Cités 2011/1 n° 45

Couverture de CITE_045

Article de revue

Difficile politique

Pages 19 à 30

Notes

  • [1]
    Voir Jean-Michel Salanskis, Territoires du sens, Paris, Vrin, 2007, p. 24-25.
  • [2]
    Ibid., « Ethanalyse du politique », p. 33-73.
English version

1À la rentrée 1968, en septembre, Jean-François Lyotard nous a raconté la nouveauté de ce qui venait de se passer.

2Il ne fallait pas d’emblée lire les événements comme récurrence du mouvement ouvrier, comme cheminement de la pratique critique repartant à l’assaut des nouvelles structures du capitalisme, il ne fallait pas projeter hâtivement nos schémas de pensée mêlant Hegel et Marx. Il fallait entendre, à la base de la « mobilisation » imprévisible et insensée dont nous sortions, la parole ou le geste du désir, cherchant à trouver ou frayer une voie pour son urgence, à la mesure de laquelle rien de donné et d’institué, par définition, n’était.

3Cette mise en perspective, je la trouvais séduisante, elle s’emparait de moi et commençait immédiatement de me réformer, pourtant elle me révoltait. La politique révolutionnaire ne pouvait pas avoir son lieu ou son essence du côté de quelque chose de relatif et d’arbitraire comme le désir. La pratique subversive ne pouvait pas être une pure puissance de désaveu du réel et d’appel de l’impossible : elle devait être le dépassement du monde, opéré par le bien à lui-même dissimulé, au sein de la pratique sociale et historique déjà donnée. Par ailleurs, la « révolution » ne pouvait pas être affranchie dans sa définition de l’idéal égalitaire de la destruction de tout pouvoir séparé. Je répercutais les idées de Jean-François Lyotard en étant fier de les connaître et, croyais-je, de les comprendre, mais j’avais le sentiment qu’il nous avait monté un mauvais coup.

4Dans cet épisode des origines, Lyotard tient le rôle de celui qui bouge et altère le politique, et moi celui du défenseur de la bienséance, à la fois idéaliste et hégéliano-marxiste. Aujourd’hui, il me semble que c’est Lyotard, même au bout de son itinéraire critique, qui vaut comme cas d’attachement à quelque chose de la figure ou la posture du politique, et que je recherche au contraire, pour ma part, à me défaire de toute dépendance philosophique à l’égard du mode du politique. Mais cette distance, cette réticence, n’est-ce pas de lui que je l’ai apprise ? Et l’épisode à l’instant rapporté ne le prouve-t-il pas, saisissant sur le vif la faculté de s’évader du schème commun qui fut la sienne aussitôt après l’événement fondateur ?
Au-delà de cette question de filiation et d’influence, ce qui m’intéresse est notre capacité, à partir de Lyotard, avec lui, contre lui, au-delà de lui, ou au contraire en retard sur lui et dans la résistance, à prendre la mesure du difficile du politique. À perdre cette inconcevable allégresse du politique, cet enthousiasme à le mettre en œuvre en étant sûr d’aller au mieux et de se rapprocher du fond des choses, qui restent tellement de mise.

La rupture d’économie libidinale

5De ce point de vue, ce qu’il faut mettre en avant, bien sûr, est la rupture profonde apportée par Lyotard dans Économie libidinale. Dans ce livre, Lyotard ébranle plusieurs piliers de la politique de sensibilité marxiste dont il était pourtant à l’origine un adepte beaucoup plus conséquent que la plupart de ses collègues de la philosophie française. Énumérons les éléments qui font rupture, pour dresser le mémorial de cette percée :

  1. il n’est pas possible de se placer dans l’extériorité de la critique, de la représentation et de sa vérité, pour déclarer le monde social et historique « aliéné ». Lorsqu’on fait cela, on épouse un mode particulier de l’usage des intensités au détriment de tous les autres, le mode du jugement infini et de la diction vraie de l’être. Aucun aspect du monde ou de la vie ne peut être pris comme aliénation, tout est authentique en tant qu’invention et déploiement de segments de « bande libidinale » ;
  2. plus précisément encore, le capitalisme est une machine historique ouverte au jeu du désir, à l’invention et l’exploration de lignées intenses. Nous ne pouvons pas le combattre et le juger comme emprisonnement et contrôle du désir. Nous devons seulement mettre en œuvre son débordement, en amenant les intensifications qui échappent à son schéma, en refusant la présomption de totalisation de l’aventure de la bande libidinale qu’il contient. Mais cela veut dire que le modèle révolutionnaire est celui de l’emballement, l’enrichissement ou l’hétérogénéisation du système, pas celui de son renversement ;
  3. on en arrive à ce qui fâche. Il faut cesser de représenter la traversée de l’histoire par les petits, les humbles, les inférieurs, comme pure et simple exécution manipulée. Le prolétariat du xixe siècle a prêté ses corps à la « construction » de la société industrielle, et il faut imaginer cette contribution ouvrière comme l’implication dans les machines de l’économie et de l’histoire d’une jouissance, donnant son énergie et sa dépossession. Selon la formule qui nous faisait nous étriper – comme jadis l’affaire Dreyfus – « le prolétaire jouit derrière sa machine ». Formule qui ne prétendait pas nier la souffrance ou l’injustice, mais qui réclamait une inscription intense et une participation pour les déshérités aussi. Le refus de la description du réel des prolétaires ou des humiliés en général du strict point de vue de ce qui les manipule était un divorce majeur avec ce que chacun comprenait jusqu’ici comme l’approche politique ;
  4. et en voici un autre. À cette époque, dans son séminaire, Lyotard nous apprenait à répondre de manière crâne à ceux qui nous reprochaient de compliquer les choses au point d’empêcher tout combat concret, matériel, de ne plus laisser la possibilité que d’un cheminement intellectuel : nous devions dire tout simplement « bien sûr les idées changent le monde ! ». Il fallait se déprendre de l’obédience envers le cambouis, les mains sales, la matière, la violence, allant de pair avec le mépris pour l’idée et sa pertinence. De cette croyance selon laquelle il avait été établi, une fois pour toutes, que seule l’action érosive des substances matérielles ébranlait le monde, comme si la vie humaine n’était pas tissée de langages, de symboles, d’idéalités. Ici, c’est la politique fille de la fameuse thèse marxienne sur Feuerbach, avec toute sa longue conséquence prétendument réaliste, que Lyotard nous engageait à abjurer.
Telle était la rupture. Elle était forte, elle était profonde, et ceux qui suivaient Lyotard ont pu avoir le sentiment, dans les années soixante-dix, d’avoir été sortis par lui de quelque chose par quoi tout le monde, « à côté », continuait d’être tenu. Le contenu de cette rupture reste d’actualité. Sous nos yeux, tous les jours, nous rencontrons des nouveaux adeptes du politique qui montent à l’assaut du monde à l’aide du concept d’aliénation sans se poser de problème, qui conçoivent le capitalisme comme une instance méchante tyrannisant les hommes et les enfermant dans son bocal, qui lisent l’histoire et le monde comme l’unique fruit des humains d’en haut (des puissants, des riches, des États-Unis), sans que personne « en bas » n’y porte la moindre responsabilité et n’y habite de la moindre vie vraie, qui cherchent où se battre, casser, bloquer, courir et crier, parce que changer le monde est uniquement affaire de fonctions sub-idéelles.

Lyotard revenant de sa rupture ?

6Cette rupture, pourtant, il semble bien que Lyotard l’ait lui-même dépassée dans une construction philosophique réassumant en un sens tout ce qui avait été débranché. Cela s’est même produit en deux temps. D’abord, il a mis sur pied un nouveau référentiel conceptuel avec son ouvrage Le Différend. Ensuite, il a transmis dans une série d’écrits ciselés l’affect allant avec le nouveau dispositif, et reconduisant à sa manière la « sensibilité du politique ».

7Je dis tout cela avec une certaine prudence, parce que rien n’est sûr ici. Cette pensée de l’avant-dernier et du dernier Lyotard tolère plusieurs ententes. Mais ce que j’ai dit, la réassomption du politique brisé, s’y esquisse tout de même clairement. Expliquons-le rapidement.

8Nous nous intéressons donc avant tout à la pensée et au cadre de pensée offerts dans Le Différend, le maître ouvrage de Jean-François Lyotard (son « livre de philosophie », suivant sa formule).

9Je dis, pour commencer, que quelque chose du concept d’aliénation dans sa fonction politique s’y trouve réintroduit. En effet, une des définitions de la notion de différend est qu’une phrase peut se trouver « en souffrance », c’est-à-dire en mal de se manifester, alors que les régimes de phrase ou les genres établis sont incapables de l’accueillir. Tel est alors le différend : du point de vue des modes de repérage disponibles, la phrase ne peut pas être enregistrée, comptée, elle n’aura même pas eu lieu ; du point de vue de l’« en-souffrance », suivant lequel la phrase a été introduite, elle compte, elle s’inscrit, elle est attendue. Mais un tel double statut conflictuel ne renoue-t-il pas avec le schéma de l’aliénation ? Ne faut-il pas dire que la phrase en souffrance est rendue autre qu’elle-même (non occurrente au lieu de pré-occurrente) par les réseaux établis des évaluations/réceptions ? Que le « système » pervertit l’être, selon la forme conceptuelle caractéristique du concept politique postmarxiste de l’aliénation ?

10D’après Économie libidinale, nous devions cesser de croire pouvoir dire dans nos jugements une vérité de l’humanité ou de la société démentie par la présentation historique de celles-ci, parce que cela revenait à utiliser un géométral de la vérité supposé plus réel que l’humain et le social accessibles et expérimentables au gré et au fil des intensifications en cours. On comprend comment Le Différend peut sembler à Lyotard ne pas revenir sur le dégrisement antérieur, bien qu’il restaure quelque chose comme une aliénation : parce que l’ensemble de la réalité établie, effective, manifestée est représenté maintenant comme faisceau de grilles, règles, jugements (des régimes de phrase et des genres de discours), cependant que l’aliéné qu’on lui oppose a seulement le statut de l’attendu d’un sentiment, corrélat de l’en-souffrance. Le conflit de l’aliénation se traduit donc comme la pression de l’éprouvé contre la grille du catégorisable, et non pas, ainsi qu’il en va classiquement, comme la disconvenance du jugé vrai avec l’historiquement vrai. Mais bien sûr, si l’on tient pour le dégrisement apporté par Économie libidinale, ne devrait-on pas dire : après tout, la phrase seulement en souffrance, informulée et en attente, n’est-elle pas un mythe ? La vraie situation n’est-elle pas celle d’une phrase formulée, déjà accueillie par un régime et un genre, mais que des régimes et des genres « dominants » ne reconnaissent pas ? Auquel cas, ce n’est pas d’aliénation qu’il s’agit, mais de reconnaissance, et l’on s’oriente vers des versions habermassiennes ou honnethiennes du différend.

11À l’égard du capitalisme aussi, Le Différend renoue peut-être avec ce qu’Économie libidinale avait congédié. La formation historique du capitalisme, en effet, semble revenir dans le « livre de philosophie » de Lyotard sous le visage du « genre économique » (ce qui certes, constitue un déplacement intéressant pour lui-même par rapport à la notion marxiste de base). Mais cela signifie que le combat contre le capitalisme reprend quelque chose de son visage classique : il s’agira, non plus de pousser plus loin, par delà toute limite, une déterritorialisation, une fuite et une intensification que le capitalisme est déjà, quoique de façon pas assez large, mais de faire valoir les droits d’autres genres contre le genre économique. Certes, c’est de nouveau comme forme tendanciellement totalitaire, prétendant courber toute pratique à soi, que le capitalisme apparaît comme susceptible d’être dépassé. Mais la pensée saute par-dessus l’étape où elle le reconnaissait, ce capitalisme, comme incarnation du bien déjà, à sa manière. Le genre économique, en d’autres termes, n’est pas dépeint comme porteur – fût-ce à un degré limité – du principe du « respect de l’occurrence » par lequel Lyotard définit dans Le Différend le seul bien pensable.

12Si nous examinons maintenant la question de la lecture de la position des humiliés, des inférieurs, des vaincus, qui avait pu faire tellement débat lors de la parution d’Économie libidinale, la conclusion sera similaire. Dans le système du nouveau livre, ces « victimes » sont réidentifiées comme les porteurs des phrases en souffrance. Et Lyotard prend en effet les exemples du prolétaire (qui veut faire valoir le tort fait à la force de travail devant un tribunal dont la seule règle est celle de l’échange égal), ou du musulman algérien colonisé (qui veut faire valoir le tort d’être traité comme individu administré par l’État français dans un système où tout tort ne saurait être qu’interne à cette condition axiomatiquement présupposée). Mais il en résulte que les victimes ne sont nullement internes au processus historique où elles apparaissent comme victimes. Elles ont à son égard toute la distance de l’informulé ou de l’informulable. Elles sont projetées sur le silence et la souffrance de ce qu’elles n’ont pas pu faire advenir. Elles sont situées comme un manque du langage, et pas comme une composante du discours-monde en train de se déployer.

13Reste à considérer l’idée antimatérialiste selon laquelle « en effet, les idées changent le monde ». Le Différend la maintient-il ? On hésitera, cette fois, à répondre. D’un côté, tout ce qu’il s’agit de faire advenir, ou de respecter, ce sont les modes ou les possibilités du langage. Ce qui est en cause, c’est la configuration du possible en matière de langage résultant des régimes acquis et des genres régnant. Changer le monde, c’est introduire un nouveau régime, un nouveau genre : c’est faire passer un nouvel idiome, dira volontiers Lyotard. Mais de telles figures ne sont-elles pas, par définition, idéelles ? Tout ce qui a trait à l’objectivité et à l’institution linguistique est par définition idéel : le langage est la sphère où rien ne se tient sauf à être type de toutes ses occurrences, c’est-à-dire idéel. On peut lire Le Différend dans ce sens, et on peut même aller très loin dans cette direction, puisque le respect de l’occurrence et la richesse des modes possibles du langage sont rapportés par Lyotard à l’obligation au sens de Levinas, c’est-à-dire – au moins selon mon analyse et ma compréhension – à la ressource de toute idéalité [1].

14Mais, à côté de cette ligne de lecture, il y a l’autre, qui privilégie la figure du sentiment. Le nouveau qui vient est ce qui était empêché, barré, et il advient tout de même par la grâce du sentiment qui l’attend indéfectiblement. On a l’impression du coup que le changement du monde est surtout et d’abord tributaire de ce sentiment. Ce ne sont donc pas les idées qui changent le monde, mais les sentiments qui appellent les idées. Accordons que le déplacement, dans ce cas, n’est pas un pur retour à la case départ, n’est pas un reniement strict. À vrai dire, il n’y avait reniement strict dans aucun des quatre cas, mais, disons, encore moins ici.

15Je l’ai annoncé, nous devrions encore compliquer cette évaluation en disant quelques mots de ce que devient la rupture d’Économie libidinale dans les écrits du dernier Lyotard, mettant en avant les motifs de l’enfance, de la misère, de la phrase-affect, de l’inarticulé. Mon appréciation serait que cette phase – donnant lieu aux textes peut-être les plus beaux et les plus prenants de Lyotard – maximise la part de « restitution du politique classique » déjà mise en relief à partir de l’examen de la pensée du livre Le Différend. Essayons de le justifier en peu de mots, sans imaginer qu’on puisse faire en la matière vraiment l’économie d’une étude attentive, longue et patiente (que d’autres, peut-être, ont mené ou mèneront).

16L’aliénation, dans ces écrits, se loge au lieu que lui assigne Le Différend, celui de l’en-souffrance de la phrase humiliée (lieu temporel autant que spatial). Lyotard insiste sur cet « avant », celui de la sauvagerie, de l’enfance, de l’existence pas encore liée à l’intrigue, au système, au jeu de la raison et du discours. Quelque souci qu’il puisse avoir de ne pas céder au romantisme et à sa Schwärmerei, comment, en dépeignant de façon toujours plus intense et émouvante ce moment ou cette stase de l’inarticulé, ne donnerait-il pas l’impression que l’économie ordinaire du monde la capture et l’aliène ?

17Le capitalisme, aussi, prend un visage plus sinistre. Il est vu comme le développement inexorable et jamais décidé de la technique, elle-même interprétée comme réduction du temps au temps comptable, et de tout événement à une transition d’information. Le capitalisme, en substance, devient plutôt la détresse du Gestell qu’un fascinant emballement deleuzien des agencements (comme à l’époque d’Économie libidinale). La « résistance » qu’imagine Lyotard contre sa logique n’est donc plus une manière de le chevaucher au-delà de ses limites.
Je saute au quatrième point : dans la mesure où, dans cette dernière période, Lyotard maximise la dimension sentimentale de l’en- souffrance, il joue la carte de l’interprétation non idéelle du changement possible du monde. Si quelque chose peut fulgurer qui échappe à la redite, qui troue le ronronnement mortifère du monde, c’est par la vertu de l’angoisse humaine, et d’une sensibilité se transposant en montage esthétique : ce n’est plus parce qu’une nouvelle formule du langage a été idéellement osée.
Quid de ce qui était notre troisième point (l’évaluation de la part prise par les humbles, les inférieurs, au mouvement du monde) ? Je ne sais pas si on peut trouver dans ces derniers écrits quelque chose qui infirme ou reprenne cet « acquis » du Lyotard d’Économie libidinale. Il me semble que c’est la figure même de ces inférieurs-humiliés qui régresse de son tableau final : raison pour laquelle, d’ailleurs, on a taxé ce Lyotard des dernières années de non politique.
C’est d’ailleurs le moment de remarquer que notre analyse juge les choses exactement à l’inverse du compte rendu habituel : on dit en général, il me semble, que le Lyotard d’après Le Différend abandonne le politique. Selon l’approche défendue ici, c’est celui d’Économie libidinale qui avait durement « cassé » le schème politique marxo-subversif : celui du Différend d’abord, celui de la dernière période encore plus, réhabilitent pour une part la table de la Loi brisée.

Considération du difficile

18Cela dit, j’avais annoncé pour cette brève réflexion un autre enjeu : celui de ce que j’appelle le « difficile politique ». Derrière la question du schème marxo-subversif, en effet, il y a à mon sens autre chose, de plus essentiel et de plus important encore peut-être : la croyance que le politique est la terre promise du bien et de la vérité, et qu’il suffit de rejoindre son régime et sa logique pour tirer les bénéfices de la justice et de la lucidité. Avant que d’adopter la vibration du politique, nous sommes complices de l’injustice et leurrés sur la raison immanente au monde. Dès lors que nous entrons dans le politique, nos yeux se dessillent et notre cœur se purifie : nous œuvrons au bien et comprenons les causes et les raisons du mouvement général des choses.

19Ce mythe, que la politique de gauche et d’extrême gauche aura puissamment contribué à faire vivre (bien qu’il n’ait sans doute rien à voir au fond avec le combat pour le principe d’égalité), jette dans l’ombre et fait éternellement méconnaître ce qui, pourtant, est si évident : la difficulté, l’horrible impraticabilité du politique.

20Cette difficulté, pour faire vite, tient à deux sortes de raison.

21La première est assez largement connue, je crois : elle a trait à l’arbitrage politique. On se représente l’affaire politique comme suspendue à une décision juste, comme dépendant de la détermination d’un principe de droit, appelé à avoir force exécutoire dans le monde, et parvenant à pondérer correctement les libertés, les besoins, les droits, les devoirs, etc. La « bonne politique » est celle qui conduit à la bonne législation, qui elle-même n’est vraiment bonne que si elle prend en considération la profondeur de la situation humaine, la diversité des « cas » concevables, la co-occurrence des revendications contradictoires.

22Certes, il y a, dans l’usage allègre du politique auquel nous pensons, une forte tendance à nier cette difficulté d’arbitrage inhérente au politique : on le fait, généralement, en se contentant de répudier au nom de ses conséquences négatives tout arbitrage qui a été rendu, sans reconnaître la nécessité qu’il y ait un arbitrage, et sans comparer celui qui a été rendu avec d’autres ne l’ayant pas été, que l’on assume d’estimer meilleurs et aux mauvais effets (autres) desquels on accepte de se lier. Il est surprenant de voir à quel point il reste possible, aujourd’hui, de pratiquer le politique sous la simple forme de la dénonciation de ce qui est au regard d’une perfection qui devrait être. Néanmoins, la prise au sérieux de l’inextricable de l’arbitrage politique, le désaveu de la facilité des appréciations et combats politiques se défaussant de la tâche de l’arbitrage viable et de sa recherche, ont cours, sont le fait de nombreux esprits.

23Un peu plus rare est la reconnaissance de la deuxième difficulté du politique : celle qui a trait à l’empire que prend sur l’exercice institutionnel ou révolutionnaire de l’administration du monde la cause d’un politique ne se laissant plus définir comme cette administration, ou comme l’organisation des relations de pouvoir par lesquelles elle passe. Le mot politique est en effet double, il enveloppe un homonyme. Il désigne aussi un enjeu, et un appel à garder et transmettre cet enjeu appris et rencontrés dans la prise en vue théâtralisée des dialogues humains. Politique est alors le nom d’une région du sens faisant valoir ses propres exigences et requérant l’humanité pour qu’elle relance et perpétue le sens en cause. La grande affaire du politique en ce sens, c’est ce que j’ai appelé l’identité de camp : faire camp, se constituer une subjectivité répétable et collectivement partageable, à travers la thématisation péjorative d’un groupe visé comme celui que l’on honnit, dont on se sépare et que l’on combat dans le mouvement même de le viser et le reconnaître pour le péjoratif dont on l’affuble.

24J’ai essayé d’analyser, dans Territoires du sens, la gamme des comportements, des vécus et des langages auquel le politique nous appelait, pour que nous reconduisions entre nous le mode de l’identité de camp et fassions de la sorte vivre son sens [2]. Comme tout sens partagé, et dont la tradition est disponible, le politique comme appel à l’identité de camp propose une formule « infinie » de l’existence : on peut s’enrôler à lui de telle façon que tous les aspects d’une vie riche tomberont sous la juridiction de ce politique (par exemple lorsque l’on se construit, au fil des années, dans tous les domaines, comme militant).

25Cette figure du politique est liée à la définition commune de la politique comme administration du monde et élaboration/correction des relations de pouvoir. Chaque fois que l’on adhère à un programme au niveau de cette administration et de cette élaboration/correction, en effet, on est amené à devoir gagner les autres à ce programme : et cela ne se peut que par construction d’une identité en lutte contre les autres, s’arrêtant dans le geste de projeter péjorativement d’autres identités. Tous les combats politiques en passent par ce mode et cette forme, non pas parce que c’est « objectivement » nécessaire à toute cause, mais parce que, en défendant une cause, on rencontre forcément l’appel du politique de l’identité de camp, bien établi comme appel dans l’humanité, depuis un fond traditionnel jusqu’à nouvel ordre indélébile.

26Le bon exercice politique est celui qui assume ce politique du camp, qui capitalise l’identification de camp et réduit la résistance des autres camps, faisant advenir – au sein de cette pratique inévitable et dévorante, uniquement comptable devant elle-même – des dispositions améliorant le monde universellement, conformément à des échelles de la validité étrangères à l’identité de camp.

27Or, il est d’une terrible difficulté de réussir cela : d’entrer dans le jeu et l’exigence de l’identité de camp sans cesser d’être appelé par d’autres idéaux, ceux qui, « officiellement », justifient l’engagement politique. Toute histoire personnelle de rapport avec le politique connaît ce dilemme ou cet attelage impossible. Cela correspond, grossièrement, au motif usé de la « politique politicienne », ou du réalisme politique, sauf que, dans ces formulations et ces présentations, on minimise fallacieusement la force d’appel du politique de l’identité de camp : on omet de comprendre qu’il s’y agit, tout simplement, d’un des « sens de la vie » disponible, d’une des grandes voies offertes à l’homme pour se faire un destin. L’appel à l’identité de camp définit un sens, détermine la tradition d’une idéalité. C’est en tant que telle qu’il adhère à tout engagement « politique » au sens usuel, et risque toujours de l’engloutir.

28Ma dernière question sera donc, tout simplement : Jean-François Lyotard voit-il la difficulté du politique en ce double sens ? Nous enjoint-il, ou commence-t-il de nous enjoindre, un nouvel usage du débat et de l’action dans la cité, prenant le politique comme difficile politique ? Je conclurai cet article par une réponse partagée à cette question.

29D’un côté, sans nul doute, Lyotard a enseigné en effet la difficulté du politique, et ce, essentiellement, à travers sa pensée du différend. La mauvaise nouvelle qu’il nous annonçait, en effet, était que nous n’en avions pas fini avec le jugement : qu’il ne suffisait pas d’être les champions du désir, en quelque sorte (à vrai dire, selon Lyotard, personne ne peut être un tel champion, c’est là un de ses plus grands articles de sagesse). L’histoire et la justice continuent de réclamer de nous des arbitrages. D’où la question du « Comment juger ? », choisie en 1982 comme titre du colloque de Cerisy autour de la pensée de Jean-François Lyotard. Mais l’arbitrage n’ira jamais de soi, ne sera jamais facile, parce que, disait-on alors en tant que lyotardien, nous avons à juger dans la « condition du sans critère » : le jugement requis n’est pas simplement technique, ne peut pas résulter de la seule application d’une règle conceptuelle. Cela voulait surtout dire, je pense, que l’on devait juger dans la hantise des phrases que la référence à un critère, quel qu’il soit, risquait de reléguer, d’oublier, d’interdire. Non pas que l’on devait s’installer dans le vide de l’absence de tout critère, mais plutôt qu’il fallait ajouter à l’usage de tout critère la pensée inquiète des aspirations à phraser qu’il pouvait condamner. Telle était la façon lyotardienne de concevoir la difficulté du politique : elle serait liée au danger totalitaire inclus dans toute rationalisation judicative, alors même que le passage par une telle rationalisation était reconnu inévitable.
Mais Lyotard a-t-il pressenti la difficulté du politique au second sens, c’est-à-dire le danger inclus dans notre enrôlement dans l’identité de camp ? Notre capacité à confondre toute cause avec celle d’un camp, notre tendance à donner toute notre humanité au camp, à l’appel de l’identité de camp, plutôt qu’à toute autre idéalité ? Sans parler même du fait que l’on méconnaît facilement, dans le contexte du politique, le camp au service duquel on travaille (cet aspect de l’absurdité du politique étant peut-être celui que l’on expérimente de la façon la plus concrète et la plus douloureuse).
Je n’en suis pas sûr, et, pour moi, c’est là que se situe l’ambiguïté du concept de différend, dont la justesse extraordinaire, la force descriptive me frappent par ailleurs. En effet, lorsque je raisonne en termes de différend, j’interprète le nœud de certains régimes de phrase, la constellation de certains genres de discours, comme ce qui interdit tel surgissement de phrase dont j’ai le sentiment. Mais cela ne risque-t-il pas toujours d’équivaloir à une construction d’identité de camp à la faveur de l’image imputée aux genres et aux régimes en cause ? Le choix n’est-il pas, implicitement, de laisser tomber le politique comme art de l’administration du monde et de l’équilibration des forces au profit d’une politique de la résistance, nous permettant de nous contenter de l’infaillibilité du sentiment que nous défendons, infaillibilité concrètement aménagée dans la gratification de l’identité de camp ainsi constituée (le camp des artistes et des penseurs contre l’anonyme règle calculante/comptable de l’économie ou de la technique) ?
Tels sont le lieu et la raison de mon doute et de mon inquiétude. On observera que cette évaluation recoupe la lecture de la pensée des deux derniers Lyotard comme pensée rétablissant à sa façon les quatre traits auparavant brisés par lui de la politique d’inspiration marxiste. Mais on mesurera aussi, j’espère, à quel point cette courte méditation est redevable à l’effort lyotardien pour nous emmener, au-delà d’un politique allant de soi, jusqu’au « difficile politique ».


Date de mise en ligne : 03/05/2011.

https://doi.org/10.3917/cite.045.0019

Notes

  • [1]
    Voir Jean-Michel Salanskis, Territoires du sens, Paris, Vrin, 2007, p. 24-25.
  • [2]
    Ibid., « Ethanalyse du politique », p. 33-73.
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