Cités 2013/3 n° 55

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Article de revue

La presse, miroir d'une société

Pages 168 à 173

English version

1Comme l’a dit Stéphane Paoli, au fond, si nous sommes ici, c’est que nous partageons un peu ce qui fait le message de Stéphane Hessel, « nous sommes tous requis par notre liberté ». Nous devons nous battre. Parfois, nous nous battons et nous perdons des batailles, parfois nous nous battons et nous en gagnons d’autres. Mais nous devons toujours nous battre, c’est le message que nous lançait Indignez-vous. On peut évidemment souligner combien la presse est suiviste, conformiste, etc., mais une fois qu’on a dit cela, on n’a fait que se regarder dans un miroir. La presse, elle est aussi ce que nous sommes, ce que notre société est, ce que nous acceptons qu’elle est. Et au fond, dans ce point de vue de Camus dont nous avons fait un slogan à Mediapart : la liberté de la presse n’est pas un privilège des journalistes, c’est un droit des citoyens. Donc, si elle va mal, c’est que les citoyens ne s’occupent pas assez de leurs droits, ce n’est pas une fatalité.

2Mais je reviens sur la phrase de Camus dans son éditorial du 31 août 1944 à Combat : « élever ce pays en élevant son langage », parce que c’est au fond ce dont nous nous sommes emparés : nous avons, dans les premiers éditoriaux de Mediapart, cité ces textes d’Albert Camus. C’est encore le thème de notre Manifeste paru en 2009, et c’est celui repris plus généralement dans notre dernier livre, Le Droit de savoir. Qu’est-ce que je veux dire en partant de cela ? Il est vieux comme le monde de dire que les journalistes dominants suivent le système dominant, mais une fois que l’on a dit cela, comment se bat-on ? Comment on se bat à L’Opinion ? Comment on se bat au Monde, qui n’appartient plus à ses journalistes ? Comment on se bat au Figaro ? Comment on se bat à TF1 ? Il ne suffit pas de penser politiquement juste, de croire que l’on pense politiquement juste pour informer vrai. Toute l’histoire de la gauche au xxe siècle et des chagrins politiques qui en ont résulté, c’est cette leçon-là. Et cette leçon-là, nous devons l’apprendre si nous devons réinventer la gauche. La gauche a aussi vécu dans un mensonge sur l’information parfois – et je dis « la gauche » dans toutes ses composantes –, elle a aussi voulu ne pas voir des informations dérangeantes. Au moment du stalinisme triomphant, comment s’appelaient les journaux minoritaires qui dénonçaient des mensonges ? Ils s’appelaient La Vérité, ils étaient minoritaires, ils disaient : oui, la vérité, « dire bêtement la vérité bête, tristement la vérité triste » comme disait Péguy… Et ils sortaient cette citation quand ils faisaient leur brochure. Nous devons prendre en compte cette leçon-là. Nous devons prendre en compte cette idée que l’enjeu de l’information est un enjeu qui ne se réduit pas au fait d’avoir la ligne politique juste. Autrement, on ne comprend rien à ce qui s’est passé dans ce pays autour de l’affaire Cahuzac. Tout était sur la table en décembre, pour tout le monde. Il n’y a pas de secret dans cette histoire. Entre le 4 et le 20 décembre 2012, tout le monde pouvait voir sur Mediapart ce qui aujourd’hui est une vérité évidente pour tout le monde.

3Alors, pourquoi ça n’a pas marché ? Et pourquoi ça n’a pas marché globalement ? C’est l’ensemble du dispositif démocratique qui n’a pas marché sur cette histoire. Le pouvoir exécutif tétanisé, le pouvoir législatif coalisé, toutes tendances confondues. Les premiers à défendre Cahuzac dans les médias, aux tout premiers jours ? Jean-Vincent Placé, des Verts, Razzy Hammadi, de la gauche socialiste. Je prends ces exemples-là, parce c’était frappant. C’est-à-dire qu’il ne faut pas croire qu’il y a seulement eu M. Eric Woerth pour défendre M. Cahuzac. Le mensonge aurait pu gagner. Là, il s’agit d’un mensonge sur un fait qui concerne éventuellement un homme et une famille politique, peut-être, derrière, mais il y a d’autres mensonges beaucoup plus graves. Il est arrivé qu’une démocratie, récemment, accepte un mensonge d’État puis un mensonge médiatique. C’est l’histoire des armes de destruction massive qui ont entraîné l’invasion de l’Irak. Donc, sur des mécanismes comme cela, il faut s’interroger : pourquoi l’ensemble des médias dominants, y compris des médias de qualité, n’ont pas suivi Mediapart ?

4Qu’est-ce que cela dit de notre culture démocratique ? Pour moi, c’est une question centrale, parce que la vraie question aujourd’hui est la suivante : comment défend-on la valeur de ce métier, la valeur de cette profession, la valeur de ses emplois ? Défendre la valeur de ses emplois, c’est défendre la valeur d’un contenu qui défend aussi la valeur d’une profession, donc celle des salariés. Comment on recrée de la valeur ? Mon propos, depuis toujours et plus encore depuis Mediapart, est que l’on défend cette valeur en défendant le meilleur de la tradition de ce métier, au cœur de la modernité. Et je pense que c’est une bonne définition de tous dans le domaine artistique, le domaine politique ou le domaine professionnel de ceux qui inventent, qui créent : cette alliance entre la tradition et la modernité. Alors, il faut se mettre d’accord sur la question que posait Stéphane Paoli : qu’est-ce qu’être journaliste ? Qu’est-ce qui fait que Philippe Lefait, Stéphane Paoli, Sophie Peters, moi, on se dit : tiens, voilà, on a un métier en commun ? Puis après, on fait notre chemin. Ma définition est la suivante : être journaliste, c’est apporter des informations d’intérêt public aux citoyens pour qu’ils soient libres et autonomes. Libres dans leurs opinions et autonomes dans leurs choix. Notre première obligation est à l’égard de la vérité du fait : une vérité factuelle, recoupée, sourcée, contextualisée. Notre première discipline est la vérification : recouper, sourcer, détailler, préciser. Et notre première loyauté est à l’égard des citoyens. Elle n’est pas à l’égard de nos employeurs, elle n’est pas à l’égard des pouvoirs politiques. Si l’on dit que tel est le cœur du métier, on comprend mieux son ébranlement aujourd’hui.

5Par rapport aux enjeux du futur, on ne saurait oublier la révolution numérique. Nous vivons la troisième révolution industrielle. Une révolution industrielle, ce n’est pas quelque chose de technique, c’est un ébranlement profond des sociétés, de leurs usages culturels, de leurs pratiques sociales, de la géopolitique des puissances nouvelles, de la crise de l’euro aujourd’hui, les rapports de force nouveaux. Le journalisme, comme enjeu par rapport à la construction d’un espace public – car les trois révolutions industrielles sont celles qui accompagnent la naissance de la question démocratique. En schématisant, la première renvoie à la naissance du journalisme d’opinion, la liberté d’expression ; de ce point de vue, la Révolution française est une révolution du journal ; les nouvelles à la main, la discussion, le bouillonnement du débat d’idée. La deuxième révolution industrielle, c’est la naissance de la presse de masse, et du coup du journalisme d’information, du journalisme dans le rapport aux faits, le reportage ; le symbole, c’est le reporter, avant c’était le publiciste. Aujourd’hui, nous sommes à la troisième, et comme toute révolution industrielle, c’est l’affrontement entre le capital et le travail ; le capital va en profiter pour réduire la part du travail : spéculation financière, augmentation des inégalités, bouleversement géopolitique, et nous, journalistes, nous sommes au cœur de cette troisième révolution industrielle, qui est aussi à la fois une révolution de destruction de valeur de ce que j’appelle – et ce n’est pas péjoratif – la vieille presse, dont le modèle économique, commercial, éditorial est forcément abîmé, ébranlé ; voire, en partie, pour la presse quotidienne, caduc. Cette révolution technologique supprime en effet trois coûts : le papier, l’impression et la distribution (soit 60 % à 65 % du coût d’un quotidien). Donc, on peut le regretter, dire qu’on est amoureux du papier, mais cette révolution technologique a forcément l’avenir devant elle. C’est pourquoi l’on doit se poser la question : comment on défend la tradition, celle du journalisme papier, qui est le même métier, qui ne change pas, au cœur de cette modernité ?

6Cet enjeu de la révolution numérique est décisif. Et il en amène un second, qui est un enjeu démocratique important, mais qui est aussi un enjeu qui bouscule le journalisme. Quelle est la potentialité démocratique de la révolution numérique ? C’est que, désormais, les citoyens ont reconquis un droit que les journalistes leur avaient parfois confisqué. La liberté d’opinion, d’expression, de point de vue, de commentaire n’est pas le propre du journaliste. Bien sûr que le journaliste peut faire des éditoriaux intelligents, mais pas plus, pas moins qu’un citoyen. Auparavant, un citoyen, pour exister dans l’espace public, avait besoin du micro d’un journaliste, que celui-ci publie sa tribune, lui donne la parole. C’est fini. Vous n’écoutez pas mon opinion, vous n’écoutez pas ma cause ? Je fais mon blog, je fais mon site, j’existe indépendamment. Est-ce une mauvaise nouvelle ? Je prétends que c’est la meilleure nouvelle pour notre métier, car elle oblige ce métier à revenir à son cœur : produire des informations d’intérêt public. Bien sûr que nous avons tous des convictions, des opinions, il y aussi sur Mediapart des partis pris. Mais le problème, c’est : quel est le cœur de métier ? Le cœur, c’est cette information d’intérêt public, à quoi revenir par l’enquête, le reportage, l’analyse. Apporter ces informations d’intérêt public, les mettre au centre du débat public.

7Enfin, derrière notre débat en France, il y a une autre question : la faiblesse spécifique, en France, de notre culture démocratique. J’y insiste. La démocratie, ce n’est pas seulement des institutions, c’est une forme de culture, de pratiques. Pour quantité de raisons, où joue sans aucun doute la longue durée du bonapartisme, césarisme, présidentialisme français, je prétends, pour en avoir fait l’expérience comme journaliste depuis bientôt près de quarante ans, que notre démocratie est une démocratie de basse intensité et qu’il y a un problème français spécifique. Cela ne veut pas dire que les autres démocraties sont parfaites, mais cela veut dire qu’il y a des mécanismes de rebond plus forts. J’ai cité les États-Unis tout à l’heure, sur les armes de destruction massive, eh bien, dès 2004, au sein du corporate journalism – Condé Nast, le New Yorker –, un journaliste, Seymour Hersh, enquêteur depuis quarante ans, brise le mensonge, révèle Abou Ghraib, et tout d’un coup les États-Unis voient que c’est la torture qu’ils ont produite. Et tout d’un coup, le livre de Seymour Hersh sort, Chain of Command, et il y a tout ce qu’on sait aujourd’hui. Les mémos secrets, tout est publié. Et le détricotage de la présidence Bush se fait. Alors, cela ne rend pas idéale la démocratie américaine, ça dit juste qu’il y a la possibilité que même au cœur du système la nouvelle sorte. Et que, du coup, l’on n’a pas besoin d’être vu comme une niche – ce que nous ne sommes pas à Mediapart – pour que la nouvelle sorte. C’est important, cette question de culture démocratique. Nous sommes la seule grande démocratie dont l’ensemble – d’où notre petit échange sur L’Opinion tout à l’heure – des médias privés dominants sont propriétaires d’intérêts extérieurs à l’information. BTP, vente d’armes, aéronautique, luxe, import-export, les banques… C’est ça, la réalité. Propriétaires du Monde et de Libération ? Des banquiers, en partie. Premier groupe de presse français aujourd’hui, qui a dépassé Ouest-France ? Le Crédit Mutuel. Une banque. Donc, c’est une réalité impensable, ça n’existe pas en Grande-Bretagne. On peut critiquer Murdoch, mais c’est un industriel des médias. En France, nous avons laissé faire ça. Et les batailles perdues au Monde et à Libération sont celles-là. Quant aux médias publics, la réforme n’a pas été faite…

8Un dernier exemple actuel : les comptes de campagne de Nicolas Sarkozy, ceux de 2012, ont été refusés. Je rappelle que le financement de la vie politique a été provoqué par nos révélations, il y a de ça vingt ans. À l’époque, j’avais fait des révélations, avec d’autres, sur les financements illicites que recevait la gauche. La gauche disait : c’est la droite, le parti de l’argent. Mais on découvrait qu’il y avait aussi des pratiques illicites à gauche. Et nous avons fait, grâce à ces révélations de la fin des années 1980, début des années 1990, une loi sur le financement de la vie politique, qui fait qu’on donne de l’argent aux partis. Donc, les comptes de campagne de l’ancien président de la République ont été aujourd’hui rejetés par le Conseil constitutionnel. Mais auparavant, Mediapart fait la demande à la Commission des comptes de campagne : nous voudrions savoir pourquoi il y a un problème sur ces comptes. Réponse : refus, vous ne pouvez pas savoir. Nous saisissons la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA). Réponse : c’est consultable, Mediapart est en droit demander cela. Nous retournons vers la commission des comptes de campagne. Réponse : quoi que dise la CADA, on ne vous les donne pas. Pourquoi ? On ne vous les donne pas parce qu’il faut attendre la délibération du Conseil constitutionnel, et on les publiera après. Avec un Freedom Information Act, comme il existe aux États-Unis depuis 1966, comme il existe en Grande-Bretagne depuis 2005, et dans d’autres démocraties, on saisissait un tribunal, et on obligeait la Commission des comptes de campagne à nous donner les documents ! Notre indifférence collective à ces enjeux-là est, pour moi, liée au fait qu’on se dit : bon, si j’ai la ligne politique juste, ça va, je vais faire du « bon journalisme ». Non, ce n’est pas ça, le problème. C’est d’abord : est-ce qu’on a le contexte démocratique qui permet de faire ce bon journalisme. Le débat d’idées s’ajoute à cela. Mais il faut s’occuper du terrain, de l’info, recouper, chercher ; y compris une info qui va me déranger, qui va bousculer mes opinions, bousculer mes certitudes. C’est cela dont nous avons besoin, nous, citoyens. Et c’est une vraie bataille. Je n’ai volontairement pas parlé de Mediapart. Il suffit de lire les livres que nous avons écrits pour comprendre le sens de ces batailles, mais si nous avons fait Mediapart il y a cinq ans, c’est pour créer ce que j’ai appelé un laboratoire, comme on dit un laboratoire de recherche, pour vérifier des hypothèses : et la première, c’était de vérifier l’hypothèse que, contrairement à un préjugé, les citoyens étaient attachés à la valeur de l’information, et que si l’information avait une authentique plus-value, une véritable indépendance, ils étaient prêts à payer pour elle, et nous l’avons montré. Mais, encore une fois, si nous l’illustrons, et que cela ne sert pas de levier, ça ne sert pas de point d’appui pour affronter la vraie question qui est une refondation démocratique, l’on n’affrontera pas les ombres qui menacent. Car nous n’avons qu’une arme, c’est le levier démocratique, c’est d’approfondir, d’augmenter la démocratie.

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