Notes
-
[1]
Richard Millet, Lettre aux Libanais sur la question des langues (Paris : Éditions Furstemberg, 2009), p. 23.
-
[2]
Ibid., p. 39.
-
[3]
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? (Paris : Éditions de Minuit, 1991), p. 92. Plus loin, Deleuze et Guattari écrivent : « L’utopie n’est pas un bon concept parce que, même quand elle s’oppose à l’Histoire, elle s’y réfère encore et s’y inscrit comme un idéal ou comme une motivation. Mais le devenir est le concept même. Il naît dans l’Histoire, et y retombe, mais n’en est pas. […] Aussi est-il plus géographique qu’historique » (ibid., p. 106).
-
[4]
Ibid., p. 326.
-
[5]
Ibid., p. 306.
-
[6]
Ibid., p. 306.
-
[7]
Cf. Quentin Meillassoux, Après la finitude : Essai sur la nécessité de la contingence (Paris : éditions du Seuil, 2006).
-
[8]
Alain Badiou, Deleuze. « La clameur de l’être » (Paris : Hachette Littératures, 1997), p. 57.
-
[9]
Henri Bergson, Le Possible et le réel, in La Pensée et le mouvant (Paris : Presses Universitaires de France, 1938).
Écrire, c’est actualiser le geste de l’adieu pour aller nulle part. Je dis donc adieu au Liban, où je ne reviendrai sans doute plus qu’en esprit, dans la clandestinité d’un silence amoureux.
1Un écrivain qui fait ses adieux au monde y retourne dans un livre. La formule n’est pas seulement romantique. J’essaierai de vous le montrer dans les lignes qui suivent. C’est à peine si elle n’est pas pour moi littérale. Ce qu’elle me laisse entendre, en effet, dans un sens sans doute surprenant pour ceux qui ne se doutent pas que la métaphysique du livre n’est pas moins pressante que celle du monde, c’est que l’écrivain disparu retourne le monde dans un livre, que le livre devient le monde où l’écrivain revient, ou encore, que l’écrivain revient sur le monde, dans un livre – comme on dit que l’on revient sur une question laissée en suspens, ou qu’on revisite un problème –, à la manière d’un revenant, d’un corps sans étendue qui n’a gardé que l’intensité, ou à la manière d’un logicien qui ne hantera plus le monde que pour en inférer la logique, s’attaquant ainsi à un problème inverse : inversant la logique du monde.
2Ce tour du monde n’embrasse plus la réciprocité réconfortante des états du monde, ni l’intériorité de la relation et du relatif. Pour revenir, l’écrivain n’a plus besoin de rentrer de son exil. C’est le monde entier qui le suit, ou plutôt, qui se retourne après lui. C’est le monde entier qui devient un livre. L’exil linguistique a cet étrange pouvoir métaphysique. Car le monde n’est guère plus grand qu’un livre. Personne ne sait ce que peut un livre !
3L’écrivain qui s’exile dans la langue où il écrit, surtout quand celle-ci « ne nomme plus le monde [1] », ne laisse pas de monde derrière lui par rapport auquel il serait exilé. Il ne laisse ni rapport, ni relation, ni même d’extérieur. Aussi Richard Millet peut-il conclure : « Mon exil est absolu, car linguistique, donc intérieur? [2]. »
4* * *
5Je n’imiterai pas, pour ma part, le parcours historique de Richard Millet. Je profiterai de notre rencontre au cœur de la fabrique des livres, dans cette maison d’édition que j’ai créée et où il reparaît, pour me transporter tout de suite au point où il en est. Hors de l’histoire dont il dit être sorti. Hors du monde dont il dit s’être exilé. Je le rejoindrai directement dans la géographie qui « arrache l’histoire à elle-même, pour découvrir les devenirs? [3] ». Je le rejoindrai dans le « règne de ce qui n’est pas et ne se peut pas », dans le Livre, comme dit Blanchot en parlant de celui de Mallarmé [4], que j’interprète quant à moi comme le retournement du monde en livre, comme le livre qui n’est pas mais qui est à venir, qui ne se peut pas et ne s’espère pas sous les « formes inférieures de la probabilité? [5] », mais qui peut tout et dont on pourra attendre tout, dans une catégorie autre que l’espoir et dans une souveraineté de l’œuvre autre que le possible, une fois qu’on se sera transporté dans son monde et qu’on se sera soumis à sa métaphysique. Car personne ne sait, en vérité, ce qu’est un livre, ni comment on écrit un livre !
6Au récit de Richard Millet je substituerai donc le mien, non pas mon histoire mais ma géographie, et je vous prie de croire que mon récit sera tout autre que le sien. Non pas son opposé, non pas même un récit parallèle, mais le résultat d’une double soustraction : celle de l’histoire dont on pourrait encore opposer la logique à Richard Millet et celle de la métaphysique ordinaire qui ne verrait rien d’autre, dans la question des langues qu’il soulève dans son livre – cette prédominance de la langue anglaise et ce goût de l’écrivain pour la langue française –, que le fruit de la contingence historique. Ce qui restera et ce qu’on verra alors, une fois cet écran retiré, sera un point sans extension historique, le préliminaire d’une inversion – ou d’un exil – qui nous donnera un absolu.
7Et d’ailleurs, il ne reste devant vous et il n’apparaît devant vous aujourd’hui que ces livres que je fabrique, et même, pour certains, que j’écris ; mon histoire, mon récit, y sont littéralement contenus, hors de l’histoire et littéralement sur place – car ils se trouvent littéralement à la place des livres – et ainsi comprendrez-vous que c’est la géographie que je vais vous raconter, et non pas l’histoire. « Le livre nécessaire », dit Blanchot – et c’est bien du livre nécessaire que je veux vous parler, ainsi que de la façon dont tout livre est nécessairement écrit –, « est soustrait au hasard [6]. »
8* * *
9Pour autant, ce n’est pas la théorie du livre que je voudrais faire ; ce n’est pas de cette nécessité-là qu’il s’agit. Car la nécessité théorique reste à son tour enfermée dans la réciprocité des états du monde et de la représentation. Elle projette des possibilités et les somme en nécessité. Elle spécule théoriquement. Elle réfléchit comme un miroir et ne pense pas et ne perce pas. Elle ne transperce pas le miroir et ne se libère pas de l’intériorité de la relation.
10L’absolu de la contingence, en revanche, ce grand dehors, sort et ne revient pas et ne renvoie aucun rayon réfléchi. Il donne à spéculer sans miroir et sans métaphysique [7]. L’absolu de la contingence, qui n’a qu’un seul sens, qui n’est qu’un seul trait, qui n’est qu’un seul jet, et qui ne devient éternel retour que lorsqu’on tente de le représenter justement et qu’on le projette dans la combinaison numérique du dé et du hasard probabiliste – et nous n’avons malheureusement d’autre choix que de représenter la contingence dans la possibilité et dans la série temporelle ou historique ; « Que tout revient, écrit Nietzsche dans La Volonté de Puissance, c’est l’extrême approximation d’un monde du devenir à celui de l’être » –, l’absolu de la contingence, le surgissement radical, le devenir qui devrait avoir la géographie à la place de l’histoire et la place au lieu du temps, ne peut pas tolérer la réciprocité de la théorie ou l’enfermement de la clôture. Il ne s’accommode que de l’univocité du récit.
11Dans son livre sur Deleuze, Alain Badiou écrit : « L’intuition (comme mouvement double, et finalement comme écriture, comme style) doit simultanément descendre d’un étant singulier vers sa dissolution active dans l’Un […] et remonter de l’Un vers l’étant singulier. […] L’intuition est ce qui parcourt (idéalement, à vitesse infinie) selon une seule trajectoire cette descente et cette remontée. […] elle ressemble à une aventure narrative plutôt qu’au coup d’œil de Descartes [8]. »
12Aussi n’est-ce pas à une vision cartésienne du livre que je voudrais vous convier, mais à une intuition deleuzienne, c’est-à-dire à une aventure, au récit d’une découverte. Et tout d’abord celle-ci, proprement extraordinaire, renversante, qui se dit ainsi : En écrivant des livres de la façon dont je dis qu’il faut les écrire, on pourra prédire l’histoire (ce qui veut dire qu’on se passera de l’histoire et qu’on occupera la géographie) !
13* * *
14C’est un récit géographique et non pas historique que je vous ai promis. Mon récit est d’ailleurs tout entier livré à vos yeux, sous la forme de ces livres qui l’enveloppent. Mon histoire, c’est cette croix mise sur l’histoire ; ce sont ces livres, ainsi disposés ; et ma géographie, c’est leur marché, leur sortie, la surface sur laquelle je peux marcher.
15Si mon but, en effet, est de remplacer l’histoire par le processus géographique et par le livre, et à supposer que ce but sera atteint, je n’aurai eu, rétrospectivement, besoin de rien vous avoir raconté. Rien dans le temps ou dans l’histoire, rien dans l’ordre de la série temporelle du récit ou dans l’ordre de l’attente et de la probabilité, rien dans l’ordre de la prévision, de l’espoir, de la fiction ou du roman. En réalité, je n’aurai besoin que de descendre du véhicule de la possibilité pour marcher sur la surface matérielle du livre et visiter son site géographique. La prévision et la possibilité ne sont que fabrication, dit Bergson [9]. Or, le livre n’est pas fabriqué ; le livre n’est pas prévu ; il n’est pas possible ; il ne se peut pas.
16Le livre est réel ; lui-même est une fabrique ; il prend la place de l’écrivain. Il est un processus géographique que j’appelle le processus de la place, en référence à Furstemberg qui nomme aujourd’hui mes livres. Ainsi la place Furstemberg est-elle aujourd’hui ma langue. Elle nomme mon monde et c’est elle que je dois dire. C’est à elle que mon récit doit venir.
17* * *
18J’ai connu la place de Fürstenberg le 12 septembre 1982. (Je l’écris avec un N et non pas un M, car c’est ainsi que je la nommais dans mon récit personnel avant que celui-ci ne devînt livre et que ma maison ne devînt une maison d’édition – et en ce double nom donné à la place, l’un intérieur, avec un N, l’autre extérieur, avec un M, l’un historique, l’autre géographique, je signale déjà l’écart entre le contenu du livre et sa matière, entre ce que le livre est et ce que le livre devient, ou plutôt, ce que le livre peut.) C’est le jour où je suis arrivé à Paris, déjà destiné dans une lettre, déjà envoyé par l’écriture et déjà mis dans un livre.
19Car j’avais déjà écrit. L’événement qui m’a produit ici m’avait déjà marqué dans un livre et pressé par un livre. Le Paris auquel me destinait mon père historiquement, celui des classes préparatoires aux concours d’entrée des Grandes Écoles d’ingénieur, avait déjà été renversé par l’écriture (ce qui se dit, dans ma logique d’inversion, « par la géographie »), lorsque, empêché de réaliser cette histoire-là, prévue, espérée, paternelle, par l’entraînement militaire que les milices chrétiennes, unifiées par Bachir Gemayel sous le nom des Forces Libanaises, avaient imposé aux élèves de Terminale de la promotion 82, et confronté en cet été 82 à la perspective soudaine que l’année qui viendrait dût se passer pour moi dans ce camp d’entraînement d’Ahmaz et non pas sur les bancs du lycée Louis-le-Grand, j’avais découvert le processus matériel de l’écriture (géographique et non pas historique) comme substitut à l’espoir et à la probabilité, et la surface extraordinaire de l’œuvre comme substitut à l’histoire d’une vie.
20J’ai commencé à écrire, dans ce camp d’Ahmaz, non pas un journal, mais une lettre soutenue, poursuivie jour après jour, dans un cahier que je destinais à une jeune fille rencontrée à la faveur d’une permission, et mon sentiment très vif a précisément été, à travers cet acte d’écrire, que cette personne-là, ce corps-là, cette chair-là, je pouvais vraiment la toucher et la changer au moment même où j’écrivais et non pas au moment ultérieur où elle me lirait. Je découvrais ainsi la métaphysique immédiate, géographique, de l’écriture et de sa presse. Je découvrais sa transmission instantanée.
21Claudia était matériellement présente sur ma page : à elle se transmettait directement la griffure de ma plume, qui transmettait l’entaille de ma pensée. Et même je suis tombé amoureux d’elle en écrivant. Non seulement j’écrivais ce que je pensais, mais je pensais ce que j’écrivais. Cette réversibilité, qui a l’air triviale, le paraît tout d’un coup beaucoup moins quand on songe vraiment à ce que cela veut dire que l’on pense ce qu’on écrit et non pas l’inverse, à savoir qu’on le pense après l’avoir écrit et qu’ainsi on l’aura écrit avant de le penser ; que cela, l’écrit, était donc impensé et même imprévu et qu’il existerait ainsi des pensées que l’on ne peut avoir qu’en écrivant. Non pas des pensées qu’on finirait par avoir tôt ou tard dans le temps, ou que le processus matériel de l’écriture simplement cristalliserait ou matérialiserait ; mais des pensées qui se passeraient là, géographiquement, à cette place-là de l’écriture et nulle part ailleurs.
22La place des pensées est la page d’écriture. Il faut visiter la page, il faut venir à ce site. On ne vit pas (historiquement) l’événement de l’écriture. On le visite géographiquement.
23J’étais donc parti pour écrire sur le sable du plateau d’Ahmaz et pour ne jamais aborder le Paris espéré de la prépa scientifique, si ce n’était que quatre géniteurs, quatre accoucheurs dont trois mourront en me « délivrant » et dont le quatrième disparaîtra sans laisser de traces, finiront par me livrer à Paris après tout, non pas à la place attendue, mais à la place de Fürstenberg.
24Le premier, mon père que j’ai vu mourir ce jour de juillet 82 où il était venu m’annoncer, à Ahmaz, qu’il n’avait rien pu faire pour me laisser partir en France, que son prestige de général de gendarmerie et l’influence qu’il aurait pu avoir pour me tirer d’affaire s’étaient évanouis en même temps que les rêves d’avenir brillant qu’il avait entretenus pour moi à Paris et que le comité des Forces Libanaises, qui devait décider de mon sort en dernier recours et à qui avaient été dépêchées en dernière instance à la fois l’excuse de mon jeune âge (16 ans) et celle de l’avenir exceptionnel qui m’attendrait à Paris et que le Liban ne pourrait pas dupliquer de sitôt (L’École Polytechnique), avait décidé au contraire de faire de mon cas un exemple et de son refus de me laisser partir un modèle d’intransigeance.
25Mon père, déchu ce jour-là, mais qui a alors joué le tout pour le tout et transféré à Paris, bien qu’il fût désormais certain que je n’y mettrais pas les pieds de sitôt, le dossier de mon baccalauréat français, dont la seule session programmée, en cette période avancée de l’été 82, ne serait plus maintenant que celle de septembre, ou « session de remplacement », après que l’invasion israélienne de juin 82 eut empêché que les épreuves auxquelles j’étais inscrit à Beyrouth comme tous les élèves de mon collège de Jésuites se déroulassent comme prévu au début de l’été.
26En cela, mon père avait effectué un calcul de probabilités absolument rationnel, en joueur de poker expérimenté qu’il était, car si je devais rester à Beyrouth, comme tout portait à le croire maintenant que le comité des Forces Libanais avait tranché contre moi et « abattu » mon père devant mes yeux, cela ne servirait à rien que j’y passasse le baccalauréat français, vu que les universités libanaises, auxquelles me destinait désormais cette inflexion malheureuse de mon destin, ne réclamaient pour leur entrée que le baccalauréat libanais ; mais si, en revanche, un miracle devait faire que je me retrouvasse à Paris en septembre, j’aurais tout à gagner à ce que mon baccalauréat y fût effectivement gagé, aussi lourde que fût la mise et injouable ce seul mot de « baccalauréat », aussi terrifiante que fût l’idée de manquer son rendez-vous solennel devant l’infime probabilité du miracle en question.
27Le miracle se produisit ; ce fut la mort du deuxième géniteur qui m’accoucha en la place de Fürstenberg, je veux dire celle de Bachir Gemayel, survenue exactement le jour de la première épreuve de mon baccalauréat à Paris, à laquelle, par miracle, ou plutôt par l’intercession d’un envoyé du ciel, j’avais réussi à me présenter. Car ce n’est pas Bachir qui m’a produit à Paris, c’est sa mort ; non pas son histoire mais son contraire, non pas ce que Bachir est ou ce qu’il a connu ou vécu mais le « règne de ce qui n’est pas et ne se peut pas », comme dit Blanchot, le livre de Bachir, si l’on veut, sa sortie définitive, cela qui a pris sa place.
28* * *
29Encore me fallait-il positivement un passeur (je veux dire, dans l’histoire positive). La providence me l’envoya sous les traits, ou devrais-je dire, sous la trace (qui mériterait à elle seule que j’arrête tout, un jour, afin d’essayer de la retrouver, à moins que, en tant que trace, elle ne fût destinée à n’être jamais, dans mon passé, à ce moment crucial où ma vie a basculé, que la trace de l’avenir qui se préparait pour moi, et à n’être dans ma vie présente que la trace de cela qui ne fut pas et qui ne se put pas – proprement impossible donc – mais qui se réalisa et qui fut tout simplement écrit), la trace d’un entraîneur du camp d’Ahmaz, Gabriel K., lequel, sans autre raison que celle de la géographie et de la place – car les jours au Liban commençaient à être comptés et l’histoire devenait trop étroite (Bachir allait mourir, un pays entier allait se retourner comme un gant) pour laisser encore la place à l’histoire, à la raison, à la séquence, à la biographie, ou même à la cause et l’effet, et ne pas la céder entièrement à la géographie –, décida de m’envoyer à Paris passer cette épreuve du bac, sans plus de complication ou d’autre explication à donner à quiconque, m’a-t-il dit, et encore moins au responsable militaire qui signerait sous nos yeux mon laissez-passer et qui avait présidé, quelques semaines auparavant, le fameux comité, que celle de supposer simplement que le sort eût décidé autre chose, par exemple que je fusse blessé en combattant sous les ordres de Gabriel au lieu de l’être par cette lame tranchante du baccalauréat et qu’il dût m’envoyer me faire opérer en France, comme il l’aurait fait pour tout autre que moi.
30Et Gabriel me sortit du camp d’entraînement dans un sourire de simplicité et même dans un reproche bienveillant, en ce samedi 11 septembre 82, en ce soir qui tombait sur le plateau d’Ahmaz, le reproche de ne lui avoir pas parlé plus tôt de mon tourment et de lui avoir caché que l’épreuve du baccalauréat aurait lieu à Paris à si brève échéance. Comme si mon père, captif de l’histoire et incapable justement de faire le pas de la géographie que ce passeur m’ouvrait, n’avait pas passé les trois mois de l’été à courir et à recourir, de comité en bureau politique, de personne éminente capable d’influencer le comité en personnalité proche de Bachir, et même passé une vie, toute sa vie qui s’est jouée dans cet été 82 et qu’il aura donc perdue, puisqu’il ne l’aura pas relancée par l’envoi de la mienne en France, mais seulement réussi, dans sa chute même et dans sa défaillance, à lancer ce dé aveugle, sans vie et sans espoir, le dé géographique qui allait me livrer Paris dans le sens contraire à l’histoire !
31Enfin le dernier geste qui m’adressa à la place de Fürstenberg fut celui par lequel ma conversion à la langue française comme style et comme écriture, par opposition au langage mathématique qui était ma spécialité et mon seul horizon, avait déjà commencé un an plus tôt dans ma vie, à savoir le geste de mon professeur de français de la classe de rhétorique, Raja Boulos, le premier à avoir prononcé devant moi ce nom de la place de Fürstenberg, « la plus belle de Paris », comme il me le dit ce soir-là, à la veille de rentrer à Beyrouth, à la fin de l’un des rares séjours qu’il fera encore à Paris avant qu’une maladie foudroyante ne l’immobilisât au Liban et n’achevât de le prendre, ce qui expliquait qu’il ne pût m’y accompagner ce soir-là mais seulement m’instruire de m’y rendre après lui, une fois lui parti, comme un testament que j’ouvrirais après sa disparition, comme le livre de Paris qui se trouverait tout entier contenu dans cette place de Fürstenberg.
32Ce nom de la plus belle place de Paris, que Raja Boulos prononça avant de partir et non pas qu’il m’écrivit, mais dont sa disparition prochaine et le fait qu’il ne m’accompagnera jamais en cette place, laissant toute la place, justement, au compagnon que j’y trouverai et qui sera celui d’une vie, feront que je le recevrai toujours, ce nom de la place de Fürstenberg, comme une écriture et non pas comme une voix vive, comme un signe et non pas comme une expression, comme une adresse à laquelle on m’écrirait et non pas comme un lieu où j’aurais à vivre (ce qui voudrait dire que c’est moi, littéralement, qu’on écrirait en cette place, que ma vie serait remplacée par un livre et pressée de rester en ces lieux : pressée de rester et non pas de demeurer, car le reste, le vestige, est le propre de la ruine et de l’écriture et du site en ruines, le propre du processus géographique, donc, tandis que la demeure est le propre de l’être et de l’histoire et de la chronologie et de la succession), ce nom de la place de Fürstenberg, je le recevrai également comme un indice, comme une indication et non comme une injonction, comme un geste infini que Raja Boulos ne produira pas seulement en direction de ce livre et de ce lieu, mais en provenance du passé infini que Deleuze, après Bergson, appelle le virtuel et qui pour moi sera toujours réel, puisque Raja Boulos, en en provenant, était mort.
33* * *
34Voilà pour le nom de Furstemberg, pour la place des disparus que j’occupe et à la place desquels j’écris ; voilà pour la croix mise sur l’histoire et pour son remplacement par le livre et par le processus géographique.
35Mais avant de passer matériellement au livre, avant de faire disparaître le monde et de le reproduire dans la logique inverse du livre, il faut encore que je dise par où je suis passé. D’où je viens pour venir au livre et à ce nom de Furstemberg qui s’écrit sur la couverture des livres que je fabrique et non seulement à l’intérieur de ceux que j’écris, avec un M et non plus un N. D’où je viens pour poser aujourd’hui le pied sur le marché du livre, pour marcher sur cette surface-là de l’écriture, après avoir entretenu et abandonné l’espoir du livre.
36Il faut que je vous dise mon propre exil, ma propre sortie du monde, la langue que j’ai moi-même retournée et qui m’amène ici. Avant de passer au marché du livre (et le livre, disais-je, n’est jamais un produit ou un résultat ; il n’est jamais fabriqué ; il est lui-même une fabrique et le marché du livre veut dire pour moi le marché qu’est le livre et qui est la seule façon de marcher, c’est-à-dire d’écrire un livre), je suis passé par le marché.
37Je viens au livre depuis le marché des produits dérivés, crié en bourse ou dans le pit, ce qui veut dire, en anglais, le puits ou la mine, le marché que je redéfinirai pour ma part comme le lieu d’échange d’actifs contingents (autre nom, philosophiquement plus juste, des produits dérivés) et qui, comme je le montrerai prochainement, fait réellement perdre tout espoir et nous apprend à marcher à l’extérieur de la possibilité, dans l’espace absolu et non plus dérivé, dans l’espace (sans états du monde et hors probabilité) de la contingence.
Notes
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[1]
Richard Millet, Lettre aux Libanais sur la question des langues (Paris : Éditions Furstemberg, 2009), p. 23.
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[2]
Ibid., p. 39.
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[3]
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? (Paris : Éditions de Minuit, 1991), p. 92. Plus loin, Deleuze et Guattari écrivent : « L’utopie n’est pas un bon concept parce que, même quand elle s’oppose à l’Histoire, elle s’y réfère encore et s’y inscrit comme un idéal ou comme une motivation. Mais le devenir est le concept même. Il naît dans l’Histoire, et y retombe, mais n’en est pas. […] Aussi est-il plus géographique qu’historique » (ibid., p. 106).
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[4]
Ibid., p. 326.
-
[5]
Ibid., p. 306.
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[6]
Ibid., p. 306.
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[7]
Cf. Quentin Meillassoux, Après la finitude : Essai sur la nécessité de la contingence (Paris : éditions du Seuil, 2006).
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[8]
Alain Badiou, Deleuze. « La clameur de l’être » (Paris : Hachette Littératures, 1997), p. 57.
-
[9]
Henri Bergson, Le Possible et le réel, in La Pensée et le mouvant (Paris : Presses Universitaires de France, 1938).