1Il s’agit de présenter une pensée politique peu connue en France, et pourtant influente de l’autre côté de l’Atlantique : la philosophie libertarienne. J’essaierai de montrer que la précarité de l’utopie libertarienne révèle en négatif un sens du politique comme moyen de redonner aux individus isolés une maîtrise sur le temps de leur devenir commun. Avant cela, il me faut faire, en guise d’introduction, deux remarques liminaires qui seraient très certainement superflues si la discrétion de la recherche française sur le libertarianisme américain ne les rendait indispensables. La première vise à restituer l’émergence de la pensée libertarienne dans l’histoire des États-Unis ; la seconde à proposer une définition permettant d’embrasser ses diverses manifestations.
Deux mises au point : histoire et définition du libertarianisme
2Quand apparaît le libertarianisme aux États-Unis ? Il existe deux manières de répondre à cette question. On peut tout d’abord considérer que le libertarianisme a toujours existé aux États-Unis, et qu’il s’est d’abord manifesté, dès la période coloniale, sous la forme d’un esprit antiétatiste qui aurait animé les Pères Fondateurs et qui se serait ensuite exprimé à travers trois différentes résistances à l’accroissement de l’État : le libéralisme classique (de Jefferson à Georges en passant par Sumner), l’anarchisme individualiste (de Thoreau à Tucker en passant par Spooner) et l’isolationnisme de la Old Right (de Nock à Chodorov en passant par Mencken). Le libertarianisme se présente précisément comme la tentative de réconcilier ces trois formes d’antiétatisme dans un système théorique cohérent, en associant à la défense des libertés économiques, celle des libertés individuelles et la condamnation de l’impérialisme.
3La seconde manière de répondre à la question consiste à appréhender le libertarianisme sous sa forme contemporaine de mouvement. On doit alors répondre qu’il ne naît qu’à la fin des années 1960 à la suite d’une violente rupture avec les conservateurs et d’une alliance fugitive avec la gauche radicale. Associés jusqu’alors au nouveau conservatisme, à l’extrême droite de l’échiquier politique, les libertariens affichèrent une indépendance grandissante à mesure que la guerre froide occupa l’avant-scène du débat politique et que la question étrangère détermina les clivages. Les nouveaux conservateurs célébraient alors un « impérialisme messianique » à la satisfaction duquel ils sacrifiaient volontiers les dogmes économiques du libéralisme classique. Peu à leurs aises aux côtés de ces premiers « faucons », les libertariens rejoignirent le cortège pacifiste de la gauche radicale et quittèrent avec fracas le mouvement conservateur à la fin des années 1960. La coalition avec la gauche, de courte durée, permit aux libertariens de s’émanciper d’une tutelle conservatrice devenue insupportable et de se doter, dans les années 1970, de leurs propres institutions et de leur propre parti politique (le Parti libertarien est aujourd’hui le troisième parti aux États-Unis). Cette institutionnalisation stimula la systématisation de la doctrine libertarienne au début des années 1970 lorsque parurent, entre 1973 et 1975, dans une sorte de tir groupé, les ouvrages fondateurs du libertarianisme : le premier tome de Droit, législation et liberté de Hayek, le Manifeste libertarien de Rothbard, Vers une société sans État de David Friedman (fils de Milton) et Anarchie, État et utopie de Nozick, pour ne citer que les plus connus.
4La seconde mise au point que j’aimerais faire concerne la définition du libertarianisme. Le bref aperçu historique qui vient d’être fait nous délivre deux enseignements. Premièrement, la pensée libertarienne n’est pas seulement l’héritière du libéralisme, mais se présente comme une synthèse de plusieurs traditions antiétatistes. Deuxièmement, elle est le fruit d’une rupture avec le conservatisme. À partir de ces enseignements, et en mettant en relation les travaux de Paul Ricœur sur l’idéologie et l’utopie et un texte de Hayek intitulé « les intellectuels et les socialistes », il me semble possible de définir le libertarianisme comme la mutation en utopie du libéralisme classique. Cette mutation s’opère à deux niveaux. Elle suit tout d’abord un processus de généralisation permettant aux libertariens de projeter la logique du marché sur tous les aspects du vivre-ensemble, et pas seulement sur la sphère économique. Cette mutation obéit ensuite à un processus de subversion muant la défense des libertés en une lutte incessante contre l’État. Cette définition a selon moi le précieux avantage d’accueillir toutes les versions du libertarianisme, dont je me propose de présenter maintenant l’étonnante diversité en explorant successivement les différents points de départ pris par les libertariens et les différentes destinations auxquelles ils ambitionnent de conduire la société.
Des points de départ variés : les fondements éthiques du libertarianisme
5Les auteurs libertariens se plaignent très souvent de ce que leurs prédécesseurs libéraux, en se dédiant tout entier à l’économie, auraient été conduits à négliger la question des fondements aux règles qu’ils promouvaient et auraient ainsi laissé à l’adversaire socialiste un véritable monopole sur le marché des idées politiques. Le libertarianisme se présente ainsi en priorité comme une recherche de fondements moraux aux principes libéraux. On peut alors distinguer trois types de réponse à cette question.
6Premièrement, on aurait une position libertarienne déontologique, déterminant a priori des principes de justice inconditionnels sans égards pour leurs conséquences. Ces théories sont de deux types. Elles peuvent être jusnaturalistes et consister en un exposé de droits naturels absolus, notamment un droit de propriété sur soi. C’est la théorie de Rothbard, de Nozick dans la lignée de Locke. Ces positions déontologiques peuvent d’autre part être contractualistes. Dans ce second cas, une société sans ou avec peu d’États serait la société pour laquelle contracteraient des individus rationnels à la recherche de leur propre avantage. C’est la théorie de James Buchanan et de Jan Narveson qui s’inscrit dans la lignée de Hobbes.
7On aurait, deuxièmement, une position libertarienne conséquentialiste, justifiant une société libérale à partir de ses conséquences favorables. Il convient là encore de distinguer entre deux types de doctrines libertariennes conséquentialistes. Il y a tout d’abord une version téléologique, ou utilitariste directe, selon laquelle les principes libertariens maximiseraient l’utilité du plus grand nombre. Selon cette version, on considère qu’il est possible de partir d’un point de vue impersonnel pour évaluer a priori l’utilité recherchée. Les principaux représentants de cette perspective, qui s’inscrit dans la continuité des penseurs utilitaristes comme Bentham et Mill, sont Milton et David Friedman. La seconde version du conséquentialisme, archéologique, représentée par Hayek et Kirzner, considère à l’inverse que l’utilité ne peut être appréciée a priori, mais seulement constatée a posteriori et déterminée à partir de l’observation des règles sélectionnées par l’évolution culturelle. Les règles les plus justes sont bien celles qui maximisent l’utilité, mais celle-ci est entendue comme une efficience catallactique, capable de coordonner des actions individuelles disparates. Il s’agit autrement dit d’un utilitarisme indirect renouant avec la tradition de l’ordre spontané des Lumières écossaises de Hume, Adam Smith et Ferguson.
8On aurait enfin une position libertarienne qu’on pourrait faire figurer parmi les éthiques de la vertu, dans la tradition aristotélicienne. Alors que les approches libertariennes se contentent en général de définir le cadre social le plus juste et s’interrompent au seuil de la morale individuelle, cette troisième perspective, adoptée par la romancière Ayn Rand, commence à l’inverse par définir une éthique de la vertu individuelle, pour ensuite déterminer ses conditions sociales de possibilité. Dans un premier temps, l’éthique randienne enseigne ainsi à s’affranchir de l’aide de ses congénères et à vivre égoïstement. Dans un second temps, Ayn Rand conclut que le modèle de société qui cultivera au mieux cette vertu d’égoïsme est une société libérale sans, ou avec le moins possible, d’ingérence étatique, dans laquelle l’homme apprendra à ne pas vivre aux dépens des autres.
9On voit ainsi que toutes les positions éthiques disponibles ont été mobilisées par les libertariens pour justifier leur modèle de société. Une société libertarienne est tour à tour défendue comme la plus respectueuse des droits naturels (Rothbard et Nozick), la plus conforme à ce que choisiraient des individus rationnels à la recherche de leur propre avantage (Buchanan, Narveson), la plus créatrice de bien-être matériel (Mises, Friedman), la plus apte à coordonner les actions individuelles (Hayek, Kirzner) et la plus à même d’élever l’homme à la vertu (Rand). Cette diversité se retrouve également au niveau prospectif avec la promotion de destinations si variées que l’on peut parler d’un véritable archipel d’utopies libertariennes.
Des destinations variées : l’archipel d’utopies libertariennes
10Les pensées libertariennes ont ceci de particulier par rapport à l’idéologie libérale qu’elles ne se contentent pas de considérer ce qui est immédiatement possible, mais décrivent avec minutie et imagination le monde auquel les fondements qu’elles adoptent devraient conduire. Les libertariens entendent ainsi dérouler, parfois jusqu’à son terme anarchique, ce que le principe de liberté enveloppe. J’aimerais ainsi explorer la variété des horizons d’attente auxquels les libertariens destinent la société, en empruntant avec eux le chemin théorique menant de l’anarchie, que certains souhaitent, au Léviathan, qu’ils condamnent en chœur. Sur ce sentier, nous rencontrons trois types d’utopie libertarienne.
11L’utopie libertarienne la plus éloignée du continent de la réalité est l’utopie anarcho-capitaliste qui préconise un système de propriété privée intégrale. Selon ces anarcho-capitalistes, la sécurité, c’est-à-dire la police, les tribunaux, les prisons et la défense nationale doivent être, au même titre que tous les autres services, produits sur le marché. C’est la position popularisée par Rothbard et David Friedman.
12Sur notre chemin vers le Léviathan, nous rencontrons ensuite les utopies minarchistes ne reconnaissant à l’État qu’une fonction régalienne de protection des individus contre les crimes et les attaques extérieures. Les deux plus célèbres, qui s’en tiennent à un État minimal ne pouvant avoir d’autres fonctions que d’assurer la sécurité de ses ressortissants sont celles défendues par Nozick et Rand.
13Enfin, d’autres libertariens franchissent un pas supplémentaire, en reconnaissant à l’État de nombreuses fonctions que les autres libertariens refusent. Non seulement le maintien de l’ordre public, mais encore la fourniture des biens et des services collectifs qui ne pourraient pas être créés sur le marché (protection de l’environnement, construction des réseaux de communication, éducation, etc.). Dans cette famille, assez proche du libéralisme classique, on trouve notamment Hayek, Buchanan et Milton Friedman.
Pour conclure : de la négation du politique à la redécouverte de son sens
14Je voudrais, pour conclure ce vaste panorama de la philosophie libertarienne, faire deux remarques. Premièrement, j’aimerais souligner que les efforts de refondation morale du libéralisme consentis par les libertariens rendent désormais fallacieuse toute critique qui chercherait à faire croire en sa plus grande bonté. L’opposition affectée au libertarianisme ne saurait plus autrement dit constituer l’exutoire par où s’épanchent les bons sentiments. On s’égarerait à ne voir dans le plaidoyer libertarien qu’une défense mal intentionnée des intérêts des mieux lotis. Une critique rigoureuse du libertarianisme exige davantage que la simple caricature selon laquelle il ne souhaiterait pour l’homme qu’une liberté purement formelle et se moquerait des conditions matérielles lui permettant de l’exercer. Entre le titulaire de droits et l’être autonome, entre l’homme potentiellement libre et l’individu réellement libéré de toutes ses chaînes, autrement dit entre une liberté négative formelle et une liberté positive substantielle, il y a indéniablement un fossé que les libertariens savent reconnaître, et même parfois regretter, mais un fossé qu’il n’appartient pas, selon eux, à l’État de combler. Alors que l’ensemble des philosophies politiques repère dans ces intervalles l’espace d’une intervention étatique légitime, les libertariens y voient l’élan offrant à l’individu d’accomplir par lui-même ses potentialités. En s’introduisant entre ce que l’homme peut devenir et ce qu’il est réellement, les libertariens estiment que l’État ne briserait rien moins que cet élan. L’idée n’est pas si répugnante et ne mérite pas l’indignation qu’on feint souvent de manifester à sa seule évocation. Une société gagne certainement à ne pas être libertarienne. Mais elle gagnerait encore bien davantage à ne pas l’être pour de bonnes raisons.
15Et une bonne raison de ne pas être libertarien à mon sens – c’est l’objet de ma seconde remarque conclusive – c’est que l’utopie libertarienne vise un dépérissement délétère du politique. Le politique, pour les libertariens qui lui reconnaissent une légitimité, n’est pas le théâtre où se définit, par la confrontation des opinions, un projet de vie en commun, mais n’est plus que le lieu où convergent les intérêts individuels. L’État, dans cette perspective, quand il n’est pas complètement évacué, n’est plus qu’une sorte de société par actions. Le libertarianisme vise ainsi une société de la congruence, sans projet, sans aspiration collective, bref une société sans devenir, immédiate à elle-même, hors du temps. L’utopie libertarienne ne propose pas de recréer un nouveau lien social, mais simplement de délier celui qui se noue autour de l’État. Réalisée, elle s’abandonne aux individus qui, seuls, devront reconstruire sur les ruines de ce qu’elle aura détruit. L’utopie libertarienne ouvre ainsi peut-être trop de possibles et se rend par trop incertaine. Elle se révèle littéralement précaire, au sens où rien, sinon la prière des libertariens, ne garantit qu’elle se maintiendra et ne dégénérera pas en un chaos cauchemardesque. Une conception plus substantielle du politique aurait comme avantage de restreindre le champ des possibles à celui des possibles souhaitables. Il est nécessaire, pour ce faire, que le politique redevienne l’espace où se définissent, par la délibération contradictoire, les principes de justice restreignant le possible à l’acceptable. Le sens du politique apparaît ainsi en négatif, qui consisterait à réduire l’incertitude du vivre-ensemble, en redonnant aux individus isolés une prise sur leur destin commun, une maîtrise sur le temps de leur vivre- ensemble. Ce n’est pas le moindre des mérites de l’utopie libertarienne que d’encourager, par l’insatisfaction qu’elle suscite, la redécouverte du politique.