Cités 2015/2 n° 62

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Article de revue

Liberté et vérité. Remarques sur l’État moderne et la religion

Pages 19 à 26

1 Je ne puis proposer ici que quelques rapides remarques, compression d’analyses développées ailleurs.

2 Liberté et vérité sont pour ainsi dire deux notions également souveraines. Chacune s’appuie sur elle-même, se justifie elle-même, fournit le critère pour juger des autres notions loin de pouvoir être elle-même jugée selon un critère autre qu’elle-même. Qui prétend parler au nom de la « liberté » n’a rien à craindre ni à attendre de la « vérité ». Qui prétend parler au nom de la « vérité » n’a rien à craindre ni à attendre de la « liberté ».

3 Or non seulement ces orgueilleuses souveraines se sont rencontrées, mais c’est dans leur confrontation que s’est joué le drame qui a défini le cours de l’Occident moderne. Celui-ci en effet est passé de la condition de « chrétienté » où la vérité religieuse constituait le critère le plus haut et le plus discriminant à la condition de « démocratie » où la liberté comprise comme la primauté et même l’absoluité des « droits de l’homme » est devenue le seul critère pertinent pour juger du monde humain. La liberté l’a emporté sur la vérité. On pourrait dire cependant que vérité et liberté se sont combattues sans se rencontrer car si la victoire de la liberté sur la vérité – de l’exigence de liberté sur l’exigence de vérité – ne fait aucun doute, cette victoire ne dit rien, non seulement rien de décisif mais encore rien du tout – sur la question de la vérité. Notre liberté ne nous donne aucune lumière nouvelle sur la question quid sit deus.

4 Ici il me faut écarter immédiatement une objection impertinente. Nombreux sont ceux qui pensent que nous savons aujourd’hui qu’il n’y a pas de dieu, ou de Dieu, puisque la science moderne, en particulier la cosmologie moderne et la théorie de l’évolution, ont prouvé que « Dieu » est une hypothèse inutile. Soit, mais ce débat est intérieur à la question de la vérité. Il n’a en réalité rien à voir avec notre sujet. La démocratie moderne prétend se fonder exclusivement sur la liberté, et non pas sur la vérité de quelque théorie scientifique que ce soit. Notre démocratie est inséparable de la liberté religieuse, qui est liberté de croire ou de ne pas croire. Pour elle liberté et vérité sont radicalement séparées, séparation des notions qui se traduit par la séparation entre les institutions politique et religieuse.

5 La notion de « séparation », si centrale dans la structure et la compréhension de soi de notre régime politique, est susceptible d’interprétations variées. Elle peut être pensée en termes absolus, je viens de le dire, la séparation des institutions traduisant la radicale séparation des notions. Elle peut prendre un sens plus modestement pratique. Au lieu de fixer le regard sur les deux notions prises en elles-mêmes, on considère comment elles se présentent à nous dans les démarches effectives de la vie humaine. On est alors conduit à reconnaître que liberté et vérité s’entr’appartiennent autant qu’elles se distinguent. La vérité est un objet essentiel du désir humain, mais, comme elle ne cesse de nous échapper, et que l’erreur est humaine, il est raisonnable de n’imposer aucune vérité par le moyen du commandement politique, mais au contraire de garantir par l’institution politique la libre recherche de la vérité. Symétriquement, la liberté qui se donne elle-même pour fin court risque de se perdre dans le rien, de conduire au nihilisme, de sorte qu’il est important dans les sociétés libres d’encourager la recherche sincère de la vérité sous toutes ses formes. C’est ainsi qu’en pratique nous nous soucions à la fois de la liberté et de la vérité.

6 Cette argumentation est bien suffisante pour la « vie courante ». Est-elle complètement satisfaisante ? Il me semble qu’elle néglige la difficulté suivante. Le dispositif politique moderne, le dispositif de la « séparation », n’est pas simplement un dispositif prudentiel. Après tout, on pouvait imaginer, pour sortir des guerres de religion, toutes sortes d’accommodements raisonnables entre les confessions qui auraient permis d’obtenir la paix civile sans recourir à la systématique de l’État souverain et des droits de l’homme. Il n’était pas nécessairement besoin d’une conception aussi « radicale » de la liberté. On répliquera bien sûr que si les Européens ont eu recours à une conception aussi radicale, c’est qu’ils n’avaient pas su parvenir autrement à des accommodements raisonnables. Soit. Il reste que la solution démocratique moderne n’est pas seulement une solution « pratique et politique », mais qu’elle repose sur une position théorique de la liberté. C’est en ce point que la question se noue effectivement.

7 La liberté moderne n’est pas simplement l’objet d’une organisation pratique, elle est l’objet d’une affirmation théorique. Elle suppose une nouvelle définition de l’homme, qui se regarde désormais comme l’être qui a des droits. Pour autant la liberté moderne pénètre sur le terrain de la vérité. Elle est inséparable d’une revendication spécifique de vérité. Si l’État moderne sépare liberté et vérité quant aux contenus de la vérité, il met en œuvre et pour ainsi dire incorpore une certaine primauté ontologique de la liberté sur la vérité. La détermination d’être libre est une détermination plus profonde de l’être-homme que celle de chercher la vérité comme adéquation de l’intelligence à l’être. On pourrait dire : dans la liberté se réalise la vérité la plus profonde de l’être-homme.

8 Ces thèmes ont été travaillés par l’idéalisme allemand avec une ampleur et une profondeur incomparables. On hésite à ajouter quelque chose. Je voudrais seulement essayer de prendre une vue synthétique, quoique sommaire, de notre vie sociale et politique à la lumière de cette position ou affirmation de la liberté.

9 Pour nous donc, les hommes « naissent libres », ce qui veut dire qu’ils ne naissent pas « sous la loi ». Selon leur détermination la plus profonde, selon leur « condition naturelle », ils vivent sans loi, ou hors la loi. En pratique cependant ils ont besoin d’élaborer des lois pour mettre un terme à la guerre de tous contre tous et exercer effectivement leur liberté. Ainsi la vie sociale effective réclame le respect de la loi, mais le citoyen qui respecte la loi est essentiellement un homme sans loi.

10 Le destin de la démocratie moderne découle de cette division. Sous la protection de l’échafaudage légal qu’élève le citoyen, l’homme poursuit sa quête d’une vie sans loi, c’est-à-dire d’une action sans loi, ou d’une action qui serait réglée par autre chose que la loi. L’entreprise se concrétise dans la séparation moderne entre l’institution politique, source des lois, et la société, lieu des actions « sans loi » mais guidées par les « intérêts » et les « valeurs ». Par exemple, l’action des agents économiques n’est pas réglée par le juste prix, règle légale ou analogue à la loi, mais par le jeu entre l’offre et la demande. Dans l’économie moderne, la notion de juste prix n’a simplement pas de sens. L’action économique n’est pas réglée par le juste prix mais par le prix issu de la rencontre de deux libertés – la rencontre entre un offreur libre et un demandeur également libre sur un marché qui se définit comme le lieu et la somme de ces rencontres. Ce qui vaut pour l’économie vaut pour les autres domaines de la vie humaine. L’économie domine la vie moderne parce que c’est dans ce domaine que se sont révélées de la façon la plus impressionnante la possibilité, la puissance et la fécondité ou la « productivité » d’une vie sans loi.

11 Le développement moderne apparaît ainsi comme l’extension progressive du « sans loi » à tous les domaines de la vie. En ce sens il se confond avec l’extension du domaine de compétence ou de validité de la « loi du marché », qui est la loi du sans loi. Beaucoup parmi nous regimbent contre la loi du marché. Ils déplorent son empire. Il est rare cependant qu’ils ne soient pas eux-mêmes très attachés à la liberté moderne dans d’autres domaines de la vie. Ils sont hostiles à la libre circulation des marchandises et des capitaux, ou des travailleurs, mais ils sont favorables à la libre circulation des personnes, à leur circulation sans frontière, à leur circulation « sans loi ». Ils sont aussi le plus souvent favorables à la libre circulation des affects, à la liberté des mœurs comme l’on dit. L’incohérence est d’ailleurs de tous les partis. Certains au contraire, hostiles à la libre circulation des personnes, ou à la liberté sexuelle, sont très favorables à la liberté du marché. On ne prendra pas ici parti, puisqu’on voudrait voir un peu plus loin que les partis.

12 Si la liberté est première, alors la loi et le critère sont nécessairement arbitraires en ce sens que, produits de la liberté, ils sont à la merci de la liberté, celle-ci étant toujours susceptible de se donner une autre loi, un autre critère. On ne peut vivre sans loi, mais, dans un dispositif où la liberté est première, la loi est toujours nécessairement considérée comme devant-être-réformée. Lex semper reformanda. Si la règle de l’action est en tant que telle arbitraire, il faut organiser les choses humaines de manière d’une part à placer les lois dont on ne peut se passer sous l’imminence de leur abrogation, sous l’exigence d’une réforme permanente, d’autre part à donner le plus de pouvoir possible à la loi du marché, à la loi du sans loi. On pourrait dire synthétiquement : la loi nous commande de plus en plus impérieusement de vivre sans loi.

13 Ici cependant il faut faire une place à un contrepoint ironique. Nous venons de souligner que si toutes les règles sont des produits de la liberté, elles apparaissent comme arbitraires et sont donc destinées à périr. On peut cependant tirer une conclusion opposée. Si les lois sont des produits de la liberté, elles puisent dans cette origine une dignité particulière qui réclame le respect. Les règles de la vie humaine doivent être respectées comme elles sont données puisqu’elles sont toujours ultimement des produits de la liberté humaine. Il semble que la primauté ontologique de la liberté nous place devant une injonction contradictoire : réformer la règle qui est donnée ; la préserver telle qu’elle est donnée.

14 Comment négocions-nous cette injonction contradictoire ? À peu près de la manière suivante. La règle arbitraire nous paraît une entrave à la liberté originelle là où nous sommes susceptibles d’être libres, là où nous agissons, c’est-à-dire dans les sociétés où nous sommes citoyens. L’Occident n’est jamais las de bouleverser ses propres règles et mœurs. Il y a toujours parmi nous une règle des mœurs qui réclame impérieusement d’être abolie afin qu’advienne plus de liberté, afin qu’adviennent de nouveaux droits. En revanche, la règle arbitraire nous paraît une expression de la liberté originelle là où nous ne sommes pas agents, mais seulement spectateurs, là où nous regardons les autres et leurs mœurs. Alors, tout au contraire de ce qui se passe quand il s’agit de notre règle, nous jugeons la règle étrangère digne du plus grand respect. Notons qu’on ne se trouve plus ici dans la situation décrite par Montaigne ou Pascal, où chacun est supposé respecter la coutume des autres comme il obéit à sa propre coutume. Pour nous, il s’agit toujours de respecter la règle des autres mais pour un motif qui nous enjoint de désobéir à la nôtre, et réciproquement.

15 Je voudrais insister sur la désorientation qu’induit une telle comptabilité en partie double. Pour le dire d’un mot : la vie pratique tend alors à échapper entièrement à l’argumentation rationnelle. Lorsque la même règle des mœurs peut être dénoncée comme attentatoire aux droits ici, et respectée comme expression de la culture là-bas, ou chez ceux d’ailleurs qui sont ici, l’esprit s’installe dans une condition qu’il faut dire hors-la-raison. Les règles de l’action ne sont jamais simplement rationnelles, il est vrai, ce pourquoi la vie pratique ne peut jamais devenir simplement rationnelle. En revanche, l’action n’est jamais simplement sans raison même si celle-ci reste le plus souvent implicite dans la vie pratique. C’est ce « non sans raison » qui est perdu quand la liberté est motif à la fois pour supprimer et conserver la règle, quand la liberté est motif à la fois pour mettre en mouvement et pour immobiliser toutes les règles.

16 Avant l’irruption de la liberté comme droit absolu, la règle des mœurs tendait à être stable car dotée d’une amplitude intérieure qui reposait sur une pluralité de raisons, ou de « non sans raison ». Pour prendre cet exemple qui est plus qu’un exemple, le mariage avait des définitions, ou des raisons, variées – respectivement sociale, sentimentale, religieuse. Elles ne se confondaient pas et souvent s’opposaient. Ses contrariétés intérieures lui donnaient son épaisseur. Le père, la mère, les jeunes gens, le prêtre, ne disaient pas la même chose, mais visaient chacun à sa manière l’institution et lui donnaient sens. Comme ils ne disaient pas la même chose, l’imitation de leur conversation pouvait donner lieu à la poésie dramatique, comique ou tragique. Sous le régime de la liberté moderne, il n’y a plus de mimésis possible du mariage, ou de l’action matrimoniale. La liberté absolue n’a pas à donner de raison, la liberté étant plus profonde que la raison.

17 La règle des mœurs parmi nous est donc suspendue à un fil très cassant. L’interroger, c’est la réformer. Elle ne supporte pas d’être interrogée tout en étant tranquillement suivie, comme c’était le cas avant l’irruption de la liberté absolue lorsqu’un essaim de raisons disparates bombinait autour des actions principales de la vie humaine. Produit de la liberté souveraine, la loi pour nous ne peut être que conservée ou supprimée. Quelle que soit la branche de l’alternative adoptée, elle exclut l’interrogation. L’interrogation vient à l’esprit de l’homme agissant parce que l’interrogation porte sur les raisons de l’homme agissant. Si celui-ci n’a plus de raisons à donner puisqu’il fait valoir son droit, il n’y a plus de question à poser sur les raisons de l’action. Qui invoque son droit, et un droit absolu puisque droit de l’homme, n’a pas de raisons à donner. Il est comme un joueur de cartes qui n’aurait que des atouts dans sa main. Ce n’est pas la peine de commencer la partie.

18 L’échange des raisons déserte progressivement les actions principales de la vie humaine. Un monde humain qui ne connaît que l’alternative de la liberté ou de la non-liberté n’est pas propice à l’échange des raisons. L’interrogation sur la règle est privée de son ressort puisque la règle est privée de son amplitude et de ses contrariétés. Encore une fois, la règle vaut ou ne vaut plus. Si l’interrogation sur la règle a perdu son ressort avec ses motifs, c’est la source de l’interrogation sur le monde humain, sur la vérité dont le monde humain est susceptible qui est tarie. Le désir de parvenir à un jugement fondé s’étiole. Il ne s’agit plus en effet de parvenir au bon jugement sur la règle – sur la validité de la règle et sur la conformité ou non de l’action à la règle – puisque le droit qui décide est objet d’affirmation et non de jugement. Il ne juge pas l’action, il ne sait que l’autoriser. Son sens s’épuise dans l’autorisation qu’il donne. L’autorisation donnée, il n’a plus rien à dire. Il ne saurait répondre à des objections qui n’ont pas lieu d’être. À un monde où les actions sont ordonnées par des règles qui motivent l’interrogation, succède un monde où les actions sont autorisées par des droits qui épuisent leur sens dans cette autorisation.

19 Les questions portant sur le monde humain viennent en essaim. Elles dépendent les unes des autres parce qu’elles portent toutes d’une façon ou d’une autre sur la raison de l’action. La question du courage, celle de la justice, celle de la prudence, on ne peut éclairer l’une sans éclairer l’autre, jusqu’à ce qu’on soit parvenu à dessiner l’ordre des règles et de notre rapport aux règles, soit l’ordre éthique et politique. Qui veut poser complètement la question : quel juste prix ? est conduit à dérouler tout l’ordre éthique et politique. Il faut sans doute ajouter que qui veut poser complètement la question quid sit justitia est conduit à poser la question quid sit deus. Plus nous mesurons les exigences de la justice, plus nous mesurons notre défaut de justice – défaut de chacun et défaut de tous. Et plus nous mesurons notre défaut de justice, plus le besoin ou le désir d’une justice parfaite – « divine » – vient à nous comme question. La perspective d’une telle justice est-elle envisageable ? Sa promesse, recevable ? Le besoin ou le désir que nous en avons peut-il porter une inférence concluante ? Est-il permis de l’espérer ? Ces questions furent posées jadis.


Date de mise en ligne : 16/07/2015

https://doi.org/10.3917/cite.062.0019

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