Notes
-
[1]
Voir en particulier les fameuses « douze propositions » d’Antony B. Atkinson : « After Piketty ? », British Journal of Sociology, Piketty Symposium, 65 (4), p. 619-638.
-
[2]
Robert Boyer, « Note de lecture : Thomas Piketty, Le Capital au xxi e siècle », Revue de la régulation, 14 (automne 2013).
-
[3]
R. Boyer, op. cit.
-
[4]
R. Boyer, op. cit.
-
[5]
Caroline Guibet Lafaye et Emmanuel Picavet, « Acceptabilité des inégalités et exigence de justification », Filosofia Unisinos 11 (1), 2010, p. 2-16.
-
[6]
C’est du moins la thèse que j’ai défendue ailleurs. E. Picavet, La Revendication des droits, Paris, Classiques Garnier, 2011.
-
[7]
Thomas Piketty, « Individualisme méthodologique et économie de l’information », in B. Saint-Sernin, E. Picavet, R. Fillieule et P. Demeulenaere, Les Modèles de l’action, Paris, Puf, 1998.
1 Le Capital au xxi esiècle de Thomas Piketty (Paris, Seuil, 2013) impressionne par l’ampleur du sujet et par le renouvellement des perspectives. Il n’est pas exagéré de dire que l’ouvrage a remis au cœur du débat public les chances de l’intérêt général, au-delà des stratégies partiales visant à assurer sélectivement la prospérité de telle ou telle partie des populations, par exemple dans une confraternité sociale ou éducative autour des sphères du pouvoir. Prenant pied avec fermeté et audace sur le terrain des recommandations pratiques, il a suscité des propositions additionnelles de politique économique, venant d’économistes de premier plan [1]. Au plan méthodologique, si l’histoire retrouve ici toute sa place dans la démarche de l’économiste, et si l’ouvrage offre une véritable « moisson de nouveaux résultats pour l’histoire économique [2] », la démarche est expérimentale plutôt que récapitulative : on s’instruit de la manière dont la démocratie et l’intérêt général peuvent prévaloir.
2 Dans ces brèves observations générales sur l’orientation de l’ouvrage, je voudrais surtout souligner qu’à mon sens, les questions sociales abordées sont indissociables d’une manière spécifique d’aborder la vie économique, saisie dans l’histoire des nations. Les choix politiques sont éclairés par l’appareil empirique, et par une union étroite de la sociologie historique et de l’économie (la « lutte de classement » l’emportant sur la lutte de classes selon l’heureuse formule de R. Boyer [3]). Originale à bien des égards, la méthodologie importe, sur le double volet du rapport à l’histoire longue et du dévoilement des tensions socio-économiques.
3 Le lecteur remarque d’emblée la mise en évidence, dans un tableau très vivant de l’histoire longue des économies, de constantes approximatives (par exemple pour la rentabilité pure du capital), de tendances, de « forces » de convergence et de divergence (divergence oligarchique), tout cela allant au-delà des modèles synthétiques ou des graphiques que les sciences économiques privilégient souvent. Thomas Piketty, sur cette base, caractérise des choix, des scénarios alternatifs, des corrections possibles mais dont la réalisation effective est subordonnée au souci (aléatoire) de la cohésion sociale.
4 L’analyse objective de notre situation contemporaine n’exclut pas la prise en compte (très détaillée par ailleurs) des développements culturels et psychologiques qui accompagnent l’adaptation aux mécanismes économiques. En termes objectifs, le problème n’est pas tant la faiblesse de la croissance que sa magnitude plus faible que le rendement du capital (trahissant une « force fondamentale de divergence » dans les sociétés capitalistes). L’établissement de deux « courbes en U » historiques (part du revenu pour le décile le plus élevé et rapport du capital privé au revenu national) participe aussi de la corroboration de l’hypothèse d’une évolution durable avec croissance faible, dans une certaine instabilité au regard du partage capital-travail et dans une grande dépendance par rapport aux événements historiques. C’est en laissant de côté les modèles à « agent représentatif » que Thomas Piketty est en mesure d’étudier sérieusement les effets de la dette publique, sans négliger les questions de répartition qui sont laissées de côté ex hypothesi lorsqu’on considère un agent unique. L’évolution des formes de travail et des qualifications est enfin reconnue en retrouvant, sous les modèles agrégés de la macroéconomie, l’instabilité de la part du capital dans la production. Les choix méthodologiques s’avèrent donc précieux pour donner une vue d’ensemble des transformations qualitatives et quantitatives du capital.
5 La complémentarité des adaptations subjectives et des tendances objectives mérite réflexion. Est-ce que la perception des intérêts en conflit n’est pas elle-même en partie institutionnelle et donc objective, à cause du poids des justifications publiques et du filtrage des revendications dans la société ? On peut en effet penser que ces procédés façonnent en partie les attentes et les intérêts qui s’expriment et sont pris en compte de manière effective. Il me semble que c’est ce que l’on peut inférer de l’analyse, proposée par Thomas Piketty, de la compression historique des inégalités (effective mais fragile) entre 1968 et 1983. Au demeurant, comme Robert Boyer l’a fait observer avec perspicacité, les références très développées à la littérature classique (à travers les œuvres d’Honoré de Balzac et de Jane Austen en particulier) et au cinéma ne font pas verser le propos dans un subjectivisme arbitraire, mais ramènent avec justesse aux ressorts explicatifs puissants d’une « rationalité institutionnellement située dans le temps et dans l’espace [4] ».
6 Le temps long dans lequel s’inscrit l’ouvrage n’a pas la linéarité d’un sentier stable de croissance. L’auteur ne met pas au premier rang de l’analyse des équilibres auto-entretenus, mais plutôt un espace historique traversé par la contingence et la volonté : l’espace qu’occupent des choix politiques, assumés ou non. Dans un contraste frappant avec le fatalisme des doctrines longtemps dominantes de la mondialisation néolibérale, le propos de l’ouvrage prend acte de l’expérience acquise à la suite de choix politiques.
7 L’un des éléments contemporains du fatalisme en action – l’un de ceux qui ont le plus efficacement limité les bienfaits de la démocratie sociale progressiste – est la croyance attachée à l’auto-équilibrage des marchés, si âprement défendue dans le secteur financier par exemple. Sur ce point, les analyses de Thomas Piketty ont le grand mérite d’accorder toute l’attention désirable à la dynamique des besoins et de la population, qui amorce des tensions sans cesse renouvelées, mais compréhensibles.
8 L’analyse des déséquilibres socio-économiques est un autre point fort de l’ouvrage. Thomas Piketty repère, en longue période et avec une pertinence toute particulière pour la période récente, les progrès d’une société de la rareté (organisée) et de l’appropriation. Toutes les inégalités ne sont certainement pas en elles-mêmes problématiques au plan moral ou politique [5] ; pour comprendre ce qui fait l’importance du creusement des inégalités et de la concentration du capital dans de nombreux pays au cours des dernières décennies, il est tout à fait judicieux – c’est l’une des réalisations marquantes de l’ouvrage – d’essayer de comprendre les tensions associées dans la vie des entreprises et des particuliers. Cette piste indique une orientation qui me semble appeler encore d’autres développements, en particulier sur le terrain prescriptif, évaluatif ou normatif (celui du « devoir-être » de l’économie politique) : l’importance des inégalités se lit dans la dégradation des conditions des choix des uns et des autres. C’est ce qui a été trop longtemps masqué par les croyances libertariennes qui ont accompagné les progrès idéologiques du néolibéralisme de combat : la dérégulation des économies et le libre-échange hors de contrôle peuvent parfaitement contribuer, pour des raisons qui tiennent notamment à la dynamique de l’accumulation et de la concentration du capital, à une dégradation généralisée des conditions dans lesquelles se déploient les choix libres. L’obligation de procéder à des arbitrages auxquels nul ne voudrait consentir est, me semble-t-il, un aspect central de l’exacerbation des tensions sociales occasionnées par l’organisation ou la protection de la pénurie, source de rente. Le consentement à une logique de rentabilité capitaliste dans des secteurs tels que la santé ou l’éducation est particulièrement menaçant à cet égard. Ne peut-on dire que le creusement des inégalités (dont Thomas Piketty donne des illustrations frappantes) se traduit concrètement par la généralisation de situations dans lesquelles les personnes doivent consentir à des sacrifices dénués de sens, que rien ne vient véritablement compenser ? La compatibilité avec l’intérêt général du retour à des situations extrêmement inégalitaires (qui rappellent la Belle Époque en France) est très problématique. Pour restaurer les chances du progrès social, il faut sans doute remettre sur le métier l’accès aux biens publics, la conception politique des mécanismes de solidarité et une perspective quantitative et fonctionnelle pour la prise en compte des besoins sérieux de la population.
9 Thomas Piketty insiste surtout sur une fragilité notable du capitalisme de la période néolibérale : son manque d’acceptabilité, voire sa tendance à saper ses propres fondements, au regard des idées méritocratiques que l’auteur présente comme le socle des sociétés développées. La référence insistante à l’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ne va d’ailleurs pas sans ambiguïté. Si l’utilité commune est le fondement des distinctions sociales, ne s’agit-il pas des inégalités instituées plutôt que de la bonne ou mauvaise condition de fortune ? Mais le sens de cette référence est limpide au regard de la démarche d’ensemble de l’ouvrage : nos sociétés développées n’ont pas vocation à être seulement des scènes de théâtre pour le destin brillant et/ou l’ascension sociale de quelques-uns.
10 La méritocratie pertinente est celle du plus grand nombre : la récompense et la qualification du travail, la reconnaissance multilatérale de tous pour chacun, la solidarité accordée aux contributions à la prospérité générale. Ce tableau n’est-il pas celui d’un nouveau solidarisme, attentif aux questions de reconnaissance ? De ce point de vue, par un retour extrêmement salutaire au bon sens, l’ouvrage de Thomas Piketty dissipe avec efficacité les brumes répandues par une « égalité des chances » dévoyée en partage (au mieux équitable, et rarement équitable en fait) de privilèges rares et dépassant la mesure, amplifiés par des mécanismes divers et trop courants de solidarité rapprochée dans des castes par trop étroites.
11 On ne retrouve pas dans l’ouvrage la croyance libertarienne dans un mérite qui serait purement personnel, isolable de l’interaction sociale qui est pourtant son lieu de déploiement. Il y a lieu de s’en féliciter, puisque l’univers supposé concurrentiel du néolibéralisme est tout sauf une anarchie, et relève bien plutôt d’un schéma d’ordre, de contrôle et de filtrage des raisons [6]. On est à bonne distance aussi d’une méritocratie arbitraire revenant à glorifier et à privilégier, sous contrainte d’équité dans les modalités d’accès, certains rôles sociaux plutôt que d’autres – au demeurant, Thomas Piketty rappelle sans concession le doute qui s’attache à la corrélation entre productivité et rémunération. La méritocratie qui se profile à l’horizon de l’ouvrage est, si je ne me trompe, un travaillisme, d’essence très simple : le travail est considéré très largement comme une contribution centrale au bien public (c’est bien pourquoi le chômage durable est aussi un déni de reconnaissance des personnes dans leur rôle social). La reconnaissance du travail est ainsi un maillon central, mais fragile, de la construction des revendications légitimes.
12 La restauration de ces perspectives raisonnables est une manière efficace de contester l’« hyperméritocratie » injuste et trompeuse qui caractériserait des pays tels que la France et les États-Unis. Elle permet aussi d’arrimer la logique des revendications aux croyances qui façonnent le rapport à l’économie et à ses institutions, dans la continuité d’essais antérieurs [7]. De ce point de vue, l’ouvrage apporte une contribution, bien fondée dans la logique du système économique sous-jacent, à la compréhension de la défiance du public à l’endroit de ses classes dirigeantes, jusque dans des démocraties solides et anciennes : bien au-delà du constat de l’accentuation des inégalités, c’est toute la corrélation entre les efforts personnels et les croyances sociales qui est bouleversée par la fragilisation des démocraties sociales. Cette fragilisation est une réalité et elle donne au livre une portée critique au regard des coups de boutoir du mondialisme dérégulateur, triomphant dans les milieux dirigeants depuis les années 1980, ignoré du grand public (sinon par ses effets), et qui alimente la réticence devant toute forme de subordination raisonnable de l’enrichissement capitaliste à l’approfondissement de la démocratie, au respect des droits civiques et au progrès dans les droits sociaux.
13 Au-delà des bouleversements quantitatifs préconisés dans l’ouvrage (en matière fiscale en particulier, autour de la proposition d’une taxe annuelle progressive sur la richesse mondiale dans le but explicite de réguler le capitalisme), l’ancrage des tensions sociales dans les perceptions des travailleurs et des exclus, ici parfaitement documenté, doit certainement conduire à donner du poids aux institutions sociales, seules capables de limiter la progression des inégalités les plus dangereuses et de renouveler les espoirs de la démocratie sociale. Mimer les normes immanentes supposées du marché concurrentiel dans la voie du « nouveau management public » n’est sans doute ni la seule, ni la meilleure voie de renouvellement pour ces institutions.
14 On s’inspirerait à meilleur escient de la logique d’expansion des droits qui est ébauchée dans la quatrième partie du livre : étendre les droits fondamentaux et les avantages matériels significatifs à tous, aussi longtemps que cela s’avère avantageux pour ceux qui y ont le moins accès. Peut-on même y voir autre chose qu’un prolongement du « principe de différence » de Rawls et des recommandations d’Amartya Sen ? L’originalité des propositions de Thomas Piketty n’est pas à négliger : ne s’agit-il pas d’œuvrer activement en sorte d’épargner aux personnes des situations défavorables, plutôt que de concevoir un agencement global des perspectives dans la vie, à la manière de la Théorie de la justice de Rawls ? Ne s’agit-il pas de favoriser le bien-être socio-économique objectif, d’une manière plus nette peut-être que dans les combinaisons de réalisations dans la vie et d’aptitudes au choix que privilégie A. Sen ?
15 En faisant la part de l’histoire, Thomas Piketty permet donc aussi à la réflexion normative d’inscrire ses diagnostics et ses orientations dans un cheminement collectif : celui de nations qui ont expérimenté des formes crédibles de progrès vers la cohésion sociale et la réalisation de droits socio-économiques et qui y ont trop tôt renoncé. La perspective historique invite alors, plutôt qu’à la contemplation de structures distributives d’ensemble à justifier sur des bases de besoin ou de mérite (par exemple), à l’attention sélective à des améliorations souhaitables, dans le souci d’améliorations significatives. Cette démarche est tout à fait convaincante dans son principe ; elle est bien propre, notamment, à renforcer le poids donné aux réalisations concrètes en rapport avec l’état des besoins laissés sans réponse, et à renforcer aussi le lien si important entre les principes d’action et les formes de l’organisation administrative fonctionnelle, tournée vers des résultats tangibles et ne se contentant pas de renvois symboliques à des idées à la mode.
16 En somme, et sans vouloir en épuiser le contenu très riche par des raccourcis trop synthétiques, il est juste de souligner que l’ouvrage de Thomas Piketty donne à comprendre la manière dont des institutions peuvent se stabiliser en lien avec certaines croyances partagées, dans un processus qui est cependant marqué par des événements contingents tels que les guerres et surtout la sortie des conflits, ferments paradoxaux d’égalité. Les évolutions – comme celles qui ont donné lieu à la culture de l’État social (caricaturé en « État providence » par l’idéologie néolibérale qui a étendu son emprise institutionnelle depuis les années 1980) – sont annulables (pour le pire) et c’est la source de véritables dissonances, lorsque les formes institutionnelles ne s’adaptent pas d’une manière qui permettrait d’annuler les déséquilibres socio-économiques graves et perçus. Les croyances stabilisées au cours des « Trente Glorieuses » dans les pays développés expliquent, par leurs déconvenues, une partie du malaise social ; mais l’ouvrage ouvre aussi des pistes pour les prendre au sérieux et en faire le levier possible – seulement possible, il est vrai – de changements volontaires et concertés. Gageons que les propositions concrètes élaborées par Thomas Piketty, ainsi que leurs prolongements et les systèmes alternatifs de propositions qu’elles ont suscités, nourriront longtemps le débat.
Notes
-
[1]
Voir en particulier les fameuses « douze propositions » d’Antony B. Atkinson : « After Piketty ? », British Journal of Sociology, Piketty Symposium, 65 (4), p. 619-638.
-
[2]
Robert Boyer, « Note de lecture : Thomas Piketty, Le Capital au xxi e siècle », Revue de la régulation, 14 (automne 2013).
-
[3]
R. Boyer, op. cit.
-
[4]
R. Boyer, op. cit.
-
[5]
Caroline Guibet Lafaye et Emmanuel Picavet, « Acceptabilité des inégalités et exigence de justification », Filosofia Unisinos 11 (1), 2010, p. 2-16.
-
[6]
C’est du moins la thèse que j’ai défendue ailleurs. E. Picavet, La Revendication des droits, Paris, Classiques Garnier, 2011.
-
[7]
Thomas Piketty, « Individualisme méthodologique et économie de l’information », in B. Saint-Sernin, E. Picavet, R. Fillieule et P. Demeulenaere, Les Modèles de l’action, Paris, Puf, 1998.