1Nous remercions Dolorès Lyotard et Herman Parret de nous autoriser aimablement à publier ici cette conférence inédite qui prend place dans l’itinéraire de Jean-François Lyotard une année après qu’il ait soutenu sa thèse de doctorat d’État Discours, Figure sous la direction de Mikel Dufrenne. Plusieurs interrogations sont ici formulées qui résonnent avec les textes rédigés à la même période : voir Dérive à partir de Marx et Freud (1973), Des dispositifs pulsionnels (1973) et surtout Économie libidinale (1974).
2De manière magistrale et condensée, Lyotard reprend ici ses thèses clefs à l’égard de la peinture et du langage pour annoncer, à la faveur d’un programme critique de Marx, Freud et du structuralisme, comment la réflexion esthétique peut être le lieu d’élaboration d’outils pour appréhender le politique. Rien n’aurait pu permettre la réflexion politique lyotardienne à venir sans la reconnaissance en premier lieu du figural comme signe du réfléchissement du désir se projetant dans l’œuvre d’art. On tient alors l’impossibilité de s’en remettre à un discours simple et univoque de l’organisation réelle et historique des faits. Le début du propos s’emploie donc à isoler ce niveau d’analyse pour envisager l’art en échappant à toute réduction théorique de l’œuvre à l’idée qu’elle soit celle de l’artiste ou du critique aveugle sur les présupposés de son analyse.
3La figure, comme ensemble des agencements qui gouvernent l’inscription picturale, n’est pas une simple dépose. Elle est matricielle. Elle devient alors l’objet pour qui recherche à identifier les dispositifs qui permettent souterrainement au désir, à la façon d’une machine, d’organiser l’articulation des différents champs qu’il investit. Comme l’évoque la fin de cette conférence, on tient alors une façon privilégiée pour comprendre ce que met en correspondance toute figure, y compris celle du politique. Lyotard annonce ainsi en quoi il n’y a plus d’autonomie du champ politique. Celui-ci doit être réinscrit dans une économie plus générale pliée aux modalités d’inscription définies par un dispositif matriciel plus large.
4Révisant contre un certain Freud, Lacan et la phénoménologie ce qu’il envisage comme étant le désir, Lyotard appelle à le saisir en termes d’économie et non de signification ou de quoi que ce soit qui l’arrime à un sujet classique manquant. Plus que l’indice d’un manque à combler, il est tout entier positivité. Le désir devient alors cette machine de marquage qui cherche à exercer son empire en réglant des objets qui vont pouvoir circuler selon les canaux institutionnels conscients ou non. Son succès assure une cohérence organisatrice qui répond à l’impression d’éparpillement que l’on peut avoir si on considère les choses en surface. Mais, se réinscrivant dans les pas de Freud, Lyotard précise que cette machine est hantée par la pulsion de mort et du risque d’éparpillement, du non-assignable. L’étude proposée ici sur le passage de la peinture romane à celle du Quattrocento permettra de comprendre les conditions d’émergence de nouvelles modalités d’inscription dans l’histoire. Toute la sémantique de l’inscription et de l’effacement permet de saisir selon un modèle non linguistique, privilégiant une irréversibilité entre signifiant et signifié, non seulement la spécificité de la peinture, mais aussi les modalités des glissements de l’histoire politique au gré de cette machine du désir aux prises avec la jouissance-mort. La voie était alors ouverte pour prêter une attention, flottante peut-être, comme le fait l’analyste écoutant son patient, à ce qui, du fond de toute figure, la déborde sans pouvoir être dite par elle, y compris celle du politique.
Conférence de Jean-François Lyotard
5Je partirai de deux faits qui sont établis et d’un troisième sur lequel j’ai des hypothèses. Le premier fait, c’est celui-ci : l’objet pictural médiéval se présente comme un objet à lire, c’est-à-dire que l’analyse formelle de cet objet montre que tous les constituants picturaux sont utilisés selon des codes et sont toujours codés. Certains constituants sont par code aussi éliminés. L’objet pictural, comme la miniature romane et également la fresque, est localisé dans certains lieux sociaux et assigné à certaines fonctions ; l’ensemble des contraintes qui portent sur les lignes, sur les couleurs, sur les supports, sur la destination de cet objet a pour fonction d’ancrer l’image dans un texte, le texte de l’histoire sacrée, le saint récit. Tout cela de telle façon que l’image suscite simplement la reconnaissance de quelque chose qui est déjà donnée, c’est-à-dire ce que les médiévaux appelaient memoria. Il s’agit de faire se ressouvenir. Deuxième fait : à partir du Quattrocento l’objet pictural ne se donne plus à lire, il ne se donne pas à voir, il donne à voir quelque chose qui n’est pas lui et l’analyse formelle de l’objet montre que bien sûr il existe un code de cet objet, mais la fonction de ce code est complètement différente de la fonction que remplissaient les codes de l’époque médiévale. Maintenant il faut percer le mur, il faut creuser le support, obtenir un effet de profondeur. La grande différence est que l’image suscite la fiction d’un enfoncement de l’œil, d’une traversée de l’œil au-delà du support, dans un espace.
6À partir de Cézanne, il me semble que l’objet pictural va subir de nouvelles mutations, c’est-à-dire qu’il n’est plus à lire – pas plus qu’à l’époque du Quattrocento – et il ne peut pas être à lire pour une raison simple : il n’y a plus de Saint Récit à reconnaître, l’image n’est plus ancrée sur. Mais d’un autre côté, l’objet pictural n’est plus traité comme une fenêtre donnant à voir, sur une scène qui serait là-bas, de l’autre côté, derrière le support. Il semble qu’il devient un objet, donc ne vise pas à produire une illusion mais qu’il ne vaut pas non plus par des propriétés de reconnaissabilité, qui se donne à valoir par ses propres unités plastiques intrinsèques : on n’a ni un texte, ni une scène. La question est : qu’est-ce que c’est ? Où s’inscrit l’objet pictural, de quelle sorte d’inscription, et en quel lieu d’inscription, résulte l’objet pictural à partir de l’indication ? Il y a donc trois positions : cette espèce d’aplat de l’objet médiéval, sa bidimensionnalité non cachée qui fait de cet objet presque une lettre, ensuite il y a l’illusion de la tridimensionnalité avec le Quattrocento, et puis il y a cette opacité de l’objet avec la peinture depuis au moins Klee.
7Voici les faits dont on est parti. J’ai mis l’accent sur les différences très fortes entre les trois sortes d’objets. Le caractère pictural, la picturalité est simplement une notion picturale qui risque ou qui vise à masquer les différences que je viens d’indiquer. Quand on parle de la picturalité d’un objet, on est tenté de l’énoncer dans la direction d’une notion, d’une essence de l’activité de peindre par exemple, d’une esthétique du tableau en soi et je crois que cette attitude qui fait émerger une sorte de notion, d’essence du peintre, je pense qu’elle est partagée par la phénoménologie, par la sémiologie et aussi par la psychanalyse. Il y a des mutations dans la position de l’objet, c’est-à-dire qu’il y a une mobilité vertigineuse dans les régions et dans les modalités de l’inscription picturale. Je crois que cette modalité peut être éclairée : s’il y a de telles mutations (dans l’histoire de l’Occident il y en a et il y en a eu), cela veut dire qu’il y a des sortes de dispositifs très profonds, des investissements libidinaux relativement stables, mais susceptibles de muter, c’est-à-dire de laisser place à d’autres dispositifs et à d’autres investissements qui commandent les localisations où il y aura la peinture, et aussi les manières de peindre. Ce qui sera peint et comment on va peindre, les modalités d’inscription picturale, un certain type d’investissements, un certain type de dispositifs, peut prédominer en surface, pour une approche phénoménale, sociologique peut-être, on va pouvoir dire : c’est telle sorte de localisation et de mode d’inscription de la peinture et de l’activité de peindre qui va déterminer, par exemple, l’art à partir du Quattrocento en Italie, ce « donner à voir ».
8Il y a bien sûr plusieurs dispositifs possibles ayant pour fonction de gouverner les localisations et les modalités d’une inscription picturale, mais il va de soi qu’à un moment de l’histoire, il peut y avoir une pluralité de ces dispositifs, il peut y avoir prédominance de l’un deux, mais la chose la plus frappante c’est qu’à un même moment, si l’on s’en tient à la surface, on va trouver plusieurs dispositifs : des gens qui en plein xve siècle vont continuer à faire du gothique international. On n’a jamais à faire à des éléments homogènes mais il y a prédominance d’un certain type de figure. J’appellerais figure ici, et en ce qui concerne l’objet de mon discours, ces agencements profonds qui gouvernent l’inscription picturale, ce sont des figures-matrices. Ces figures ne sont les figures du peintre, ce sont des figures qui empoignent des collectivités de gens qui peignent et aussi des collectivités de gens qui vont regarder la peinture. Ce n’est pas l’expression personnelle, on a un agencement souterrain extraordinairement actif, qui sont les choses qui en fait ordonnent le lieu d’inscription et les modalités d’inscription.
9C’est au niveau de ces figures, de ces dispositifs très profonds, et c’est seulement à ce niveau de ce sous-sol où le désir se trouve agencé, c’est-à-dire opère sous la forme d’une certaine machine, qu’on doit pouvoir arriver à faire rentrer en relation des champs sociaux qui se présentent en surface comme des champs différents, apparemment hétérogènes. Il doit être possible, si on descend à ces dispositifs-là pour ce qui est des xiie, xie siècles, de comprendre de quelle façon la miniature romane par exemple, est en rapport avec, disons, l’économie politique au sens le plus large et le plus noble du terme de cette société-là. C’est-à-dire essayer de comprendre qu’il y a dans l’économie politique, ou dans ce que j’appellerais l’économie du discours aussi bien que dans l’économie picturale, il y a des dispositifs qui ne sont pas nécessairement modernes, mais qui sont nécessairement en relation les uns avec les autres et ce serait intéressant de déterminer ces dispositifs pour ensuite arriver à les mettre en relation : à ce moment, on pourra commencer à faire une théorie de l’histoire. Il faut faire une analyse formelle de l’objet pictural, tel qu’il se présente, voir ses constituantes, la façon dont elles sont traitées, calculées, en examinant ce qu’il en est de la couleur, de la valeur, mais aussi du support et de la place de l’objet lui-même dans le circuit que ce genre d’objet empruntait avec tous les autres objets dans la société considérée. On doit pouvoir produire une sorte de description de figures, au sens de dispositifs matriciels, qui sont des dispositifs gouvernant les modalités des régions d’inscriptions.
10Quand je parle du désir ici, il ne peut pas s’agir du désir de peindre ou de l’amateur, il ne s’agit pas du désir d’un sujet, d’un sujet qui voit ou qui parle, de la philosophie du sujet, en phénoménologie par exemple. Je ne crois pas non plus qu’il s’agisse du sujet au sens de la psychanalyse : si on s’occupe du désir dans son rapport à la peinture en termes analytiques, il ne s’agirait que du sujet individuel parce que c’est l’hypothèse même de travail de la psychanalyse. Je me demande si une telle position du problème n’est pas une position qui véhicule une quantité énorme de présupposés, non critiqués, en particulier le présupposé de la relation de celui qui peint avec la surface à peindre, mais surtout c’est qu’on aura au mieux (voir le livre de P. Kaufmann sur l’espace émotionnel) une tentative de l’activité de peindre à partir d’une interprétation lacanienne. Une telle perspective véhicule l’énorme présupposé lacanien : qu’en fait la relation est pensée comme une précuration, comme une façon pour le sujet de combler un manque laissé par le retrait du signifiant, du signifiant père (voir l’exemple de Van Gogh). Une telle lecture implique au fond inévitablement qu’on va penser la peinture à partir du modèle de l’écriture, à partir du modèle du signifiant au sens que Lacan essaie de donner à ce terme, c’est-à-dire à partir du modèle linguistique. On en viendra nécessairement à penser que l’activité de peindre comme réponse est, de l’ordre du discours, une réponse articulée à une demande.
11Cette idée que l’on peigne pour répondre à quelque chose, que peindre c’est répondre, qu’une peinture est une réponse, que traiter une surface avec des inscriptions picturales est répondre à quelque chose, c’est un présupposé grave : il est impliqué là-dedans que sous la peinture il y a discours. En fait, Van Gogh parle, écrit à la place du discours de son père et c’est dire que l’on va être conduit nécessairement à lire la peinture, qu’on va essayer de la comprendre en la traduisant en discours. Freud dans un texte des études sur l’hystérie explique que lorsqu’on a affaire à une hystérique qui raconte son fantasme ou son rêve, elle va décrire des images, une scène, et que lui, l’analyste, son travail est de faire en sorte que la patiente épuise littéralement la scène fantasmatique qu’elle décrit, que tout passe dans ce qu’elle dit et que le test pour savoir si elle a bien tout dit c’est qu’à la fin il ne lui reste plus rien à voir : quand elle a fini de dire son fantasme, alors c’est fini et, dit Freud, alors le fantasme disparaît comme un esprit, comme un fantôme, qui, racheté, peut regagner sa demeure.
12Cette version lacanienne, on la retrouve chez Freud. La véritable position de l’objet pictural, de l’objet plastique en général, ou imaginaire au sens strict, c’est une position qui oscille. Si on privilégie le désir du sujet, si on montre que peindre est essayer de produire en somme le visible dans son institution même, c’est-à-dire le moment où il est en train de se constituer comme visible, la visibilisation du visible, quand on dit cela je me demande s’il n’y a pas de nouveau des présupposés non critiqués, c’est-à-dire si là-dessous il n’y a pas certains privilèges accordés à une certaine dimension qui sont en fait des privilèges figuraux. En ce qui concerne la phénoménologie, il y a un privilège accordé à une certaine dimension qui est la dimension du regard en tant que regard de la chose qui est là-bas : privilège en somme de la désignation, privilège de ce qu’en linguistique on appellera la dimension de référence, de la dénotation, c’est-à-dire d’une relation à l’objet en tant que cet objet n’est pas dans le discours actuel mais qu’il est là-bas, il est à la fois donné et à distance, dans une présence- absence qui est celle de l’inscription. Je ne dis pas que la dénotation n’existe pas, je dis qu’elle existe à un certain champ, elle existe au plan du sujet de la perception, au plan du sujet du discours, c’est-à-dire de quelqu’un qui dit « je », qui parle ; que ce sujet-là puisse éprouver du désir pour un objet, c’est indéniable, mais il est clair que lorsqu’on parle de ce désir-là, on ne parle pas du tout du désir de la psychanalyse (au sens de la psychanalyse) : la différence entre les deux, au moins, c’est que le désir qu’éprouve le sujet c’est en réalité quelque chose comme l’envie, quelque chose qui lui est attribué comme qualité, à ce sujet, alors que dans la psychanalyse le désir est ce qui est constitutif du sujet, c’est-à-dire le désir qui place le sujet dans un certain parcours général, de ce que Lacan appelle un signifiant. Nous ne parlons ni de l’un ni de l’autre.
13Ce n’est pas le désir du peintre, cela n’est pas non plus un désir de la société… La société est une espèce de corps libidinal démembré ou éros erre, erre sur ce corps, il s’investit dans telle ou telle région ou surface de ce corps, il essaie de fluidifier ce corps sous tel ou tel investissement et en même temps ce corps échappe de façon constante à toute tentative d’unification. Il faudrait essayer de comprendre une problématique du désir en termes d’économie et non pas en termes de signification, ni davantage en termes de sujet. Chez Freud, il y a une théorie de la signification, de la représentation, une topique, mais il y a aussi une économique, il y a une théorie libidinale (par-delà …) qui n’est absolument pas décrite en termes ni d’Œdipe, ni de castration, ni de manque, ni de subjectivité, mais décrite dans une espèce de métaphore machinique où ce qui est important, c’est ce qui se passe au niveau de flux, d’influx. En effet, Freud dit influx.
14Je voudrais qu’on imagine cette machine libidinale qui n’est pas la société, qui n’est pas localisable dans les champs que nous connaissons en surface, comme une machine qui canalise les influx ou les flux d’énergie afférents et qui, par cette catalisation elle-même, marque ces influx d’énergie : en termes socioculturels on peut très bien penser ce que dit Mauss de l’échange, du don symbolique, ou ce que Marx décrit comme la société de l’échange généralisé, ou ce que Levi-Strauss décrit comme règles matrimoniales, c’est-à-dire des règles de l’échange ? Vous pouvez très bien penser tout cela comme autant de machineries permettant de marquer des influx qui vont entrer dans la société sous la forme d’objets qui sont soit des objets économiques (dans le capitalisme) soit qui s’appellent des femmes (règles matrimoniales). Vous avez donc une machine qui va dépenser de l’énergie, qui va marquer cette énergie. En tant que cette machine effectue de telles marques, il est évidemment pensable qu’elle est bien réglée : tant que l’énergie afférente peut-être marquée, les objets, qui sont les morceaux de ces influx, vont entrer en circulation et ils pourront circuler dans des canaux qui sont les institutions (conscientes ou pas conscientes, à certains égards, cela n’est pas pertinent). Quand la machine sera bien réglée, cela c’est éros-logos.
15Ce qu’il ne faut pas oublier et c’est là où je suis freudien strict, c’est que cette machine n’obéit pas simplement à un principe mais à deux principes, pas simplement à un principe de marque et de réglage de qualification de l’énergie, mais, dit Freud, il y a un deuxième principe, un principe de mort dans cette machine qui est autre chose, qui est quelque chose par quoi, dans toutes sociétés comme dans tout appareil psychique individuel, il y a une compulsion à laisser entrer les influx d’énergie justement sans les marquer, c’est-à-dire à se laisser submerger par ces influx : une espèce de compulsion à la simplification, à la concrétion absolue qui fait que la machine va être complètement submergée, mise dans un état d’incapacité totale de fonctionner et cela va finir par faire sauter la machine, comme disent les logiciens. Ça, c’est la pulsion de mort.
16Cela n’a rien à voir avec le manque, mais tout au contraire avec une espèce de positivité, parce que le manque, la négativité, elle est impliquée dans le système de marque et de qualification. Vous imaginez une seconde qu’il n’y ait plus de marque, plus d’inscription, alors à ce moment-là on a quelque chose comme la pulsion de mort, transposée en termes physiques, quelque chose comme l’entropie. Donc un principe de réglage : éros-logos, et un principe de diversion : la pulsion de mort. Si bien qu’au niveau de la marque, elle va être appliquée pour que telle concrétion d’énergie, qui entre dans la machine, soit canalisée, par la machine, et bien cette marque va toujours être un compromis : il y a toujours dans cette marque quelque chose comme le label de l’institution, de l’autorité, de l’unité, de la reconnaissabilité ; mais il y a aussi ce qui se répète, la dispersion.
17Freud dit que dans la jouissance, il y a quelque chose qui est l’accomplissement d’éros, c’est-à-dire la plénitude de la marque au sens de l’institution, de l’accomplissement de l’unité, mais il y a aussi ce qui se glisse toujours dans la jouissance, et qui lui donne sa dimension propre – et qui fait que la jouissance n’est pas une satisfaction mais autre chose – il y a quelque chose qui est non pas le principe de plaisir ou de réalité, mais la présence d’une marque qui fait référence à la pulsion de mort, c’est-à-dire quelque chose qui met en péril la machine intéressée, c’est-à-dire que le schéma de la charge et de la décharge énergétique, qui est celui de la jouissance, n’est pas guidé seulement par le retour à la norme, c’est-à-dire à l’unité de fonctionnement de l’appareil, mais ce schéma longe un bord : dans la jouissance il y a l’approche de la mort et il y a quelque chose comme le mime de la mort, le mime de la dispersion absolue.
18Si on essaye de comprendre ce que j’appelais marque tout à l’heure : toute marque avec des demeures variables selon l’institution, toute marque est composite, toute marque est composée à la fois : d’une référence à l’unité et d’une référence à la dispersion. Par conséquent, la machine marque toujours dans l’ambiguïté ; et Freud ajoute que la pulsion de mort est silencieuse, que la dispersion n’est presque jamais visible, repérable.
19Je serais tenté de prendre un exemple dans le langage : comment est-ce qu’on peut imaginer cette figure-matrice, c’est-à-dire justement le dispositif par lequel la machine libidinale va marquer. Intéressant sera de savoir comment sont faites les marques picturales. Est-ce qu’on peut comprendre ce que peut-être un tel dispositif, un tel agencement ? Je pars d’un exemple qui est déterminant, un article d’Émile Benveniste, qui portait sur le récit et sur le discours. Benveniste explique qu’on peut distinguer deux plans d’énonciation, exclusivement en se servant des propriétés formelles de l’énoncé. On peut distinguer une énonciation du type récit et une énonciation de type discours, dans le sens restreint de ce mot. Le récit, il en retient au moins les deux traits formels suivants : il est fait à la troisième personne, et que les formes pronominales des première et deuxième personnes en sont chassées ; d’autre part, le temps qui prédomine est le temps auristique, c’est-à-dire en français : le passé simple, l’imparfait, le plus-que-parfait et ce qu’il appelle le prospectif (c’est la façon dont on va indiquer le futur : dans le temps du récit). Du côté du discours, il va y avoir des traits formels opposés, différents : il y a la première et la deuxième personnes, totalement exclues du récit, et comme temps, il y aura les temps du discours qui sont le présent, les parfaits, le futur. Ce qui est important, c’est que par le jeu de ces constituants linguistiques, de l’exclusion et du privilège accordés à certains de ces constituants, on va avoir non pas des effets de signification, mais des effets de sens : si vous pensez dans le temps du récit, quelque chose comme : « il apparut », c’est-à-dire le passé simple, là-dedans vous pratiquez l’usage de cinq ou six opérateurs linguistiques : vous avez un rapport entre l’énonciateur et l’énoncé tel que la participation de l’énonciateur à ce qu’il est en train de dire est exclue, c’est-à-dire que lorsqu’il dit : « il apparut », vous ne savez pas si j’y étais ou si je n’y étais pas. Vous avez un aspect qui marque le mode de déroulement du procès, c’est un procès ponctuel : il apparaît, avant il n’apparaissait pas, vous avez une rupture. Vous avez une modalité, c’est une assertion : une affirmation. Vous avez une autre assertion qui porte sur le degré de certitude : ici c’est la certitude, tout cela forme un paquet d’opérateurs linguistiques qui se trouvent groupés à la construction de surface et qui produit les effets de sens.
20Il me paraît évident que là-dessous, il y a une figure matricielle, une machinerie qui est en train d’opérer le lieu, la modalité d’inscription du discours, c’est-à-dire que cette machinerie procède en éliminant des possibilités, en faisant des exclusions et en faisant des privilèges. Ces privilèges sont sans fond, il n’y a pas de raison, c’est une modalité possible de l’inscription sur la surface linguistique : on peut inscrire comme ça. Ce qui est important c’est qu’il y a un dispositif, un agencement organisant l’espace, le temps, un procès, déterminant le lieu et le mode d’inscription de langage et par conséquent déterminant l’objet langagier lui-même, cela va être un objet précis. Dans une société, si vous avez la prédominance d’une machinerie de ce genre, d’un agencement figural de ce genre, vous allez avoir le mythe, le conte, la légende, c’est-à-dire que précisément la machinerie va toujours travailler les influx d’énergie langagiés de façon à les coder de cette manière : vous allez avoir une machinerie centrée sur le discours, la relation je-tu et le temps présent vont être prédominants.
21La séméiologie aborde la question picturale avec celle aussi des présup- posés ; elle-même est un mode d’inscription de l’objet langagier, elle produit du langage et elle prend comme objet de référence – ce dont elle parle – par exemple des tableaux. Elle établit entre ce dont elle parle et son propre discours une relation qui est, je crois, une relation entièrement figurale, c’est-à-dire qu’elle aussi appartient à une machinerie libidinale, et de cette relation figurale entre l’objet et le discours séméiologique ou sémiotique, il y a ce modèle dans le structuralisme. Or, il est évident que le structuralisme, c’est un certain dispositif général d’inscription, de marquage des objets qui est à référer à une figure très profonde et très prégnante dans cette société et qui est la figure du discours de savoir, la figure du savoir.
Ce qui est en principe la relation entre le texte comme repère séméiologique et l’objet pictural est une relation de système. Pour arriver à comprendre ce que peut faire la séméiologie, il faudrait dire ceci : l’image est comme un rébus, le commentaire que je fais, moi sémiologue, de cette image, c’est la solution du rébus, c’est-à-dire le texte ; entre le texte que je fais et l’image, la relation c’est celle du rébus, mais justement il y a un groupe d’opérations, je ne sais pas lesquelles, c’est pour cela que je ne peux pas y croire, il y a un groupe d’opérations constantes, pensables, entre l’image et le texte, c’est-à-dire entre le rébus et le commentaire, c’est-à-dire que l’on peut passer de l’un à l’autre d’une façon intelligible. Il y a la tentative d’obtenir une relation systématique entre l’image et le discours, c’est-à-dire au fond d’épuiser l’image en discours, en produisant évidemment toutes les couches de sens, non pas d’une façon intuitive quelconque, mais par la médiation d’opérateurs réglés : par exemple, les opérateurs linguistiques et rhétoriques. Je discute l’idéologie sémiologique en tant qu’elle est une façon d’opérer l’image, l’objet pictural, qui est une façon elle-même figurale en tant que la figure qui guide l’opération séméiologique est une figure de science. Or, cette figure est une figure, elle ne vaut ni plus ni moins que les autres. Le désir et l’irréversibilité qui mime la mort y sont présentes aussi, encore que bien cachés.
Dans le cas de la peinture moderne, cette figure matricielle, on la connaît. C’est celle de l’échange avec réversibilité intégral, c’est celle qui en ce qui concerne les flux économiques provient de Marx et de Keynes. En revanche, la relation de l’objet pictural avec le système de la valeur d’échange c’est plus difficile. Il s’agit de descendre jusqu’aux configurations libidinales plus profondes, celles qui soutiennent le capitalisme, celles qui soutiennent la peinture, et voir comment c’est articulé.
En ce qui concerne la peinture romane : c’est une écriture, au sens étroit du terme, c’est un assemblage d’éléments codés. Elle suppose un destinateur et un destinataire. Elle permet une reconnaissance aisée. Elle ne s’adresse pas à l’œil comme récepteur d’évènements spatiaux, chromatiques, plastiques. Elle s’adresse plutôt à l’esprit en tant que mémoire, en tant que région dans laquelle il y a un code de déchiffrement des images : il y a à la fois un lexique et une syntaxe de l’image. C’est à ce genre d’objets que l’on pourrait appliquer une méthode disons séméiologique, ou en tout cas linguistique. Cette figure de la miniature médiévale est, je dirais, très économique (au sens où code équivaut identification). On a là un système pictural qui effectue des liaisons très fortes sur les influx d’énergie plastique. Ce qui est couleur, valeur, ce qui est touche, support, tout cela qui peut être matière, littéralement, à évènement, tout cela est très lié. Je dirais que cette image est très érotique au sens où éros fait partie commune avec logos, avec le raisonnable. Si vous voulez, la machine constate son bon fonctionnement et le répète, c’est-à-dire que ces images-là sont extrêmement peu évocatrices de ce que j’appelais la mort tout à l’heure, c’est-à-dire de la dispersion. L’élément de la dispersion de ce que Gilles Deleuze appelle le déluge ou de ce que Machiavel appelle inondation, cet évènement est vraiment absent. Vous avez là un système d’épargne de l’économie. Où est-ce qu’on va trouver des objets picturaux comme ceux-là ? La menace de la dispersion : elle n’y est pas, elle est chassée. Quand on a affaire à un système qui se lie très étroitement, cela veut dire que la marque est placée ailleurs : cela n’est pas l’image même qui est le lieu d’inscription de la marque de la jouissance. Ce qu’on peut dire c’est que la marque est non pas sur l’objet, mais dans la relation dont l’objet fait l’objet. Il faut penser ces objets comme des objets pris dans la circulation d’un échange symbolique, au sens où l’entend Mauss, c’est-à-dire que ce qui est important, c’est la marque de la jouissance – la mort, et l’ambivalence, est non pas sur l’objet pictural lui-même mais dans la relation, disons de sacrifice, dans la relation de potlatch : l’objet symbolique est donné et il est détruit dans un rite, qui est à la fois un rite de liaison (Je te lie à moi en te donnant cela), et un rite de déliaison (Tu ne pourras pas me le rendre). Il y a ici une espèce de potlatch, une espèce de mime de l’irréversibilité, c’est-à-dire le mime de la relation de mort, on se met à longer le bord de l’au-delà duquel on ne revient pas. Dans ce potlatch, il y a ce jeu terrible : je te donne le plus possible et on va voir si on en revient, toi et moi. Dans un système de ce genre, les objets qui sont en jeu dans ce jeu-là ne portent pas la marque sur eux-mêmes. La marque est dans la relation. Au fond, l’objet sera n’importe quoi du moment qu’il est codé, du moment qu’il est convenu par un code quelconque qu’il peut faire l’objet de ce potlatch, de ce sacrifice…
Il y a quelque chose à élaborer entre l’abstraction et la bestialité, entre l’abstraction de l’objet et la bestialité – au sens de Bataille – de la relation symbolique, du potlatch, c’est-à-dire quelque chose ou l’ambivalence est ouvertement en jeu. On ne peut pas dire que cette marque libidinale soit simplement placée dans la relation de type potlatch, parce qu’il y a une relation de dépense, de consommation prestigieuse, par exemple entre les jouissances religieuses aux xie et xiie siècles. Mais plus on pourra dépenser et moins l’autre pourra rendre… La différence, c’est que cette relation-là est médiatisée par une croissance divine. En fait, quand l’église se ruine en produisant un livre illustré ou une fresque, il est vrai que ce n’est pas pour détruire, là la destruction n’aura pas lieu justement parce que dans une société où il y a donation, dans cette société où le donateur n’est plus là, c’est-à-dire que la destruction de l’objet n’a plus lieu, l’objet est détruit au sens où il est mis hors circuit économique et où il va être au contraire conservé : donc l’objet est détruit pour le circuit économique.
Dans une société comme celle-là, la figure profonde de la jouissance- mort est donnée dans le récit chrétien lui-même : c’est dans l’énigme du péché et du salut, c’est dans une figure de récit, mais d’un récit que quelqu’un me parle, l’histoire sainte, figure de discours. L’objet pictural à partir du Quattrocento est un objet qui va continuer à être marqué selon le code d’une certaine esthétique : ce qui est important c’est l’apparition d’une autre machine, celle qui va inscrire tout autrement l’espace, et les modalités d’inscription vont changer aussi : on voit apparaître les techniques perspectivistes. Ces techniques sont encore une façon de canaliser de l’énergie plastique, canaliser de la ligne, canaliser de la couleur, de la valeur. Mais ce n’est pas une écriture comme l’objet médiéval : la construction, le procédé de construction, ne doit pas apparaître. Il faudrait fouiller cette procédure de l’effacement parce que c’est ce qui définit une scène, une scène dans son rapport à la salle. Une scène dans son rapport à la salle c’est une scène avec des coulisses, avec des rideaux, avec une machinerie cachée sous la scène. Cela définit la scène par rapport à la salle dans un rapport où il y a un bord, le bord de la scène, et ce bord, on ne peut pas le passer, dans les deux sens : il est tout à fait exclu que celui qui regarde le tableau passe à travers. Cette relation elle-même, dans son irréversibilité, ce bord est une indication qui agit donc comme mime de la jouissance et de la mort. On peut penser le metteur en scène ou le peintre comme actif et mort à la fois, mort parce qu’il est par définition absent, caché, il a effacé toutes les traces. Et on peut penser le spectateur ou l’amateur de tableau, comme mort aussi, passif, passif-jouissant-mort. Mort parce qu’immobilisé.
J’ai le sentiment que c’est dans cet axe-là que subitement doit se faire à la fois la localisation et la nouvelle modalité d’inscription, et par conséquent que va se constituer le nouvel objet pictural, c’est-à-dire que là il va y avoir quelque chose qui n’existait pas dans la miniature romane, il va y avoir la condensation, l’identification de l’objet pictural, en tant qu’il leurre, en tant qu’il illusionne : c’est sur l’objet même que la marque de la jouissance-mort s’inscrit. Il va y avoir érotisation de la relation à l’objet de perception, une érotisation de la dimension de la vue, de la dimension de la désignation, de la dimension de la dénotation, qui dans ces conditions-là s’appellera représentation. La représentation est cette dimension-là plus l’irréversibilité, l’impossibilité d’y aller.
Si vous descendez dans cet agencement, il faudrait chercher de quelle façon cette figure-là est aussi ce qui sous-tend la figure du politique. Non pas une explication, une analyse de surface, mais une mise en correspondance.