Notes
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[1]
Nous avons développé ce point dans « Wittgenstein : anthropologie, scepticisme et politique », Multitudes, 2000, et dans « Wittgenstein and Cavell : Anthropology, skepticism, and politics », in Andrew Norris (éd.), The Claim to Community : Essays on Stanley Cavell and Political Philosophy, Stanford, Stanford University Press, 2006.
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[2]
Stanley Cavell, Les voix de la raison, Paris, Le Seuil, 1996.
-
[3]
Emerson, « Self-Reliance », in Essais, trad. franç. par A. Wicke, Paris, éd. M. Houdiard, p. 29.
-
[4]
Stanley Cavell, Must we mean what we say ? Cambridge, Cambridge University Press, 1969 ; Dire et vouloir dire, trad. franç. par Ch. Fournier et S. Laugier, Paris, Le Cerf, 2009.
-
[5]
Voir Stanley Cavell, Un ton pour la philosophie, traduit par Sandra Laugier, Paris, Bayard, 2003.
-
[6]
Stanley Cavell, Must we mean what we say ?, op. cit., p. 51.
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[7]
« Où se trouvent les règles ? », in Lire les « Recherches philosophiques », Christiane Chauviré et Sandra Laugier (éds.), Paris, Vrin, 2007.
-
[8]
Cora Diamond, « Rules : Looking in the right place », in Wittgenstein : Attention to Particulars, Dewi Z. Phillips and Peter Winch (éds), New York, St. Martin’s Press, 1989. p. 27-28.
-
[9]
Ibid., p. 19.
-
[10]
Stanley Cavell, Les voix de la raison, op. cit., p. 51-52.
-
[11]
Ibid., p. 54-55.
-
[12]
Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. franç. par Françoise Dastur et al., Paris, Gallimard, 2004, § 241-242.
-
[13]
Stanley Cavell, Les voix de la raison, op. cit., p. 67-68.
-
[14]
Stanley Cavell, Une nouvelle Amérique encore inapprochable, traduit de l’anglais par Sandra Laugier, Combas, L’Éclat, 1991.
-
[15]
Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., § 107.
-
[16]
Stanley Cavell, Les voix de la raison, op. cit., p. 68.
-
[17]
Stanley Cavell, Les voix de la raison, op. cit., p. 199-120.
-
[18]
John Rawls, « Two concepts of rules » (1955), in Collected Papers, Harvard, Harvard University Press, 1999, p. 22-23.
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[19]
Ibid., p. 27.
-
[20]
Stanley Cavell, Les voix de la raison, op. cit.
-
[21]
Jonas C. Nyiri, « Wittgenstein’s new traditionalism », Acta Philosophica Fennica, 28, Amsterdam, North-Holland, 1976, p. 503-509.
-
[22]
Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., § 241.
-
[23]
Stanley Cavell, Les voix de la raison, op. cit., p. 66.
-
[24]
Stanley Cavell, Une nouvelle Amérique encore inapprochable, op. cit., p. 48-49.
-
[25]
Stanley Cavell, Les voix de la raison, op. cit., p. 54-55.
-
[26]
Ibid., p. 49.
-
[27]
Ibid., p. 61.
-
[28]
Ibid., p. 50.
-
[29]
Ibid., p. 59.
-
[30]
Ibid., p. 61.
-
[31]
Ibid., p. 62.
-
[32]
John McDowell, « Non-cognitivisme et règles », trad. franç. par Jean-Philippe Narboux dans le numéro spécial Wittgenstein, 1889-1951. Archives de philosophie, vol. 64, 3, 2001, p. 457-477.
-
[33]
John Rawls, « Two concepts of rules », op. cit., p. 31.
-
[34]
Vincent Descombes, Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004.
-
[35]
Ibid., p. 464.
-
[36]
John Rawls, « Two concepts of rules », op. cit., p. 29.
-
[37]
Entretien de Stanley Cavell avec Élise Domenach, Esprit, juin 1998.
-
[38]
John Rawls, Théorie de la justice, trad. franç. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987 (1971), p. 39.
-
[39]
Ibid., p. 37-38.
-
[40]
Nous renvoyons aux contributions de Cités, no 17, « Résistances de la société civile ».
-
[41]
Stanley Cavell, Conditions nobles et ignobles. La constitution du perfectionnisme moral émersonnien, trad. par Christian Fournier et Sandra Laugier, Combas, L’Éclat, 1993, p. 182 ; repris dans Id., Qu’est-ce que la philosophie américaine ? De Wittgenstein à Emerson, Paris, Gallimard, Folio, 2009.
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[42]
Ibid.
-
[43]
Wittgenstein, Derniers écrits sur la philosophie de la psychologie, t. 2 : L’intérieur et l’extérieur, trad. franç. par Gérard Granel, Mauvezin, TER, 2000.
1Wittgenstein pose d’abord la question d’une voix commune, de ce qu’il définit comme l’accord dans le langage [1] : la constitution d’un langage public se fait dans l’accord (la concordance, quasi musicale, dans nos usages du langage, dans une pratique linguistique). Mais quelle est la source de l’accord ? C’est un accord, dit Wittgenstein dans une formule célèbre des Recherches philosophiques, dans la forme de vie. Mais alors, on doit admettre (en suivant ici Stanley Cavell, Les voix de la raison [2]) que l’accord est traversé par le scepticisme. Qu’est-ce en effet qui permet de dire « nous » et de trouver notre place dans la forme de vie ? Une des questions obsédantes de Wittgenstein porte que le fait que JE (seul) puis dire ce que NOUS disons. L’usage commun du langage pose alors directement une question politique, qui est celle de la voix individuelle et du dissensus. C’est ce qu’on entend dans la thématique cavellienne de la voix, et dans l’idée simple, mais fort actuelle, qu’il faut trouver sa voix en politique : cette thématisation de la voix, en tant que voix (du langage) ordinaire, Cavell la prend à Wittgenstein et Austin, et la conjugue à Emerson et à l’idée de confiance en soi (self-reliance). L’essai d’Emerson intitulé précisément Self-Reliance définit ainsi cette idée, dans une tonalité assez wittgensteinienne, par une articulation du privé au public :
« Croire votre pensée, croire que ce qui est vrai pour vous dans l’intimité de votre cœur est vrai pour tous les hommes – c’est là le génie. Exprimez votre conviction latente, et elle sera le sentiment universel ; car ce qui est le plus intime finit toujours par devenir le plus public. » [3]
2Cela conduit le penseur de Concord à une autre apostrophe célèbre : « Quiconque veut être un homme doit être un non-conformiste », et une critique du conformisme et du moralisme, conçus comme incapacité à prendre la parole, à vouloir dire ce qu’on dit (Dire et vouloir dire, dit le titre d’un autre ouvrage célèbre de Cavell [4]), la vraie morale étant dans ce que Cavell appelle « trouver sa voix » : l’atteinte du ton juste, de l’expression adéquate à la situation [5]. Il s’agit de constitution à la fois singulière – « suivre sa constitution », dit Emerson – et commune : trouver une constitution politique qui permette à chacun de trouver expression, d’être exprimé par le commun, et d’accepter alors de l’exprimer.
LANGAGE, SCEPTICISME ET SOCIALITÉ
3C’est à travers cette question de la voix que l’on peut introduire Wittgenstein dans le cadre d’une interrogation sur le politique. Pourtant, une telle dimension émerge dans la pensée de Wittgenstein, avec sa notion de forme de vie, sa réflexion sur la règle, et sur la communauté de langage. Mais cela ne suffirait pas à définir une pensée politique chez Wittgenstein ; au-delà d’une pensée anthropologique ou sociale, souvent envisagée, il faut examiner la réflexion qu’il développe sur le sujet du langage et l’autorité de ce sujet, sur les autres et sur lui-même, ainsi que l’autorité que sa société a sur lui. Cette question, comme l’a montré Cavell, est aussi la question du scepticisme. Elle se pose dès lors qu’il s’agit de langage ordinaire.
4L’examen du langage ordinaire pose en effet un problème inédit. Cavell disait, en ouverture de Dire et vouloir dire : « L’idée que ce que nous disons et voulons dire d’ordinaire puisse avoir un contrôle direct et profond sur ce que nous pouvons dire et vouloir dire en philosophie » pose le problème de la pertinence de ce dire ordinaire. Le problème philosophique du recours à « ce que nous disons » apparaît lorsque nous nous demandons non seulement ce qu’est dire, mais ce qu’est ce nous. Comment, moi, sais-je ce que nous disons dans telle ou telle circonstance ? En quoi le langage, hérité des autres, que je parle est-il mien ? Ce sont ces questions qu’on entend dans tout premier paragraphe des Recherches philosophiques, qui commencent étrangement avec une citation d’Augustin sur l’apprentissage du langage : car on commence toujours avec les mots d’autrui, on entre en concordance avec les « aînés ».
5Qu’est-ce qui fonde le recours au langage ordinaire ? Tout ce que nous avons, c’est ce que nous disons, et nos accords de langage. Nous ne nous accordons pas sur des significations définies, mais dans des usages. On examine, dit Wittgenstein dès Le cahier bleu, « la signification d’un mot » par ses usages, ce que nous en faisons. La recherche de l’accord dans le langage est fondée sur tout autre chose que des significations ou la détermination de « sens communs » aux locuteurs. L’accord dont parlent Austin et Wittgenstein n’a rien d’un accord intersubjectif, il n’est pas fondé sur une convention ou des accords effectifs, passés entre locuteurs. Mais quel est cet accord ? D’où vient-il ?
6Tel est le problème que traite Cavell. Dans toute son œuvre, il pose la question : qu’est-ce qui permet à Austin et Wittgenstein de dire ce qu’ils disent de ce que nous disons ? D’où sortent-ils cela ? Pour Cavell, l’absence de fondement de la prétention à « dire ce que nous disons » (sa première découverte) n’est pas la marque d’un quelconque manque de rigueur logique ou de certitude rationnelle dans la procédure qui part de cette prétention – (deuxième découverte). Notre « accord dans les jugements » n’est fondé qu’en lui-même, en le nous. Il y a là matière à scepticisme, et c’est le sujet central des Voix de la raison : mais comprendre la nature de notre langage et de nos accords, c’est reconnaître aussi que cela « n’abolit pas la logique » et, au contraire, représente quelque chose de fondamental de notre rationalité et de notre socialité – ce que Cavell définit comme la vérité du scepticisme. On peut suivre la voie ouverte par son premier essai sur Wittgenstein, « The availability of Wittgenstein’s later philosophy », repris dans Dire et ne rien dire :
« Nous apprenons et nous enseignons des mots dans certains contextes, et on attend alors de nous (et nous attendons des autres) que nous puissions (qu’ils puissent) les projeter dans d’autres contextes. Rien ne garantit que cette projection ait lieu (et en particulier ce n’est pas garanti par notre appréhension des universaux, ni par notre appréhension de recueils de règles) [...]. C’est une vision aussi simple qu’elle est difficile et aussi difficile qu’elle est (parce qu’elle l’est) terrifiante. » [6]
7On voit ici le passage qui s’est accompli de la question du langage commun à celle de la communauté des formes de vie, communauté qui n’est pas seulement le partage de structures sociales, mais de tout ce qui constitue le tissu réel et sensible des existences et activités humaines. Bien des interprétations et usages sociologisants de Wittgenstein manquent cette dimension sceptique : il ne suffit jamais, pour lui, de dire : « C’est ainsi que nous faisons. » Le problème est de savoir comment relier le je au nous, et inversement : comment savoir ce que nous disons ? Comment suivre, moi, une règle commune ? Wittgenstein a énoncé au § 224 des Recherches la parenté (familiale : ils sont « cousins ») des termes de règle et d’accord. L’angoisse de l’apprentissage est celle de la règle : rien ne nous assure que nous sommes sur les bons « rails », sinon précisément nos formes de vie. Ainsi, le scepticisme est inhérent à toute pratique humaine, qu’elle soit linguistique ou autre : toute certitude ou confiance en ce que nous faisons (poursuivre une série, compter, agir ensemble, etc.) se modèle sur la certitude et la confiance que nous avons en nos usages partagés du langage.
8L’ « acceptation des formes de vie » n’est donc pas la réponse, et en particulier, pas à la question soulevée par le suivi de la règle chez Wittgenstein. Nous avons traité ce point ailleurs [7]. La règle n’est ni un fondement ni une explication : elle est là. Il faut simplement savoir où la chercher. C’est un point que Cora Diamond a particulièrement bien formulé. Suivre une règle fait partie de notre vie dans le langage, et est inséparable d’autres pratiques.
« Nous imaginons une personne disant “1002” après “1000” en appliquant la règle “ajouter 2”, et tout le monde disant aussi “1002” dans les mêmes circonstances : et nous croyons que c’est cela, l’ “accord”. Ce que nous ne voyons pas alors, c’est la place de cette procédure dans une vie où des règles de toutes sortes existent sous un nombre considérable de formes. En réalité, nous ne sommes pas seulement entraînés à faire “446, 448, 450”, etc., et autres choses similaires ; nous sommes amenés dans une vie dans laquelle nous dépendons du fait que des gens suivent des règles de toutes sortes, et où les gens dépendent de nous : les règles, l’accord dans la manière de les suivre, la confiance en l’accord dans la manière de les suivre, critiquer ou corriger les gens qui ne les suivent pas comme il faut – tout cela est tissé dans la texture de la vie » [8].
9La question n’est plus celle du contraste, établi par exemple par Kripke, entre l’individu isolé et la communauté, mais celle de la différence entre la règle et la multiplicité des règles où elle est prise et intriquée. Wittgenstein parle de la place et des connexions (la douleur occupe telle place dans notre vie, elle a telles connexions, Recherches, § 533). Des connexions « dans notre vie », qui, dit Diamond, n’ont rien de caché, et sont là, juste sous nos yeux [9]. Il n’y a donc pas de « traitement » au scepticisme par l’accord ou la communauté. Un des mérites de la lecture de Cavell est sa mise en cause d’une telle conception qu’on pourrait dire « conformiste » de la forme de vie, mise en cause indissociable du questionnement sceptique. Cavell montre à la fois la fragilité et la profondeur de nos accords, et s’attache à la nature même des nécessités qui émergent, pour Wittgenstein, de nos formes de vie.
10Le problème politique que soulève la philosophie du langage ordinaire est alors double. D’abord : de quel droit se fonder sur ce que nous disons ordinairement ? Ensuite : sur quoi, ou sur qui, se fonder pour déterminer ce que nous disons ordinairement ? Mais ces questions n’en font qu’une : celle, pour Cavell comme pour Wittgenstein, de nos critères. Pour le voir, reprenons le questionnement sur les accords du langage. Nous partageons des critères aux moyens desquels nous régulons notre application des concepts, par lesquels nous instaurons les conditions de la conversation. Et ce que Wittgenstein recherche et détermine, dans les Recherches, ce sont nos critères, qui gouvernent ce que nous disons. Mais qui est-il pour prétendre savoir des choses comme cela ?
« L’invocation philosophique de “ce que nous disons”, et la recherche des critères qui sont les nôtres, “sur la base desquels nous disons ce que nous disons”, en appellent à (are claims to) la communauté. Or le réquisit de communauté est toujours une recherche de la base sur laquelle celle-ci peut être, ou a été, établie. Je n’ai rien de plus à ma disposition pour poursuivre que ma propre conviction, que mon sens que je fais sens. » [10]
11L’énigme de la communauté, et le problème politique du scepticisme, est donc la possibilité pour moi de parler au nom des autres. Il ne suffit pas d’invoquer la communauté ; reste à savoir ce qui m’autorise (me donne titre) à m’y référer.
« En faisant remarquer que la recherche philosophique de nos critères est une recherche de communauté, je répondais, en réalité, à la question soulevée par la prétention [claim] à parler au nom du “groupe” : comment ai-je pu participer à l’établissement des critères, alors que je ne reconnais pas l’avoir fait, et que je ne sais pas quels ils sont ? [...] Il faudrait souligner que ce qui est en cause ici n’est pas de pouvoir dire a priori qui est impliqué par “moi”, puisque, au contraire, l’un des buts de l’espèce particulière d’investigation que Wittgenstein qualifie de “grammaticale” est, justement, de découvrir qui est ainsi impliqué. » [11]
12La force de l’analyse cavellienne est qu’elle fait ressortir chez Wittgenstein le caractère problématique du recours à la convention. C’est ce qui se révèle dans le passage des Recherches :
« — C’est ce que les êtres humains disent qui est vrai et faux ; et ils s’accordent dans le langage qu’ils utilisent [in der Sprache stimmen die Menschen überein]. Ce n’est pas un accord dans les opinions mais dans la forme de vie.
« Pour que le langage soit moyen de communication, il doit y avoir non seulement accord [Übereinstimmung] dans [in] les définitions, mais (aussi étrange que cela puisse paraître) accord dans les jugements. Cela semble abolir la logique, mais ce n’est pas le cas. » [12]
13Il est capital pour Cavell que Wittgenstein dise que nous nous accordons dans et pas sur le langage. Cela signifie que nous ne sommes pas acteurs de l’accord, que le langage précède autant cet accord qu’il est produit par eux, et que cette circularité même constitue un élément irréductible de scepticisme. Les interprètes conventionalistes de Wittgenstein (comme Kripke) suivent une fausse piste : l’idée de convention veut bien dire quelque chose ; elle reconnaît la force de nos accords et le caractère extraordinaire de notre capacité à parler ensemble. Mais elle ne peut rendre compte de la pratique réelle du langage, la naturalité du langage. Comme dit Cavell, nous ne pouvons pas être tombés d’accord au préalable sur tout ce qui serait nécessaire [13]. S’accorder dans le langage veut dire que le langage – notre forme de vie – produit notre entente autant qu’il est le produit d’un accord, qu’il nous est naturel en ce sens, et que l’idée de convention est là pour à la fois singer et masquer cette nécessité. Ici intervient la critique, opérée par Cavell dans Une nouvelle Amérique encore inapprochable [14], des interprétations communautaires de la « forme de vie », par la formule : formes de vie (et non pas formes de vie) – life forms. Ce qui est donné, c’est les formes de vie. Ce qui nous conduit à vouloir rompre nos accords, nos critères, c’est le refus de ce donné, de cette forme de vie dans sa dimension non seulement sociale, mais aussi biologique. C’est sur ce second aspect (vertical) de la forme de vie que Cavell insiste, tout en reconnaissant l’importance du premier (horizontal, sur l’accord social). Ce que les discussions sur le premier sens (qui est celui du conventionalisme) ont occulté, c’est la force, chez Wittgenstein, du sens naturel et biologique de la forme de vie, que Wittgenstein détermine en évoquant les « réactions naturelles », « l’histoire naturelle de l’humanité ». Le donné des formes de vie, ce n’est pas seulement les structures sociales, les différentes habitudes culturelles, mais tout ce qui a à voir avec « la force et la dimension spécifique du corps humain, des sens, de la voix humaine », et tout ce qui fait que, comme la colombe dont parle Kant a besoin d’air pour voler, nous autres pour marcher, dit Wittgenstein, « avons besoin de friction » [15]. On refoule dans l’idée de convention la naturalité du langage, qui est autant, voire plus essentielle à la publicité du langage que sa conventionalité :
« Nous avons fait un pas vers la compréhension du point de jonction du langage et du monde quand nous voyons que c’est une affaire de convention. Mais cette idée met en danger l’imagination en la libérant. Car alors certains supposeront qu’une signification privée n’est pas plus arbitraire qu’une signification à laquelle on arrive en public, et que, puisque le langage change inévitablement, il n’y a pas de raison de ne pas le changer arbitrairement. Nous devons ici nous souvenir que le langage ordinaire est le langage naturel, et que son changement est naturel. » [16]
14Cavell s’interroge alors sur ce qu’il appelle « le fondement naturel de nos conventions » :
« Quel est le fondement naturel de nos conventions, au service de quoi sont-elles ? Il y a certes des inconvénients à questionner une convention ; on la met, de ce fait, hors service, elle ne me permet plus de continuer comme si tout allait de soi ; les chemins de l’action, les chemins des mots sont bloqués. » [17]
COMMUNAUTÉ, EXPRESSIVITÉ ET NORMATIVITÉ
15C’est sur ce point que la question du langage devient explicitement politique. On se souvient qu’une partie du débat politique anglo-saxon de la fin du siècle dernier, notamment la divergence entre « libéraux » et « communautariens », porte sur le rapport de l’individu à la communauté, du « je » au « nous ». Ce qui est critiqué par les communautariens, c’est l’insistance libérale sur l’individu décontextualisé ; ce qui est rejeté par les libéraux, c’est l’affirmation des valeurs et vertus communautaires contre l’affirmation individuelle. Plutôt donc que de reprendre ce débat usé, on peut examiner ce point spécifique, celui du rapport des deux revendications (claims) fondamentales en jeu ici, celle du « je » et de (ou : à) la communauté.
16On date souvent de la publication en 1981 du livre de Alasdair C. MacIntyre, Après la vertu, l’émergence de la critique communautarienne du libéralisme. MacIntyre attaquait le libéralisme issu des Lumières, lui attribuant les maux de la civilisation moderne, et plus particulièrement le désarroi de la philosophie morale. After Virtue a eu pour première utilité de mettre en cause le consensus de la théorisation morale analytique, en montrant, suivant un thème d’Elizabeth Anscombe, que les termes du discours de la morale sont dépourvus de sens, ne nous disent rien. Cette reconnaissance de la vacuité du discours moral fondé sur des grands principes abstraits rapproche After Virtue de l’ouvrage quasi contemporain de Cavell, Les voix de la raison. La perte de sens de nos paroles, parallèle à une perte de sens de notre vie, est un thème politique commun à Cavell et à MacIntyre, dont on pourrait découvrir une source dans le perfectionnisme émersonien, et dans la dénonciation du conformisme. MacIntyre, comme Cavell, réintroduit le questionnement moral ordinaire au cœur d’une philosophie morale et politique désincarnée. Tous deux renvoient à la dimension conventionnelle de la vie humaine et à la nécessité de trouver une expression en son sein. Mais les remèdes à apporter à cette « condition », pour Cavell et MacIntyre, sont différents. La description pessimiste d’After Virtue comporte en effet un second volet. Contre l’individualisme, caractérisé par la revendication du droit de l’individu isolé, fondée sur sa seule raison, détachée de toute autorité première, le communautarisme revendique l’engagement et l’inscription de l’homme dans un contexte historique et social et une tradition morale. À l’individualisme, que Cavell persiste à promouvoir sous le nom de la voix, MacIntyre oppose alors moins la communauté que la tradition, définie en termes wittgensteiniens de pratiques ou de formes de vie socialement établies et définies par des normes. Toute activité ou pratique, comme l’exemple ultra-usé du jeu d’échecs, présuppose une norme d’excellence immanente, qui n’est pas décidable par celui qui y participe, mais, si l’on peut dire, par la pratique elle-même. Selon MacIntyre, c’est de cette façon qu’il faudrait concevoir la morale en général, et les vertus en particulier : bien agir n’est pas décider sur le plan individuel, mais connaître les vertus immanentes à la pratique où l’on s’est engagé.
17On retrouve une approche de la règle affirmée chez Rawls, dans son fameux article de 1955, « Deux concepts de règles », critiqué par Cavell dans Les voix de la raison. Rawls introduit la distinction entre deux conceptions des règles, la summary view selon laquelle « les règles sont comprises comme des résumés des décisions passées qu’on a prises en appliquant directement le principe utilitariste à des cas particuliers ». Dans ce cadre, « les décisions qui sont prises sur des cas particuliers possèdent une priorité logique sur les règles » [18]. C’est la porte ouverte au scepticisme sur la règle exposé chez Wittgenstein : « Chaque personne peut toujours reconsidérer la validité d’une règle, et poser la question de savoir s’il est approprié de l’appliquer à tel ou tel cas particulier. » La seconde conception, destinée à répondre à ce dilemme, est celle que Rawls nomme la conception de la règle comme pratique : « the practice view ».
« L’autre conception des règles que je définis, je l’appelle conception de la règle comme pratique. Selon cette conception, les règles sont conçues comme définissant une pratique [...]. On réalise alors qu’il faut établir une pratique, spécifier une nouvelle forme d’activité, et que le sens d’une pratique est de renoncer à la liberté complète d’agir sur des bases prudentielles ou utilitaristes. Le trait caractéristique d’une pratique est que s’y engager conduit à apprendre les règles qui la définissent, et qu’il est fait appel à ces règles pour corriger le comportement de ceux qui s’y engagent. Ceux qui s’engagent dans une pratique reconnaissent que ses règles la définissent. » [19]
18Les règles possèdent une priorité logique sur les cas particuliers, et il n’appartient pas à un individu de décider s’il est approprié de suivre une règle dans un cas particulier : « s’engager dans une pratique signifie accomplir les actions que cette pratique spécifie, appliquer les règles pertinentes ». Adopter une pratique, c’est accepter un système de règles. Rawls renvoie aux Recherches philosophiques dans son article, utilisant l’idée de pratique pour instaurer une définition de l’accord social comme acceptation préalable de règles. Cavell y voit un conformisme de la règle : la forme de vie n’est pas un ensemble de règles qu’on accepterait pour faire partie de la conversation, comme dans un jeu dont il faudrait accepter les règles pour pouvoir y jouer – on reconnaît là des discussions récurrentes sur le devoir de « jouer le jeu de la démocratie » pour faire partie de la conversation politique.
« Aucune règle, aucun principe ne pourraient fonctionner dans un contexte moral à la manière dont des règles régulatrices ou définissantes fonctionnent dans un jeu. Il est aussi essentiel à la forme de vie appelée moralité que des règles ainsi conçues en soient absentes qu’il est essentiel qu’elles soient présentes dans la forme de vie que nous nommons jouer à un jeu. Si on pouvait réaliser cela, l’analogie avec les jeux serait plus utile pour la compréhension de la morale à cause de ses diverses différences spécifiques qu’à cause de ses similarités. » [20]
19Il y a là divergence politique d’interprétation de Wittgenstein : il y a certes le Wittgenstein récupéré par le catholicisme thomiste anglais qui avait cours durant la formation britannique de MacIntyre, ou par des approches traditionalistes. On peut renvoyer à l’article classique de Jonas C. Nyiri, « Wittgenstein’s new traditionalism » [21], selon lequel « l’attitude de Wittgenstein vis-à-vis de l’idée libérale de progrès est celle d’un conservateur », et il y a dans sa seconde philosophie un « fondement logique d’une conception conservatrice et traditionaliste de l’histoire ». Certains arguments de Nyiri sont fondés sur l’histoire personnelle de Wittgenstein, d’autres reprennent des discussions avec Schlick sur l’éthique où Wittgenstein renvoie à l’acceptation « aveugle » d’éléments de la coutume. Mais qu’une tradition (à savoir, pour Wittgenstein : « Ce qui doit être accepté, le donné ») n’ait pas à être justifiée ne signifie pas qu’elle est bonne, ou qu’elle puisse en quelque façon fonder une définition substantielle du bien, ou doive être acceptée tout entière.
20Pour rendre plus clair le point de vue de Wittgenstein, il faut examiner de plus près la nature de l’ « acceptation » du donné qu’il semble prôner. Une communauté, une société se fonde sur des accords : voici le point de départ commun des théories libérales comme communautaristes. Quel est exactement mon rapport à ma communauté ou ma tradition ? Wittgenstein permet de poser le problème de l’accord sous la forme de l’alternative : accord contractualisé et accord communautaire. Dans le contrat (libéral), je suis la source, le point de départ de l’accord ; mais je ne suis pas tout seul, donc nous nous mettons d’accord, moi et les autres. Dans la communauté, je n’ai pas à me mettre d’accord : je le suis d’emblée, étant membre de la communauté. Dans Les voix de la raison, Cavell montre comment Wittgenstein démonte ces deux conceptions de l’accord, dont aucune ne représente la réalité de notre accord social. La conception libérale contractualiste considère l’accord comme une convention que nous passerions à un certain moment, et ne voit pas ce qui, dans cet accord, est déjà « donné » ; la conception communautariste, à l’inverse, le voit trop bien, et considère que mon appartenance à la communauté est acquise. On constate ainsi que le débat libéral/communautaire repose fondamentalement sur une division interne, et insuffisamment explorée, de la notion d’accord, entre l’accord comme convention et l’accord comme appartenance à une tradition commune. L’intérêt de la position de Wittgenstein est qu’elle dissout cette division pour définir l’accord comme inséparablement donné et convenu, et le problème philosophique de l’accord social comme précisément celui de cette dualité. On peut reprendre à ce propos la phrase déjà citée qui définit l’accord comme accord « dans » le langage et une forme de vie :
« — C’est ce que les êtres humains disent qui est vrai et faux ; et ils s’accordent dans le langage qu’ils utilisent. Ce n’est pas un accord dans les opinions mais dans la forme de vie. » [22]
21Le paradigme de l’accord pour Wittgenstein est, on l’a vu, ce que Jacques Bouveresse a nommé le « contrat linguistique » : nous nous accordons dans le langage que nous parlons. Ce parallèle entre langage ordinaire et politique est fondamental pour comprendre la nature de l’accord politique et social. Les interprétations courantes de ce passage des Recherches le tiennent soit pour la formulation d’une hypothèse simpliste sur des accords que nous aurions passés sur les usages du langage (la traduction française donne : nous nous accordons sur), soit pour une reconnaissance de ce qui, dans le langage, est déjà là, donné, et à quoi nous ne pouvons que nous soumettre. Les tenants du traditionalisme de Wittgenstein ont certes vu quelque chose d’important : que le langage (comme l’ensemble de notre forme de vie) est donné, c’est-à-dire hérité, qu’on ne le choisit pas plus qu’on ne choisit ses parents.
« À ces accords, Wittgenstein donne tantôt le nom de conventions, tantôt celui de règles.[...] Il appelle “accord dans les jugements” l’accord sur la base duquel nous agissons, et notre capacité à nous servir du langage dépend, selon lui, d’un accord dans des “formes de vie”. Or les formes de vie sont précisément ce qui doit être “accepté” ; car elles sont “données”. » [23]
22Ce que ne voient pas ceux qui veulent ainsi interpréter Wittgenstein dans le sens d’une acceptation obligatoire du donné social, c’est que mon accord ou mon appartenance à cette forme de vie ne sont pas donnés au même titre, et que tout n’a pas à être « accepté ». Que les formes de vie soient « données », cela ne veut pas dire seulement que notre donné, ce sont des formes de vie, mais que notre forme de vie est un donné. Ce qu’entend la notion de forme de vie, ce n’est pas le conservatisme, mais l’ « absorption réciproque du naturel et du social ».
« Lorsqu’il nous est demandé d’accepter ou de subir la forme humaine de vie, comme “un donné pour nous”, on ne nous demande pas d’accepter, par exemple, la propriété privée, mais la séparation ; non pas un fait particulier de puissance, mais le fait d’être un homme, pourvu donc de cette (étendue ou échelle de) capacité de travail, de plaisir, d’endurance, de séduction. L’étendue ou l’échelle exactes ne sont pas connaissables a priori, pas plus qu’on ne peut connaître a priori l’étendue ou l’échelle d’un mot. » [24]
23Ici se révèle le sens de la comparaison des accords de communauté avec les accords de langage. Que le langage me soit donné n’implique pas que je sache comment je vais m’entendre, m’accorder dans le langage avec mes colocuteurs. JE suis le seul à déterminer l’étendue de « notre » accord. Et c’est là le problème fondamental qui est évité dans les discussions politiques contemporaines de la communauté, celui de la prétention [claim] à parler au nom des autres :
« Il faudrait souligner que ce qui est en cause ici n’est pas de pouvoir dire a priori qui est impliqué par “moi”, puisque, au contraire, l’un des buts de l’espèce particulière d’investigation que Wittgenstein qualifie de “grammaticale” est, justement, de découvrir qui est ainsi impliqué. » [25]
24C’est précisément la question. En quoi ma société, ma communauté est-elle la mienne, et peut-elle parler en mon nom, et inversement ? Comment, de quel droit, puis-je parler au nom du groupe dont je suis membre ? Comment ai-je pu acquérir un si extraordinaire privilège [26] ? C’est tout le sens de claim ( « revendication » ) chez Cavell : ma prétention à parler pour nous, qui définit le langage comme question politique. Et sceptique : l’accord de langage peut être rompu, il peut arriver que mes critères ne soient pas partagés.
« Le désaccord sur les critères, la possibilité de ce désaccord, sont des questions qui occupent, chez Wittgenstein, une place aussi fondamentale que l’élucidation de ce que sont des critères. » [27]
25Le recours à la notion de communauté n’est en rien, chez Wittgenstein, une solution. Si je renvoie à ma communauté, reste le problème de mon appartenance : « Car la seule source de confirmation, ici, c’est nous-mêmes ; chacun de nous ayant autorité complète. » [28]
« Le vrai problème est, pour moi, de découvrir ma position en regard de ces faits – comment je sais avec qui je suis en communauté, et avec qui, avec quoi, je suis dans un rapport d’obéissance. » [29]
26On n’a pas, pour ainsi dire, le choix entre le moi et les autres, l’individu et la communauté. La communauté est à la fois ce qui me donne une voix politique et qui peut aussi bien me la retirer, ou me décevoir, me trahir au point que je ne veuille plus parler pour elle, ou la laisser parler pour moi, en mon nom. Ma participation est ce qui est constamment en question, en discussion – en conversation – dans mon rapport à la communauté. L’appartenance à la communauté est aussi obscure que, dans certains cas, l’identité personnelle : je ne sais pas à quelle tradition j’appartiens. Cavell remarque que mon appartenance à une forme de vie commune est toujours menacée, par moi-même ou par les autres.
« Parler en votre nom propre équivaut alors à prendre le risque d’être démenti – dans une occasion, voire une fois pour toutes – par ceux au nom desquels vous prétendiez (claimed) parler ; et à prendre aussi le risque d’avoir à démentir ceux qui prétendaient parler pour vous. » [30]
27Mais – c’est l’élément paradoxal de la structure communautaire ainsi définie –, en refusant mon accord, je ne me retire pas de la communauté : le retrait lui-même est inhérent à mon appartenance.
« Puisque l’octroi du consentement implique la reconnaissance des autres, le retrait du consentement implique la même reconnaissance : je dois dire à la fois “cela n’est plus à moi” (je n’en suis plus responsable, rien là ne parle plus en mon nom) et “cela n’est plus à nous” (le “nous” initial n’est plus maintenu ensemble par notre consentement ; il n’existe donc plus). » [31]
DISSENTIMENT, VOIX ET DÉMOCRATIE
28Au fondement des approches communautariennes, il y avait l’idée que notre incapacité d’arriver à un accord en matière de questions morales et politiques est un symptôme. Cavell l’inverse : la difficulté d’arriver à un accord est au contraire constitutive de ce qu’il appelle claim to rationality. La raison n’est jamais donnée, mais revendication, la raison étant elle-même objet autant que sujet de claim. La revendication de l’individu à parler au nom des autres, même si elle n’a rien pour la fonder, définit quelque chose qui est propre à la rationalité humaine. Lorsque Wittgenstein dit que les humains « s’accordent dans le langage qu’ils utilisent », il fait ainsi appel à un accord qui n’est fondé sur rien d’autre que la validité d’une voix. Dans Dire et vouloir dire, Cavell, reprenant Kant, définissait la rationalité du recours au langage ordinaire sur le modèle du jugement esthétique, comme revendication d’une « voix universelle » : se fonder sur moi pour dire ce que nous disons. Ce qui s’affirme alors chez Kant, c’est la revendication d’un assentiment universel, « et en fait chacun suppose cet assentiment (Einstimmung), sans que les sujets qui jugent s’opposent sur la possibilité d’une telle prétention ». Cette revendication est ce qui définit l’accord, et la communauté est donc, par définition, revendiquée, pas fondatrice. C’est moi – ma voix, Stimme – qui détermine la communauté, pas l’inverse. Trouver ma voix consiste non pas à trouver un accord avec tous, mais à faire reconnaître ma compétence.
29Une affirmation politique, pour Cavell, est une revendication qui porte aussi bien sur moi-même que sur l’objet de la revendication. On peut dire que chez Cavell et Wittgenstein la communauté ne peut exister que dans sa constitution par la revendication individuelle et par la reconnaissance de celle d’autrui. Elle ne peut donc être présupposée, et il n’y a aucun sens à résoudre le désaccord moral ou le conflit politique par le recours à elle. La communauté n’est possible que dans la reconnaissance que nous vivons dans le même monde moral, et là encore je suis, moi, le seul fondement possible. Il ne s’agit pas d’une redéfinition de la communauté politique : bien plutôt d’un transfert de ce problème, et du fondement de l’accord communautaire, vers la connaissance et la revendication de soi, et vers le scepticisme. Dans le cas de l’accord moral comme de la revendication politique, je suis ramené à moi-même, à la recherche de ma position et de ma voix. John McDowell commente ainsi le passage de Cavell déjà cité, sur le caractère « terrifiant » du fait ordinaire que nous ne nous fondons que sur notre forme de vie :
« La terreur dont parle Cavell est une sorte de vertige, induit par la pensée qu’il n’y a rien d’autre que des formes de vie partagées pour nous conserver, en quelque sorte, sur les rails. Nous avons tendance à penser que c’est là un fondement insuffisant pour notre conviction que nous faisons vraiment, à chaque étape, la même chose qu’auparavant. » [32]
30Mais n’y a pas de « traitement » à ce scepticisme, qui n’est pas seulement un doute sur la validité de ce que nous faisons et disons, et notre capacité à continuer, mais révèle à quel point JE suis la seule source possible de cet accord et de ces nécessités.
31La lecture politique alternative de Wittgenstein serait donc celle de l’ordinaire. On fait comme si le recours à l’ordinaire, à nos formes de vie (en tant que donné) était une solution au scepticisme : comme si les formes de vie étaient, par exemple, des institutions sociales et politiques, à accepter. Mais nos pratiques ne sont donc pas épuisées par l’idée de règle ; au contraire, une chose que veut montrer Wittgenstein, c’est qu’on n’a pas dit grand-chose d’une pratique (comme le langage) quand on a dit qu’elle est gouvernée par des règles. Le questionnement sur les règles dans son ensemble est faussé par l’idée (philosophique) d’un pouvoir explicatif ou justificatif du concept de règle. Wittgenstein est alors une ressource pour critiquer ces recours conformistes à la règle, et finalement l’idée – commune à bien des doctrines politiques contemporaines – que certaines revendications sont impossibles, ou mal placées, qu’elles n’ont pas de sens dans notre société, parce qu’elles se placent en dehors de ses règles, et nient l’accord de départ qui la fonde : alors que la question est bien de savoir quel est cet accord de départ, ou à quoi je l’ai donné.
32Le point est lucidement exposé, encore une fois, par Rawls : il ne s’agit pas, avec sa distinction entre la pratique et les actions qui tombent sous cette pratique, de tout justifier par les pratiques sociales d’une société. Il concluait son article « Two concepts of rules » ainsi :
« On pourrait croire que l’usage que j’ai fait de la distinction entre la justification d’une pratique et celle d’actions particulières qui tombent sous cette pratique impliquerait une attitude sociale et politique donnée, qui conduirait à une forme de conservatisme. Il pourrait apparaître que ce que je dis est que pour chaque personne les pratiques sociales de la société produisent la norme de justification de ses actions ; et donc qu’il suffirait que chaque personne les suive pour que sa conduite soit justifiée. Cette interprétation est entièrement erronée. » [33]
33Il n’en reste pas moins que sa distinction est problématique : en proposant de séparer nettement la justification d’une pratique (d’une société) et la justification immanente des actions au sein de cette pratique, on semble exclure une mise en cause d’une pratique « de l’intérieur ». Or, comme le dit Vincent Descombes dans la conclusion, très wittgensteinienne, de son livre Le complément de sujet [34], l’existence d’une pratique ne peut être une justification. Après avoir parlé des raisons (variées) qu’on a d’accepter les règles, il précise : « Il y a de multiples raisons pratiques pour lesquelles on peut être amené à décider de ne pas suivre telle coutume pourtant bien établie, de ne pas se conformer à telle règle de l’étiquette, de ne pas reconnaître tel droit acquis. Ainsi, nous n’avons pas à nous mettre en quête d’un motif unique pour toutes les conventions humaines » [35]. La variété des conventions empêche que nous renvoyions uniformément, comme Rawls ici, à la pratique acceptée :
« Je veux seulement dire que, là où une forme d’action est justifiée par une pratique, il n’y a pas de justification possible de l’action donnée d’une personne donnée, à part en référence à cette pratique. Dans de tels cas, l’action est ce qu’elle est en fonction de la pratique, et l’expliquer, c’est renvoyer à cette pratique. » [36]
34Cavell critique cette position de Rawls, à partir de Wittgenstein, dans Les voix de la raison puis plus récemment dans Conditions nobles et ignobles. Une telle conception de la règle conduit au conformisme, même si Rawls en théorie n’exclut pas la mise en cause de la pratique prise comme un tout. La distinction rawlsienne, confirmée et systématisée dans la Théorie de la justice, suggère que toute conversation de justice est interne à une pratique : elle entraîne aussi l’idée qu’il faudrait en quelque sorte apprendre à revendiquer comme il faut, dans les règles. Mais il n’y a pas de règle qui nous dise comment revendiquer – how to stake a claim [37].
35On peut alors réinterroger le concept de conversation démocratique, commun à Cavell et Rawls : pour que le gouvernement soit légitime, tous doivent y avoir, ou y trouver, leurs voix. Rawls évoque au début de la Théorie de la justice ce que des gens engagés dans des institutions « peuvent alors se dire les uns aux autres que leur coopération s’exerce dans des termes sur lesquels ils tomberaient d’accord s’ils étaient des personnes égales et libres, dont les rapports réciproques seraient équitables » [38]. Dans le contrat originel, qui a pour objet « les principes de la justice valables pour la structure de base de la société », les hommes doivent « décider par avance selon quelles règles ils vont arbitrer leurs revendications mutuelles et quelle doit être la charte fondatrice de la société » [39]. Mais alors la question politique cruciale est justement celle qui est exclue par la distinction des deux concepts de règles, et par l’idée d’une décision de départ sur les règles de la discussion : c’est celle de l’étendue de mon consentement. Rawls exclut la possibilité d’un vrai dissentiment interne, du type désobéissance civile [40] : je peux entrer en conflit avec ma société pour son infidélité aux principes auxquels j’ai consenti, pour l’écart entre les principes et l’application ordinaire de la règle. Emerson et Thoreau étaient en dissension avec leur société pour exactement les mêmes raisons que l’Amérique avait voulu l’indépendance, revendiqué les droits que sont la liberté, l’égalité, la recherche du bonheur : « Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. »
« Je suppose que je ne veux pas accepter ma société “une fois pour toutes”, comme j’accepte les principes de la justice : jugée à l’aune de ces principes, il se pourrait que la société en arrive à ne plus mériter ma loyauté. Mais comment ces principes porteraient-ils le potentiel révolutionnaire du consentement, ou du consentement résilié, si je ne donnais pas en même temps mon consentement à la société ? » [41]
36Pour répéter encore Wittgenstein, nous ne suivons par les règles comme des rails, mais les faisons as we go along. C’est ici et maintenant, chaque jour, ordinairement, que se règle mon assentiment à ma société ; je ne l’ai pas donné, en quelque sorte, une fois pour toutes.
« Le contexte public dans lequel je vis, auquel je participe et duquel je profite est un contexte auquel je consens. Il est mêlé d’une proportion incertaine d’injustice, d’inégalités de liberté et de biens qui ne sont pas négligeables. Le consentement à la société n’est ni sans restriction ni restreint ; son contenu fait partie de la conversation de la justice. » [42]
37Non que mon assentiment soit mesuré ou conditionnel : mais il est, constamment, en discussion, en conversation – il est traversé par le dissentiment exactement comme mon rapport au monde ordinaire (mon langage) est traversé par le scepticisme. Cavell lit alors dans la théorie de Rawls la volonté plus ou moins consciente d’exclure certaines voix, dès le départ, de la discussion démocratique, de la « conversation de la justice ». Le rejet explicite par Rawls du perfectionnisme est ainsi le symptôme d’un refus fondamental de la part du libéralisme politique, malgré son aspiration démocratique, d’entendre toutes les voix, et même tout simplement une voix revendicative et dissonante, dans la conversation de la justice. Une position de « désobéissance civile » comme celle revendiquée par Thoreau et Emerson, pose aussi la question de la nature de mon consentement. Ce que Cavell veut montrer en faisant appel à Wittgenstein, Emerson, Thoreau, c’est que non seulement qu’il n’y a pas de règles prédéterminées du fonctionnement social (nous renvoyons à ce que dit Descombes), mais aussi et surtout il n’y a pas de règles qui disent comment suivre les règles – de règles qui limitent ou régulent l’acceptabilité des revendications et leur expression.
38On retrouve notre point de départ, l’enjeu d’une vie politique : retrouver une expression adéquate. Pour Wittgenstein, pour Emerson, le privé est seulement refus de l’expression, inexpressivité, conformité. Faire en sorte que ma voix privée soit réellement expressive : ce serait la traduction politique de la « critique » wittgensteinienne du langage privé. Le privé, c’est le public (« L’intérieur est lié à l’extérieur logiquement, pas seulement empiriquement » [43]).
39De Thoreau, Cavell écrit : « Nous avons encore à get our living together (Walden, I) ; à être un tout, et à être une communauté. Nous ne sommes pas installés, nous ne nous sommes pas clarifiés à nous-mêmes ; notre caractère, et le caractère de la nation, n’est pas transparent à lui-même ». On peut entendre ainsi le sens de la revendication de la voix chez Wittgenstein : c’est en me revendiquant moi-même que je pourrai faire que mon obscurité à moi-même (parce que je me donne à entendre aux autres) devienne politique. Rendre le privé au public, faire en sorte que ma voix privée soit publique : c’est tout l’enjeu d’une politique du scepticisme.
Notes
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[1]
Nous avons développé ce point dans « Wittgenstein : anthropologie, scepticisme et politique », Multitudes, 2000, et dans « Wittgenstein and Cavell : Anthropology, skepticism, and politics », in Andrew Norris (éd.), The Claim to Community : Essays on Stanley Cavell and Political Philosophy, Stanford, Stanford University Press, 2006.
-
[2]
Stanley Cavell, Les voix de la raison, Paris, Le Seuil, 1996.
-
[3]
Emerson, « Self-Reliance », in Essais, trad. franç. par A. Wicke, Paris, éd. M. Houdiard, p. 29.
-
[4]
Stanley Cavell, Must we mean what we say ? Cambridge, Cambridge University Press, 1969 ; Dire et vouloir dire, trad. franç. par Ch. Fournier et S. Laugier, Paris, Le Cerf, 2009.
-
[5]
Voir Stanley Cavell, Un ton pour la philosophie, traduit par Sandra Laugier, Paris, Bayard, 2003.
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[6]
Stanley Cavell, Must we mean what we say ?, op. cit., p. 51.
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[7]
« Où se trouvent les règles ? », in Lire les « Recherches philosophiques », Christiane Chauviré et Sandra Laugier (éds.), Paris, Vrin, 2007.
-
[8]
Cora Diamond, « Rules : Looking in the right place », in Wittgenstein : Attention to Particulars, Dewi Z. Phillips and Peter Winch (éds), New York, St. Martin’s Press, 1989. p. 27-28.
-
[9]
Ibid., p. 19.
-
[10]
Stanley Cavell, Les voix de la raison, op. cit., p. 51-52.
-
[11]
Ibid., p. 54-55.
-
[12]
Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. franç. par Françoise Dastur et al., Paris, Gallimard, 2004, § 241-242.
-
[13]
Stanley Cavell, Les voix de la raison, op. cit., p. 67-68.
-
[14]
Stanley Cavell, Une nouvelle Amérique encore inapprochable, traduit de l’anglais par Sandra Laugier, Combas, L’Éclat, 1991.
-
[15]
Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., § 107.
-
[16]
Stanley Cavell, Les voix de la raison, op. cit., p. 68.
-
[17]
Stanley Cavell, Les voix de la raison, op. cit., p. 199-120.
-
[18]
John Rawls, « Two concepts of rules » (1955), in Collected Papers, Harvard, Harvard University Press, 1999, p. 22-23.
-
[19]
Ibid., p. 27.
-
[20]
Stanley Cavell, Les voix de la raison, op. cit.
-
[21]
Jonas C. Nyiri, « Wittgenstein’s new traditionalism », Acta Philosophica Fennica, 28, Amsterdam, North-Holland, 1976, p. 503-509.
-
[22]
Wittgenstein, Recherches philosophiques, op. cit., § 241.
-
[23]
Stanley Cavell, Les voix de la raison, op. cit., p. 66.
-
[24]
Stanley Cavell, Une nouvelle Amérique encore inapprochable, op. cit., p. 48-49.
-
[25]
Stanley Cavell, Les voix de la raison, op. cit., p. 54-55.
-
[26]
Ibid., p. 49.
-
[27]
Ibid., p. 61.
-
[28]
Ibid., p. 50.
-
[29]
Ibid., p. 59.
-
[30]
Ibid., p. 61.
-
[31]
Ibid., p. 62.
-
[32]
John McDowell, « Non-cognitivisme et règles », trad. franç. par Jean-Philippe Narboux dans le numéro spécial Wittgenstein, 1889-1951. Archives de philosophie, vol. 64, 3, 2001, p. 457-477.
-
[33]
John Rawls, « Two concepts of rules », op. cit., p. 31.
-
[34]
Vincent Descombes, Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004.
-
[35]
Ibid., p. 464.
-
[36]
John Rawls, « Two concepts of rules », op. cit., p. 29.
-
[37]
Entretien de Stanley Cavell avec Élise Domenach, Esprit, juin 1998.
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[38]
John Rawls, Théorie de la justice, trad. franç. Catherine Audard, Paris, Seuil, 1987 (1971), p. 39.
-
[39]
Ibid., p. 37-38.
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[40]
Nous renvoyons aux contributions de Cités, no 17, « Résistances de la société civile ».
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[41]
Stanley Cavell, Conditions nobles et ignobles. La constitution du perfectionnisme moral émersonnien, trad. par Christian Fournier et Sandra Laugier, Combas, L’Éclat, 1993, p. 182 ; repris dans Id., Qu’est-ce que la philosophie américaine ? De Wittgenstein à Emerson, Paris, Gallimard, Folio, 2009.
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[42]
Ibid.
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[43]
Wittgenstein, Derniers écrits sur la philosophie de la psychologie, t. 2 : L’intérieur et l’extérieur, trad. franç. par Gérard Granel, Mauvezin, TER, 2000.