Cités 2009/1 n° 37

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Article de revue

L'évaluation : objet de standardisation des pratiques sociales

Pages 91 à 100

Notes

  • [1]
    Naomi Klein, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Canada-Arles, Leméac-Actes Sud, traduit de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, 2008.
  • [2]
    Gordon Thomas, Les armes secrètes de la CIA. Tortures, manipulations et armes chimiques, Paris, Nouveau Monde Éd., « Points », traduit de l’anglais par Valérie Clouseau et Mickey Gaboriaud, 2006.
  • [3]
    Daniel Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, « Repères », 3e éd., 2004.
  • [4]
    Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société. Paris, Le Seuil, « Points-Essais », 1975.
  • [5]
    Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, traduit de l’anglais par Georges Fradier, préface de Paul Ricœur, Paris, Calmann-Lévy, « Agora Pocket », 1961 et 1983, p. 43.
  • [6]
    Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Economica, « Classiques des sciences sociales », 1990.
  • [7]
    Christian Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.
  • [8]
    Fernando Savater, Choisir. La liberté, traduit de l’espagnol par Serge Mestre, Paris, Calmann-Lévy, 2005.
  • [9]
    Roland Gori, Pierre Le Coz, L’empire des coachs. Une nouvelle forme de contrôle social, Paris, Albin Michel, 2006.
  • [10]
    Eugène Enriquez, Les jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise, Paris, Desclée de Brouwer, « Sociologie clinique », 1997, p. 342.
  • [11]
    Michel Lecointe, « Évaluation et valorisation institutionnelles », Les Dossiers des Sciences de l’éducation, no 6, 2001, p. 130.
  • [12]
    Id., Les enjeux de l’évaluation, Paris, L’Harmattan, « DéFI Formation », 1997, p. 157.
  • [13]
    Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner, Voulez-vous être évalué ? Entretiens sur une machine d’imposture, Paris, Grasset, « Figures », 2004.
  • [14]
    François Simonet, « Évaluation : entre réalité et illusion, quelle place pour une pratique sociale humaine ? », Gestions hospitalières, no 464, mars 2007, p. 197-199.
  • [15]
    Michel Lecointe, op. cit., 1997.
  • [16]
    Gérard Figari, Évaluer : quel référentiel ?, Bruxelles, De Boeck Université, « Pédagogie en développement », 1994.
  • [17]
    Mohsen Mottaghi, « Évaluation : êtes-vous sceptique, démissionnaire ou engagé ? », Actualités sociales hebdomadaires, no 2557, 9 mai 2008, p. 29-31.
English version

1Émettons le postulat que nos activités, nos pratiques et nos conduites sont enracinées dans le social, dont elles racontent les événements par les mises en scène de la vie. L’action, individuelle autant que collective, étant le vecteur des caractéristiques historiques, sociologiques, politiques, économiques, philosophiques, culturelles et esthétiques de la société.

2Le fonctionnement du monde de l’homo technicus ne peut se limiter à la vision dichotomique aussi radicale que le réel, d’une part, et la fiction, d’autre part. Les activités sociales reposent plutôt sur des « logiques » les plus surprenantes [1], aussi absurdes puissent-elles paraître dans leurs contradictions. La fiction dépassant de loin le réel, se jouant des personnages, des objets et des idées.

3La société se dévoile dans toute sa complexité : avec ses normes, ses déviances, ses dérives, ses formes apparentes autant que ses parties obscures [2]. Aucune valeur de son espace n’échappe à ses critères. Les modes de vie sont ainsi définis, selon un processus de rationalisation qui organise les relations et les modes de communication.

LE CONTEXTE, CADRE DE RÉFÉRENCE DES VALEURS

4Le contexte social exerce un poids considérable sur nos conduites et nos jugements. Il est le cadre de référence structuré de systèmes de valeurs, contenant les déterminismes sociaux. Valeurs que sont les croyances, les représentations, les idéologies ; les lois, les règles, les normes et les usages ; les langages ; le choix des objets, des techniques et de leur utilisation ; les relations humaines hiérarchisées ; les manières de faire et de penser les choses, qui correspondent à des systèmes de signification et de structuration des comportements caractéristiques d’une société [3] – dont la construction et la définition de son identité dépendent de son propre système d’interprétation [4].

5Parce que les valeurs de ces systèmes structurent le style de vie de la société et de ses institutions, organisent les individus dans l’action, considérons-les comme le paradigme possible du fonctionnement organisationnel. De telles valeurs génératrices participent de la logique mettant en interaction permanente deux dynamiques : l’une, instituée, logique de reproduction des valeurs inscrite dans la fermeture ; l’autre, instituante, dans la production de nouvelles valeurs, logique d’ouverture créatrice, comme tentative d’affranchissement des déterminismes. Non exclusives, elles s’alimentent réciproquement et répondent à une conception de l’organisation sociale ; elles entrent dans la dynamique de la société qui les fabrique à son tour. Disons que « les hommes sont des êtres conditionnés parce que tout ce qu’ils rencontrent se change immédiatement en condition de leur existence. Le monde dans lequel s’écoule la vita activa consiste en objets produits par des activités humaines ; mais les objets, qui doivent leur existence aux hommes exclusivement, conditionnent néanmoins de façon constante leurs créateurs » [5].

6Ce fonctionnement du contexte se pose d’après le modèle d’une société en spectacle dont émergent des figures et des pratiques spécifiques. Nous sommes dans la surreprésentation de l’informatique, de la cybernétique, de la programmation et du codage – il n’est que de constater les termes convoqués dans le langage courant de ces dernières années –, et l’ordinateur se présente comme objet étalon où les réponses sont limitées aux capacités de l’outil. Or, même si elle se donne des apparences humanisantes, la technique ne peut réduire à du mesurable la substance sociale ; elle reste d’une « froide » logique de réification, impersonnelle et sans âme [6].

7Avec l’hypermédiatisation du monde actuel, nous voilà totalement plongés dans la dimension de l’événementiel, où le virtuel participe d’un divertissement qui s’appuie sur la pulsion brute, immédiate, et où l’émotionnel prime. C’est la logique d’une consommation fugace de l’illusoire. À l’heure où l’échelle sociale est dite en panne, les feux du spectacle éblouissent et nourrissent les mentalités.

8L’ère nouvelle est celle du storytelling, cet appareil qui impose sa vision du monde en fabriquant des histoires auxquelles c’est à la réalité de se conformer, cette machinerie qui conditionne et formate les esprits [7]. Le monde va comme le storyteller – maître du jeu d’un nouveau pouvoir – le récite. Cependant, ni ce gourou de la mondialisation ni ses fables ne sont créés de toutes pièces et ne s’imposent à la société ; ils correspondent à des traits caractéristiques de celle-ci : la recherche de perfection de l’être et de pureté des valeurs.

9Dans un discours de l’à-peu-près ambiant, tout ce qui est annoncé est entendu comme vérité, sans autre forme de vérification. Les propos argumentés et sensés sont tenus dans un tel vacarme d’idées contradictoires, de truismes insipides, et avec tant de subjectivité, qu’ils en deviennent inaudibles. Ce bon ton d’exprimer son avis sur tout, en faisant appel à son expérience personnelle comme point centriste de référence, ajoute à la confusion.

10Face à la quantité prodigieuse d’informations, quoi et comment vérifier ? Chacun sélectionne ce qui lui plaît, entend ce qui lui convient, croit ce qu’il veut. Avec les paradoxes que nous souhaitons savoir – sans être dérangés dans nos conceptions –, connaître – mais sans bousculade dans nos croyances –, découvrir – sans électrochoc dans nos convictions –, l’autorité préférant les discours qui maintiennent la tranquillité des ignorances et la docilité des évidences, pour une meilleure manipulation des consciences.

11Bien que revendiquant une exigence de liberté, celle qui nous rend autonome et nous est si chère à condition qu’elle ne nous engage en rien [8], nous assistons en fait à un bourrage de crâne qui n’est dû qu’à la paresse de l’esprit englué dans les idées reçues. Véritable aliénation individuelle autant que collective qui n’autorise même pas à s’affranchir de la tyrannie de la pensée uniformisante. Nous préférons placer notre liberté entre les mains d’un autre que nous-mêmes : l’homme traditionnel s’en remettait au religieux ; l’homo technicus, envahi par les procédures et les gadgets, s’en remet au premier idéologue qui le berne par un discours consumériste, au nom de son bien-être permanent et du progrès. Discours efficace d’un tyran rationnel, prestidigitateur vendeur de certitudes chiffrées et quantifiées ; un monde dans lequel l’expert, gardien du temple, occupe une place maîtresse.

12Dans cette conception, chacun finit par accepter de croire que l’essentiel est d’être mobilisé, managé, coaché [9], pour exercer un contrôle permanent sur soi et ses émotions. Ce qui ne fait que générer un véritable mouvement de standardisation des comportements, de mise en conformité des conduites, de calibrage des pratiques et des productions sociales et culturelles.

LES ASPECTS IDÉOLOGIQUES DE L’ÉVALUATION COMME RELATION À LA NOTION DE VALEUR

13Une situation paradoxale s’est installée dans nos sociétés hypertechnicisées : d’un côté, il est dit qu’il n’y aurait plus de valeurs ; de l’autre, nous assistons à une véritable frénésie de production de valeurs de tous types.

14Produit d’un processus de socialisation, l’individu et le collectif partagent les valeurs de l’espace social auquel ils appartiennent. L’hypothèse que « toute société moderne a pour but de créer des individus susceptibles d’adhérer à la culture qu’elle instaure, aux institutions et aux valeurs qu’elle définit et qu’elle défend » [10] fait apparaître le type de relation existant entre l’organisation de la société et les individus.

15Aussi, parce qu’ils en partagent les caractéristiques, les membres adhèrent à l’organisation en adoptant les valeurs attrayantes de son système, excluant les autres formes possibles d’organisation. En cela, l’idéologie contient une puissance unificatrice, provoquant l’intégration des individus à l’organisation, dont le résultat est la formation d’un « sentiment d’appartenance », d’un « esprit de corps », d’un « idéal commun ». Parlons plutôt d’idéologies plurielles : sportives, culturelles, confessionnelles, scientifiques, politiques, économiques. De sorte que l’évaluation se conçoit comme une pratique tributaire de contingences qui évoluent au sein d’un contexte davantage kaléidoscopique qu’uniforme.

16Le rapport aux valeurs procède par affiliation, en termes d’appartenance à des caractéristiques communes et de reconnaissance à travers elles. Si l’on évalue, c’est bien parce que « cela permet de se situer par rapport aux systèmes de valeurs, cela permet de s’étayer sur des valeurs et cela permet ou de reproduire ou de produire des valeurs » [11]. Cette idée de valeur réside dans le « principe de valorabilité » [12], sur le fait que, pour que l’on puisse accorder de la valeur aux objets et aux individus sur lesquels porte notre regard, il est nécessaire d’être assuré qu’ils soient valorisables : qu’ils possèdent de la valeur, d’une part, qu’il soit possible d’exercer une action qui vise à leur en accorder, d’autre part. Ce qui appuie en faveur de l’argument qu’il n’y a pas de valeurs en dehors des systèmes qui les contiennent et que l’on trouve dans la culture. C’est en premier lieu dans la Genèse que la Création distingue les choses et les êtres entre eux, selon une échelle de valeurs hiérarchisées.

17Considérons ainsi l’évaluation, d’une part, qui répond à une conception de l’organisation du monde, et l’évaluateur, d’autre part, acteur de la mise en forme de son activité processuelle : l’un et l’autre vont être mobilisés et s’organiser au sein et à partir du cadre contextuel. Chacun de ces éléments est enraciné dans le social, porteur d’un habitus, traversé par les valeurs. Chacun en est une production et, ni l’évaluateur ni les objets de sa pratique et sa pratique elle-même n’échappent à leur construction sociale. Ils entrent dans la « logique » de la société qui les fabrique. L’évaluateur est ainsi porté à exercer et appliquer sa méthode, avec tout son appareillage, au sein de la société et de l’organisation qu’il « incarne », en fonction des valeurs caractéristiques.

18De ce fait, si l’évaluation se donne à voir avant tout comme un procédé rationnel, elle est produite par la dimension culturelle et imaginaire de et dans la société : elle se présente comme un processus de détermination et de fabrication de valeurs, particulièrement significative du fonctionnement des sociétés techniciennes et capitalistes actuelles basées sur le profit. À tel point que le constat est le suivant : privées comme publiques, nos vies sont désormais réglées d’après le registre de deux notions quasi indissociables et qui occupent tout l’espace social : l’évaluation et le projet. Deux véritables paradigmes de l’action rationnelle, au sens d’action intentionnelle, par lesquels il s’agit d’expliciter les buts et la manière de les atteindre, et ce, dans les moindres détails. Autant de moyens qui ont pour intérêt l’efficience de la conduite. Tout est sujet à projet et à évaluation, où la seconde vient évaluer le premier, et où celui-ci contient dans son processus même celle-là, l’ensemble étant « géré » de main de maître par l’expert.

19Car c’est en tant que spécialiste de l’usage social maîtrisé de la méthode, définie selon un organon de règles spécifiques, que l’évaluateur se présente. Il a pris cette figure de nouveau prêtre-magicien détenteur d’un pouvoir absolu sur les esprits. En acceptant sans ascèse les intentions de l’expert et de sa méthode, nous devenons les instruments de la technique qui nous gouverne et qui n’est qu’un simulacre d’objectivité. L’idée du contrôle des pratiques par une méthode d’organisation aussi rationnelle soit-elle reste un fantasme et donne au monde cette tournure cynique.

20Deux réelles marques idéologiques, donc, qui se positionnent en diktats, comme universalisation d’une conception, d’un mode d’action, imposant un processus d’uniformisation, voire de « conformisation ». Ce qui est privilégié, c’est l’aspect technique, instrumental, où l’évaluation est majoritairement préconstruite, appliquée et imposée, plutôt qu’une démarche sociale élaborée en considération des valeurs culturelles institutionnelles et des individus, en termes d’implication volontaire et réciproque. Il est vrai que, face au rationnel, qui donne l’illusion d’être intellectuellement saisissable, la dimension sociale a le désavantage d’être complexe et métissée. Ce qui est même redoutable, c’est que celui qui est évalué n’a ni le droit à la parole ni le droit de participer à la construction du processus. C’est sans débat ! Une réelle imposture [13].

21Le maître mot actuel est celui d’« évaluer », et tout est soumis à cette injonction. Or, dans le gouvernement des organisations, qu’est-ce qui garantit que l’évaluation n’est pas une pratique administrée sans discernement ?

22L’évaluation contient un ensemble d’opérations intellectuelles et pragmatiques, intentionnelles et élaborées. Les outils et les moyens sollicités sont mobilisés comme autant de ressources spécifiques : le choix des techniques, des procédures et des méthodes. Il s’agit de rendre lisible, intelligible et maîtrisable le processus. Envahissant tous les niveaux organisationnels, elle prend un sens différent selon qu’elle appartient au champ de l’économie, de la métrique, de la morale, de l’éducation, de la formation, des politiques publiques, de la santé. Elle est un procédé, une conduite qui se retrouve dans des domaines hiérarchisés dont les plus « prestigieux » – parce que liés à la partie noble du processus qu’est la prise de décision, où l’évaluation joue le rôle d’aide à la décision – sont l’expertise, le conseil, l’audit, la consultance, où elle s’efface pour n’être plus totalement elle-même : une action particulière et spécifique tout en étant identifiée à d’autres domaines. Ses formes multiples représentent de véritables enjeux, d’autant que les figures de l’évaluateur varient elles aussi en fonction des positions occupées, des rôles et des statuts : expert, technicien, chercheur, praticien, consultant, auditeur. Autant de figures relatives aux modèles sollicités.

23Les éléments processuels de l’évaluation s’organisent selon des cadres majeurs : social et culturel ; technique et scientifique ; politique et économique [14]. Au premier correspond le contexte évoqué précédemment, avec l’ensemble de ses caractéristiques. Le second contient l’ensemble des procédures, comme caractéristiques techniques. Comment ne pas voir autrement que techniquement le processus de fabrication de valeur ? Élaboré à partir d’un schéma organisé : d’après un système de valeurs, la référence (au sujet de quoi ?) ; selon un modèle (comportant des normes), le référent (par rapport à quoi ?) ; en fonction de l’existant, le référé (à partir de quoi ?) [15]. De cela apparaît le référentiel, comme construit le plus technicisé du processus qui va guider l’évaluation dans sa mise en acte, avec des critères, et à partir duquel l’opérateur va pouvoir évaluer et interpréter pour agir, avec pour intérêt d’obtenir une « cartographie » de l’existant [16].

24À vouloir poser les bases d’une objectivité avec certitude, ce cadre reste totalement déshumanisé. Les faits peuvent-ils se réduire à du mesurable et à leur propre logique ? Science et technique restent impersonnelles et abstraites.

25L’évaluation est une activité à part entière qui génère une production considérable de valeurs, dont celle du profit économique : les cabinets font florès en répondant à un marché prometteur ; nous ne comptons plus les colloques, conférences, réunions, séminaires, rencontres de spécialistes, publications et travaux, interventions, conseils et préconisations sur le sujet. Un dispositif s’est installé, comme mode d’organisation d’une pratique, apportant un cadre. D’où l’existence d’agences, de conseils et comités nationaux d’évaluation, de guides de l’évaluation.

26La pratique crée des polémiques et les positions prises à son égard sont contrastées [17]. Les arguments convoqués pour la rendre absolument indispensable sont par endroits fragiles. Dans le cadre de la sécurité de l’individu, le risque zéro n’existe pas et aucun système d’assurance ne pourra pallier cette idée. Même si la maîtrise des éléments relatifs au risque reste une considération légitime. L’individu devient une matière investie sous l’angle financier, cotée en Bourse, pour laquelle aucune défaillance qui ferait chuter sa valeur n’est tolérable. Prenons aussi les agences de notation, dont le but est de donner une évaluation des risques aux investisseurs financiers. Elles ont pourtant bien été dans l’incapacité d’éviter les crises financières et les placements suspects. Ces crises ont mis en exergue un fonctionnement – comme système de notation et mode de rémunération – qui est loin d’être transparent et qui se place en dehors de toute éthique.

QUELLE RÉFLEXION SUR L’ÉVALUATION ?

27Se pensant responsable de lui-même et de ses actions, l’homme passe par une maîtrise instrumentale d’un monde gadgétisé. Il se convainc qu’aucune puissance magique, impalpable, irrationnelle, irréelle n’interfère sur ses décisions. Il pense que tout est prévisible, mesurable, contrôlable. Ce n’est plus la forme allégorique du mythe qui vaut dans l’espace social, mais sa dimension dépouillée, technicisée. Ce faisant, il réduit un tel monde à la pauvreté de la mesure où seule la puissance du résultat compte. La technocratisation de la vie et de l’individu a pour conséquence des effets déshumanisants. Face à une appropriation quasi totale de l’être, même si d’aucuns n’y voient que vision orwellienne, cherchant à contrôler ce qu’il est et ce qu’il fait, en tout lieu et à toute heure, par une observation des attitudes et des comportements, quelle place occupe aujourd’hui l’individu au sein de la société ? Qu’attend-on de lui ? Que signifie sa liberté ?

28L’instrumentalité des pratiques laisse croire en la réduction, voire la suppression, de l’incertitude et du doute. La condition humaine voulant s’affranchir des contraintes – d’une certaine pénibilité du travail, dit-on actuellement. Or ce rapport à l’hyperrationnel verse en fait totalement dans cette irrationalité tant décriée par le modernisme, dont elle est le produit. Dans le contexte global de la démarche qualité, de la traçabilité, l’évaluation se présente comme l’outil approprié pour saisir le monde. Faisant preuve d’économie d’utilisation des moyens sollicités, c’est la conception de la mesure qui s’est imposée. Une telle conception est antinomique avec l’humain et ne fait qu’accentuer la dichotomie entre instrumentalité et socialité de l’individu. Or la prise de décision ne se réduit pas à un processus uniquement rationnel ; elle demande un outil de lecture approprié pour saisir les éléments à l’œuvre : le culturel et l’imaginaire échappent au contrôle de la pensée et exercent une réelle influence sur la décision et l’action. Ce sont en fait des contradictions qui se donnent à voir entre les valeurs affichées et le fonctionnement de la société. Si le sport fait état de « solidarité », de « partage », de « sens du collectif », il s’agit cependant de violence sur les corps. Si la société met en avant les valeurs de « respect », « confiance », « dignité », dans les faits apparaissent la mauvaise foi, le mensonge, la fourberie.

29Les valeurs de la société en général, de l’entreprise en particulier, structurent son style de vie, ses modes d’appréhension du monde, ses systèmes d’interprétation, ses usages et ses finalités. Ce qui vise à considérer les valeurs qui la définissent et qu’elle fabrique à son tour comme étant la marque qu’elle applique sur l’ensemble des « objets » qui la composent, dans tout son espace, et ce, dans un rapport entre l’interne et l’externe. Cela permet de mettre en exergue ce qui ne se donne pas à voir directement dans le rapport institutionnel et d’aller au-delà des apparences. En quelque sorte, c’est tenter de saisir l’habitus organisationnel qui est au fondement des comportements et du style de vie spécifique de l’entreprise.

30Et si l’évaluation mesurait le fait d’être le meilleur ? Au monde de l’efficacité, le culte obsédant de la performance est porté à son paroxysme. Cette caractéristique compétitive repose sur le diktat de la quantification, avec des critères démultipliés à outrance, des indicateurs chiffrés à n’en plus finir. Véritable paradigme de l’endoctrinement, la performance semble devenue l’insidieuse facette d’un eugénisme toujours présent dans nos sociétés démocratiques, qui porte au pinacle un jeunisme préoccupé par la beauté, la force, la puissance, le dynamisme, la flexibilité et la souplesse. Dans le but de justifier les pratiques par la rentabilité, la technocratie participe d’un totalitarisme social prononcé, et ce, dans la plus trompeuse transparence.

Notes

  • [1]
    Naomi Klein, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Canada-Arles, Leméac-Actes Sud, traduit de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, 2008.
  • [2]
    Gordon Thomas, Les armes secrètes de la CIA. Tortures, manipulations et armes chimiques, Paris, Nouveau Monde Éd., « Points », traduit de l’anglais par Valérie Clouseau et Mickey Gaboriaud, 2006.
  • [3]
    Daniel Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, « Repères », 3e éd., 2004.
  • [4]
    Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société. Paris, Le Seuil, « Points-Essais », 1975.
  • [5]
    Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, traduit de l’anglais par Georges Fradier, préface de Paul Ricœur, Paris, Calmann-Lévy, « Agora Pocket », 1961 et 1983, p. 43.
  • [6]
    Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Economica, « Classiques des sciences sociales », 1990.
  • [7]
    Christian Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.
  • [8]
    Fernando Savater, Choisir. La liberté, traduit de l’espagnol par Serge Mestre, Paris, Calmann-Lévy, 2005.
  • [9]
    Roland Gori, Pierre Le Coz, L’empire des coachs. Une nouvelle forme de contrôle social, Paris, Albin Michel, 2006.
  • [10]
    Eugène Enriquez, Les jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise, Paris, Desclée de Brouwer, « Sociologie clinique », 1997, p. 342.
  • [11]
    Michel Lecointe, « Évaluation et valorisation institutionnelles », Les Dossiers des Sciences de l’éducation, no 6, 2001, p. 130.
  • [12]
    Id., Les enjeux de l’évaluation, Paris, L’Harmattan, « DéFI Formation », 1997, p. 157.
  • [13]
    Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner, Voulez-vous être évalué ? Entretiens sur une machine d’imposture, Paris, Grasset, « Figures », 2004.
  • [14]
    François Simonet, « Évaluation : entre réalité et illusion, quelle place pour une pratique sociale humaine ? », Gestions hospitalières, no 464, mars 2007, p. 197-199.
  • [15]
    Michel Lecointe, op. cit., 1997.
  • [16]
    Gérard Figari, Évaluer : quel référentiel ?, Bruxelles, De Boeck Université, « Pédagogie en développement », 1994.
  • [17]
    Mohsen Mottaghi, « Évaluation : êtes-vous sceptique, démissionnaire ou engagé ? », Actualités sociales hebdomadaires, no 2557, 9 mai 2008, p. 29-31.
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