Cités 2011/1 n° 45

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Article de revue

Houellebecq ou la platitude comme style

Pages 180 à 185

Notes

  • [1]
    NDR.
  • [2]
    À propos des Particules élémentaires, ce « roman de gare » dont les idées, sans originalité, ne rachètent pas l’absence de style, Raphael Meltz écrivait : « Oui, Michel Houellebecq méritait le Goncourt. Puisqu’il a lui aussi écrit un mauvais livre » (in Air de Réel, volume A, janvier 2000).
  • [3]
    Benoît Duteurtre ose ne pas en faire reproche à l’auteur, dans les quelques pages, remarquables de clarté et de justesse qu’il vient de consacrer à Houellebecq dans le tout dernier numéro de L’Atelier du roman (no 64, décembre 2010, Flammarion, p. 132-136).
  • [4]
    « Un rideau magique, tissé de légendes, était suspendu devant le monde. Cervantès envoya Don Quichotte en voyage et déchira le rideau. Le monde s’ouvrit devant le chevalier errant dans toute la nudité comique de sa prose […] Car c’est en déchirant le rideau de la préinterprétation que Cervantès a mis en route cet art nouveau [l’art du roman] ; son geste destructeur se reflète et se prolonge dans chaque roman digne de ce nom ; c’est le signe d’identité de l’art du roman », Milan Kundera, Le Rideau, Gallimard, 2005, p. 110-111.
  • [5]
    Pour mémoire (on indique ici les éditions auxquelles seront empruntées nos citations) : Extension du domaine de la lutte (1994 ; J’ai lu, 1997), Les Particules élémentaires (1998 ; J’ai lu, 2000), Plateforme (Flammarion, 2001), La Possibilité d’une île (Fayard, 2005), La Carte et le Territoire (Flammarion, 2010).
  • [6]
    Voir l’article du romancier polonais Marek Bienczyk dans L’Atelier du roman no 18, juin 1999 (p. 33-39), numéro qui propose un dossier critique sur Les Particules élémentaires.
  • [7]
    Les Particules élémentaires, p. 27.
  • [8]
    Ibid., p. 25.
  • [9]
    Extension du domaine de la lutte, p. 100.
  • [10]
    La formule est de Denis Tillinac, dans son article sur les Particules dans le numéro cité de L’Atelier du roman (p. 40-42).
  • [11]
    Voir les remarquables analyses de François Ricard dans La Génération lyrique. Essai sur la vie et l’œuvre des premiers-nés du baby-boom, Québec, Boréal, 1994.
  • [12]
    Voir Houellebecq « Approches du désarroi », dans Rester vivant et autres textes, Librio, 1999, p. 49
  • [13]
    Plateforme, p. 252 ; voir dans ce roman la réflexion sur l’argent comme « médiateur universel », qui a permis d’assurer « une équivalence précise à l’intelligence, au talent, à la compétence technique », en même temps qu’une « standardisation parfaite des opinions, des goûts, des modes de vie » ; un médiateur intrinsèquement démocratique, qui ne connaît que sa loi propre (p. 307).
  • [14]
    La Carte et le Territoire, p. 93.
  • [15]
    Ibid., p. 121.
  • [16]
    Rester vivant, op. cit., p. 54-55.
English version

1L’œuvre de Michel Houellebecq donne lieu à des jugements radicalement opposés. Pour certains critiques il serait le plus grand écrivain contemporain, pour d’autres son écriture relèverait de la nullité littéraire. Nous avons voulu en savoir plus : qu’est-ce que vaut Houellebecq ?[1]

2Faites l’expérience : jetez le nom de Michel Houellebecq dans la conversation, au moment où elle languit. Résultat assuré (avec le nom de Philippe Sollers, ce n’est pas mal non plus) : les ardeurs se raniment, les épithètes pleuvent, si l’éloge tente une percée, l’irritation fait front, bientôt l’exécration menace. Les plus virulents vous concèderont ne l’avoir pas lu, ou avoir renoncé après son premier roman, « son meilleur ». L’obtention récente du prix Goncourt ? De longue date, les contempteurs du romancier lui avaient prédit ce destin funeste [2].

3S’il s’agit de lire le romancier Houellebecq (on ne parlera pas ici du poète ni de l’essayiste), la conséquence s’impose : commençons par tout oublier. Oublions de Houellebecq les images en circulation, les polémiques rituelles, le tapage médiatique, les condamnations de naguère comme les coups d’encensoir d’aujourd’hui, oublions jusqu’au prix Goncourt, même si, après tout, « le succès n’a jamais été la preuve de la médiocrité [3] ». Et lisons ses romans comme tels, comme étant d’abord des romans, et non comme des contributions, heureuses ou odieuses, à des débats de ce temps, non comme des opinions parmi d’autres opinions, quand précisément l’ambition propre de l’art du roman, son inappréciable singularité et sa vocation séculaire, sont de déchirer « le rideau de la préinterprétation » et de découvrir le monde « dans toute la nudité comique de sa prose [4] ».

4Dans le champ de la littérature française contemporaine, Houellebecq est de ceux qui ont repris le flambeau du roman, sans ignorer les leçons des crises que cet art a traversées mais en pariant sur ses capacités à se renouveler, convaincus à tout le moins que la fiction romanesque pouvait encore parler du monde, de l’histoire en train de se faire, et s’interroger sur les étranges et profondes mutations de nos sociétés ; convaincus, même, que le détour par les personnages et la machinerie du récit (ces « notions périmées », disait Robbe-Grillet), que la prise de distance inhérente à l’acte narratif, que la capacité à s’étonner des apparences et des certitudes régnantes, non par la voie de la théorie et du concept mais par celle de l’imaginaire, que tout cela constituait et demeurait le privilège inaliénable du roman. Ce qui au passage, dans le contexte présent, en fait un partenaire, le plus souvent aimable et attentif, dans le dialogue avec les sciences humaines.

5Quels romans lire (ou relire) de Houellebecq ? Tous, ils ne sont pas si nombreux [5]. Pourquoi les lire ? Pour leur humour, humour noir ou ironie légère. Pour leur manière singulière et drolatique de rendre perceptibles, comme telles, les nouvelles évidences du temps, « le naturel » de l’époque, le vaste domaine du vécu inquestionné : la vie concrète d’aujourd’hui, en gros et en détail, comportements, codes, valeurs, manières de parler, d’aimer, de voyager, de travailler, de consommer, bref, ces façons que nous avons d’interpréter la grande partition non écrite du social, de jouer notre partie, et de tirer, ou non, notre épingle du jeu. L’art de rendre « une évidence surprenante », « cet oxymoron n’est-il pas la définition de chaque bon roman qui s’ouvre au réel [6] » ? C’est bien sur ce terrain qu’il faut situer le talent propre de Houellebecq : souvent, l’effet de dévoilement passe par le fait de décrire d’un ton neutre, d’adopter le mode du simple constat, mais en faisant « le pas de côté » qui suffit pour dénaturaliser les comportements et les dires ordinaires, pour en faire percevoir l’étrangeté, et leur ôter leur sérieux.

6Il en va ainsi du regard porté sur les relations que nouent les personnages, professionnelles, familiales ou amoureuses : vides ou conflictuelles, elles ne font pas longtemps illusion. Dans un monde atomisé, la séparation règne et la souffrance menace. Les liens ne tiennent pas, l’espoir de satisfaction se porte sur les formes omniprésentes de la « consommation libidinale divertissante de masse [7] ». La convoitise y est permanente, et la frustration fréquente. Échappent à cette moderne damnation les « individus symptomatiques [8] », ceux qui ont fait le choix d’adhérer aux valeurs de l’époque, et qui, de préférence, sont armés pour affronter « l’extension du domaine de la lutte » propre au libéralisme économique et sexuel, « son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société [9] ». Quelques-uns ne sont pas capables d’une telle adhésion, ils n’aiment pas le monde où ils vivent. S’ils jouent le jeu social, c’est sans engagement personnel, et sans y trouver sens ou valeur. À défaut de les rendre heureux, cela leur donne ce léger détachement qui les fait moins dupes. Ils sont donc les relais privilégiés du romancier, ils lui fournissent ses narrateurs et un ensemble de points de vue critiques, plus ou moins calmes et désenchantés.

7Pour être plus précis, ce dont nous semblent traiter tous les romans de Michel Houellebecq, et là réside l’un de leurs principaux intérêts, c’est de la fabrique de « l’homme nouveau » dans la société d’aujourd’hui, modelée en profondeur par l’extension à toutes les sphères de la vie humaine de la logique économique libérale : l’institution du nouvel individu social dans les conditions du règne sans partage de la marchandise. On ne l’a peut-être pas assez souligné, alors que ce n’est pourtant pas si fréquent dans le champ littéraire, Houellebecq est un romancier de l’économie et du travail. Sa psychologie et sa sociologie romanesques sont clairement construites sur ce terrain. Dès ses deux premiers romans, son ironie s’était exercée envers « l’alliance historique du libéral et du libertaire [10] », envers les illusions de « la génération lyrique », celle qui a cru en l’avènement d’un monde neuf, libéré des entraves du passé, un monde éternellement jeune [11] ; un monde orgueilleusement matérialiste et modestement moral : « le monde comme supermarché et comme dérision [12] ». À partir de Plateforme, il prend pour personnages principaux des agents de ce monde ouvert, qui « font de la thune » en collaborant à la nouvelle anthropogenèse. Michel et Valérie ont pour mission de transformer tout individu solvable en homo touristicus, en s’affranchissant des derniers tabous (vive le tourisme sexuel), en spéculant sur cette « situation d’échange idéale » : d’un côté, des millions d’Occidentaux qui ont tout mais « n’arrivent plus à trouver de satisfaction sexuelle », de l’autre des millions de pauvres « qui n’ont plus rien à vendre que leur corps [13] ». Dans La Possibilité d’une île, Isabelle, rédactrice d’un magazine féminin, explique : « ce que nous essayons de créer c’est une humanité factice, frivole, qui ne sera plus jamais accessible au sérieux ni à l’humour, qui vivra jusqu’à sa mort dans une quête de plus en plus désespérée du fun et du sexe ; une génération de kids définitifs » (p. 37). Fin de l’existence comme roman d’apprentissage.
Dans son dernier roman, Houellebecq prête au personnage principal quelques traits révélateurs : « Les études de Jed avaient été purement littéraires et artistiques, et il n’avait jamais eu l’occasion de méditer sur le mystère capitaliste par excellence : celui de la formation des prix. » Avec ses premiers succès d’artiste peintre, il observe la manière dont se fixe « son prix sur le marché[14] ». Son sujet de prédilection est précisément le travail, il peint la série des « métiers simples » avant la série des « compositions d’entreprise », œuvres dont la réussite tient à ce qu’elles offrent sur « les conditions productives de la société de son temps » un « spectre d’analyse particulièrement étendu et riche [15] ». Voici qui le conduit tout naturellement, pour obtenir la rédaction d’un catalogue, à s’adresser à un certain Michel Houellebecq, ce « vieux décadent fatigué » (p. 173), convaincu que les artistes sont eux aussi « des produits », appelés à être « frappés d’obsolescence » : « le fonctionnement du dispositif est identique […] seule demeure l’exigence de nouveauté à l’état pur » (p. 172). Quant à l’une des œuvres les plus abouties de Jed, un « Bill Gates et Steve Jobs s’entretenant du futur de l’informatique », Houellebecq (le personnage) estime qu’un bon sous-titre en serait « Une brève histoire du capitalisme », car Bill Gates lui apparaît, « dans sa vérité profonde, comme un être de foi » : sa « conviction absolue, inébranlable » est que « le marché, au bout du compte, a toujours raison », que « le bien du marché s’identifie toujours au bien général » (p. 191). Happé lui-même par la loi du marché, connaissant un succès considérable, Jed assiste, incrédule, à l’invraisemblable montée de sa cote : « Sept cent cinquante mille euros… se dit-il, ça n’avait aucun sens. Picasso non plus, ça n’avait aucun sens ; encore moins, probablement, pour autant qu’on puisse établir une gradation dans le non-sens » (p. 232). Ceci à propos du portrait qu’il a peint de Houellebecq ; et pour pousser les choses jusqu’à l’absurde, le prix de ce tableau atteindra bientôt une hauteur astronomique, qui vaudra à son propriétaire, Houellebecq lui-même, d’être sauvagement assassiné (par un cambrioleur psychopathe), dépecé et mis en pièces. Orphée dérisoire, une dernière fois soumis lors de ses obsèques à la volonté de rationalité économique : les lambeaux du cadavre ne formant qu’un petit tas compact, « les employés des Pompes funèbres générales avaient cru bon d’employer un cercueil d’enfant, d’une longueur d’un mètre vingt » (p. 322). Au moins cela ménage-t-il l’un de ces rares moments « humains » dont jouissent parfois les personnages : « plusieurs membres de l’assistance avaient fondu en larmes ».
Au vrai, il n’est pas interdit d’entendre dans ce lugubre gag, un écrivain en charpie dans un cercueil de « kid », la voix singulière du romancier : une voix qui, mêlant le rire et les larmes, s’afflige de la perte des valeurs et s’interroge sur l’effacement du visage humain. Sous sa platitude délibérée, cette voix nous parle avec force du monde nouveau dans lequel nous vivons et nous tentons, malgré tout, de donner sens à nos existences menacées. C’est pourquoi, pour l’ambition qui est la sienne et qui s’approfondit de roman en roman, elle mérite d’être entendue. Et pour ce faire, « il suffit de marquer un temps d’arrêt ; d’éteindre la radio, de débrancher la télévision ; de ne plus rien acheter, de ne plus rien désirer acheter [16] » – et de tourner les pages.


Date de mise en ligne : 03/05/2011

https://doi.org/10.3917/cite.045.0180

Notes

  • [1]
    NDR.
  • [2]
    À propos des Particules élémentaires, ce « roman de gare » dont les idées, sans originalité, ne rachètent pas l’absence de style, Raphael Meltz écrivait : « Oui, Michel Houellebecq méritait le Goncourt. Puisqu’il a lui aussi écrit un mauvais livre » (in Air de Réel, volume A, janvier 2000).
  • [3]
    Benoît Duteurtre ose ne pas en faire reproche à l’auteur, dans les quelques pages, remarquables de clarté et de justesse qu’il vient de consacrer à Houellebecq dans le tout dernier numéro de L’Atelier du roman (no 64, décembre 2010, Flammarion, p. 132-136).
  • [4]
    « Un rideau magique, tissé de légendes, était suspendu devant le monde. Cervantès envoya Don Quichotte en voyage et déchira le rideau. Le monde s’ouvrit devant le chevalier errant dans toute la nudité comique de sa prose […] Car c’est en déchirant le rideau de la préinterprétation que Cervantès a mis en route cet art nouveau [l’art du roman] ; son geste destructeur se reflète et se prolonge dans chaque roman digne de ce nom ; c’est le signe d’identité de l’art du roman », Milan Kundera, Le Rideau, Gallimard, 2005, p. 110-111.
  • [5]
    Pour mémoire (on indique ici les éditions auxquelles seront empruntées nos citations) : Extension du domaine de la lutte (1994 ; J’ai lu, 1997), Les Particules élémentaires (1998 ; J’ai lu, 2000), Plateforme (Flammarion, 2001), La Possibilité d’une île (Fayard, 2005), La Carte et le Territoire (Flammarion, 2010).
  • [6]
    Voir l’article du romancier polonais Marek Bienczyk dans L’Atelier du roman no 18, juin 1999 (p. 33-39), numéro qui propose un dossier critique sur Les Particules élémentaires.
  • [7]
    Les Particules élémentaires, p. 27.
  • [8]
    Ibid., p. 25.
  • [9]
    Extension du domaine de la lutte, p. 100.
  • [10]
    La formule est de Denis Tillinac, dans son article sur les Particules dans le numéro cité de L’Atelier du roman (p. 40-42).
  • [11]
    Voir les remarquables analyses de François Ricard dans La Génération lyrique. Essai sur la vie et l’œuvre des premiers-nés du baby-boom, Québec, Boréal, 1994.
  • [12]
    Voir Houellebecq « Approches du désarroi », dans Rester vivant et autres textes, Librio, 1999, p. 49
  • [13]
    Plateforme, p. 252 ; voir dans ce roman la réflexion sur l’argent comme « médiateur universel », qui a permis d’assurer « une équivalence précise à l’intelligence, au talent, à la compétence technique », en même temps qu’une « standardisation parfaite des opinions, des goûts, des modes de vie » ; un médiateur intrinsèquement démocratique, qui ne connaît que sa loi propre (p. 307).
  • [14]
    La Carte et le Territoire, p. 93.
  • [15]
    Ibid., p. 121.
  • [16]
    Rester vivant, op. cit., p. 54-55.

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