Notes
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[1]
Cf. sur cette question, de manière détaillée : Otto Pfersmann, « Le sophisme onomastique. À propos de l’interprétation de la constitution », in Ferdinand Melun Soucramamien (dir.) L’Interprétation constitutionnelle, Paris, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2005, p. 33-60.
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[2]
Cf. sur ces questions, Otto Pfersmann, « Révolutions constitutionnelles, analyses doctrinales et justifications jurisprudentielles », à paraître in Olivier Cayla, Constitutionnalisme, Paris, Dalloz, 2016.
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[3]
Aharon Barak, Purposive Interpretation in Law, Princeton University Press, 2005.
-
[4]
Aharon Barak, The Judge in a Democracy, Princeton University Press, 2008.
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[5]
Benoit Frydman, Le Sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, Paris/Bruxelles, LGDJ/Bruylant, 2005, 2e éd. 2007, 3e éd. 2011.
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[6]
La Science du droit dans la globalisation, coéditeur avec Jean-Yves Chérot, Bruxelles, Bruylant, 2012.
I. Des mythes inconciliables
1 Deux mythes concurrents brouillent les pistes de l’identification du pouvoir (plus exactement de la compétence) d’édicter des normes juridiques. Selon le premier et le plus ancien, cette tâche reviendrait au législateur qui serait un organe démocratiquement élu (on l’espère), alors que les juridictions et les autorités administratives « appliquent » les dispositions ainsi adoptées. On parle alors de « séparation des pouvoirs » ou, dans une conception plus polémique, de « légicentrisme ». Selon le second, le plus récent et le plus répandu chez les juristes contemporains, le véritable maître de la loi ne serait pas le « législateur », mais le juge – c’est-à-dire celui qui est censé l’appliquer –, parce qu’il est le maître de la dernière décision et que c’est elle qui s’impose. Ce mythe apparaît sous les dénominations les plus diverses : « gouvernement des juges » pour les conceptions les plus polémiques, « démocratie constitutionnelle » – c’est-à-dire une démocratie où le dernier mot appartient à une juridiction constitutionnelle pour les plus favorables et dans la version la plus euphémiste. Parfois, ces mythes contradictoires coexistent paisiblement, comme aux États-Unis où l’on admet pacifiquement que la Constitution institue une séparation des pouvoirs assignant à chacune des « branches » du gouvernement une fonction bien distincte et où l’on discute le plus âprement lorsqu’il s’agit de savoir quel est exactement le poids des juridictions et en particulier de la Cour suprême. Ce mythe est parfois articulé à d’autres préoccupations contemporaines. Ainsi, la globalisation serait aussi et essentiellement juridictionnelle : les juges des juridictions suprêmes formeraient une communauté partageant essentiellement les mêmes positions et les mêmes arguments, indépendamment des lois nationales que l’on croyait encore naïvement guider leurs décisions.
2 Dans le débat politique général, ces questions ne font que très occasionnellement irruption lorsque des juridictions rendent des décisions inattendues, portant sur des questions de choix de société et dotées d’un impact important, mais toujours difficile à mesurer.
3 Le propos du débat auquel les contributions rassemblées ici entendent contribuer d’une manière plus générale que celle qui ne concerne que les spécialistes – d’ailleurs en désaccord parfait et constant – consiste justement à mettre en perspective ce problème que rencontre toute réflexion de philosophie politique : comment identifier le véritable auteur des normes juridiques qui nous concernent et ainsi du pouvoir qui est susceptible de structurer nos actions, soit pour limiter, soit au contraire pour étendre notre liberté.
4 On pourra dire que c’est là une préoccupation qui devrait guider la réflexion du juriste – spécialisé – plus que d’un public citoyen, même politiquement intéressé. Et naturellement la réflexion des juristes sera ici d´une grande importance et il s’agira justement de faire apparaître que les désaccords entre eux sont fondamentaux et souvent irréconciliables – et qu’une telle discussion ne permettra donc pas de résoudre le problème. Mais justement et par ailleurs, il se pourrait que l’analyse des juristes fasse apparaître des positions inconciliables posant à son tour des questions au philosophe et au citoyen. Car il se pourrait que le droit ne correspondrait guère à la réalité ou qu’il y ait un autre droit que celui que l’on croit pouvoir connaître en étudiant des textes relevant à première vue de ce domaine.
5 Le mythe de l’horizontalité des pouvoirs a été critiqué depuis longtemps, mais garde une très forte influence. En premier lieu, il ne peut pas s’agir juridiquement de « pouvoirs », mais au mieux de titulaires de compétences. Mais ensuite et de toute évidence, il ne peut pas y avoir des pouvoirs de même rang, dès lors que l’un d’eux ou plusieurs sont soumis aux normes édictées par l’autre. Et de ce point de vue, l’administration et la justice se trouvent dans la même situation et non dans des univers disjoints, la différence consiste dans la modalité selon laquelle des normes édictées par d’autres organes sont transformées en des normes concernant des cas ou des ensembles de cas plus particuliers et un cercle de personnes plus étroit (concrétisation) : alors que l’administration – sauf les organes suprêmes – est soumise à des instructions – le juge décide indépendamment, c’est-à-dire au seul regard de la norme générale et en général avec l’obligation de justifier le résultat par un raisonnement, une motivation.
6 Or, les juges se sont justement vus conférer des compétences de plus en plus étendues. Ils ne résolvent pas simplement des différends entre des parties d’un procès, ils jugent de la légalité d’un règlement (le juge administratif), de la constitutionnalité de la loi (le juge constitutionnel), d’un acte normatif européen ou de la conformité d’un acte juridique national au droit européen (le juge de l’Union européenne), de la conformité de n’importe quel acte étatique par rapport aux droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme (la Cour européenne des droits de l´homme ou parfois « Cour de Strasbourg »), pour ne pas parler des nombreuses juridictions arbitrales qui décident de litiges ayant un impact parfois colossal sur l’économie.
7 Ainsi, la frontière entre le « juge » et le « législateur » s’est fortement déplacée et parfois il est même assez difficile de l’identifier avec certitude. Un règlement est matériellement législatif, il contient des dispositions générales et abstraites. Le juge administratif français en est depuis longtemps l’organe de contrôle. Depuis l’introduction des juridictions constitutionnelles, des juges se prononcent sur le sort de la loi formelle. Lorsque le juge national applique des normes de l’Union européenne, il est obligé de les faire prévaloir sur les normes nationales de quelque rang qu’elles soient, en d’autres termes, un juge de première instance doit faire prévaloir une directive européenne sur des normes formellement constitutionnelles nationales. Dans tous ces cas et à divers degrés, le juge peut et parfois doit annuler ou désappliquer des normes générales. Il modifie par conséquent la composition du corpus normatif en vigueur.
8 Mais jusque-là il ne fait que se conformer lui-même aux normes générales qui encadrent ses compétences. Or il se pourrait qu’il ne les respecte pas lui-même, peu importe l’intention, qu’elle soit cynique et méchante ou inconsciente ou une tentative d’améliorer le sort des hommes et des choses avec la meilleure intention du monde.
9 La raison de l’institution d’un juge qui contrôle le pouvoir administratif ou législatif était justement que le législateur ou le pouvoir règlementaire pouvait, en adoptant une loi, ne pas respecter – pour quelque raison que ce soit – les normes de rang supérieur, en particulier, mais certes non uniquement, les droits des justiciables (droits fondamentaux, libertés publiques, etc.). Mais une juridiction n’est guère exempte des défauts que l’on peut éventuellement reprocher au législateur, surtout si elle devient elle-même législatrice. Or, s’il a été difficile d’introduire des organes de contrôle, il est encore plus difficile d’admettre que les organes de contrôle devraient à leur tour être contrôlés et d’ailleurs on touche ici rapidement à une limite pratique : on ne peut multiplier les instances de contrôle sans surcharger le système et risquer de créer plus de dysfonctionnements que de bénéfices.
10 On pourra dire qu’il n’y a pas de raison de penser que les organes de contrôle soient à leur tour généralement malveillants. Comme leurs titulaires ne sont pas ou très rarement en quête de suffrages populaires et qu’ils ne se présentent pas aux procédures de nomination avec un projet de politique active, quelle serait leur motivation de faire autre chose que ce que les normes de compétence leur demandent ? Or, là aussi, les frontières se sont déplacées et les techniques de décision permettent en effet un écart parfois très significatif au regard des données fixant la mission du juge.
II. Des évolutions de principe passées souvent inaperçues
11 Les frontières se sont déplacées. On le voit le plus clairement aux États-Unis, mais la problématique existe partout. L’un des enjeux d’une élection présidentielle aux Etats-Unis est la perspective des prochains recrutements à la Cour suprême. C’est là que sera décidé dans quelle mesure sera maintenu ou limité le droit à l’avortement, le droit à porter des armes, le droit à la consommation du cannabis, le droit au mariage des personnes de même sexe, le droit à des couvertures sociales et ainsi de suite. Et le président récemment élu a nouvellement déclaré qu’il nommerait des personnes qui iraient dans le sens de la politique – conservatrice – qu’il préconise lui-même. Le 1er février 2017, il a en effet nommé Neil Gorsuch, juge fédéral choisi en raison de ses conceptions conservatrices déduites de ses positions en matière d’interprétation. En d’autres termes, le président des États-Unis a besoin des juges pour des éléments centraux de son propre programme, et pour certaines questions il aura plus besoin d’eux que du Congrès. Presque partout en Europe où a été introduit le contrôle de constitutionnalité des lois, les juges des cours constitutionnelles sont nommés par des autorités politiques. En effet, il est difficilement concevable de faire de cette tâche une activité de carrière, liée à une promotion. Et si les juges gardent souvent, une fois nommés, une grande indépendance dans leur activité proprement juridictionnelle, il leur sera difficile de se départir de leur choix moraux extra-juridiques lorsqu’ils auront à trancher, dotés d’un large pouvoir discrétionnaire, des questions de société qui les mettent en question. L’indépendance intellectuelle active est alors une véritable vertu que les textes ne peuvent guère déterminer.
12 L´écart par rapport aux données juridiques paraît à première vue difficilement concevable. Comment un juge pourrait-il, alors qu’il est sous l’obligation stricte de justifier son raisonnement, arriver à cacher un résultat non concordant avec les normes applicables ? C’est ici qu’intervient le débat sur l’« interprétation juridique ». Ce problème est souvent présenté comme une pure question technique que doivent maîtriser les juristes. Ils doivent appliquer un certain canon de règles bien rodées depuis des siècles et enseignées dans toutes les facultés. Mais il s’agit là d’un autre mythe auquel s’oppose à son tour un mythe adverse et radical. En premier lieu et très simplement, les textes formulant des normes (ou d’autres types d’énoncés) sont rarement sémantiquement univoques et très souvent plutôt vagues et indéterminés. Ils admettent par conséquent plusieurs lectures et l’identification de ces lectures pose des problèmes dépassant fréquemment de loin la portée des instruments méthodologiques connus des juristes. En outre, les techniques traditionnellement enseignées ne portent que terminologiquement, mais non substantiellement, sur l’interprétation au sens de l’analyse exacte de la signification d’un ensemble d’énoncés, mais sur la compétence de décider autrement de ce que le texte semble à première vue exiger [1]. Si l’on admet par exemple une interprétation « téléologique », on raisonne en vérité en deux temps dont seul le premier relève de l’interprétation : dans une première étape on analyse – et, on l’espère, comprend – le sens du texte selon lequel un certain comportement est requis. Dans un deuxième temps on se demande quelle pouvait être la « finalité » ou l’« objectif » en vue duquel ce comportement a été rendu, admettons, obligatoire. On passe alors à la considération que la réalisation du but en question exige en fait un comportement tout à fait différent ou un changement de modalité : au lieu d’être obligatoire, le comportement en question sera plutôt permis ou – qui sait ? – interdit. Là encore, la plus forte opposition entre des théories de l’interprétation, qui sont en vérité des théories concernant le point de savoir dans quelle mesure on peut admettre de faire strictement autre chose que ce qu’enjoint l’analyse du texte, est développée aux États-Unis. Alors que les uns cherchent à reconstruire l’intention des Pères fondateurs ou la signification originaire du texte, les autres estiment que la Constitution est un « instrument vivant » qu’il convient de lire au regard des « exigences du temps présent ». Ainsi les débats sur la théorie de l’interprétation sont souvent des discussions sur des possibilités d’édicter des actes alternatifs à ceux qui sont en vigueur ou requis. Une dispute académique masque un déplacement inaperçu des compétences de production normative.
13 En matière de contrôle de constitutionnalité, une nouvelle technique est apparue en raison même du problème de légitimité que pose la possibilité d’annuler des lois votées par un organe démocratiquement élu : l’« interprétation conforme » ou « conformité sous réserve ». Afin de ne pas trop souvent ou trop ouvertement ou trop durement heurter les prérogatives du législateur traditionnel élu, le juge de la loi préférera maintenir en vigueur les dispositions attaquées par les requérants. Cependant, il ne pourra pas non plus ne pas chercher à donner raison au citoyen (ou à l’opposition parlementaire) qui réclame le respect de ses droits constitutionnellement garantis. Or c’est constitutionnellement impossible. Les constitutions connaissant un contrôle de constitutionnalité n’admettent que deux solutions et deux seulement : l’annulation en cas de non-conformité ou le maintien en vigueur en cas de conformité. Les juges ont inventé une troisième voie qu’ils ont qualifiée d’« interprétation conforme », alors qu’elle n’a strictement aucun rapport avec l’interprétation. Elle consiste à maintenir le texte en vigueur, mais à l’assortir d’une « réserve », c’est-à-dire à dire que certaines applications sont interdites ou que certaines sont strictement obligatoires. Or cela veut bien dire que l’on a dans une première étape interprété la disposition litigieuse et découvert qu’elle posait un problème de constitutionnalité, plus exactement que l’une des significations possibles au moins n’était pas conforme à la Constitution. Dans un deuxième temps, le juge estime qu’il faut néanmoins maintenir la loi et il décide qu’il va non pas l’éliminer, mais la modifier : il énonce alors que la Loi veut en fait dire uniquement quelque chose de strictement conforme à la Constitution et cela dans les termes qu’énonce la Cour dans les motifs de sa décision. Ce qui est ici présenté par les cours comme un pur exercice exégétique est en vérité une forme de législation alternative pour laquelle aucune juridiction constitutionnelle n’a été habilitée.
III. Du juge garant de l’ordre au juge révolutionnaire et retour
14 Il apparaît ainsi qu’un débat technique et disciplinaire masque des questions de configuration fondamentale de l’ordre juridique.
15 Mais les juges peuvent aller encore plus loin et cela toujours avec les meilleures intentions du monde. Le juge constitutionnel français a, par exemple, considérablement élargi ses propres compétences, mais aussi les droits des citoyens et justiciables, en « considérant » que le Préambule de la Constitution faisait partie de la Constitution – alors que les constituants de 1958 avaient cherché, ne serait-ce que par sa formulation tout à fait programmatique et non techniquement juridique, à l’exclure des données de référence que pourrait appliquer le futur Conseil constitutionnel. Le juge suprême israélien a procédé à une construction encore plus « audacieuse ». En l’absence de constitution formelle clairement codifiée et de justice constitutionnelle explicitement prévue, il a estimé que certaines lois, nommées « fondamentales » mais très faiblement ou guère distinctes des autres en termes d’exigence de procédure, étaient la Constitution et que, de ce seul fait, il devait y avoir une justice constitutionnelle et qu’ainsi il y avait une justice constitutionnelle habilitée à sanctionner le législateur et à faire respecter les droits fondamentaux [2]. Ces exemples, que l’on pourrait multiplier, montrent que les juges sont parfois enclins – là aussi en présentant l’acte comme un exercice disciplinaire juridique – à modifier le cadre constitutionnel de référence lui-même. Dans certaines hypothèses, le résultat sera légitimé parce qu’il accroît les droits des citoyens et justiciables. Mais l’hypothèse inverse est évidemment tout aussi bien possible. Et d’une manière générale on peut se demander pourquoi de telles modifications devraient faire l’objet d’actes juridictionnels masqués en purs exercices de la fonction de juger, encadrés par les canons disciplinaires de la doctrine juridique.
IV. Juges et observateurs de l’action juridictionnelle
16 Les contributions réunies ici abordent la question à partir des positions les plus différentes et complémentaires.
17 Trois anciens juges de juridictions suprêmes, en même temps auteurs et professeurs, nous permettent de confronter trois expériences très diverses ainsi que les soubassements culturels et théoriques dans lesquels ils ont évolué : Aharon Barak a non seulement été juge et président de la Cour suprême d’Israël, il est aussi le principal acteur de la « révolution constitutionnelle » par laquelle cette Cour a introduit le contrôle de constitutionnalité ainsi que des techniques de pondération et de conciliation développées dans d’autres pays, plus longtemps familiers du problème des conflits entre droits fondamentaux ou entre droits fondamentaux et autres exigences constitutionnelles. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, et notamment d’un livre sur l’interprétation [3], et d’un autre sur le rôle du juge dans la démocratie [4]. Guy Canivet a été Premier président de la Cour de cassation française avant de devenir membre du Conseil constitutionnel qu’il vient tout récemment de quitter. Son expérience s’étend autant sur une longue évolution de la jurisprudence civile et pénale française que sur celle de la jurisprudence constitutionnelle au moment de l’introduction et de la consolidation de la question prioritaire de constitutionnalité permettant au justiciable de demander, après transmission au Conseil par les juridictions ordinaires suprêmes, l’examen de la constitutionnalité d’une disposition législative en vigueur au regard des droits fondamentaux. Il s’agit là d’une modification véritablement fondamentale non seulement de l’ordre juridique français, mais de ses présupposés culturels pour lesquels la loi en vigueur ne pouvait faire l’objet d’une contestation. Clemens Jabloner a été président de la Cour administrative, la plus haute instance en matière de justice administrative en Autriche, mais également enseignant universitaire à l’université de Vienne et directeur de l’Institut Hans Kelsen. Ses nombreux travaux illustrent la vivacité de l’emprunte du positivisme juridique en Autriche, mais aussi une certaine conception du respect de la Constitution et de son interprétation, fort significative au regard des compétences du juge.
18 Benoit Frydman a consacré pour sa part en tant que professeur d’importants travaux à la théorie de l’interprétation [5], et récemment plusieurs contributions à la globalisation juridique [6] dont traite également, concernant le juge, le texte publié dans ce numéro.
19 Charles Ramond élabore, quant à lui, un lien entre une théorie philosophique de la création littéraire et la théorie de l’interprétation juridique. Sa perspective rejoint paradoxalement celle de beaucoup de théoriciens contemporains du droit pour lesquels les textes ne vivent que par et seulement après leur interprétation. Ceux qui soutiennent une conception de la toute-puissance du juge et donc d’une puissance minimale ou « nulle » du législateur y verront un appui de leur démarche. Il est intéressant de noter que le plus « réaliste » des théoriciens de l’interprétation juridique n’est pour une fois pas un juriste, mais un philosophe qui s’intéresse au juge dans la fiction.
V. Conceptualiser les déplacements de pouvoir normatif
20 Tous les auteurs reconnaissent un changement profond relatif à la place que le juge occupe dans la distribution actuelle des compétences de production normative. Pour Benoit Frydman, il s’agit d’un phénomène inéluctable qui se déploie non seulement grâce au contrôle de constitutionnalité, mais surtout, aujourd’hui, à travers l’importance grandissante des juridictions supranationales pouvant entraver sous de multiples aspects l’action du législateur national. Aharon Barak assume une position créatrice modérée. Adepte de l’interprétation téléologique et de la pondération des exigences constitutionnelles en conflit, il met en évidence le rôle de stabilisation et même de défense de la démocratie que le juge est appelé à jouer dans les États contemporains menacés par la guerre et le terrorisme. Cette fonction de gardien de la démocratie dans une conception de « démocratie militante » constitue un autre changement de perspective dans la manière de concevoir l’office du juge. Il devient un gestionnaire de crises graves et bénéficie à ce titre d’une légitimité excédant à l’évidence les compétences que lui attribuent les normes en vigueur.
21 Guy Canivet déploie dans un exposé très complet et articulé l’ascension et le statut actuel du Conseil constitutionnel français dans une perspective analytique et critique. Il montre dans quelle mesure cette juridiction s’est affranchie des limitations qui pouvaient entraver sa compétence au regard du contrôle de la loi. Il admet explicitement qu’il s’agit d’un pouvoir créateur et même que « Ce pouvoir normatif est en lui-même sans limites ». Et s’il analyse par la suite les mécanismes d’auto-encadrement par lesquels le Conseil cherche à manifester sa modération et la continuité de sa jurisprudence, il insiste aussi sur le fait que de telles limites demeurent toujours précaires, justement parce qu’elles se situent en dehors du cadre normatif tracé par la Constitution que le Conseil est chargé de faire respecter.
22 Clemens Jabloner aborde la question de la compétence du juge à régler non seulement un différend concret, mais à édicter des normes générales et abstraites, donc matériellement législatives – sinon parfois constitutionnelles – tant d’un point de vue théorique que comparatiste. Il fait apparaître qu’une conceptualisation précise et une analyse exacte de la question de l’existence d’abord, des limites, ensuite, d’un tel pouvoir ne trouve guère à ses yeux de réponse vraiment satisfaisante. Cette contribution est également particulièrement intéressante parce qu’elle fait apparaître les nombreuses difficultés de compatibilité conceptuelle entre les différentes cultures juridiques : entre l’Allemagne, la Suisse et l’Autriche – qui partagent certes l’usage de l’allemand, mais non les mêmes traditions philosophiques et juridiques – comme entre ces pays et la France et les pays de common law. Une analyse précise de la capacité du juge d’édicter des normes excédant la portée du litige exige encore un important effet de théorie et de comparaison. Cette contribution met également en évidence que la véritable difficulté consiste souvent dans le fait que les compétences du juge ne sont pas explicitement articulées dans les textes et que les textes où elles existent sont insérés dans des cultures interprétatives qui cherchent souvent à les modifier plus qu’à les respecter.
23 Au débat, donc, et à la réflexion de s’intéresser à la question de savoir comment déterminer exactement la configuration des compétences normatives (ce que la philosophie traditionnelle appelle souvent « pouvoirs ») dans la cité et au-delà de la cité, dans le cadre actuel et dans celui que le justiciable aimerait voir se réaliser.
Notes
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[1]
Cf. sur cette question, de manière détaillée : Otto Pfersmann, « Le sophisme onomastique. À propos de l’interprétation de la constitution », in Ferdinand Melun Soucramamien (dir.) L’Interprétation constitutionnelle, Paris, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2005, p. 33-60.
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[2]
Cf. sur ces questions, Otto Pfersmann, « Révolutions constitutionnelles, analyses doctrinales et justifications jurisprudentielles », à paraître in Olivier Cayla, Constitutionnalisme, Paris, Dalloz, 2016.
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[3]
Aharon Barak, Purposive Interpretation in Law, Princeton University Press, 2005.
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[4]
Aharon Barak, The Judge in a Democracy, Princeton University Press, 2008.
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[5]
Benoit Frydman, Le Sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, Paris/Bruxelles, LGDJ/Bruylant, 2005, 2e éd. 2007, 3e éd. 2011.
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[6]
La Science du droit dans la globalisation, coéditeur avec Jean-Yves Chérot, Bruxelles, Bruylant, 2012.