Cités 2014/3 n° 59

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Article de revue

La crise et le dépassement du capitalisme chez Marx

Pages 115 à 125

Notes

  • [1]
    Cité par Pierre Dardot et Christian Laval, Marx, prénom : Karl, Paris, NRF Essais, Gallimard, 2012, p. 252.
  • [2]
    Marx, Manuscrits de 1857-58, volume I, p. 273.
  • [3]
    Marx, Le Capital, livre III, tome 6, Paris, Éditions Sociales, 1957, p. 263.
  • [4]
    Pierre Dardot et Christian Laval, op. cit., p. 243.
  • [5]
    Joseph Schumpeter, History of Economic Analysis, Oxford University Press, achevé en 1949 mais publiée après sa mort par Elisabeth Boody Schumpeter) en 1954. La traduction française est parue chez Gallimard en 1983. Histoire de la pensée économique, Tome II, pp. 491-495 et Tome III, pp. 492-494 et p. 498.
  • [6]
    Op. cit., Tome III, p. 493
  • [7]
    Op. cit., Tome II, p. 491.
  • [8]
    J. Schumpeter, Histoire de la pensée économique, Tome III, p. 548.
  • [9]
    Ibid., p. 559.
  • [10]
    Ibid., pp. 467-468.
  • [11]
    Ibid., p. 498.
  • [12]
    Alan Greenspan, Testimony before the House of Representatives Committee on Oversight and Government Reform, Washington. D.C., 20 October, 2008.
  • [13]
    Entretien de John Cassidy avec Eugene Fama, 10 janvier 2010.
    http://www.newyorker.com/online/blogs/johncassidy/2010/01/interview-with-eugene-fama.html
  • [14]
    Paul Krugman, Sortez-nous de cette crise… maintenant !, Paris, Flammarion, 2012.
  • [15]
    En fait si on se reporte au texte, on voit que pour Keynes il s’agissait déjà de bien plus qu’un défaut de magnéto. C’est toute la machine qui s’est déréglée : “to-day we have involved ourselves in a colossal muddle, having blundered in the control of a delicate machine, the working of which we do not understand.” Keynes, « The Great Slump of 1930 », Essays in Persuasion, 1931.
  • [16]
    Marx, Théories sur la plus-value, Paris, Éditions Sociales, 1976, tome II, p. 608.
  • [17]
    Marx, Le Capital, Paris, Éditions Sociales, tome 1, pp. 121-122.
  • [18]
    À part Schumpeter lui-même, c’est l’économiste belge Ernest Mandel qui a disputé à Schumpeter le terrain des cycles longs de Kondratiev dans l’évolution du capitalisme en longue période avec l’aide de Trotski. Cf. Ernest Mandel, Le troisième âge du capitalisme, UGE, 1976 et republié en 1997 aux Éditions de la Passion.
  • [19]
    Paul Sweezy, The Theory of Capitalist Development, Principles of Marxian Political Economy, Denis Dobson, London, 1946, ré-édité en 1968 par la Month Review Press.
  • [20]
    Paul Mattick, Crises et théories des crises, Francfort/M., Fischer Verlag, 1974, pour 1’édition allemande. Paris, Éditions Champ Libre, 1976, pour la traduction française.
  • [21]
    Louis Gill, Fondements et limites du capitalisme, Montréal, Boréal, 1996.
  • [22]
    Jean Duret, Le marxisme et les crises, Paris, NRF, Gallimard, 1933.
  • [23]
    Paul Mattick, Chapitre III : Les épigones, dans Crises et théories des crises, Francfort/M., Fischer Verlag, 1974, pour 1’édition allemande. Paris, Éditions Champ Libre, 1976, pour la traduction française.
  • [24]
    Ernest Mandel, La crise, 1974-1978, Paris, Flammarion, 1982, suivi de La crise, 1974-1982, Paris, Flammarion, 1982, p. 256.
  • [25]
    Ernest Mandel, La crise, 1974-1982, op. cit., p. 256.
  • [26]
    Le Capital, Paris, Éditions Sociales, t. 5, p. 63.
  • [27]
    Le Capital, Paris, Éditions Sociales, t. 7, p. 145.
  • [28]
    Le Capital, Paris, Éditions Sociales, t. 6, p. 264.
  • [29]
    Ibid., p. 268.
  • [30]
    Ibid., p. 266.
  • [31]
    Mandel, op. cit., p. 256.
  • [32]
    Le Capital, Paris, Éditions Sociales, t. 6, pp. 257-258.
  • [33]
    Ibid., p. 263.
  • [34]
    Le Capital, Paris, Éditions Sociales, t. 7, p. 151.
  • [35]
    Paul Mattick, Crises et théories des crises, op. cit., pp. 113-114.
  • [36]
    Michel Aglietta, Préface de 1982 à la seconde édition Régulation et crises du capitalisme, disponible dans la troisième édition, Paris, Odile Jacob, 1997. Robert Boyer, La théorie de la régulation : une analyse critique, Paris, La Découverte, 1987, pp. 62-72.
  • [37]
    François Chesnais, « La crise menace les digues de l’économie mondiale », www.monde-diplomatique.fr/1998/09/CHESNAIS/10939
  • [38]
    Cf. Michel Aglietta et André Orléan, La monnaie entre violence et confiance, Paris, Odile Jacob, 2002, pp. 262 sq. Michel Aglietta et Antoine Rébérioux, Dérives du capitalisme financier, Paris, Albin Michel, 2004 et Michel Aglietta et Laurent Berrebi, Désordres dans le capitalisme mondial, Paris, Odile Jacob, mars 2007.
  • [39]
    Cf. François Chesnais, « Les contradictions et les antagonismes propres au capitalisme mondialisé et leurs menaces pour l’humanité », in Gérard Duménil et Dominique Lévy (dir.), « Fin du Néolibéralisme ? », Revue Actuel Marx, n°40, second semestre 2006.
  • [40]
    Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009.
  • [41]
    L’interprétation qui suit m’est propre.
  • [42]
    Anticipation dont Marx parle dès les Manuscrits de 1857-58.
  • [43]
    Elles ont été déclinées de nouveau par le Giec dans un rapport intermédiaire publié le 30 mars 2014.
English version

1La crise financière et économique de 2007 a débouché sur une crise sociale et politique dont on commence à percevoir la profondeur et la longueur. Cette crise conduit à réexaminer la théorie des crises chez Marx et chez un certain nombre de marxistes après lui. Ce retour s’impose d’autant plus qu’il est arrivé à Marx de faire un lien direct entre crise et révolution. Il est vrai qu’il n’établit une relation étroite, même déterministe, explicitement qu’une seule fois. Elle concerne la crise de 1847 dans ses rapports avec la révolution de 1848 en France. Cette crise, à laquelle les historiens économiques ont prêté beaucoup d’attention, a vu la conjonction d’un krach financier qui met fin en Angleterre comme en France à la première grande bulle spéculative liée à l’industrie, en l’occurrence aux chemins de fer et d’une grave crise agricole dans ces mêmes pays. La relation faite par Marx entre crise économique et révolution a été rapportée bien plus tard dans la préface d’Engels à la réédition de La lutte des classes en France, où il écrit que pour Marx « la crise commerciale mondiale de 1847 avait été la véritable mère des révolutions de Février et de Mars ». Mais le propos d’Engels est corroboré par un passage d’un article de Marx de 1850 où il écrit qu’une « nouvelle révolution n’est possible qu’en conséquence d’une nouvelle crise. Mais l’une est aussi certaine que l’autre » [1]. Mais ce cas mis à part, la relation entre crise et révolution chez Marx paraît ne pouvoir être qu’indirecte, et se rapporter à la construction des forces subjectives nécessaires au dépassement du capitalisme dans un contexte où le capital se heurte à ses propres barrières.

2La théorie marxienne de l’accumulation, que l’on retient parfois pour l’apport central de l’auteur du Capital, est en même temps une théorie des crises. Le capital a pour vocation de s’accumuler sans limite : « Le capital en tant qu’il représente la forme universelle de la richesse – l’argent –, est la tendance sans borne et sans mesure de dépasser sa propre limite [2] ». Les crises chez Marx sont donc les moments où ce mouvement de reproduction et de valorisation du capital se heurte à des obstacles dont il est lui-même l’origine et où il connaît une phase de recul de l’accumulation plus ou moins profonde et longue. Celles-ci expriment le caractère historiquement déterminé des rapports de production et de propriété capitalistes et révèlent ses vulnérabilités. Elles rendent plus saisissable le fait que « la véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même [3] ». Ceci explique que nombre de marxiens et/ou de marxistes aient continué à voir dans les crises les signes ou les annonces de l’effondrement du capitalisme, se prêtant ainsi à la critique d’un « discours marxiste qui produit les conditions de sa propre vérification empirique [4] ». N’empêche : les crises rappellent la nécessité de reprendre la réflexion sur les conditions du dépassement du capitalisme. Les très grandes crises donnent à cet effort un caractère d’urgence.

L’hommage de Schumpeter

3Aussi curieux que cela paraisse, rares sont les économistes qui ont pris au sérieux les crises. Joseph Schumpeter reconnaît en Marx le seul économiste, en dehors de lui-même, qui soit parti en guerre contre les théories défendant la possibilité de l’état d’équilibre et qui ait proposé une théorie du développement du capitalisme en longue période, dont l’accumulation du capital est le pivot. Dans sa monumentale Histoire de la pensée économique, Schumpeter met le doigt sur deux points importants [5]. D’abord, puisque les crises font partie intégrante du mouvement de l’accumulation et des contradictions qu’il engendre, Marx en parle à de nombreuses reprises mais sans qu’il en fasse un exposé synthétique à un moment quelconque du Capital. Il y a un « chapitre non-écrit », écrit-il, « qui aurait dû être un résumé de l’ensemble de son analyse du capitalisme [6] ». Mais en l’absence de « ce chapitre restant à écrire [7] », chaque auteur se réclamant de Marx a pu et peut encore aujourd’hui, et plus que jamais, choisir les passages qui lui conviennent le plus ou qui lui semblent correspondre le mieux à la situation historique. Le terrain est donc celui d’âpres controverses dont un aperçu sera donné plus loin. Le second point concerne l’histoire du capitalisme lui-même. Schumpeter remarque que, pour Marx, tout en exprimant les contradictions consubstantielles au capital, chaque crise a des traits propres (facteurs déclenchants, degré de contagion internationale, etc.) que Marx met en valeur. C’est précisément ce que la théorie économique ultérieure ne sera plus capable de faire, même lors de la crise de 1929. Schumpeter souligne bien sûr les avancées théoriques des années 1930, dues en particulier à Keynes. La Théorie générale de ce dernier jette les bases théoriques de nouvelles politiques publiques destinées à contrer les crises. Mais elle le fait sans préciser les conditions historiques qui permettent d’expliquer la nature des crises. Le cadre analytique keynésien, rappelle Schumpeter, est « essentiellement statique [8] ». Les parties les plus intéressantes portent sur des mécanismes dynamiques, tels que le multiplicateur, mais ce sont des ajouts « à un squelette qui est sévèrement statique [9] ». Même dans le cas des apports portant sur la monnaie et le crédit les années 1930 « ajoutent peu de nouveau [10] ». Le gros des économistes, constate Schumpeter, ont donc continué à considérer les cycles comme un phénomène « largement pathologique » sans le relier au type d’accumulation et à ses conditions [11].

4Ce qui a été vrai pour la crise de 1929 l’a été encore plus pour la crise mondiale en cours. Greenspan a reconnu qu’il n’avait pas vu venir la crise de 2007-2008 [12]. Le prix Nobel en économie de 2013, Eugene Fama, principal théoricien des marchés efficients et chef de file actuel de l’École de Chicago, a déclaré tout bonnement que la science économique « n’est pas très bonne dans son explication des oscillations de l’activité économique. Si j’avais vu venir la crise, je l’aurais dit. J’aimerais beaucoup en savoir plus sur les causes des cycles [13] ». De son côté l’actuel keynésien « officiel », Paul Krugman a continuellement défendu sur son blog et dans son livre de 2012 [14], la position selon laquelle les « dépressions sont essentiellement des défaillances techniques », en réutilisant une expression de Keynes qui comparait l’économie à une voiture, par ailleurs en bon état, qui aurait un problème de magnéto [15].

L’explication marxienne des crises et ses interprétations ultérieures

5La première formulation de Marx et Engels sur les crises est celle, très générale, du Manifeste du parti communiste : « Les forces productives dont (la bourgeoise) dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle ; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l’existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D’un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives ; de l’autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens ». En fait, ce n’est qu’une fois arrivé en exil à Londres en 1850 que Marx se met à étudier les crises moyennant une lecture ligne par ligne des économistes classiques anglais ainsi que de Say et de Sismondi. C’est donc dans les Théories sur la plus-value qu’on trouve une longue amorce d’analyses qui seront affinées ou développées dans Le Capital. Une formulation pratiquement achevée affirme que la possibilité de la crise tient au fait de l’objectivation de la valeur d’échange sous la forme de la monnaie et est déjà donnée dans la séparation de l’achat et de la vente, qui « sont donc crise en puissance » […]. Il ajoute : « La forme la plus abstraite de la crise c’est la métamorphose de la marchandise elle-même qui renferme, en tant que mouvement développé, la contradiction – impliquée dans le mouvement de la marchandise – entre valeur d’échange et valeur d’usage, puis entre argent et crise [16] ». Cette idée fondatrice de la théorie des crises est reprise dans le chapitre sur la monnaie du livre premier du Capital, mais à un endroit où elle peut passer inaperçue [17].

6La recherche des mécanismes qui produisent les crises est propre à ceux qui se placent dans le sillage de Marx [18]. Mais les niveaux d’analyse différents, les formulations proches mais pas identiques que l’on trouve chez Marx ont entraîné de vifs débats entre les protagonistes. Les premières discussions remontent aux années 1890. Des Allemands et des Russes, ainsi que Rosa Luxemburg, en ont été alors les principaux acteurs. Les examens les plus complets sont plus tardifs, ce sont ceux de Paul Sweezy [19], de Paul Mattick [20] et de Louis Gill [21]. Dans le cas de la France, la référence est restée longtemps le livre de Jean Duret, responsable économique de la CGT publié en 1933 [22]. Il faut attendre 1974 pour que paraisse le livre de Paul Mattick [23], puis les recueils d’articles d’Ernest Mandel sur la crise de 1974-76 et sur la récession qui l’a suivi entre 1980 et 1982 [24]. À partir de 2008 la crise économique et financière en cours a suscité à son tour d’importantes polémiques dans les milieux marxistes en France ou dans les pays anglophones.

7C’est à Paul Sweezy qu’on doit l’opposition, constamment reprise depuis, entre les théories qui mettent l’accent sur la suraccumulation et la baisse du taux de profit et celles qui privilégient des explications portant sur la « disproportionnalité » entre les secteurs des biens de production et de consommation et sur la sous-consommation. Ernest Mandela reprend la distinction entre ces « deux grandes écoles ». Il tient à en faire la synthèse en mettant à pied d’égalité « celle qui explique les crises par la sous-consommation des masses (la surproduction de biens de consommation); et celle qui les explique par la « suraccumulation » (l’insuffisance du profit pour poursuivre l’expansion de la production des biens d’équipement) [25] ». Cette mise à pied d’égalité est très discutable si l’on se rapporte directement à Marx. Dans le livre II du Capital, Marx repousse la « tautologie » consistant à dire que « les crises proviennent de ce que la consommation solvable ou les consommateurs solvables font défaut [26] ». Au livre III, dans un chapitre sur le rôle amplificateur du crédit dans les crises, il écrit effectivement que « la raison ultime de toute véritable crise demeure toujours la pauvreté et la limitation de la consommation des masses [27] ». Mais la sous-consommation ne peut pas être mise à pied d’égalité avec la suraccumulation du capital et le comportement du taux de profit. Marx s’étend sur ceux-ci longuement dans les chapitres de la section trois du livre III, en particulier la sous-partie III du chapitre XV. Là les crises ont pour origine une valorisation insuffisante du capital résultant de la tendance à la baisse du taux de profit au moment où les facteurs contrecarrants ont épuisé leur force. La crise procède en ligne directe de l’accumulation et seul le rétablissement d’un taux de profit apte à relancer l’investissement peut la résorber. Marx utilise le terme suraccumulation ou surproduction de capital pour caractériser ce type de crise :

8

Surproduction de capital ne signifie jamais que surproduction de moyens de production – moyens de travail et subsistances – pouvant exercer la fonction de capital, c’est-à-dire susceptibles d’être utilisés pour exploiter le travail à un degré d’exploitation donné. […] Les mêmes circonstances qui ont augmenté la productivité du travail, multiplié la masse des marchandises produites, élargi les marchés, accéléré l’accumulation du capital en masse et en valeur et abaissé le taux de profit, ont donné naissance à une surpopulation relative et l’engendrent en permanence [28].

9Et de préciser : « Surproduction de capital, non de marchandises – quoique la surproduction de capital implique toujours surproduction de marchandises [29] ». C’est la surproduction de marchandises qui provoque l’arrêt de l’accumulation en déclenchant « l’effondrement correspondant du système du crédit qui s’est développé avec la capital ». On aboutit « ainsi à des crises aiguës et violentes, à de soudaines et brutales dévaluations (baisses des prix) et à un blocage et à une perturbation réels du procès de reproduction entrainant une diminution effective de celle-ci [30] ».

10Selon Mandel, « les deux écoles apportent des éléments précieux pour une compréhension plus approfondie des crises. Mais elles commettent toutes les deux l’erreur de scinder arbitrairement ce qui est organiquement lié, au cœur même du mode de production capitaliste » […] « cette scission est d’autant plus étonnante que Marx lui-même a explicitement souligné la nécessité de relier les problèmes résultant de la baisse du taux de profit à ceux de la réalisation de la plus-value pour expliquer le phénomène des crises périodiques [31] ». Cette affirmation n’est pas évidente du tout. La thèse de Mandel repose sur l’interprétation d’un passage du livre III : « Les conditions de l’exploitation immédiate et celles de sa réalisation ne sont pas identiques. Les unes n’ont pour limite que la force productive de la société, les autres les proportions respectives des diverses branches de la production et la capacité de consommation de la société ». Il est important de citer le texte en entier. Il se poursuit ainsi :

11

Or celle-ci n’est déterminée ni par la force productive absolue, ni par la capacité de consommation sur la base de rapports de distributions antagoniques, qui réduit la consommation de la grande masse de la société à un minimum susceptible de varier seulement à l’intérieur de limites plus ou moins étroites. Elle est en outre limitée par la tendance à l’accumulation, la tendance à agrandir le capital et à produire de la plus-value sur une échelle élargie. C’est là, pour la production capitaliste, une loi, imposée par les constants bouleversements des méthodes de production elles-mêmes, par la dépréciation du capital existant que ces bouleversements entraînent toujours, la lutte générale de la concurrence et la nécessité de perfectionner la production et d’en étendre l’échelle, simplement pour se maintenir et sous peine de disparaître. Il faut donc que le marché s’agrandisse sans cesse, si bien que ses connexions internes et les conditions qui le règlent prennent de plus en plus l’allure de lois de la nature indépendantes des producteurs et échappent de plus en plus à leur contrôle [32].

12La production capitaliste est engagée dans une fuite en avant que les capitalistes (et à partir d’un certain moment les gouvernements avec eux), ne maîtrisent pas. C’est ce que Marx souligne quand il écrit que « la production capitaliste tend sans cesse à dépasser les limites qui lui sont immanentes, mais elle n’y parvient qu’en employant les moyens, qui de nouveau, et à une échelle plus imposante, dressent devant elle les mêmes barrières [33] ». On ne comprend donc rien à la crise si on ne l’inscrit pas dans l’analyse du mouvement long de l’accumulation du capital que la bourgeoisie veut évidemment croire sans fin.

Quelques pistes marxiennes pour interpréter la crise mondiale en cours

13Les crises que Marx a connues éclataient en gros tous les dix ans. Ce sont celles auxquelles Juglar a donné son nom plus tard. Sans pousser l’hypothèse très loin, Marx en cherche une explication du côté de l’investissement en capital fixe. Dans une très intéressante note de bas page, ajoutée en 1890, lors de la quatrième édition du livre III, Engels observe que « la forme aiguë du processus périodique avec son cycle décennal semble avoir fait place à une alternance plus chronique, plus étendue, à une amélioration relativement brève et faible des affaires et à une dépression relativement longue et indécise, touchant plusieurs pays industriels à des moments différents ». Engels décrit ainsi ce que les historiens nomment « la grande dépression » de 1873-1896, longue crise jalonnée par ce qu’on nommait alors les « paniques financières » : « Peut-être, écrit-il, ne s’agit-il que d’un allongement de la durée du cycle ? […], et peut-être sommes-nous maintenant dans la période préliminaire à un nouveau krach mondial, d’une violence inouïe ? » Et d’énumérer « les profonds changements, notamment l’extension colossale des moyens de transport et de communication — navires long-courriers, chemins de fer, télégraphe électrique, canal de Suez — a fait du marché mondial une réalité incontestable ». Il termine en faisant l’hypothèse comme quoi « chaque facteur qui s’oppose à une répétition des anciennes crises recèle le germe d’une crise future bien plus puissante [34] ». P. Mattick, à qui l’on doit d’avoir mis en valeur ce texte, ajoute que cela « revient à dire que la périodicité des crises a elle aussi une histoire et qu’elle dépend de circonstances historiques. Si la crise trouve sa raison dernière dans le capitalisme lui-même, chaque crise particulière se distingue de celle qui l’a précédée, précisément à cause des transformations permanentes qui affectent à l’échelle mondiale les relations de marché et la structure du capital. Dans ces conditions, on ne peut déterminer d’avance ni les crises elles-mêmes ni leur durée et gravité, et cela d’autant moins que les symptômes de crise apparaissent postérieurement à la crise elle-même et ne font que la rendre manifeste aux yeux de l’opinion publique [35] ».

14Au vingtième siècle des périodes bien plus longues encore ont séparé les vraies crises, par opposition aux moments de la conjoncture que les statisticiens désignent du nom de récession, celles que Michel Aglietta et Robert Boyer nomment dans la problématique spécifique de l’École de la régulation les grandes crises [36]. Le vingtième siècle n’a connu qu’une seule crise qui questionne le système capitaliste comme un tout, la Grande dépression déclenchée par le krach boursier d’octobre 1929, et une autre crise de moins ampleur mais qualifiant au titre de grande crise, celle de 1974-76 qui a mis fin aux « trente glorieuses ». Le qualitatif de grande crise se justifie d’autant plus qu’elle a été précédée par de grèves et de mouvements sociaux de très grande ampleur. La crise qui éclate fin juillet-début août 2007 appartient au vingt unième siècle, mais sa gestation commence au vingtième. Elle a en propre que les symptômes de crise sont apparus dès 1997-1998, bien antérieurement, pour qui voulaient les voir, à la crise elle-même. Ce fût le cas des marxiens/marxistes [37] et des régulationnistes [38].

15La seconde piste concerne la pertinence de l’idée citée plus haut comme quoi « la production capitaliste tend sans cesse à dépasser les limites qui lui sont immanentes, mais elle n’y parvient qu’en employant les moyens, qui de nouveau, et à une échelle plus imposante, dressent devant elle les mêmes barrières [39] ». En 1974-76, les « trente glorieuses », dont le fondement a été en fait l’immense destruction de capital productif et de moyens de transport et de communication provoquée par l’effet successif de la crise des années 1930 et de la Seconde guerre mondiale, a pris fin. Le capital s’est trouvé de nouveau confronté à ses limites immanentes. Certains font partir de 1974-76 ce qu’ils nomment la « crise structurelle du capitalisme ». C’est faire peu de cas de la capacité de réponse de la bourgeoisie. Regroupée derrière les États-Unis elle a trouvé trois réponses qui ont permis au capital de prolonger l’accumulation de plus de trente ans. C’est d’abord, l’adoption à partir de 1978-1980 des politiques néoconservatrices de libéralisation et de déréglementation dont la mondialisation du capital est issue. La mise en œuvre des technologies de l’information et de la communication y est associée. Mais même si elles ont été un facteur permissif (enabling factor) la libéralisation et la déréglementation ont reposé sur le socle idéologico-théorique construit par Friedrich Hayek et Milton Friedman [40]. Elles ont donné libre champ au capital-argent porteur d’intérêt et accéléré son mouvement d’accumulation propre, avec comme accompagnement la succession rapide de crises financières. La seconde réponse a été à partir de 1992 l’incorporation par étape de la Chine dans les mécanismes du capitalisme mondial, et l’entrée de celle-ci à l’OMC qui en a été le couronnement. Enfin à partir de la fin des années 1990, la troisième réponse a été la mise en place aux États-Unis d’un « régime de croissance » dans lequel l’endettement privé massif est devenu le soutien central à l’accumulation.

16Tout cela dessine les traits spécifiques de la crise de 2007-2008, son ampleur et sa durée qui sera certainement très longue [41]. Elle a pour cadre le « marché mondial constitué » dans toute sa plénitude [42] ; l’existence de canaux de contagion financière internationale aux effets presque instantanés ; une suraccumulation mondiale de moyens de production répartie très inégalement de sorte que les « effets d’assainissement » en termes de destruction de capacités productives qui a eu lieu dans certaines aires géopolitiques (Europe) ou dans certaines régions d’Amérique du nord (Pennsylvanie, Michigan, Ohio) ont été contrecarrés par leur création dans les grandes économies « émergentes », notamment en Chine ; une immense accumulation dans les grandes banques et les fonds d’investissement de « droits à valoir » sur la richesse produite (actions et obligations donnant droit à dividendes et intérêts ») s’accompagnant d’un pouvoir politique de la finance lui permettant de commander les politiques publiques. En raison de sa durée probable la crise économique et mondiale s’enchevêtre avec les conséquences économiques et sociales grandissantes du changement climatique [43]. Car aux limites découlant de façon immédiate des rapports sociaux de production qui fondent le capitalisme, s’ajoutent désormais celles, infiniment plus sérieuses, tenant à la manière dont il a orienté « les rapports de l’Homme à la Nature », à commencer par les dégradations de la biosphère. Les crises naissant du changement climatique accentuent l’urgence de la réflexion et l’action collective sur les conditions de son dépassement. Elles ont déjà donné naissance à un nouveau terrain de la lutte politique et sociale. Mais cette question et les formes de lutte qui l’accompagnent dépassent le cadre de cet article.

Notes

  • [1]
    Cité par Pierre Dardot et Christian Laval, Marx, prénom : Karl, Paris, NRF Essais, Gallimard, 2012, p. 252.
  • [2]
    Marx, Manuscrits de 1857-58, volume I, p. 273.
  • [3]
    Marx, Le Capital, livre III, tome 6, Paris, Éditions Sociales, 1957, p. 263.
  • [4]
    Pierre Dardot et Christian Laval, op. cit., p. 243.
  • [5]
    Joseph Schumpeter, History of Economic Analysis, Oxford University Press, achevé en 1949 mais publiée après sa mort par Elisabeth Boody Schumpeter) en 1954. La traduction française est parue chez Gallimard en 1983. Histoire de la pensée économique, Tome II, pp. 491-495 et Tome III, pp. 492-494 et p. 498.
  • [6]
    Op. cit., Tome III, p. 493
  • [7]
    Op. cit., Tome II, p. 491.
  • [8]
    J. Schumpeter, Histoire de la pensée économique, Tome III, p. 548.
  • [9]
    Ibid., p. 559.
  • [10]
    Ibid., pp. 467-468.
  • [11]
    Ibid., p. 498.
  • [12]
    Alan Greenspan, Testimony before the House of Representatives Committee on Oversight and Government Reform, Washington. D.C., 20 October, 2008.
  • [13]
    Entretien de John Cassidy avec Eugene Fama, 10 janvier 2010.
    http://www.newyorker.com/online/blogs/johncassidy/2010/01/interview-with-eugene-fama.html
  • [14]
    Paul Krugman, Sortez-nous de cette crise… maintenant !, Paris, Flammarion, 2012.
  • [15]
    En fait si on se reporte au texte, on voit que pour Keynes il s’agissait déjà de bien plus qu’un défaut de magnéto. C’est toute la machine qui s’est déréglée : “to-day we have involved ourselves in a colossal muddle, having blundered in the control of a delicate machine, the working of which we do not understand.” Keynes, « The Great Slump of 1930 », Essays in Persuasion, 1931.
  • [16]
    Marx, Théories sur la plus-value, Paris, Éditions Sociales, 1976, tome II, p. 608.
  • [17]
    Marx, Le Capital, Paris, Éditions Sociales, tome 1, pp. 121-122.
  • [18]
    À part Schumpeter lui-même, c’est l’économiste belge Ernest Mandel qui a disputé à Schumpeter le terrain des cycles longs de Kondratiev dans l’évolution du capitalisme en longue période avec l’aide de Trotski. Cf. Ernest Mandel, Le troisième âge du capitalisme, UGE, 1976 et republié en 1997 aux Éditions de la Passion.
  • [19]
    Paul Sweezy, The Theory of Capitalist Development, Principles of Marxian Political Economy, Denis Dobson, London, 1946, ré-édité en 1968 par la Month Review Press.
  • [20]
    Paul Mattick, Crises et théories des crises, Francfort/M., Fischer Verlag, 1974, pour 1’édition allemande. Paris, Éditions Champ Libre, 1976, pour la traduction française.
  • [21]
    Louis Gill, Fondements et limites du capitalisme, Montréal, Boréal, 1996.
  • [22]
    Jean Duret, Le marxisme et les crises, Paris, NRF, Gallimard, 1933.
  • [23]
    Paul Mattick, Chapitre III : Les épigones, dans Crises et théories des crises, Francfort/M., Fischer Verlag, 1974, pour 1’édition allemande. Paris, Éditions Champ Libre, 1976, pour la traduction française.
  • [24]
    Ernest Mandel, La crise, 1974-1978, Paris, Flammarion, 1982, suivi de La crise, 1974-1982, Paris, Flammarion, 1982, p. 256.
  • [25]
    Ernest Mandel, La crise, 1974-1982, op. cit., p. 256.
  • [26]
    Le Capital, Paris, Éditions Sociales, t. 5, p. 63.
  • [27]
    Le Capital, Paris, Éditions Sociales, t. 7, p. 145.
  • [28]
    Le Capital, Paris, Éditions Sociales, t. 6, p. 264.
  • [29]
    Ibid., p. 268.
  • [30]
    Ibid., p. 266.
  • [31]
    Mandel, op. cit., p. 256.
  • [32]
    Le Capital, Paris, Éditions Sociales, t. 6, pp. 257-258.
  • [33]
    Ibid., p. 263.
  • [34]
    Le Capital, Paris, Éditions Sociales, t. 7, p. 151.
  • [35]
    Paul Mattick, Crises et théories des crises, op. cit., pp. 113-114.
  • [36]
    Michel Aglietta, Préface de 1982 à la seconde édition Régulation et crises du capitalisme, disponible dans la troisième édition, Paris, Odile Jacob, 1997. Robert Boyer, La théorie de la régulation : une analyse critique, Paris, La Découverte, 1987, pp. 62-72.
  • [37]
    François Chesnais, « La crise menace les digues de l’économie mondiale », www.monde-diplomatique.fr/1998/09/CHESNAIS/10939
  • [38]
    Cf. Michel Aglietta et André Orléan, La monnaie entre violence et confiance, Paris, Odile Jacob, 2002, pp. 262 sq. Michel Aglietta et Antoine Rébérioux, Dérives du capitalisme financier, Paris, Albin Michel, 2004 et Michel Aglietta et Laurent Berrebi, Désordres dans le capitalisme mondial, Paris, Odile Jacob, mars 2007.
  • [39]
    Cf. François Chesnais, « Les contradictions et les antagonismes propres au capitalisme mondialisé et leurs menaces pour l’humanité », in Gérard Duménil et Dominique Lévy (dir.), « Fin du Néolibéralisme ? », Revue Actuel Marx, n°40, second semestre 2006.
  • [40]
    Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009.
  • [41]
    L’interprétation qui suit m’est propre.
  • [42]
    Anticipation dont Marx parle dès les Manuscrits de 1857-58.
  • [43]
    Elles ont été déclinées de nouveau par le Giec dans un rapport intermédiaire publié le 30 mars 2014.
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