Notes
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[1]
Ce que Rousseau appelait « volonté de tous » par opposition à « volonté générale ».
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[2]
Les fondateurs de lois, dans la Grèce ancienne.
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[3]
C. Lefort, L’Invention démocratique, Fayard, 1981.
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[4]
Il y a en effet une nécessité de l’accident, sa contingence est imaginaire (l’absence de risque est une illusion de la raison).
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[5]
L’« illusion de toute-puissance » est une expression utilisée par Freud pour traduire chez l’enfant la représentation imaginaire du pouvoir automatique de ses idées et de ses désirs. Normalement, cette illusion finit par disparaître face au principe de réalité. Mais il est caractéristique que les technosciences contemporaines, parce que précisément elles refoulent le principe de réalité, permettent à cette illusion de perdurer. Il y a en effet quelque chose d’infantile dans la façon dont l’homme moderne vit avec ses techniques.
1En tant que forme de pouvoir politique, ensemble de conditions d’accès au pouvoir et d’exercice du pouvoir, la démocratie repose sur la volonté du peuple – laquelle engage les trois valeurs rectrices de ce type de régime : la liberté (car il ne peut y avoir de volonté que libre), l’égalité (aucun citoyen ne saurait disposer d’une puissance de vouloir plus grande qu’un autre) et la solidarité (les volontés individuelles ne font pas que s’additionner [1], elles s’agrègent en une volonté générale).
2En substituant la volonté du peuple aux décrets divins et aux lois de la nature (d’ailleurs identifiés) – le sacré et la nature sont en effet les deux instances de légitimation du pouvoir dans les sociétés anciennes et traditionnelles –, les pères fondateurs de la démocratie, nomothètes [2] ou philosophes, n’ont pas seulement cru libérer l’assise politique des fictions métaphysiques (ni les Dieux ni la Nature ne sauraient en fait ordonner quoi que ce fût en matière de pouvoir), ils ont pensé assurer au politique une base à la fois réelle et indiscutable. Or, ce postulat de la démocratie – qu’il puisse exister un régime fondé sur la réalité même des choses humaines – n’est objectivement pas moins métaphysique que ceux qu’il a écartés. Comme l’a montré Claude Lefort [3], la démocratie est ce type de régime qui prend le pari de pouvoir reposer sur autre chose que l’absolu. Et c’est pourquoi la crise est pour elle l’état normal. Sans compter le fait que le « peuple » lui-même n’a pas une détermination exacte et univoque (le mot possède une pluralité de sens situés sur des plans différents de réalité), la « volonté » est bien davantage une idée ou un objet de croyance qu’un phénomène constatable. L’émergence historiquement tardive de cette notion (avec saint Augustin) le montre bien : la « volonté » fait partie d’une anthropologie foncièrement dualiste qui s’est mise progressivement en place de la fin de l’Antiquité jusqu’à l’âge classique. Dualité de l’âme et du corps d’abord, qui remonte aux Grecs et qui recoupe celle de la théôria et de la praxis, du domaine de la pensée et de celui de l’action. Dualité qui déchire l’âme elle-même ensuite, avec d’un côté une partie éclairée (rationnelle) et de l’autre une partie sombre (irrationnelle). Cette opposition est présente chez Platon, même si l’auteur de La République ne dispose pas du concept explicite de « volonté ». On la trouve également chez Aristote et les stoïciens. Non seulement vouloir n’est pas désirer, mais vouloir, c’est résister, savoir ne pas céder à ses désirs, avoir le courage d’affronter victorieusement ses désirs. Le rationalisme classique, profondément informé par la tradition grecque et la religion chrétienne, creuse cette opposition de manière récurrente : face à la volonté rationnelle et libre, il y a un monde intérieur grouillant de passions, d’appétits, de désirs et d’envies à la fois fantasques et asservis, qu’il s’agit justement de mettre à la raison. Seule la volonté est réaliste, de plain-pied avec le monde. Alors qu’on ne peut vouloir que le possible, il est non seulement possible, mais tout à fait usuel, de désirer l’impossible. Même s’il est issu de l’empirisme, qui avait su redonner à la sensibilité (sensations et sentiments) toute son importance, l’utilitarisme définira lui aussi la volonté comme une force rationnelle et pragmatique en accord avec la réalité objective des choses. C’est l’utilitarisme qui a inspiré le modèle de l’Homo œconomicus, aujourd’hui encore largement dominant dans le monde occidental et au-delà, la mondialisation aidant.
3L’image que l’on peut se faire de l’être humain n’est pas indépendante de celle que l’on se fait du monde. L’anthropologie classique, avec ses concepts de raison et de volonté, s’est élaborée dans le contexte d’un monde dont les données fondamentales ne changeaient pas, ou pratiquement pas, d’un siècle à l’autre. Les bouleversements sociaux, politiques et culturels, lorsqu’ils avaient lieu, étaient eux-mêmes compris comme des événements qui advenaient sur un fond de permanence. Ainsi les Croisades et l’apparition d’une bourgeoisie urbaine et marchande au xiiie siècle n’ont-elles pas semblé mettre en péril l’ordre féodal de la chrétienté, bien à l’inverse. Or, depuis la première révolution industrielle, la science, la technique et l’économie qui composent la triade motrice du capitalisme triomphant, ont bouleversé le monde à un rythme accéléré. À telle enseigne qu’ont été créés des objets et des projets nouveaux pour la volonté des hommes. Le champ des possibles s’est élargi, démesurément, au point que l’opposition entre une volonté rationnelle/réaliste et des désirs irrationnels/irréalistes s’est estompée et a perdu une bonne partie de son sens. Ce qui, encore tout récemment, pouvait faire figure de vague rêverie ou de fantasme finit par basculer dans le domaine du droit, dès lors que les technosciences offrent aux individus de nouvelles possibilités concrètes de vivre et d’agir. Le domaine biotechnologique est exemplaire à cet égard. La naissance et la mort ont été pendant des millénaires vécues comme des événements du destin. Avec la médecine moderne, elles sont devenues des objets de la volonté, des projets qui, comme tels, placent en porte-à-faux les lois en vigueur. À partir du moment où la procréation médicalement assistée (pma) existe et est offerte à un marché solvable, la possibilité de faire porter « son » enfant par un autre ventre existe aussi du même coup. Dans un contexte démocratique, cette possibilité nouvelle, qui n’a au départ qu’un sens technique, finit par déboucher sur des controverses et des revendications, donc sur des conflits de volontés.
4Le plus révolutionnaire sans doute dans ce processus, c’est l’abolition de la limite qui séparait encore naguère le champ du réel et celui de l’impossible, le champ de la rationalité et celui du fantasme. Accoutumés à l’idée que ce qui est impossible aujourd’hui, tant sur le plan physique que légal, peut être possible ou autorisé demain, les individus confèrent spontanément à leurs désirs l’apparence formelle de la volonté, détruisant ainsi la barrière symbolique que l’anthropologie classique avait érigée. Ce qui garantissait, dans cette anthropologie, à la volonté son caractère rationnel, c’était la certitude et la permanence du réel. Mais à partir du moment où, sous les coups de butoir répétés des technosciences et de l’économie, la « nature » (jadis assimilable, ou presque, au réel) est remplacée par un monde artificialisé, produit par le seul travail humain, plus rien désormais ne saurait échapper a priori à la volonté. Dès lors, toute résistance de la part de l’État apparaîtra à un nombre toujours plus grand de citoyens comme une forme d’autoritarisme et de censure inacceptable. Sur des questions comme celles de l’euthanasie et de la gestation pour autrui, il existe en France une opinion majoritairement favorable aux autorisations, dont la « volonté » se sent entravée par les interdits en vigueur.
Tel est, semble-t-il, l’un des sens de ce que certains auteurs appellent la postdémocratie. Le souhait – avec ce qu’il comporte de « pathologique » (pour reprendre le terme de Kant, qui utilisait le mot au sens étymologique de passion et de sensibilité) – tend à remplacer la « volonté générale ». Les sociétés modernes sont des sociétés de plus en plus gouvernées par des souhaits que les révolutions (techniques, économiques, sociales) suscitent elles-mêmes. Car, alors que la volonté politique était fondatrice (c’est bien la volonté d’élargir le droit de vote au peuple entier qui a constitué le suffrage universel), les souhaits naissent de façon opportuniste, en vertu du mouvement des choses même.
À la différence de la volonté, le souhait ne connaît aucune limite. Puisque les techniques – malgré des catastrophes qui sont loin d’être accidentelles [4] – semblent donner de la consistance à l’illusion de toute-puissance [5], l’idée d’un vouloir qui resterait en retrait de la puissance (c’était la définition même de l’antique sagesse) a de moins en moins de chances de s’imposer dans les sociétés actuelles. Qui ne voit que cette démesure (l’hubris des Grecs) risque de dénaturer nos démocraties, car ce qui est implicitement en jeu dans cette dérive, c’est l’abolition du corps politique (l’ensemble des citoyens) au profit de la masse des consommateurs (une majorité de clients solvables) ? La démocratie du souhait n’est en effet qu’une démocratie de marché.
Notes
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[1]
Ce que Rousseau appelait « volonté de tous » par opposition à « volonté générale ».
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[2]
Les fondateurs de lois, dans la Grèce ancienne.
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[3]
C. Lefort, L’Invention démocratique, Fayard, 1981.
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[4]
Il y a en effet une nécessité de l’accident, sa contingence est imaginaire (l’absence de risque est une illusion de la raison).
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[5]
L’« illusion de toute-puissance » est une expression utilisée par Freud pour traduire chez l’enfant la représentation imaginaire du pouvoir automatique de ses idées et de ses désirs. Normalement, cette illusion finit par disparaître face au principe de réalité. Mais il est caractéristique que les technosciences contemporaines, parce que précisément elles refoulent le principe de réalité, permettent à cette illusion de perdurer. Il y a en effet quelque chose d’infantile dans la façon dont l’homme moderne vit avec ses techniques.