Cités 2009/4 n° 40

Couverture de CITE_040

Article de revue

« Existe-t-il quelque chose comme une politique deleuzienne ? »

Pages 15 à 20

Notes

  • [1]
    Titre général de la conférence « Immanent Choreographies Deleuze and Neo-Aesthetics : A Tate Modern Public Programme », Modern Tate, Londres, 21-22 septembre 2001. Participants : Alain Badiou, Alexander Garcia Düttman, Iain Mackenzie. Conférence et discussion en anglais.
English version

1DOMINIC WILLSDON. — Nous accueillons Alain Badiou, un des philosophes importants en France depuis plusieurs décennies, de plus en plus connu maintenant que ses œuvres sont traduites en anglais, et que la littérature secondaire sur sa philosophie se développe aussi en anglais. Parmi ses livres traduits ces dernières années, on trouve Deleuze. La clameur de l’être, reçu comme une importante interprétation hétérodoxe de Deleuze, une lecture puissante de la philosophie de Deleuze. C’est donc un plaisir pour nous que d’accueillir aujourd’hui Alain Badiou.

2ALAIN BADIOU. — [...] Ma question sera : Est-il possible d’identifier quelque chose comme une politique deleuzienne ? La question est très difficile. Certes, bon nombre de militants politiques se réfèrent à des concepts deleuziens comme le « devenir », le « désir », « minorités », etc. Mais cela ne suffit pas pour qu’on puisse parler de « politique deleuzienne ». En fait, la question pose plusieurs problèmes. Le premier est que Deleuze n’isole jamais la politique comme quelque chose qui devrait être pensé per se, pour soi, comme une pensée spécifique. Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Deleuze et Guattari dénombrent, comme on sait, trois types de pensée : science, art et philosophie. La science pense les fonctions, l’art pense les « percepts » et les affects, la philosophie est création de concepts. À première vue, il n’y a pas place, dans cette classification, pour la politique. Le deuxième problème est de nature subjective. On ne peut pas vraiment dire que Deleuze était très intéressé par la politique. Sans doute, dans un grand nombre de textes écrits avec Guattari, on peut trouver des « conceptions politiques ». Mais lorsque Deleuze écrit seul, il ne dit jamais que sa création philosophique se fait sous conditions de la politique. Sartre, Althusser, parfois Derrida, ou Lyotard, ou Nancy, peuvent écrire que la philosophie a une destination politique. Mais pas Deleuze. Deleuze écrit, par exemple, dans Pourparlers : « Ce qui m’intéresse, ce sont les relations entre les arts, la science et la philosophie. » Mais Deleuze n’a jamais écrit que ce qui l’intéressait, c’était les relations entre politique et philosophie. Néanmoins, nous savons tous que Deleuze parle de politique. Quelle est donc cette « politique » au sujet de laquelle Deleuze parle ou écrit ? Dans Pourparlers, par exemple, il y a cinq parties : la première, sur L’Anti-Œdipe et Mille plateaux ; la seconde, sur le cinéma ; la troisième, sur Michel Foucault ; la quatrième, sur la philosophie ; et la cinquième, sur la politique. Mais, et c’est là le troisième problème, dans la partie consacrée à la politique, trouvons-nous des considérations concrètes à propos d’orientations politiques ? Non. Nous trouvons, sous le nom de politique, deux types de choses. D’abord une théorie, ou philosophie, de l’histoire, qui propose trois étapes dans l’histoire universelle. D’abord, les « sociétés de souveraineté », ensuite, après la Révolution française, les « sociétés de discipline », enfin, se développant de nos jours, les « sociétés de contrôle ». C’est en fait un grand schéma historique, une sorte de reconstruction posthégélienne du devenir global des sociétés humaines. Mais, et c’est le second point, Deleuze ne montre pas là un véritable souci d’historien. Il y a, dans sa philosophie, comme chez Nietzsche, un violent anti-historicisme. La distinction cruciale passe entre « histoire » et « devenir ». Pour moi, ce texte est fondamental : « Le devenir n’est pas une partie de l’histoire [...] ; il s’y agit de créer quelque chose de nouveau. » Après cela vient l’exemple type de Deleuze : Mai 68 fut une démonstration, une irruption de devenir à l’état pur. Et donc le devenir à l’état pur ne fait pas partie de l’histoire. Si la politique n’est rien d’autre que la gestion de la direction des affaires, le gouvernement de la Cité, alors elle relève de l’histoire, elle fait partie de l’histoire. Nous devons dire : la politique, sauf dans une période comme Mai 68, ne fait pas partie de l’histoire, parce que la politique a à être la création de quelque chose de nouveau.

3Pour autant, la difficulté reste très grande. D’abord, il y a des textes dans lesquels Deleuze soutient le contraire, des textes dans lesquels il soutient que la politique n’est pas création pratique, mais analyse théorique. Par exemple, lorsqu’il déclare que « la philosophie politique doit se tourner vers l’analyse du capitalisme et des moyens par lesquels il s’est développé ». De ce point de vue, la politique est l’analyse du capitalisme, et non pas la création de quelque chose de nouveau. Mais y a-t-il un lien entre ces deux définitions ? C’est le cœur du problème. Si la philosophie politique est l’analyse du capitalisme, la philosophie politique fait partie de la philosophie de l’histoire. Mais la politique en tant que création n’est pas une partie de l’histoire. Il y a là une grande tension entre la précondition de la politique, d’un côté (capitalisme, distinction entre les différents types de sociétés recensés ci-dessus), et, comme en Mai 68, le devenir à l’état pur. Je crois pourtant qu’il est possible d’expliquer entièrement cette difficulté.

4La « maxime politique » chez Deleuze énonce que « le devenir est plus important que l’histoire ». Vous devez créer quelque chose de nouveau. La société de contrôle est seulement l’organisation de l’interdiction du devenir. Ainsi, la politique – la vraie politique – est la libération du désir et du devenir. Cependant, la création elle-même n’est pas la politique. La création est art (création de percepts), science (création de fonctions), philosophie (création de concepts). Nous pouvons donc dire que, si la politique, entendue comme maxime politique (le devenir passe avant l’histoire) n’est pas une forme de pensée séparée, à part, c’est parce que la politique est une maxime, non pas pour la politique, mais pour l’art, la science ou la philosophie. Deleuze pense qu’il y a une politique de l’art, une politique de la science et une politique de la philosophie. Mais, si je puis m’exprimer ainsi, Deleuze ne pense pas qu’il y ait une politique de la politique. C’est que pour lui la politique est une maxime de création, mais pas une création en soi. Quand la politique n’est pas une maxime pour l’art, la science ou la philosophie, elle ne peut être autre chose qu’une analyse du capitalisme. Voyez-vous, il y a deux définitions de la politique : la première est « création de quelque chose de nouveau » ; créer quelque chose de nouveau est l’expérience globale du comportement humain. La seconde est que « la politique est l’analyse des nouvelles formes du capitalisme ». C’est une définition spécifique, mais ce n’est pas une maxime pour l’action. L’analyse du capitalisme est une sorte de théorie de l’histoire, et non une irruption pure, une pure création de quelque chose de nouveau.

5Et donc, lorsque nous parlons de « politique deleuzienne », nous parlons de deux choses différentes. C’est à la fois la difficulté et la solution de la difficulté. D’abord, la maxime nietzschéenne de création, et la critique radicale de l’histoire : mais ce genre de politique n’est pas une pensée spécifique. C’est bien plutôt la politique de l’art, de la science, de la philosophie – politique de la pensée elle-même, en tant que création vitale de quelque chose de nouveau. Deuxièmement, la politique est analyse des nouvelles formes du capitalisme, analyse des sociétés, théorie de l’histoire. La politique est spécifique dans ce cas, parce que la philosophie politique seule est l’analyse du capitalisme moderne. Mais elle n’est pas une pensée créative. Maintenant : ou bien la politique est partout, et, comme en Mai 1968 en France, nous dirons que l’expérience humaine tout entière fait partie de la politique, et qu’il y a de la politique dans la sexualité, politique dans l’art, politique dans la vie courante ; ou bien la politique est spécifique, et elle est, et n’est que, l’analyse philosophique de l’histoire et des nouvelles formes de l’histoire.

6Mais qu’est-ce qu’une maxime politique de l’action qu’enveloppent les créations humaines prises dans leur totalité ? Qu’est-ce qu’une maxime politique, si la maxime est dans l’art, dans la sexualité, dans le devenir de l’être humain ? Je pense que c’est en fait une maxime éthique, bien plus qu’une maxime politique. Deleuze écrit : « Ce qui manque le plus est la croyance dans le monde. Nous avons quasiment perdu le monde. Il nous a été retiré. Si vous croyez dans le monde, vous précipitez les événements, sous une forme qui échappe au contrôle. » Selon moi, il est clair que croire en le monde, précipiter les événements, échapper au contrôle, sont les maximes éthiques de Deleuze. Nous pouvons distinguer la maxime négative ( « échapper au contrôle » ), la maxime subjective ( « croire au monde » ), et la maxime créative ( « précipiter les événements » ). L’éthique, selon moi, doit relier ces trois maximes. Il y a, dans la politique deleuzienne, une brillante analyse du capitalisme, pour laquelle la participation de Guattari a été déterminante. Mais il y a aussi une éthique deleuzienne sous le nom de « politique », parce qu’il y a, chez Deleuze, un nouveau nœud de la révolte, de l’affirmation et de la subjectivité. Révolte contre la société de contrôle, c’est-à-dire révolte contre la communication. Affirmation de l’événement. Création de quelque chose de nouveau – quelque chose de petit ou de grand, mais quelque chose de nouveau. Et croyance dans le monde comme nouvelle subjectivité. Et il me semble que le lien des trois constitue complètement l’éthique de Deleuze.

7Depuis quelques semaines, nous sommes tous soumis à l’effrayante affirmation de la mort, du pouvoir de la mort. Et la question, pour nous, est maintenant de savoir s’il est possible d’opposer à la mort quelque chose de nouveau ? Quelque chose qui ne soit pas une autre mort. Non pas la mort contre la mort. Eh bien, l’éthique deleuzienne nous dit : nous avons à créer quelque chose de nouveau qui ne soit pas une mort pour une autre mort. Nous avons à créer les nouveaux liens de la vie : nouvelles négations, nouvelles affirmations, nouvelles subjectivités. Nous expérimentons, tous, la nécessité absolue de créer quelque chose qui ne soit pas le combat entre deux sortes de mort. Après tout, oui, c’est bien là une question éthique, mais aussi une question politique.

8Je vous remercie de votre attention.

9Question dans la salle — [...] Le 11 septembre était-il un événement au sens de Deleuze ?

10A. B. — Un événement est la création de quelque chose de nouveau. Quelle est la création ici ? C’est une création de mort. Et la mort n’est pas création. La création enveloppe toujours la vie. Et tout spécialement pour Deleuze, parce que chez lui « vie » est le nom de l’ « être » lui-même. Et donc, c’est un fait, un fait effrayant, mais ce n’est pas un événement. La question est la suivante : après la mort, quel est le devenir ? Je ne pense donc pas que le terme « événement » soit approprié pour la mort.

11[...] Chez Deleuze, il y a deux formes de mort, et pas une. Il y a une mort sur la ligne de l’histoire, et une mort sur la ligne du devenir. Ce n’est pas la même mort. La mort sur la ligne de l’histoire est une mort du devenir lui-même. C’est l’impossibilité du devenir. Mais la mort sur la ligne du devenir est la mort immanente à la vie, la mort « de » la vie, sans doute, mais au sens où la mort fait partie de la vie. Cette distinction est très difficile, je l’accorde. En effet, l’identification du pur devenir fait problème. Deleuze dit que le pur devenir est sous la forme d’une irruption. C’est une rupture de la ligne de l’histoire. Et donc, dans des périodes comme Mai 1968, vous voyez l’interruption, vous voyez l’irruption du devenir. Le devenir s’arrache à l’histoire. Le devenir n’est pas dans le temps, à strictement parler. C’est un fragment d’éternité. Deleuze est un véritable spinoziste. Il y a pour lui quelque chose de l’éternité dans la vie. Et l’éternité de la vie, c’est le devenir lui-même. Mais le devenir lui-même, avec son éternité, a aussi sa propre mort, qui lui est immanente. Et donc, la question se pose toujours de la distinction entre deux formes de mort, l’une qui est la mort à proprement parler, sur la ligne de l’histoire, la seconde qui est la mort « de la vie », nom paradoxal, « mort immanente à la vie ». Et les analyses que fait Deleuze de Melville, ou de Beckett, sont des analyses de la seconde forme de mort. Bartleby ( « Je préférerais ne pas » ), c’est le devenir pur, le devenir le plus pur, qui ne contient rien d’autre que le devenir lui-même. Et c’est une forme de mort, sans doute, mais la mort immanente au désir, la réciprocité de la mort et du désir.

12Question dans la salle — Bartleby serait donc le véritable révolutionnaire ?

13A. B. — Oui (rires). Pour Deleuze, il est tout à fait plausible de voir en Bartleby la forme la plus pure du désir, plus pure que toute forme politique du désir. Les véritables héros de Deleuze sont Bartleby, Molloy, etc.

14Question dans la salle — La vie peut se poursuivre sous des formes non humaines : je peux nourrir des vers sur ma carcasse, ou retourner à un état inorganique. Où est ici la possibilité d’une « éthique » de la vie ?

15A. B. — Il y a là une grande difficulté. Une difficulté spinoziste. Que peut être l’éthique lorsque nous ne sommes qu’une pièce de la totalité ? Du « grand animal » ? Deleuze dit que le monde est un grand animal. Nous sommes quelque chose comme une pièce de ce grand animal. La pièce du grand animal a une éthique, et en effet c’est un problème difficile. Je pense que l’éthique est le moment où la pièce de l’animal est la même chose que l’animal en sa totalité – comme lorsque, chez Spinoza, nous savons que nous sommes Dieu. Une part de Dieu, mais une part qui est Dieu lui-même. Chez Deleuze, c’est la même chose. Le devenir pur est la vie pure. Et la vie pure est la totalité, l’Un. Et nous sommes l’Un quand nous sommes devenir pur. C’est une sorte de rédemption. Deleuze dit que Spinoza est le Christ de la philosophie. Pourquoi dit-il cela ? Parce que, quand le devenir pur est une possibilité pour nous, une pure possibilité, une pure possibilité impersonnelle, pas une possibilité pour un sujet, mais une possibilité en soi, nous expérimentons l’éternité, l’éternité de la capacité créative de la vie. C’est cela, l’éthique, et pas du tout une question de « respect » des autres, et ce genre de choses. Pas du tout. Pour Deleuze, autrui est aussi une pièce de la totalité. De ce fait, la discussion ou le débat sont toujours quelque chose de faux. Nous sommes ici en train de faire quelque chose de faux. Le débat, la discussion, ce n’est rien du tout. Et pourtant, nous continuons. Continuer fait aussi partie de la vie.

16Traduit de l’anglais par Charles Ramond.


Date de mise en ligne : 01/03/2010.

https://doi.org/10.3917/cite.040.0015

Notes

  • [1]
    Titre général de la conférence « Immanent Choreographies Deleuze and Neo-Aesthetics : A Tate Modern Public Programme », Modern Tate, Londres, 21-22 septembre 2001. Participants : Alain Badiou, Alexander Garcia Düttman, Iain Mackenzie. Conférence et discussion en anglais.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.84

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions