Cités 2015/4 N° 64

Couverture de CITE_064

Article de revue

Problèmes et enjeux de la régulation financière

Pages 77 à 86

Notes

  • [1]
    C. P. Kindleberger & R. Z. Aliber, Manias, panics and crashes : A history of financial crises, Palgrave Macmillan, 2011, p 1.
  • [2]
    G. F. Davis, Managed by the markets : How finance re-shaped America, Oxford University Press, 2009.
  • [3]
    L. Batsch, Le Capitalisme financier, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2002.
  • [4]
    Geoffrey M. Hodgson, How Economics Forgot History : The Problem of Historical Specificity in Social Science, Londres et New York, Routledge, 2001.
  • [5]
    K. Pistor, « A legal theory of finance », Journal of Comparative Economics, 41(2), 2013, p. 315-330.
  • [6]
    G. M. Hodgson, « Observations on the legal theory of finance », Journal of Comparative Economics, 41(2), 2013, p. 331-337.
  • [7]
    I. Huault & H. Rainelli-Le Montagner, « Market shaping as an answer to ambiguities : the case of credit derivatives », Organization Studies, 30(5), 2009, p. 549-575.
  • [8]
    M. Aglietta & A. Orléan, La Monnaie : Entre violence et confiance, Paris, Odile Jacob, 2002.
  • [9]
    David Graeber, Debt : The First 5 000 Years, New York, Melville House, 2011.
  • [10]
    G. M. Hodgson, op. cit., 2013.
  • [11]
    op. cit.
  • [12]
    M. Abolafia, Making markets : Opportunism and restraint on Wall Street, Harvard University Press, 2001.
  • [13]
    Kindleberger et Aliber, op. cit.
  • [14]
    D. Bryan & M. Rafferty, Capitalism with derivatives : A political economy of financial derivatives, capital and class, New York, 2006, p. 40.
  • [15]
    I. Huault & H. Rainelli-Le Montagner, « Market shaping as an answer to ambiguities : the case of credit derivatives », Organization Studies, 30(5), 2009, p. 549-575.
  • [16]
    I. Huault & H. Rainelli-Weiss, « A market for weather risk ? Conflicting metrics, attempts at compromise, and limits to commensuration », Organization studies, 32(10), 2011, p. 1395-1419.
  • [17]
    Bryan et Rafferty, op. cit.
  • [18]
    V. A. Lépinay, Codes of finance : Engineering derivatives in a global bank, Princeton University Press, 2011.
  • [19]
    K. Ramanna, « Thin Political Markets : The Soft Underbelly of Capitalism », California Management Review, 57(2), 2015, p. 5-19.
  • [20]
    Huault et Rainelli-Le Montagner, 2009, op. cit.
  • [21]
    K. Ramanna, 2015, op. cit.
  • [22]
    L. Boltanski & L. Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
  • [23]
    R. C. Merton, « Financial innovation and the management and regulation of financial institutions », Journal of Banking & Finance, 19(3), 1995, p. 461-481.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    R. J. Shiller, The New Financial Order : Risk in the 21st century, Princeton University Press, 2009.
  • [26]
    Kindelberger et Aliber, op. cit.
  • [27]
    P. C. Hautcoeur & A. Riva, « The Paris financial market in the nineteenth century : complementarities and competition in microstructures », The Economic History Review, 65(4), 2012, p. 1326-1353.
  • [28]
    Abolafia, op. cit.
  • [29]
    D. MacKenzie & Y. Millo, « Constructing a Market, Performing Theory : The Historical Sociology of a Financial Derivatives Exchange », American Journal of Sociology, 109(1), 2003, p. 107-145.
  • [30]
    Pistor, op. cit.
  • [31]
    Pistor, op. cit. Voir aussi Kindelberger et Aliber, op. cit.
  • [32]
    Voir Hodgson, 2013, op. cit, mais aussi Abolafia, op. cit. et G. Ahrne, P. Aspers & N. Brunsson, « The Organization of Markets », Organization Studies, 2014.
  • [33]
    Voir Ahrne et al., op. cit, Hautcoeur et al., op. cit, mais aussi I. Huault & H. Ranielli-Weiss, « The connexionist nature of modern financial markets : from a domination to a justice order », New Spirits of Capitalism ? Crises, Justifications, and Dynamics, 2013, p. 181-205 et B. G. Carruthers & J. C. Kim, « The sociology of finance », Annual Review of Sociology, 37, 2011, p. 239-259.
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1 Comme le notent Kindleberger & Aliber [1], la question de la régulation financière est sujette à éclipses. Tandis que les périodes calmes voient les théoriciens s’éloigner du sujet pour se consacrer à des questions plus ur­gentes, la survenue de bulles, suivies de krachs, parfois porteurs de graves conséquences économiques et sociales, remet périodiquement ce thème au centre des débats académiques mais aussi politiques. Dans cet article, nous souhaitons insister sur quatre points principaux. Le premier est que la finance, contrairement à ce qu’une myopie moderne tend à nous faire croire, ne peut pas exister sans institutions. Elle a partie liée, profondément, avec le droit, la monnaie et finalement l’État. Le second est que les enjeux principaux de la régulation financière demeurent, par-delà les aléas historiques, relativement constants. Il s’agit toujours, pour une part d’assurer la stabilité du système financier (et dans les cas les plus graves, d’éviter son effondrement), et pour une autre, de protéger les acteurs du système, et notamment les moins informés d’entre eux, de la fraude, de la tromperie, de l’opportunisme des contreparties avec lesquelles ils sont amenés à réaliser des transactions. Dans notre troisième point, nous décrivons les mutations subies par les systèmes financiers des pays développés depuis les années 1980 et montrons qu’elles ne sont pas minces. Notre quatrième point souligne les difficultés particulières auxquelles se heurte le régulateur financier moderne, dans sa poursuite des objectifs de stabilité et de respect de normes protégeant les acteurs. En conclusion, nous terminons sur quelques propositions, susceptibles, selon nous, de contribuer à réduire ces difficultés.

Il n’y a pas de finance sans institutions

2 De nombreux facteurs ont contribué, disons depuis les années 1950, à produire, chez les acteurs du système financier moderne, une vision profondément déformée des relations entre l’État, le droit et les marchés financiers. La dérégulation des marchés financiers depuis le milieu des années 1980 en Europe comme aux États-Unis, la généralisation de l’emprise de la théorie économique néo-classique et de son sous-produit, la théorie financière moderne, et enfin, le développement sur la même période d’une phase inédite du capitalisme [2], souvent désignée sous le vocable de capitalisme financier [3], ont fait perdre de vue la question des phénomènes historiques institutionnels qui avait occupé nombre d’économistes des années 1840 à 1940 parmi lesquels Karl Marx, John Stuart Mill, Gustav Schmoller, Carl Menger, Alfred Marshal, Werner Sombart, John R. Commons, ou Frank Knight [4]. Cette myopie moderne empêche de voir que les États ont toujours entretenu avec les marchés financiers des relations étroites au point qu’on peut sans doute affirmer qu’il n’y aurait pas de marchés financiers sans État.

3 Une première raison, majeure, de cet état de fait est qu’il n’existe pas, ainsi que l’a montré récemment de manière décisive Katharina Pistor [5], de finance sans droit. Comme elle le rappelle, le système financier constitue un réseau complexe et dense d’obligations réciproques et de reconnaissances de dettes qui lient les participants entre eux. Une dette souveraine, par exemple, lie l’État à ses créanciers, et de nombreuses institutions sont nécessaires pour que ces derniers aient une confiance suffisante pour accepter de prêter. Ils doivent être sûrs que l’État débiteur ne se défera pas de ses obligations en annulant purement et simplement sa dette, à la manière des rois français du Moyen Âge renvoyant leurs prêteurs Lombards de l’autre côté des Alpes après avoir confisqués leurs biens. Ce qui s’échange sur les marchés financiers est toujours peu ou prou, une promesse, moins contraignante si l’on achète des actions dont il faut se contenter d’espérer qu’elles prendront de la valeur et distribueront des dividendes, plus contraignante s’il s’agit d’un titre de dettes ou de produits financiers plus complexes, subordonnant à un horizon temporel et parfois à des événements spécifiques un paiement différé dans le temps. La finance, monde de contrats, a donc le droit pour élément consubstantiel. C’est lui qui définit les obligations générées sur les marchés financiers, lui encore qui en garantit la bonne exécution. Bien qu’on puisse discuter du fait de savoir s’il peut, d’un point de vue théorique, y avoir du droit sans État [6], on admettra ici que le droit qui sous-tend la finance nécessite un appareil institutionnel puissant, permettant de résoudre les conflits et de faire appliquer des règles, ce qui, dans le monde moderne et malgré des différences internationales, ressort principalement de la puissance publique. Ainsi, même les marchés les plus « privés » de la finance, c’est-à-dire les moins régulés et les plus désencastrés des contraintes juridiques nationales, comme le marché international des dérivés de taux ou de crédit, s’organisent autour des catégories juridiques imposées par les pays où se déroulent les transactions et ne pourraient pas se développer sans elles [7].

4 En dehors du droit, le second élément constitutif de la finance est, bien sûr, la monnaie. Or celle-ci est une institution clé [8], qui elle-même repose sur la confiance dont l’État est le garant. Constitutive du lien social, bien mi-privé, mi-public, la monnaie semble, à la lumière des faits historiques documentés par exemple par Graeber [9] et contre les théories de Menger (1871), avoir émergé dans les civilisations anciennes comme mécanisme permettant de gérer et de pérenniser la dette des États [10]. C’est dire les liens étroits qui l’unissent aux institutions nationales.

5 Pour résumer, contre une sorte de myopie qui doit beaucoup à la libéralisation des marchés et à la théorie financière moderne, l’histoire récente comme plus ancienne, et les travaux de nombreux auteurs permettent de prendre la mesure des liens étroits qui unissent dans la réalité le droit, l’État et la finance. Les produits qui sont échangés sur les marchés financiers sont des contrats liant les parties, qui reposent en dernier ressort sur la garantie donnée par l’État que le droit sera appliqué et que les contrats seront respectés dans une unité de compte dont la permanence est assurée. Ce phénomène, loin d’être nouveau, est consubstantiel de la finance. Il explique pour une grande part la permanence sur le long terme des principaux enjeux de la régulation financière.

Les enjeux de la régulation financière

6 Le premier des enjeux de la régulation financière est d’éviter l’instabilité financière, matérialisée par les bulles et les krachs, qui, dans les cas extrêmes, peuvent mettre en péril l’ensemble du système financier. Dans ces extrémités, comme le montrent Kindleberger et Aliber [11], la solution repose toujours ultimement sur la capacité d’un prêteur en dernier ressort de restaurer le marché en injectant de la liquidité. Le premier enjeu pour ce prêteur en dernier ressort (l’État, la Banque centrale) est donc d’éviter d’en arriver là, d’où son attachement, par-delà la question de la liquidité des marchés financiers qui intéresse surtout les acheteurs et les vendeurs de titres, à l’objectif, parfois contraire, de stabilité financière.

7 Le second enjeu récurrent de la régulation financière, est la lutte contre la fraude, la tromperie, et toutes les pratiques relevant de ce que les anglophones qualifient d’opportunisme [12]. De la célèbre pyramide de Ponzi, au scandale Madoff, de la faillite frauduleuse d’Enron à celle de Parmalat, des errements de Dexia, aux manipulations des taux de change ou d’intérêt par les grandes banques d’investissement, l’enjeu ici est celui du respect, sur les marchés financiers, d’un certain nombre de règles d’« équité ». Il s’agit avant tout de protéger l’épargnant individuel, d’autant plus vulnérable qu’il est mal informé et souffre d’une asymétrie d’expertise qui ne peut que lui être préjudiciable.

8 L’histoire a montré que ces deux enjeux ne sont pas sans lien, tant la survenue de bulles est favorable à l’arrivée sur le marché d’escrocs d’envergures variables, que l’éclatement de ces mêmes bulles transforment soudainement en auteurs de scandales financiers [13]. Au-delà, la permanence de ces enjeux ne doit pas faire oublier que, selon les époques, les questions soulevées se posent dans des conditions socio-historiques particulières.

Les mutations du système financier

9 Pour comprendre les systèmes financiers modernes, il est utile de rappeler deux mutations majeures qui les ont profondément transformés au cours des dernières décennies.

10 Repérable à partir du début des années 1980, une première source de transformation est l’émergence d’innovations financières prenant la forme de produits ou contrats dits « dérivés », dont le développement a été sans précédent dans l’histoire. Conceptuellement, nombre de ces innovations ressortent plus de la généralisation d’un principe que de ruptures radicales. On trouve des produits « dérivés » de types options ou contrats à terme sur les matières premières dès l’antiquité grecque ou chinoise [14]. Ces produits répondaient alors au besoin de certaines activités économiques, notamment agricoles, de garantir le prix des matières vendues ou achetées dans le futur. La nouveauté au début des années 1980, c’est que le principe de dérivation se généralise, principalement grâce à l’adoption par les théoriciens de la finance de modèles mathématiques empruntant significativement à la science physique. Le fameux modèle d’évaluation des options développé en 1973 par Black, Merton et Scholes, fournit ainsi une matrice puissante. Des dérivés (originellement bâtis sur les variations de prix des matières premières) sont désormais construits sur des grandeurs de plus en plus immatérielles : taux d’intérêt (le fameux swap de taux, produit qui représente à ce jour des encours très importants), taux de change, actifs financiers (contrats sur actions, options sur actions) et même, plus récemment indices climatiques [15], ou risque de crédit des contreparties [16]. La généralisation de ces produits et leur prolifération produit une connectivité inédite sur les marchés financiers [17] : des collectivités locales, mal inspirées, peuvent par exemple accepter d’emprunter à des taux d’intérêt qui dépendent de taux de change de monnaie plus ou moins exotiques, liant ainsi le marché de la dette publique locale à celui de monnaies lointaines.

11 Un deuxième mouvement important participe à la transformation radicale des systèmes financiers. Tandis que les bourses physiques disparaissent une à une, la cotation électronique se développe partout, au point que l’acception moderne d’« une bourse » est une plateforme électronique, où s’échangent des ordres à une vitesse de plus en plus rapide. L’interconnexion des systèmes et l’adoption générale, au moins sur les bourses d’action, de la cotation en continu, créent des poches de productivité pour ceux qui sont le plus capables d’investir dans des infrastructures technologiques efficaces. Le trading haute fréquence se développe et produit le trading algorithmique, un mode d’échange où ce sont des machines, des algorithmes, qui grâce à leurs capacités formidables de traitement de l’information, remplacent les hommes dans les échanges désormais automatisés. Ces innovations technologiques produisent un bouleversement des infrastructures, qui sont de moins en moins clairement situées dans l’espace, de plus en plus numériques et extraordinairement complexes. Parallèlement, un continent de marchés non électroniques, fait d’échanges privés entre contreparties, et reposant sur de simples accords téléphoniques, se développe pour la majorité des produits dérivés et aussi, une part non négligeable de produits usuellement échangés sur des plateformes électroniques mais dont certaines transactions particulières (échanges de gros blocs d’actions par exemple) requièrent une certaine discrétion. Sur ces marchés de gré à gré, rien n’est public, rien n’est transparent, ni les prix, ni les volumes échangés.

12 La question qui se pose dès lors est celle des difficultés de la régulation du système financier, à poursuivre ses objectifs intemporels de stabilité financière et d’établissement d’un corpus de règles « d’équité » sur les marchés financiers, dans le paysage renouvelé que nous venons de décrire.

Réguler le système financier moderne

13 En simplifiant, on peut considérer que les principales difficultés posées au régulateur par les évolutions récentes du système financier sont au nombre de trois.

14 La première résulte de la tension entre la vitesse de développement des produits innovants et le temps nécessaire à la construction d’une infrastructure institutionnelle permettant d’accueillir ces outils, dans un cadre juridique solide et suffisamment résilient en cas de désaccord entre les parties sur leurs obligations réciproques. La différence d’horizon temporel entre ces deux activités – celle qui consiste à « imaginer » de nouveaux produits et celle qui consiste à en encadrer l’utilisation – pose des problèmes à l’intérieur des institutions financières [18] mais plus encore au régulateur. Jugeons-en : il ne faut sans doute que quelques mois entre le moment où une innovation financière est « imaginée » dans une grande banque d’investissement et le moment où, après avoir subi nombre de traductions, définitions, redéfinitions et modifications, la banque est en capacité de proposer ce produit à un client final, ou à une autre grande banque d’investissement. Si maintenant on se tourne du côté de la régulation, on observe, de chaque côté de l’Atlantique, deux modulations d’un même phénomène. Le Dodd Frank Act, grande réforme post-crise de la régulation des marchés financiers outre-Atlantique a été signé par le président des États-Unis le 21 juillet 2010, trois ans après le déclenchement de la crise financière des sub-primes. Comportant 848 pages, il prévoyait, une fois la loi votée que soient précisées, grâce au concours de 11 régulateurs différents, 390 règles supplémentaires. À l’été 2015, cette tâche n’était achevée qu’à hauteur de 60 % environ. En Europe, la MiFId 2, votée au Parlement européen le 12 juin 2014 après plusieurs années de négociations, attend encore que l’un des régulateurs appelé ESMA fournisse des propositions concernant les standards techniques résultant du nouveau corpus réglementaire.

15 La deuxième difficulté liée à la régulation des activités financières mo­dernes découle du rapport de force complexe qui s’établit entre les différents acteurs du champ, très inégalement dotés en termes de ressources financières mais aussi cognitives. Les marchés financiers sont d’un type particulier. S’ils ne sont pas les seuls à compter des acteurs dominants (grandes banques d’investissement, grands cabinets d’audit ou d’avocats), qui ont intérêt à tenter d’influer sur la définition des règles, ils ont la caractéristique d’être difficiles à comprendre pour le non spécialiste et de ne guère intéresser l’opinion publique [19].

16 Les grands acteurs des marchés financiers, par leur capacité d’innovation, d’adaptation, par leur taille, par leurs ressources financières, développent une expertise particulière sur des marchés et des pratiques qu’ils contribuent largement à créer [20]. Comme le souligne Ramanna [21], il s’agit d’une connaissance expérientielle tacite, implicite, non codifiée. Il est alors assez aisé pour ces acteurs, mus, comme cela est naturel, par leurs intérêts privés, de convaincre le régulateur qu’aucune « bonne » régulation ne peut faire l’impasse sur cette expertise « de terrain », et de s’approprier ce faisant un rôle pivot dans la fabrique de la régulation.

17 Par ailleurs, la régulation financière, bien que d’intérêt public, est essentiellement technique, et très souvent absconse. Difficile à saisir pour le non spécialiste, elle n’attire pas l’attention de l’opinion publique, ce dont jouent les acteurs dominants qui ne rechignent jamais à rendre les débats aussi techniques que possible.

18 Il résulte de ces deux caractéristiques que les marchés financiers partagent avec d’autres arènes politiques (songeons à la régulation comptable par exemple) un espace de régulation particulier, marqué d’une part, par la grande place laissée dans la définition des règles du jeu à des experts porteurs d’intérêts privés et d’autre part, par l’indifférence de l’opinion publique.

19 Enfin, la dernière des grandes difficultés auxquelles se trouve confrontée la régulation financière dans l’environnement actuel est liée à la précédente et relève d’un problème épistémique. Les transformations récentes du système financier, les innovations financières mais aussi l’imaginaire social créé autour du monde marchand [22] qui a donné une place démesurée à la théories de l’efficience des marchés, ont conduit à ce que des pans entiers du système financier sont aujourd’hui l’objet d’un déficit de connaissances pratiques aussi bien que théoriques et académiques. Cela empêche le régulateur d’opposer aux experts dont nous avons vus qu’ils étaient généralement porteurs d’intérêts privés et riches d’une expérience tacite du fonctionnement de ces marchés, des faits tangibles, une connaissance systématique et donc potentiellement susceptible d’introduire la contradiction et de favoriser le débat public. Ainsi le développement des marchés de gré à gré, dits aussi OTC (over the counter), qui constitue un phénomène majeur de la transformation des marchés financiers au cours des trente dernières années et résulte du développement des innovations financières, est-il passé sous la ligne d’observation du monde académique, très occupé à mesurer l’efficience de marchés organisés qui, imperceptiblement, se réduisait comme peau de chagrin. Très peu d’articles, très peu d’études ont été consacrés au développement de ces marchés ou à leur fonctionnement jusqu’à la crise financière de 2007 qui a révélé leur potentiel pouvoir de contagion.

20 De même, la question des institutions de la finance a-t-elle été bannie hors de la sphère des préoccupations scientifiques par le paradigme de la théorie financière moderne, développée à partir des années 1950. Comme le souligne Merton [23], la perspective de l’économie néo-classique qui sert de soubassement à ce paradigme est profondément, a-institutionnelle. Ainsi la théorie financière enseignée depuis soixante ans dans toutes les écoles de management du monde, ne se préoccupe-t-elle nullement des institutions de la finance. Lorsqu’elle s’y essaye, ce qui est extrêmement rare, c’est en adoptant une vision fonctionnaliste des institutions [24], dans laquelle la réflexion se porte essentiellement sur la capacité des mécanismes de marché à assumer les fonctions remplies jusque-là par des institutions hors marchés [25]. Cette tradition n’est pas en capacité de lever le voile sur les institutions sociales fondamentales de la finance, parce qu’elle ne pense en profondeur ni les structures sociales ni la fonction profonde des institutions de marché, qui demeurent largement sous étudiée dans ce paradigme.

En guise de conclusion : propositions

21 Au vu des développements précédents, il apparaît clairement que l’un des enjeux centraux de la régulation financière moderne passe par le réarmement des régulateurs et d’experts non porteurs d’intérêts privés, qui doivent pouvoir faire contre-poids à la connaissance tacite acquise par les acteurs du champ sur le fonctionnement des marchés à réguler. Ce réarmement passe, entre autres, par un rétablissement à l’agenda des théoriciens de la finance des questions institutionnelles. Les travaux développés dans le cadre des « social studies of finance », qui mobilisent l’histoire [26],[27], la sociologie [28],[29], le droit [30] peuvent permettre d’instruire les enjeux de long terme de la régulation financière et de sortir de l’impression fallacieuse que chaque crise est nouvelle et appelle des réponses inédites de nature essentiellement technique [31]. Identifier des mécanismes généraux pourrait permettre de se prémunir contre certaines formes d’instabilités financières et d’opportunisme, qui dans les systèmes financiers modernes, ne sont que la réédition de phénomènes anciens et connus. Reconnaître que les marchés sont des constructions sociales [32] et chercher à caractériser la structure de ces marchés, à identifier les mécanismes qui les rapprochent ou les éloignent d’autres formes de marché voire à théoriser leur nature [33] serait peut-être de nature à réarmer les moins équipées des parties prenantes de la régulation afin de les rendre capable d’actions plus efficaces, plus rapides et plus aptes à porter le bien commun.


Date de mise en ligne : 19/01/2016

https://doi.org/10.3917/cite.064.0077

Notes

  • [1]
    C. P. Kindleberger & R. Z. Aliber, Manias, panics and crashes : A history of financial crises, Palgrave Macmillan, 2011, p 1.
  • [2]
    G. F. Davis, Managed by the markets : How finance re-shaped America, Oxford University Press, 2009.
  • [3]
    L. Batsch, Le Capitalisme financier, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2002.
  • [4]
    Geoffrey M. Hodgson, How Economics Forgot History : The Problem of Historical Specificity in Social Science, Londres et New York, Routledge, 2001.
  • [5]
    K. Pistor, « A legal theory of finance », Journal of Comparative Economics, 41(2), 2013, p. 315-330.
  • [6]
    G. M. Hodgson, « Observations on the legal theory of finance », Journal of Comparative Economics, 41(2), 2013, p. 331-337.
  • [7]
    I. Huault & H. Rainelli-Le Montagner, « Market shaping as an answer to ambiguities : the case of credit derivatives », Organization Studies, 30(5), 2009, p. 549-575.
  • [8]
    M. Aglietta & A. Orléan, La Monnaie : Entre violence et confiance, Paris, Odile Jacob, 2002.
  • [9]
    David Graeber, Debt : The First 5 000 Years, New York, Melville House, 2011.
  • [10]
    G. M. Hodgson, op. cit., 2013.
  • [11]
    op. cit.
  • [12]
    M. Abolafia, Making markets : Opportunism and restraint on Wall Street, Harvard University Press, 2001.
  • [13]
    Kindleberger et Aliber, op. cit.
  • [14]
    D. Bryan & M. Rafferty, Capitalism with derivatives : A political economy of financial derivatives, capital and class, New York, 2006, p. 40.
  • [15]
    I. Huault & H. Rainelli-Le Montagner, « Market shaping as an answer to ambiguities : the case of credit derivatives », Organization Studies, 30(5), 2009, p. 549-575.
  • [16]
    I. Huault & H. Rainelli-Weiss, « A market for weather risk ? Conflicting metrics, attempts at compromise, and limits to commensuration », Organization studies, 32(10), 2011, p. 1395-1419.
  • [17]
    Bryan et Rafferty, op. cit.
  • [18]
    V. A. Lépinay, Codes of finance : Engineering derivatives in a global bank, Princeton University Press, 2011.
  • [19]
    K. Ramanna, « Thin Political Markets : The Soft Underbelly of Capitalism », California Management Review, 57(2), 2015, p. 5-19.
  • [20]
    Huault et Rainelli-Le Montagner, 2009, op. cit.
  • [21]
    K. Ramanna, 2015, op. cit.
  • [22]
    L. Boltanski & L. Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
  • [23]
    R. C. Merton, « Financial innovation and the management and regulation of financial institutions », Journal of Banking & Finance, 19(3), 1995, p. 461-481.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    R. J. Shiller, The New Financial Order : Risk in the 21st century, Princeton University Press, 2009.
  • [26]
    Kindelberger et Aliber, op. cit.
  • [27]
    P. C. Hautcoeur & A. Riva, « The Paris financial market in the nineteenth century : complementarities and competition in microstructures », The Economic History Review, 65(4), 2012, p. 1326-1353.
  • [28]
    Abolafia, op. cit.
  • [29]
    D. MacKenzie & Y. Millo, « Constructing a Market, Performing Theory : The Historical Sociology of a Financial Derivatives Exchange », American Journal of Sociology, 109(1), 2003, p. 107-145.
  • [30]
    Pistor, op. cit.
  • [31]
    Pistor, op. cit. Voir aussi Kindelberger et Aliber, op. cit.
  • [32]
    Voir Hodgson, 2013, op. cit, mais aussi Abolafia, op. cit. et G. Ahrne, P. Aspers & N. Brunsson, « The Organization of Markets », Organization Studies, 2014.
  • [33]
    Voir Ahrne et al., op. cit, Hautcoeur et al., op. cit, mais aussi I. Huault & H. Ranielli-Weiss, « The connexionist nature of modern financial markets : from a domination to a justice order », New Spirits of Capitalism ? Crises, Justifications, and Dynamics, 2013, p. 181-205 et B. G. Carruthers & J. C. Kim, « The sociology of finance », Annual Review of Sociology, 37, 2011, p. 239-259.

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