Cités 2012/2 n° 50

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Article de revue

La loi lru ne saurait résoudre la crise universitaire française

Pages 101 à 106

Notes

  • [1]
    Le cadre restreint de cet article ne me permet pas de présenter les chiffres sur lesquels s’appuie cette analyse. Je renvoie le lecteur au chapitre 3 de Olivier Beaud, Alain Caillé, Pierre Encrenaz, Marcel Gauchet et François Vatin, Refonder l’université, Paris, La Découverte, 2010.
  • [2]
    Je pense notamment à l’absurdité du dispositif, alors négocié par le gouvernement avec l’unef, qui consiste à laisser libre l’accès de tous les étudiants au cycle de master en maintenant une sélection à l’entrée dans la deuxième année de ce cycle, au motif que celle-ci existait dans l’ancien régime pour l’accès aux dea et dess. La réforme lmd a laissé également en chantier la question de la préparation aux concours de recrutement des professeurs du secondaire, pourtant tributaire de l’ancienne organisation, puisque la candidature au Capes exigeait la détention d’une licence et celle à l’agrégation, d’une maîtrise. La réforme, incohérente, des concours de recrutement en 2009 constituera l’un des motifs de l’explosion sociale des universitaires cette année-là.
  • [3]
    La réforme lmd, en supprimant les habilitations nationales de diplômes donnait en la matière une large liberté théorique aux établissements que le ministère s’est gardé de leur donner pratiquement. L’habilitation des formations est en effet donnée dans le cadre des contrats quadriennaux (et dorénavant quinquennaux) qui lient les universités à leur ministère de tutelle. Chaque formation est définie par son «?grand domaine?» d’appartenance qui se décompose en «?mentions?» et celles-ci, pour les seuls masters, en «?spécialités?». Or, le ministère a strictement défini les «?grands domaines?» et, s’il a laissé théoriquement libres les appellations de masters, il a publié une liste d’intitulés qui s’impose de fait aux universités sous peine de refus d’habilitation. L’«?autonomie?» des établissements en matière d’innovation pédagogique se limite donc aux spécialités de master, sachant que la définition des anciens dea et dess bénéficiait déjà d’une telle liberté. De plus, de façon plus ou moins subreptice, utilisant son pouvoir discrétionnaire d’habilitation (l’avis de l’agence d’évaluation «?indépendante?», l’aeres, n’étant que consultatif), le ministère s’arroge de fait le droit de distribuer à sa convenance les cursus entre les établissements.
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Le tournant des années 1990 et la baisse des effectifs étudiants

1L’image qui domine dans le public de l’institution universitaire française est celle d’amphithéâtres surchargés, où les étudiants arrivés en retard doivent s’asseoir dans les travées, de professeurs croulant sous les paquets de copie, de longues files d’attente dans des couloirs sordides pour accéder aux secrétariats administratifs... Si, malgré des efforts d’équipement certains depuis une vingtaine d’années, équipement financé dans une large mesure par les collectivités locales, les universités françaises restent assez misérables en comparaison de leurs consœurs de pays à niveau de développement comparable, la question des sureffectifs n’est pas, contrairement à l’idée commune, le cœur du problème universitaire français, considéré dans son ensemble.

2En fait, une rupture dans l’his- toire de l’éducation en France s’est opérée, sans qu’on en prenne bien la mesure, dans le courant des années 1990 [1]. Durant cette décennie, la croissance exponentielle du nombre de bacheliers qu’avait connue la France depuis la fin de la seconde guerre mondiale s’est arrêtée. Si cette croissance s’est poursuivie depuis, c’est à un rythme beaucoup plus faible. Mais sur- tout, elle est imputable exclusivement à la montée en puissance du baccalauréat professionnel, dont la première promotion date de 1988. Celle-ci s’effectue, au détriment du baccalauréat général, dont les effectifs stagnent, mais aussi du baccalauréat technologique, dont les effectifs diminuent depuis 2000. Cette rupture de tendance résulte de deux causes qui se cumulent : la fin du baby-boom au début des années 1970 ; l’essoufflement de la politique d’extension de l’enseignement secondaire, résumée par le slogan « 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat ». La création du baccalauréat professionnel visait précisément à offrir un nouveau souffle à cette politique et y est d’une certaine manière parvenue, puisqu’elle a permis le maintien de la croissance globale du nombre annuel de bacheliers depuis 1995, malgré la stagnation des baccalauréats général et technologique.

3Cette politique d’expansion de l’enseignement secondaire, générale dans le monde développé, a été mise en œuvre, en France, dans un contexte juridique particulier. Le baccalauréat n’y est pas, comme ailleurs, un certificat de fin d’études secondaire, mais le premier titre universitaire et, à ce titre, constitue un droit d’entrée à l’université. Ce rappel montre l’incohérence qui a présidé à la création des baccalauréats technologique, puis professionnels, puisque ces titres qui n’étaient pas pensés comme destinés à orienter leurs titulaires vers l’enseignement supérieur, tout au moins l’enseignement supérieur long, y donnaient pourtant accès de droit. Cette hypocrisie de la politique publique se traduit par les trop fameux taux d’échec à l’université : si les deux tiers des bacheliers généraux qui s’inscrivent à l’université accèdent à la troisième année, ce n’est le cas que d’un tiers des bacheliers techniques et d’à peine un dixième des bacheliers professionnels !

4Le statut universitaire du baccalauréat a une autre conséquence, longtemps restée inaperçue. À côté de l’université, se sont développés toute une série de cursus de formation qui, à la différence de l’Université, ne sont pas soumis à l’exigence d’accepter les bacheliers au vu de leur seul titre. C’est le cas, paradoxalement, des formations gérées par l’enseignement secondaire : classes préparatoires aux grandes écoles, sections de techniciens supérieurs, celui des iut, qui relèvent des universités mais bénéficient d’un statut dérogatoire et celui de toutes les « écoles », que l’on dit souvent « grandes », mais dont la plupart sont « moyennes », « petites », voire « minuscules ». Le développement de cet enseignement supérieur extra-universitaire fut longtemps sans conséquence majeure pour l’université. Ces cursus prélevaient assurément une partie des meilleurs élèves issus du lycée, mais il en restait beaucoup pour l’université.

5Mais l’extension de l’enseignement supérieur extra-universitaire a progressivement modifié la donne, en parvenant à drainer, par le simple fait qu’il était sélectif, les « meilleurs » lycéens, c’est-à-dire les plus à même de poursuivre des études supérieures longues. Les établissements universitaires se sont donc trouvés dans l’obligation d’accueillir ceux qui ne trouvaient pas de place ailleurs. La rupture du milieu des années 1990 a amplifié ce mécanisme, faisant de l’université la « voiture-balai » de l’enseignement supérieur français. Elle s’est traduite par une baisse absolue du nombre de nouveaux entrants à l’université, variable selon les grandes filières, dans un mécanisme de « sélection négative ». Seules les filières bénéficiant d’un monopole professionnel (études médicales et secondairement droit) ont vu leurs effectifs croître.

6Les universitaires ont vécu de façon douloureuse la chute brutale de leur public dans maints cursus, sans le plus souvent en comprendre la cause. En effet, la rupture de tendance des années 1990 fait sentir ses effets, alors que la réforme des cursus, dite lmd (Licence-Master-Doctorat), arrêtée en 2002, se met en place entre la rentrée 2003 et la rentrée 2006, suivant les établissements. Mal conçue, mal menée [2], cette réforme épuise les universitaires qui, pour beaucoup, espèrent pourtant, que la réhabilitation des cursus permettra de dynamiser leurs formations. Or, elle aboutit à un éclatement des cursus, notamment en master, au moment où les effectifs commencent à diminuer, ce qui ne peut que provoquer tensions, jalousies et frustrations diverses. Les universitaires attribuent les baisses observées des effectifs dans leur cursus à la réforme, imaginant que les étudiants sont partis chez le collègue d’à-côté, dans une discipline voisine, voire dans une autre université, sans percevoir tout d’abord ce mouvement de fuite généralisée des études universitaires.

La loi lru et la promesse déçue de reconquête du public

7C’est dans ce contexte qu’est promulguée, après l’élection présidentielle de 2007, la loi lru. En phase avec l’idéologie libérale promue par le Président Sarkozy, mais soutenue, aussi, par une large partie de la « gauche de gouvernement » (souvent aux commandes des universités), soucieuse d’assouplir le fonctionnement, jugé trop rigide, des institutions universitaires, elle vise, selon ses promoteurs, à offrir des possibilités nouvelles au développement des universités françaises, grâce à l’autonomie de gestion qui leur est accordée. Charge aux nouvelles universités autonomes de se donner les moyens de reconquérir leur public, grâce à l’innovation pédagogique, à l’orientation vers l’emploi, à la qualité du service fourni aux étudiants.

8D’autres articles mettent en évidence dans le présent numéro les nombreux leurres de cette réforme. Je voudrais seulement pointer ici une de ces contradictions qui n’a pas suscité la discussion qu’elle mérite. L’« autonomie » concédée aux universités ne portait [3] pas sur l’essentiel, c’est-à-dire sur le cœur même de l’activité universitaire, en ce qu’elle ne donnait aux établissements, ni la liberté de définir leur cursus de formation, dont les habilitations sont restées très étroitement encadrées par le ministère1, ni, a fortiori, celle de choisir leur public par une sélection à l’entrée des cursus. Sait-on, par exemple, qu’un recteur a toujours le droit d’inscrire d’office un étudiant dans une université « autonome » ?

9La question des effectifs étudiants s’est subrepticement introduite dans les débats qui ont marqué le grand mouvement universitaire de l’hiver et du printemps 2009. Extrapolant la baisse des années antérieures, la ministre Valérie Pécresse n’a pas manqué de mettre en garde les universitaires contre le danger d’une fuite de leur public, lequel aurait perdu confiance dans une institution agitée de tels soubresauts. Mais, à l’étonnement général, c’est l’inverse qui se produit. Les effectifs de primo-inscrits à l’université recommencent à augmenter. Dans son discours de rentrée, le 17 septembre 2009, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche feint de s’en étonner : « Après le mouvement qui a perturbé un certain nombre d’établissements au printemps dernier, il n’y a pas eu d’évitement des universités », mais ajoute : « l’autonomie a certainement joué un rôle moteur », citant l’Université de La Rochelle, qui perdait des étudiants et « en gagne depuis qu’elle est autonome ». Après les déclarations du printemps, l’argument était un peu contourné. Mais la tendance se confirme l’année suivante, et cette fois-ci, dans une conférence de presse du 13 septembre 2010, la ministre peut exulter en se vantant du succès de sa politique qui a redonné aux lycéens un désir positif d’entrer à l’université : « les lycéens se tournent plus vers l’université, ils la choisissent » et c’est là, pour Valérie Pécresse, un « choix de cœur ».

10Ces résultats miraculeux, qui semblent avoir surpris la ministre elle-même, n’ont vraisemblablement rien à voir avec une quelconque attractivité renouvelée des filières universitaires. Ils s’expliquent pour une part, par une démographie plus favorable, mais aussi par la grave crise économique qui fait alors croître le chômage, et particulièrement celui des jeunes, les repoussant mécaniquement dans une logique de poursuite, réelle ou formelle, des études après le baccalauréat. Les données démographiques et, espérons-le, une régression du chômage, devraient vite tromper ces faux espoirs d’une nouvelle inversion de tendance, positive cette fois, en faveur des universités. En fait, cet apparent retournement statistique confirme la tendance lourde : le rôle de l’Université comme variable d’ajustement d’un équilibre démographique. Quand les flux de bacheliers croissent trop vite pour être absorbés par l’emploi et/ou les cursus d’enseignement extra-universitaires, l’université est là pour amortir le choc social.

11On comprend alors pourquoi aucune tendance politique, ni à droite, ni à gauche, n’a le courage de mettre en cause ce dispositif, même s’il est scientifiquement et culturellement désastreux, en ce qu’il conduit à former l’élite française à l’écart des lieux consacrés à la production du savoir, et socialement injuste, en ce qu’il favorise le développement de l’enseignement supérieur privé. On comprend aussi pourquoi aucune réforme isolée de l’université, pas plus la lru que le lmd, ne peut remédier aux dysfonctionnements bien réels de cette institution, à commencer par son fameux « taux d’échec » en premier cycle. Comment s’étonner que l’Université sélectionne au cours du cursus, quand elle n’a pas le droit de sélectionner en amont de celui-ci ? Pire, cette sélection a posteriori (l’« échec ») lui est reprochée, alors que la sélection a priori des autres cursus est mise à leur crédit !

12Il est temps de comprendre que la sauvegarde de l’université française ne pourra être assurée, ni par un aménagement plus ou moins important de la loi lru, ni par une énième réforme des licences, ni, plus généralement, par une quelconque réforme qui se limiterait à la seule université. La crise de l’université française est en fait la crise systémique de l’enseignement supérieur français, dont l’université n’est qu’une fraction restreinte et en régression. Affirmer que l’on peut utilement réformer l’université sans changer l’ensemble des règles du jeu dans l’enseignement supérieur est l’expression d’une naïveté désarmante ou d’une hypocrisie coupable.


Date de mise en ligne : 06/06/2012

https://doi.org/10.3917/cite.050.0101

Notes

  • [1]
    Le cadre restreint de cet article ne me permet pas de présenter les chiffres sur lesquels s’appuie cette analyse. Je renvoie le lecteur au chapitre 3 de Olivier Beaud, Alain Caillé, Pierre Encrenaz, Marcel Gauchet et François Vatin, Refonder l’université, Paris, La Découverte, 2010.
  • [2]
    Je pense notamment à l’absurdité du dispositif, alors négocié par le gouvernement avec l’unef, qui consiste à laisser libre l’accès de tous les étudiants au cycle de master en maintenant une sélection à l’entrée dans la deuxième année de ce cycle, au motif que celle-ci existait dans l’ancien régime pour l’accès aux dea et dess. La réforme lmd a laissé également en chantier la question de la préparation aux concours de recrutement des professeurs du secondaire, pourtant tributaire de l’ancienne organisation, puisque la candidature au Capes exigeait la détention d’une licence et celle à l’agrégation, d’une maîtrise. La réforme, incohérente, des concours de recrutement en 2009 constituera l’un des motifs de l’explosion sociale des universitaires cette année-là.
  • [3]
    La réforme lmd, en supprimant les habilitations nationales de diplômes donnait en la matière une large liberté théorique aux établissements que le ministère s’est gardé de leur donner pratiquement. L’habilitation des formations est en effet donnée dans le cadre des contrats quadriennaux (et dorénavant quinquennaux) qui lient les universités à leur ministère de tutelle. Chaque formation est définie par son «?grand domaine?» d’appartenance qui se décompose en «?mentions?» et celles-ci, pour les seuls masters, en «?spécialités?». Or, le ministère a strictement défini les «?grands domaines?» et, s’il a laissé théoriquement libres les appellations de masters, il a publié une liste d’intitulés qui s’impose de fait aux universités sous peine de refus d’habilitation. L’«?autonomie?» des établissements en matière d’innovation pédagogique se limite donc aux spécialités de master, sachant que la définition des anciens dea et dess bénéficiait déjà d’une telle liberté. De plus, de façon plus ou moins subreptice, utilisant son pouvoir discrétionnaire d’habilitation (l’avis de l’agence d’évaluation «?indépendante?», l’aeres, n’étant que consultatif), le ministère s’arroge de fait le droit de distribuer à sa convenance les cursus entre les établissements.

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