Notes
-
[1]
Perry Anderson, L’État absolutiste, Paris, Maspéro, 1978.
-
[2]
Nikos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, Puf, 1978.
-
[3]
Jürgen Habermas, « Pour une reconstruction du matérialisme historique » (1975) in Après Marx, Paris, Fayard, 1985, pp. 85-164.
-
[4]
Jürgen Habermas, « La modernité : un projet inachevé » (1980), Critique, n° 413, octobre 1981, pp. 950-969.
-
[5]
Le travail de Jacques Bidet est marqué par une conscience aigue des problèmes liés au passage de la problématique du « capitalisme » à celle de la « modernité ». D’où une position originale qui élabore un concept fort de modernité pour lequel le thème du capitalisme reste néanmoins déterminant. Voir L’État-Monde, Paris, Puf, 2012.
-
[6]
Levent Yilmaz, Le Temps moderne, Paris, Gallimard, 2004.
-
[7]
Amartya Sen, La Démocratie des autres, Paris, Payot, 2005.
-
[8]
Pour un exemple d’approche inspirée par ce principe, voir Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, Paris, La Découverte, 2013.
-
[9]
Arjun Appadurai, Après le colonialisme, Paris, Payot, 2001.
-
[10]
Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991 ; Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif (1990), Paris, ENSBA, 2007.
-
[11]
Daniel Tanuro, L’Impossible capitalisme vert, Paris, La Découverte, 2010.
-
[12]
Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, pp. 455-457.
-
[13]
Y. Moulier Boutang, L’Abeille et l’économiste, Paris, Carnets Nord, 2010.
-
[14]
L. Lessig, L’Avenir des idées (2001), Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2005.
-
[15]
Voir, en particulier, le riche site de la P2P Foundation : http://p2pfoundation.net/index.php/Main_Page
1En quel sens la politique de Marx reste-t-elle d’actualité ? Compte tenu tant de l’histoire du XXe siècle que des évolutions socio-économiques dont nous sommes les contemporains, il n’est guère envisageable d’accepter sans distance le modèle de la révolution prolétarienne, situé au centre de cette politique. Prêter une attention particulière au travail et aux travailleurs – un aspect du marxisme théorique dont la pertinence demeure entière –, ce n’est pas la même chose que s’orienter en fonction d’un projet de prise de pouvoir insurrectionnelle inspiré par un idéal communiste. Mais existe-t-il aujourd’hui un point de référence aussi net que le fut celui-là pour concevoir le contrôle qu’une société peut exercer sur elle-même et la façon dont doit s’organiser le changement historique désirable ?
2Une réponse convaincante, en tout cas fréquemment proposée, à cette question semble pouvoir s’organiser autour de ce que nous appellerons la thèse moderniste. Celle-ci consiste dans l’affirmation selon laquelle, afin d’assumer la façon dont le modèle de la révolution prolétarienne a été historiquement invalidé puis surmonté, il vaut mieux accepter, désormais, de définir la politique comme ce qui cherchera à incarner la réalisation des idéaux les plus solides et des meilleures tendances de la « modernité ». Bref, dans cette perspective, le principe post-marxiste (mais pas anti-marxiste) d’une « politique de la modernité » semble pouvoir se définir de façon toute simple. Au sein de ce que Marx appelait « la société bourgeoise » se sont développées avec force des idées et des tendances objectives qui n’étaient pas ou, en tout cas, pas uniquement fonctionnelles par rapport aux intérêts particuliers de la classe bourgeoise ; comme elles se sont révélées à la fois assez cohérentes entre elles, porteuses sur le plan normatif et influentes sur le plan historique, il faut leur faire confiance ; elles sont en effet capables de donner un contenu à une politique.
3Est-ce à dire que nous devrions réapprendre à exalter dans le vide la liberté et l’égalité ? En réalité, un défenseur des droits de l’homme ou un partisan de la conception libérale de la justice n’est pas encore un penseur de la modernité, au sens qui vient d’être défini. Car celui-ci serait plutôt porté à interpréter la liberté et l’égalité à partir de ce qu’elles ont voulu dire effectivement, à partir de certains dispositifs qui les ont exprimées ; il endosse volontiers l’idée selon laquelle certains éléments historiques fondamentaux, parmi ceux qui furent propres aux sociétés occidentales réellement existantes et qui y exercèrent un rôle important, s’avèrent défendables sur le plan normatif. Selon les cas, l’État, la Technique, le Marché, ou du moins certains aspects des phénomènes désignés par ces concepts très larges, peuvent bénéficier de cette approbation, directement ou indirectement.
4Si un tel mouvement de pensée assure à une politique de la modernité une certaine force concrète, elle l’expose aussi à un reproche : au terme de ce mouvement, on s’installe sur la pente glissante qui fait passer d’une position facilement acceptable mais fort indéterminée (tenir fermement sur le principe du respect de la liberté et de l’égalité individuelles) à l’adhésion trop peu réfléchie à certaines particularités occidentales qui ont paru ou prétendu incarner la liberté et l’égalité ou leurs conséquences. Notre thèse sera que cette difficulté du modernisme philosophique est insoluble. Ainsi, mue par sa propre logique, la critique immanente du monde présent peut glisser très naturellement, très légitimement, vers la mise en accusation anti-moderne ou post-moderne de certains caractères importants, passés ou présents, de la civilisation occidentale ; il n’existe pas de moyens solides de contester ou d’arrêter cette radicalisation, c’est-à-dire de séparer une fois pour toutes les bons et les mauvais côtés de la modernité réellement existante.
Après Marx : la politique de la modernité ?
5Présentons quelques aspects du débat classique dont il est question.
6Dans les années 1970, la théorie marxiste était en train de sortir de la conception, inhérente à l’économicisme, de l’État comme puissance à la fois extérieure et instrumentale. Anderson montrait ainsi à quel point le développement de celui-ci avait compté dans le développement du capitalisme européen [1] ; Poulantzas voyait le pouvoir étatique contemporain autant comme l’expression des conflits de classes, lui-même traversé par ces conflits, que comme le moyen univoque de l’imposition d’intérêts de classes particuliers [2]. Habermas restait proche de l’inspiration de ces auteurs en parlant d’une reconstruction du « matérialisme historique ». Son approche était nettement historique. Elle s’employait à établir qu’un seuil historique décisif a été franchi lorsque, au début de la modernité occidentale, le développement des moyens de production a conduit à l’invention de formes de coordination plus complexes [3]. À mesure que se développaient le commerce et l’industrie, il fallait échanger plus d’informations avec plus de personnes, donc apprendre à se coordonner de manière plus réfléchie et plus large, affronter sans cesse des difficultés nouvelles. Or, ces activités ne sont pas neutres anthropologiquement. Car, enrichi par la nécessité d’une collaboration approfondie, l’échange linguistique fait émerger une sensibilité nouvelle : la sensibilité au thème d’une vie humaine qui s’organiserait autour de valeurs liées à la symétrie des partenaires. Même s’ils ne se réduisent pas à cela, les idéaux moraux de l’humanisme européen et l’État de droit impliquaient ainsi une fixation institutionnelle de telles valeurs, montrant leur puissance d’irradiation et de systématisation. On comprend, dès lors, ce qui intéressait Habermas à l’époque, au-delà de la théorie de l’État et de la « superstructure ». En réalité, il entendait surtout montrer que l’enrichissement proto-capitaliste des sociétés occidentales a d’emblée, quoique discrètement, produit les conditions d’une future limitation et d’une correction des aspects les plus nocifs du capitalisme. La modernité, fondamentalement, c’est le capitalisme plus l’ensemble de ce qui (entre autres significations) permet, à terme, d’assagir le capitalisme lorsqu’il se fait trop récalcitrant.
7Mais ne demeure-t-il pas dans cette conclusion une sorte d’économicisme, puisque le développement historique en général se trouve encore saisi à travers le prisme d’une interrogation sur les effets de l’accroissement des forces productives ? Sans doute sensible à cette possible objection, Habermas, dès 1980, argumentera d’une façon sensiblement différente [4]. Il mettra directement en avant le contenu positif de la modernité : le libéralisme politique enrichi par le thème de la différenciation sociale, c’est-à-dire l’approfondissement des trois registres du cognitif, du normatif et de l’expressif. Manifestement, l’accroissement des forces productives cesse d’être tenu pour le primum movens et, surtout, le problème de la nocivité du capitalisme est considéré comme réglé. L’essentiel est désormais que nous continuions, malgré les obstacles, à approfondir les acquis essentiels des siècles qui nous précèdent : le dynamisme d’une raison scientifico-technique exigeante, l’extension d’un droit et d’une morale enracinés dans les symétries de la communication égalitaire, l’enrichissement des formes et des contenus propres à une expressivité artistique libérée des contraintes traditionnelles. Désormais, d’après Habermas, il est plus crucial de valoriser l’esprit des Lumières que d’élaborer une approche critique du capitalisme. Ce dernier ne forme plus qu’une sorte d’arrière-plan historique, peu significatif par lui-même, et le sens éthico-politique de la modernité n’est en tout cas plus de faire apparaître les moyens de le contrôler socialement. Au terme de ce qui voudrait être un dépassement dialectique, concret, la reconstruction du matérialisme historique s’est muée en défense de la modernité.
Problèmes du modernisme
8Dans l’évolution de Habermas, paradigmatique à cet égard, on est donc passé d’une interrogation précise, relevant des sciences historico-sociales – qu’est-ce qui s’est solidarisé historiquement avec le capitalisme émergeant puis conquérant qu’ont connus les pays occidentaux (dans une série de liens complexes, allant de la connivence à la contradiction) ? – à des questions plus vastes et certainement plus confuses : quelle est l’essence de l’expérience dite « moderne » et en quoi devons-nous, normativement, revendiquer son héritage [5] ?
9Or, détachée de l’interrogation sur le capitalisme qui lui conférait une orientation claire, la problématique de la modernité devient bien plus difficile à maîtriser. Elle s’expose même à des objections de principe graves. On peut dégager trois d’entre elles.
101. La modernité fut d’abord une notion périodologique et même géographique au contenu assez limité : en réalité, elle a résumé la principale façon dont l’expérience occidentale des derniers siècles a tenté de se comprendre [6]. Il y a d’abord eu des gens qui se sont crus et se sont voulus modernes, ce qui enracinait ce thème dans l’ethnocentrisme européen, le rattachait à l’étroitesse de vue propre à des acteurs engagés dans un travail d’auto-justification idéologique et même, indirectement, à un rapport au monde qui comportait des aspects prédateurs peu ambigus. Or, cette situation de départ se reflète peut-être encore dans certaines difficultés épistémologiques d’aujourd’hui. Car en parlant de modernité, nous cherchons à la fois à interpréter une part du passé humain, à suggérer la solidité de certaines positions normatives fondamentales et à associer ces deux aspects. Une telle conjonction est-elle utile et même tout simplement possible ? Pourquoi notre envie de justifier un point de vue normatif explicite (par exemple, une certaine confiance dans la validité universelle du thème des « droits de l’homme ») devrait-elle entretenir un rapport privilégié avec une volonté d’hériter positivement des meilleurs aspects d’une histoire ou d’une civilisation particulière ? Bref, la notion de modernité forme un mixte empirico-normatif forcément instable, la manière dont tentent de s’entre-justifier la recherche anxieuse du « fondement de la morale » et la quête d’une histoire qui n’aurait pas été que négativité désespérante. Il n’est pas dit qu’une telle acrobatie puisse vraiment se justifier.
112. Bien entendu, il ne saurait être question de reprocher à quiconque utilise la notion de modernité d’endosser la mythologie du progrès ou de croire à l’existence de « périodes » de l’Histoire, conçues comme autant de petits segments originaux et cohérents, se succédant linéairement les uns aux autres, sans bavures ni ambiguïtés. Qui parle de modernité en pensant au contenu possible d’une politique de la modernité n’a pas forcément en tête de dessiner, comme dans les philosophies de l’histoire d’autrefois, la fresque grandiose des progrès de l’esprit humain ou la succession des époques de la Culture. Le plus souvent, il s’agit plus sobrement de comprendre à quelles conditions certains aspects du passé forment aujourd’hui des ressources intellectuelles et morales disponibles. Mais, indirectement, il reste vrai que, issue d’une critique compréhensible de la conception hyperbolique du capitalisme, l’idée d’une politique de la modernité conduit à se référer à l’expérience occidentale comme à un tout qui aurait abrité des tendances séculaires puissantes, configuratrices d’un monde historique, et que nous pouvons, réflexion faite, chercher à prolonger. Or, ce genre de conceptions de l’histoire n’est guère neutre.
12Par exemple, l’idée selon laquelle il n’y que dans l’Occident moderne que les idées de liberté individuelle, d’égalité des personnes et de démocratie ont pu vraiment se développer et s’implanter reste discutable et, de toute façon, trop ambiguë. Si chacun peut admettre, sauf mauvaise foi, que ces idées n’ont jamais été le monopole de l’Occident [7], persiste, il est vrai, la question légitime de savoir si cette implantation institutionnelle et culturelle profonde ne révèle pas une différence essentielle. Ne crée-t-elle pas une sorte d’asymétrie civilisationnelle gigantesque en fonction de laquelle nous pourrions encore raisonner ? Or, beaucoup d’éléments plaident en faveur d’une réponse négative à cette question. L’argument principal s’énonce de manière simple : si, en Occident, des formes relativement démocratiques ont vu le jour, si des habitudes et des pratiques défendables dans la perspective des idées de liberté et d’égalité se sont diffusées, il s’agit là de résultats de coups de chance – des résultats dont la portée, quoique pas nulle, est d’ailleurs restée limitée et dont nous devons, au vu des développements contemporains, constater la fragilité. Bref, ce fut affaire de conjonctures favorables et de luttes improbables, non d’évolutions normales relevant du « progrès [8] ». Dès que l’on adopte le principe d’une telle sobriété, la modernité apparaît, lorsqu’on cherche à en faire un « fondement », comme une catégorie-écran qui risque de se trouver en difficulté dès que l’on décidera de prendre au sérieux le rôle du hasard dans l’histoire occidentale, dès que l’on voudra s’engager sur le terrain du comparatisme anthropologique, ou encore dès que l’on cherchera à montrer comment la mondialisation contemporaine produit désormais partout des modernités alternatives, hybridées, imprévisibles [9]. Il ne peut plus être question de raisonner en termes essentialistes sur on ne sait quelles spécificités absolues de civilisations ou de périodes données.
133. Dans la perspective du postmodernisme, la modernité se définit comme quelque chose qui a été récemment dépassé à l’insu de presque tous et que nous ne devrions pas tellement regretter [10]. En particulier, la mise en cause du privilège de l’unité et de l’universel serait inhérente à la fragmentation grandissante de l’expérience et définirait, dit-on, un seuil à partir duquel aurait vacillé la modernité elle-même. Au-delà de ce seuil, nous aurions affaire à un autre sujet, à une autre société, à une autre politique, à une autre conception des fins de l’action humaine en général. À ces hypothèses provocatrices, les modernistes comme Habermas ont beau jeu d’objecter que les idéaux humanistes et rationalistes que nous avons l’habitude de rattacher aux « Lumières » sont assez souples pour encaisser le choc du changement de sensibilité dont il est question, et même s’en trouver renforcés. Mais cette riposte a tout l’air d’une péripétie de plus au sein d’une querelle interminable parce qu’elle repose sur des façons différentes de placer l’accent sur un aspect précis du réel parmi d’autres possibles. Même si l’on voulait conserver le capitalisme comme référent lointain, il semble impossible de parvenir à une définition précise des contenus caractéristiques de la modernité, comprise comme quelque chose à propos de quoi nous devrions défendre une position globale.
14Mais ce qui nous sort de la paralysie sceptique, c’est que, au-delà des diagnostics forcément très généraux sur la nature de la modernité, il apparaît légitime de chercher à la surmonter, quand même bien elle ne se serait pas dissoute spontanément. À cet égard, le motif principal d’une volonté d’aller au-delà de la modernité paraît être le suivant : nous ne pouvons pas savoir jusqu’à quel niveau de profondeur s’est jouée la complicité de ses aspects constitutifs avec l’irresponsabilité environnementale. Certes, même si on la trouve chez certains partisans de « l’écologie profonde », la mise en cause globale de tous les idéaux modernes ayant trait à l’autonomie, tant individuelle que collective, de l’être humain n’a pas grand sens. L’exercice du soupçon légitime et la grande paranoïa ne sont pas la même chose. Mais ce qui est vrai, c’est que, de façon troublante, parmi tous les éléments qui gravitent autour des grandes valeurs modernes, très peu ont eu la capacité d’alimenter une résistance aux tendances irréfléchies à l’exploitation enragée de l’environnement naturel. De ce fait, même les éléments extra-capitalistes de la modernité (les idéaux humanistes, par exemple) peuvent être soupçonnés de se situer à trop faible distance de ce qui a porté ces tendances ou a possédé des affinités troubles avec elles. Or, le constat des limites du « capitalisme vert » le confirme [11] : une société qui aurait vraiment dépassé le stade de l’irresponsabilité écologique ne serait pas seulement très différente des sociétés qui se sont voulues « modernes ». Ce serait aussi une société post-anthropocentrique qui se verrait obligée de s’engager sur des voies fort éloignées de celles que la modernité a privilégiées. Il y aurait sans doute encore de la liberté et de l’égalité, il y aurait encore de la différenciation sociale, comme il y en a eu d’ailleurs dans d’autres contextes. Mais elles prendraient toutes des couleurs vraiment nouvelles, proposant de forts contrastes avec ce qui s’est imposé historiquement dans le sillage de la montée en puissance de l’Occident. Parler d’une postmodernité en devenir est donc parfaitement sensé.
Au-delà de la politique de la modernité
15Bref, bien que nullement absurde par lui-même, le projet de remplacer la politique de Marx par une politique de la modernité a échoué, le terme de modernité recouvrant des réalités trop instables et trop incertaines. Certes, il y a encore des choses du passé qu’il peut s’agir de prolonger, d’approfondir, de ré-investir. On ne commence jamais à zéro. Cependant, il n’existe pas de principe de totalisation (par exemple celui que prétend définir le terme « époque ») qui permettrait de désigner le cadre où tout ce que nous pouvons reprendre résiderait et se coordonnerait harmonieusement, comme si la Raison, habitant déjà le monde, acceptait en plus de venir gentiment à notre rencontre. Quand nous pensons à un avenir meilleur et aux formes d’action capables de contribuer à y conduire, il n’est donc pas surprenant de les associer parfois à des expériences « modernes », au sens simplement chronologique du terme, ou bien à valeurs que la modernité occidentale a déjà favorisées (à certains moments et dans certaines circonstances). Mais il est probable que nous aurons aussi à envisager d’autres références, étrangères à cette modernité – des références qu’elle a même réprimées, qui sont en rupture avec ses tendances de fond et que nous pouvons, dans certains cas, rattacher aux mondes extra-occidentaux. Ainsi, comme dit Ph. Descola, même s’il n’y aurait pas beaucoup de sens à se faire fétichiste ou animiste pour tenter de sortir de l’impasse dangereuse où nous a conduit le prométhéisme occidental, il est souhaitable, en revanche, de pousser la générosité jusqu’à voir l’animisme et le fétichisme comme des provocations stimulantes, susceptibles d’élargir l’espace à l’intérieur duquel nous agissons et pensons par habitude [12].
16Le domaine des rapports à l’environnement est celui qui promet le plus de transformations de ce genre. Ainsi, par exemple, on peut discuter tels ou tels arguments ou propositions des partisans de la « décroissance » ; on peut se demander, plus généralement, si l’idéalisation de la stagnation et de la régression qu’ils défendent représente un choix politique et théorique judicieux ; mais il est difficile de dénier à la proposition décroissantiste sa capacité à inquiéter tout ce qui a rendu possible la dynamique d’accroissement illimité des richesses qui a conduit aux désastres actuels : elle peut devenir l’épicentre de remises en causes et d’alternatives intéressantes.
17Le pas suivant de la réflexion consiste certainement à montrer comment une conscience environnementale post-moderne inspirée par de tels thèmes s’agrège spontanément à la prise de compte des formes de collaboration non-étatistes.
18Telles qu’elles ont été mobilisées dans la culture du libéralisme occidental, l’idée de droit individuel, tout comme l’idée de l’accord rationnel des volontés, présupposaient la légitimité de l’assujettissement étatiste, autrement dit de la captation de parts importantes du pouvoir d’agir par une instance détachée. De Hobbes à Rawls, refuser d’entrer dans le contrat social n’a d’ailleurs jamais constitué une option sérieusement envisageable. Cela ne signifie pas que la culture libérale n’ait plus rien à nous apprendre. Simplement, il faut savoir qu’elle s’est développée dans un univers limité à cause de cadres sociologiques ininterrogés. Ce qu’empêche de voir l’a priori étatiste admis jusque dans le libéralisme, c’est, en particulier, la richesse de l’univers de la coopération et de l’horizontalité créatrice, une richesse que l’imaginaire libéral de la « société de marché » n’a exploré, sous l’emprise de l’utilitarisme, que sous une modalité désespérément unilatérale.
19En résumé : bien entendu, il n’existe aucun algorithme permettant de distinguer nettement ce qui a été moderne et ce qui ne l’a pas été. Ce concept, issu à l’origine d’une tentative d’auto-désignation flatteuse de l’expérience occidentale, est vague et il le restera – une construction hasardeuse destinée à des fins qui peuvent varier. Mais, de façon générale, on peut dire qu’il existe assez de traits singuliers dans notre présent (d’autres conceptions de la liberté et de l’égalité, d’autres façons de s’engager dans la différenciation sociale) pour que, clairement, nous ne satisfaisions pas de l’idée selon laquelle il nous suffirait, pour clarifier notre horizon normatif, de nous concevoir comme des gens voués à accomplir ou à prolonger des tendances qui ont animé ce que l’histoire occidentale a comporté de plus intéressant, de plus acceptable – des tendances qui se trouvent avoir déjà eu un rôle important, essentiellement en raison du rôle central joué par l’État dans cette histoire. Ré-affirmer une nouvelle fois la valeur de l’héritage des « Lumières » ne fait pas l’affaire face aux cascades de transformations radicales dont nous sommes et serons les contemporains. L’indifférence tranquille face à ce que l’on a mis sous le nom de « modernité » n’est donc pas la pire des attitudes.
Replacer au centre la critique du capitalisme
20La contrepartie de cette conclusion est facile à deviner.
21Du point de vue marxien, il y a de la politique lorsque nous nous orientons en fonction d’organisations collectives capables de provoquer et d’accompagner certaines formes de la lutte des classes, ainsi que le dépassement du capitalisme. On peut maintenir cette idée, mais au prix de révisions significatives.
22Relayant certains aspects du marxisme, quelques théorisations actuelles tiennent à conserver l’idée selon laquelle le capitalisme, dans sa phase actuelle, présente des caractères clairs définissant une sorte de cohérence systémique ou organique, dessinant au moins une sorte de configuration unifiée, de structure. C’est le cas, par exemple, lorsque l’on décrit la phase actuelle du capitalisme comme caractérisée par une hégémonie tendancielle du travail immatériel et la financiarisation contemporaine comme une sorte de socialisation imparfaite du capital correspondant à cette hégémonie [13]. Tout paraît alors bien net. Mais, en réalité, le capitalisme d’aujourd’hui fonctionne en même temps en dépit de et grâce à l’existence de liens très lâches entre de nombreux phénomènes disparates, de marges d’improvisation importantes, d’équilibres aussi contingents que précaires. Bien sûr, il existe encore des tendances lourdes, des lieux de pouvoir, des leviers majeurs pour l’action, donc des moments historiquement critiques où tout peut basculer, où intervenir a du sens. Cependant, dans l’ensemble, les relâchements systémiques et la désorganisation relative (celle-là même qui ouvre d’immenses opportunités à la délinquance et à la criminalité, en particulier à la corruption) contredisent notre désir de simplicité et d’univocité, tout en soulageant de la tâche consistant à « prendre le pouvoir », au sens de la culture révolutionnaire issue du XIXe siècle. Même si tout n’est pas dispersé, il existe définitivement plusieurs niveaux, plusieurs échelles, et même, de façon plus positive, une horizontalité qui a pris consistance, aux frontières du Système.
23De ce point de vue, on ne peut qu’être frappés, à l’heure actuelle, par la vitalité des expérimentations économiques qui, au moment de l’expansion fulgurante de l’univers numérique, prennent au sérieux les valeurs de l’échange, du partage et de la coopération créatrice. Il y a longtemps que l’apologie libertaire du peer to peer et du copyleft, liée à l’enthousiasme geek des premiers temps d’Internet [14], s’est élargie en une pensée et une pratique politiques axées sur l’idée d’une alternative historique à conquérir : comment agir, comment répondre aux problèmes que nous rencontrons, à l’écart des deux puissances tutélaires de la modernité disciplinaire, l’État et la grande entreprise capitaliste, laquelle s’est d’ailleurs employée à imiter celui-ci par bien des aspects ? Un tel programme concerne aussi bien l’auto-organisation des territoires que les formes entrepreneuriales elles-mêmes, ou encore la diffusion d’un savoir technique socialement et écologiquement responsable [15]. Bien sûr, on trouve beaucoup d’ambiguïtés dans ce vaste univers émergeant. « L’économie du partage », exemple-clé, prend même parfois aujourd’hui la forme d’une habile réinvention du profit et de l’exploitation. Presque tout est récupérable, presque rien n’est pur. Mais s’il est vrai que le capitalisme réellement existant n’a plus vraiment de centre unique qu’il faudrait atteindre pour que tout change, le fourmillement des expériences inventives de soustraction aux forces englobantes de la domination et de la valorisation cesse de relever de l’anecdote sympathique ou, pire, d’une ruse de la logique du profit. Dans ce monde flou, voire chaotique, des effets de seuil peuvent vraiment être atteints par ces expérimentations ; les marges finissent par compter et l’existence de points de basculement imprévisibles devient envisageable.
24Si Marx reste notre contemporain, c’est donc d’abord en fonction d’une proposition très simple, très ténue, mais qui n’est pourtant pas dépourvue de consistance : une idée positive et forte de politique (qu’on rattache emphatiquement celle-ci à la ré-affirmation active de la liberté collective contre l’adversité, ou qu’on la fonde plus modestement sur le souci de sauvegarder l’essentiel au cœur des situations périlleuses) ne garde son sens qu’en s’articulant au projet de longue haleine consistant à se déprendre, autant que faire se peut, du capitalisme. À choisir, aujourd’hui, c’est la critique du capitalisme plus que la défense de la modernité qui a des chances de permettre de définir la ligne de force d’une orientation politique justifiable et utile.
Notes
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[1]
Perry Anderson, L’État absolutiste, Paris, Maspéro, 1978.
-
[2]
Nikos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, Puf, 1978.
-
[3]
Jürgen Habermas, « Pour une reconstruction du matérialisme historique » (1975) in Après Marx, Paris, Fayard, 1985, pp. 85-164.
-
[4]
Jürgen Habermas, « La modernité : un projet inachevé » (1980), Critique, n° 413, octobre 1981, pp. 950-969.
-
[5]
Le travail de Jacques Bidet est marqué par une conscience aigue des problèmes liés au passage de la problématique du « capitalisme » à celle de la « modernité ». D’où une position originale qui élabore un concept fort de modernité pour lequel le thème du capitalisme reste néanmoins déterminant. Voir L’État-Monde, Paris, Puf, 2012.
-
[6]
Levent Yilmaz, Le Temps moderne, Paris, Gallimard, 2004.
-
[7]
Amartya Sen, La Démocratie des autres, Paris, Payot, 2005.
-
[8]
Pour un exemple d’approche inspirée par ce principe, voir Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, Paris, La Découverte, 2013.
-
[9]
Arjun Appadurai, Après le colonialisme, Paris, Payot, 2001.
-
[10]
Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991 ; Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif (1990), Paris, ENSBA, 2007.
-
[11]
Daniel Tanuro, L’Impossible capitalisme vert, Paris, La Découverte, 2010.
-
[12]
Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, pp. 455-457.
-
[13]
Y. Moulier Boutang, L’Abeille et l’économiste, Paris, Carnets Nord, 2010.
-
[14]
L. Lessig, L’Avenir des idées (2001), Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2005.
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[15]
Voir, en particulier, le riche site de la P2P Foundation : http://p2pfoundation.net/index.php/Main_Page