de Kant, l’A. n’hésite pas à évoquer en conclusion les tensions qui menacent « en pratique de le défigurer ». La politique « pragmatique » de Kant permet-elle vraiment de faire de la révolution une « tâche pratique » ? Si le sens révolutionnaire des réformes voulues par Kant et leur lien avec l’événement de la révolution sont parfaitement clairs à la fin de l’ouvrage, force est de constater que tout condamne chez Kant l’initiative révolutionnaire car ce dernier fait en droit abstraction des émeutes révolutionnaires qui ont en fait permis la révolution. Kant reconnaît le caractère providentiel de la Révolution française pour la réalisation des principes républicains, et même la nécessité pratique de saisir l’occasion de l’effondrement du régime pour réformer l’État, mais en aucun cas il ne justifie d’un point de vue moral et juridique l’action révolutionnaire qui engage ce processus. Certes, peut-être faudrait-il insister plus que C. Ferrié ne le fait sur la tension, pour ne pas dire l’antinomie, entre le « point de vue de l’action » et l’idée d’histoire comme processus naturel pour donner à ce problème kantien toute son ampleur. Mais ce dernier n’en reconnaît pas moins que, du point de vue de l’acteur situé avant le début de la révolution, le partage entre réformisme et révolution reste entier. D’où le sens de son invitation ultime à radicaliser la politique kantienne en un sens proprement révolutionnaire et à briser in fine l’équilibre méticuleusement décrit durant tout l’ouvrage.

84 Jean-Gabriel Piguet

4.3 Céline Spector, Éloges de l’injustice, Paris, Seuil, 2016, 239 p.

85 L’ouvrage de Céline Spector cherche à élucider un paradoxe : la philosophie politique contemporaine ne prend plus en charge la figure du mal, celle qui met à l’épreuve ses catégories les plus fondamentales. Tout au long de son histoire, les philosophes ont campé divers personnages dont la fonction était d’opposer au raisonnement philosophique en faveur de la justice la déraison même, quand bien même elle se cachait sous les apparences de la raison et d’une tentative de convaincre ; de Thrasymaque au raisonneur violent de Diderot, tous ont « contesté la proposition selon laquelle il est rationnel d’être juste » (p. 14). Ces différents visages de « l’Insensé », la philosophie politique contemporaine les a réduits à la seule figure du passager clandestin, qui ne met nullement en cause le système dont il profite : « en confondant la faute et la fraude, en espérant que les maux se résoudront dans la société juste sous l’effet de la loyauté et de la gratitude, Rawls risque en ce sens d’oublier le mal ou de le réduire à une erreur de calcul » (p. 213). Dès lors, « il s’agit donc de mesurer ce que nous risquons de perdre, en termes de réalisme politique, lorsque la résistance de l’illusion, de la violence, de l’affect ou du désir n’est plus prise en charge par la philosophie » (p. 15). L’ouvrage passe ainsi en revue, dans ses cinq premiers cha­pitres, les personnages de Calliclès et de Thrasymaque, que Platon met en scène respectivement dans le Gorgias et la République, l’Insensé du chapitre XV du Léviathan de Hobbes, le raisonneur violent de l’article « Droit naturel » de l’Encyclopédie, rédigé par Diderot, l’homme indépendant du Manuscrit de Genève de Rousseau et le libertin sadien, tandis que le sixième est consacré à la substitution à ces personnages qui mettent en cause les fondements mêmes de la justice, de la morale et du vivre-ensemble, de celui du free rider qui, au contraire, confirme le système de coopération sociale dont il entend profiter, alors même qu’il prétend s’exempter de ses devoirs.

86 Les célèbres personnages de Platon, Calliclès et Thrasymaque, défendent tous deux le bénéfice de l’injustice, et, comme le note l’A., la seule différence entre eux est que le second, au contraire du premier, ne justifie pas le rejet de la justice en se référant à la nature, et n’oppose pas une autre conception de la justice – celle dont la seule force dicte les verdicts – à celle du philosophe. À leur suite, Glaucon, comme on sait, présente la justice comme un second choix, moins avantageux que l’injustice impunie – comme en témoigne l’histoire de l’anneau de Gygès –, mais préférable au fait de la subir. L’Insensé de Hobbes prend le relais des contradicteurs de Socrate ; il « revendique haut et fort sa vision instrumentale de la rationalité : il n’a d’autre souci que son intérêt étroit » (p. 59). Le Foole répond par avance à la définition du passager clandestin de la théorie du choix rationnel : « ravi que les autres respectent les conventions, il veut faire exception et refuse d’être juste en toutes occasions » (p. 60). La puissance de subversion de l’Insensé hobbesien, cependant, tient aux fondements mêmes de l’obligation de respecter les engagements pris – la troisième loi de nature – : tous les commandements de la droite raison, qui définissent la loi naturelle, dérivent du conatus, soit du désir de persévérer dans l’être. Dès lors, s’il est possible de démontrer son erreur à l’Insensé, en lui représentant les conséquences fâcheuses pour lui de sa déloyauté, lorsqu’il se borne à prétendre s’excepter de la coopération sociale, comment lui répondre s’il se propose d’usurper le pouvoir suprême, qui lui assurerait l’impunité ? Hobbes, ici, n’est-il pas pris à son propre piège, lui qui, comme pourrait le dire l’Insensé, lui a appris qu’il pouvait « faire tout ce qu’[il] jugeait adéquat pour [sa] conservation et [son] bien-être, sans avoir à écouter quiconque prétendrait [lui] dire ce qu’[il] a à faire ? » (p. 80). Sans doute, comme l’ont relevé les tenants d’une lecture analytique de Hobbes qui l’interprètent au prisme du choix rationnel, la réponse, selon laquelle l’usurpateur est irrationnel puisqu’il s’expose à subir le même sort que celui qu’il a détrôné, est-elle ici encore celle d’une rationalité instrumentale, de sorte que l’on en vient à se demander si la coopération sociale a vraiment besoin de la garantie que fournit Léviathan : il suffirait « de montrer à l’Insensé qu’il est rationnel de cultiver la disposition à coopérer, et donc d’accepter les contraintes intériorisées de la morale, en raison des effets de réputation ». Pourtant, comme l’explique l’A., le véritable enjeu est ailleurs : il s’agit de montrer, et de conjurer le risque du régicide, là « où tout désir se transforme en désir de pouvoir afin d’assurer les moyens de la sécurité future » (p. 87). La figure la plus intéressante du Foole est sans doute la dernière, celle du fanatique religieux qu’évoque Hobbes à la suite de la réfutation de l’usurpation : « Il en est qui vont plus loin, et qui soutiennent que les lois de nature ne sont pas les règles qui mènent à la préservation de la vie de l’homme sur terre, mais celles qui mènent à l’acquisition du bonheur éternel après la mort, chose que peut favoriser, pensent-ils, l’infraction aux conventions, laquelle en conséquence est juste et raisonnable [21]. » En effet, à la différence des précédents, cet insensé-là oppose à la justice des conventions une autre conception de la justice ; son irrationalité, pour Hobbes, tient à ce que l’on n’a que des croyances sans fondement sur la « condition de l’homme après la mort » et « la rétribution que doit alors recevoir celui qui viole sa foi » [22].

87 Le défi au philosophe rebondit avec le raisonneur violent que Diderot introduit dans son article « Droit naturel » de l’Encyclopédie. Là encore, le danger tient à ce que l’adversaire s’appuie sur les mêmes principes matérialistes que le philosophe. Le raisonneur violent, suivant la loi de son désir, refuse le droit naturel repensé par Diderot comme une norme de réciprocité que la raison formule dès lors qu’elle saisit l’inscription de l’individu dans l’espèce. Comme le montre l’A., deux objections seulement sont possibles à la règle d’or – ne pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas que l’on nous fît – : rejeter le principe de réciprocité au nom de la préférence naturelle que chacun se porte à lui-même, ou bien accorder à autrui les mêmes droits que l’on s’arroge sur lui : « si mon bonheur demande que je me défasse de toutes les existences qui me seront importunes ; il faut aussi qu’un individu, quel qu’il soit, puisse se défaire de la mienne, s’il en est assez importuné [23] ». C’est la seconde que choisit l’adversaire du philosophe – c’est en cela sans doute, nous y reviendrons, que son opposition est virtuellement politique et non pas seulement morale. Cette formule d’un droit naturel qui n’aurait d’autres limites que la puissance que l’individu peut mettre au service de son désir n’est pas, en dépit des apparences, celle d’un retour à Hobbes : le raisonneur violent propose une légitimation de sa violence en recourant au principe de réciprocité, sous la forme d’une règle d’or inversée : « laisser faire à autrui, sur notre personne, ce que nous voudrions lui faire » (p. 102). C’est pourquoi le philosophe le réfute aisément : si la rationalité du raisonneur violent est celle de son désir, la clause de réciprocité qu’il propose ne serait rationnelle que si chacun avait le même, ce qui n’est pas le cas : « vouloir s’entre-détruire ne peut être un projet universellement partagé » (p. 105). Après le raisonneur violent, il semble bien que le danger s’éloigne : le neveu de Rameau n’est plus qu’un raisonneur insolent (p. 122), un parasite social qui annonce le free rider de la théorie politique contemporaine. De fait, Rousseau n’envisage plus que « l’individu qui, sans méchanceté particulière, sans agressivité déplacée, détache son intérêt de l’intérêt commun » (p. 139). Mais sa philosophie politique apporte une réponse plus forte au défi que lançait déjà à la philosophie morale le sensible knave de Hume : si le sens moral n’est qu’un élargissement par sympathie de l’amour de soi, la justice est intrinsèquement fragile, toujours menacée par la tentation égoïste de se soustraire aux obligations de la règle de réciprocité ; à un tel problème, l’exhortation du philosophe humien qui fait valoir la sanction de la perte de réputation est moins convaincante que l’injonction de l’État rousseauiste : chacun sera bien forcé à être libre, parce qu’« il sera contraint à s’acquitter des charges de la communauté qu’il ne peut que vouloir, en tant que citoyen, même s’il tend, comme homme indépendant, à s’exempter des impôts et des corvées » (p. 140).

88 Si le libertin ferme la marche, et clôture cette série de portraits, c’est sans doute qu’il est censé remettre en cause la possibilité même de la loi – « Sade met Rousseau hors de ses gonds » (p. 176). Son injustice, en effet, se veut une conception alternative de la justice, et en ce sens elle est dotée d’une charge subversive radicale : « c’est une injustice effrayante que d’exiger que des hommes de caractères inégaux se plient à des lois égales […] quel sera le comble de votre injustice, si vous frappez de la loi celui auquel il est impossible de se plier à la loi ? », s’écrie Sade (p. 172). À l’issue de ce parcours, un dernier chapitre consacré au passager clandestin est en charge de représenter la philosophie politique contemporaine sous la figure quasi-exclusive de Rawls – après une rapide mention de Mancur Olson et sa Logique de l’action collective. Or, si le passager clandestin ou le « surfeur de Malibu [24] », qui refusent de s’acquitter du coût de la coopération sociale renouvellent une figure du mal politique qu’incarnaient déjà à leur manière l’Insensé de Hobbes, le neveu de Rameau ou le sensible knave de Hume, celui qui refuse les institutions justes elles-mêmes, au lieu de vouloir seulement en tirer un profit égoïste, n’apparaît plus ; et pourtant, « il se pourrait fort que certains, munis de leurs convictions religieuses inébranlables, ne veuillent pas entrer dans l’arène pour soutenir la liberté de conscience ou la liberté d’expression » (p. 211). Une telle philosophie politique semble donc inapte à penser le mal sous sa figure contemporaine, celle du fanatique religieux ; car « le nouvel insensé n’est plus libertin mais moraliste. Il n’est plus athée mais prétend tuer les infidèles et les impies » (p. 233). Le dessein de ce livre, selon les derniers mots de l’A., était donc de « contribuer à surmonter la tentation du déni » et à reprendre en charge la figure du mal politique (p. 235).

89 Incontestablement, le défi a été relevé : ce passage en revue des figures de l’injuste a le mérite de rappeler, en effet, que la philosophie politique a eu le souci de se confronter à l’altérité morale radicale. En outre, en rassemblant en une unique galerie de portraits ces célèbres figures d’objecteurs qui jalonnent son histoire, cet ouvrage comble un manque. Le seul regret que l’on peut avoir est que la figure contemporaine du mal politique, sous l’espèce du fanatique, ne soit pas à son tour campée dans la posture de l’objecteur en un ultime chapitre, dans un dialogue avec l’A., permettant ainsi à ce beau livre d’aller au bout de son dessein. Ce dernier portrait, d’ailleurs, aurait permis de revoir d’un autre œil ceux qui ont été déroulés jusqu’alors, et d’approfondir peut-être la catégorie du « mal politique » qu’ils sont censés incarner. On peut en effet se poser une double question à leur sujet : en premier lieu, la contestation de la proposition selon laquelle il est rationnel d’être juste, qui leur est attribuée à tous, ne constitue-t-elle pas une figure du mal moral, plutôt que du mal spécifiquement politique ? Le calcul de l’injuste qui estime l’injustice plus profitable que la justice, en effet, n’est correct qu’à la seule condition que les autres respectent quant à eux les règles de la justice ; il n’oppose donc pas un autre ordre politique à celui que défend le philosophe, dont il a au contraire un besoin vital, puisqu’il y dissimule son égoïsme pour tirer profit de l’honnêteté des autres, comme Gygès se rendait invisible pour accomplir ses forfaits. À cet égard, ni le Foole de Hobbes, ni le sensible knave de Hume, ni le neveu de Rameau de Diderot, ni même peut-être Thrasymaque ne diffèrent fondamentalement du free rider de la théorie politique contemporaine : égoïstes, ils suivent certes la loi de leur désir, mais cette loi ne vaut que pour eux, et ne peut valoir qu’autant que les autres ne la suivent pas à leur tour. Les parasites sociaux mettent en péril la viabilité des institutions ou des lois, ils ne leur opposent aucune conception concurrente. En second lieu, on peut faire l’hypothèse que les vraies figures du mal politique, celles qui, au contraire, opposent une autre conception de la justice à celle du philosophe, et non pas seulement l’exception de leur égoïsme, ne contestent pas tant la proposition qu’il est « rationnel d’être juste » qu’ils ne l’entendent tout autrement que le philosophe. Leur éloge de l’injustice est à leurs yeux celui de la justice authentique. Ainsi, Calliclès défend une conception aristocratique de la justice au bénéfice des « forts » ; le fanatique de Hobbes s’autorise du Ciel pour s’adonner à une violence meurtrière qui n’en est pas moins, à ses yeux, l’expression de la vraie justice et de la raison – comme le disait d’ailleurs explicitement Hobbes –, justice qu’il est bel et bien rationnel d’administrer, même dans la perspective de la rationalité instrumentale, puisqu’elle lui apportera les félicités célestes ; le raisonneur violent, quant à lui, légitime son désir de jouissance insoucieux d’autrui en l’érigeant en maxime de réciprocité. Le jihadiste meurtrier de notre temps, lui non plus, ne contesterait probablement pas qu’il est rationnel d’être juste, à condition que la justice et la raison soient celles de son fanatisme. Il va sans dire que par ces questions, le lecteur s’efforce de prolonger la réflexion, particulièrement stimulante, à laquelle l’A. l’a convié.

90 Didier Mineur


Date de mise en ligne : 07/09/2017.

https://doi.org/10.3917/cite.071.0107

Notes

  • [1]
    Les Frontières de la démocratie, 1992 ; Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, 2001 ; L’Europe, l’Amérique, la guerre. Réflexions sur la méditation européenne, 2003 ; Europe, constitution, frontière, 2005.
  • [2]
    Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique (2012), tr. fr. F. Joly, Paris, Gallimard, 2014.
  • [3]
    A. Vauchez, Démocratiser l’Europe, Paris, Seuil, 2014.
  • [4]
    Charles Taylor, « La politique de reconnaissance », in Multiculturalisme, trad. fr. Denis-Armand Canal, Paris, Flammarion, coll. « Champs », p. 85.
  • [5]
    « La question de la démocratie », in Essais sur le politique, Paris, Seuil, coll. « Points », 1986, p. 30.
  • [6]
    « … ces libertés formelles ont rendu possibles des revendications qui ont réussi à faire évoluer la condition des hommes. [La critique des libertés formelles] passe sous silence le statut de ces libertés premières qui résultèrent du droit d’association des travailleurs et du droit de grève, lesquels à la fois font corps avec les premiers droits acquis, au point que leur suppression impliquerait à présent la destruction, et avec les droits économiques et sociaux. » « Les droits de l’homme et l’État-providence », op. cit., p. 58.
  • [7]
    Claude Lefort, « Les droits de l’homme et l’État-providence », op. cit., p. 57.
  • [8]
    Trois d’entre eux (J.-M. Ferry, É. Balibar, M. Fœssel) sont issus de conférences données au séminaire de P. Rosanvallon au Collège de France en 2013.
  • [9]
    M. Fœssel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil, 2012.
  • [10]
    L. Lourme, Le Nouvel Âge de la citoyenneté mondiale, Paris, Puf, 2014.
  • [11]
    B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996.
  • [12]
    Cf. Didier Mineur, Archéologie de la représentation politique. Structure et fondement d’une crise, Paris, Presses de Sciences Po, 2010.
  • [13]
    Cf. Philippe Crignon, De l’incarnation à la représentation. L’ontologie politique de Thomas Hobbes, Paris, Classiques Garnier, 2012.
  • [14]
    Minnersville School District vs Gohitis, 310 US 586 (1940), cité par M. Sandel, in Democracy’s Discontent, Cambridge (Mass.), Londres, Harvard University Press, 1996, p. 60
  • [15]
    Albin Michel, coll. « Bibliothèque Idées », 2005.
  • [16]
    Hannah Arendt, « Martin Heidegger a quatre-vingt ans », discours prononcé en 1969, repris et publié dans Vies politiques, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1974, p. 310.
  • [17]
    Payot, 1992.
  • [18]
    On notera ici au passage que Faye ne consacre aucun chapitre à l’étude de l’ouvrage pourtant essentiel de Hannah Arendt : Essai sur la révolution (publié en 1963).
  • [19]
    H. Arendt, Les Origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », p. 602-603.
  • [20]
    J. Lacroix et J.-Y. Pranchère, Le Procès des droits de l’homme, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2016, p. 292. Qu’il nous soit permis également de renvoyer à notre ouvrage : Hannah Arendt, une introduction, Paris, Pocket-La Découverte, coll. « Agora », 2013, où nous abordons également ce point (cf. p. 384).
  • [21]
    Léviathan, chap. XV, trad. fr. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 147.
  • [22]
    Ibid., p. 148
  • [23]
    Diderot, Encyclopédie, art. « Droit naturel », cité par Céline Spector, p. 102.
  • [24]
    John Rawls, Libéralisme politique, trad. fr. C. Audard, Paris, Puf, 1995, p. 224, note.
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