Cités 2008/4 n° 36

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Article de revue

Les penchants criminels du pacifisme

Pages 77 à 82

Notes

  • [1]
    Hommage à Jean-Claude Milner, auteur Des penchants criminels de l’Europe démocratique, Paris, Verdier, 2003.
  • [2]
    Paul Reynaud, Le Figaro, 23 décembre 1936.
  • [3]
    Jean Vasseur-Despierriers, La France de 14 à nos jours, Paris, PUF, 1993.
  • [4]
    Alain Finkielkraut, Au nom de l’Autre, Paris, Gallimard, 2003.
  • [5]
    Néologisme de Lacan qui vient d’agalma. Désigne ce par quoi une chose semble éminemment séduisante et désirable.
  • [6]
    Lacan l’indique à propos de la cure analytique, mais c’est vrai aussi sur la scène internationale.
  • [7]
    Jacques Lacan note à de multiples reprises le ressort psychologique et par là imaginaire de ce genre d’affects.
  • [8]
    Jacques Lacan, « Le séminaire sur la “La lettre volée” », Écrits, Paris, Le Seuil, coll. « Points-Essais », p. 15.
  • [9]
    Dans un autre contexte, Jacques-Alain Miller démonte les mécanismes d’un tel rapport à l’autre. Cf. « Politique lacanienne », in La Cause freudienne, no 42, Paris, Le Seuil, 1999, p. 7-17.
  • [10]
    De Freud, la formule « Qui cède sur les mots cède sur les choses. »
  • [11]
    Par cette formule, Churchill s’adressait à Neville Chamberlain, à la suite des Accords de Munich.
English version
« Vous êtes entourés de toutes sortes de réalités dont vous ne vous doutez pas, dont certaines sont particulièrement menaçantes, car vous pensez avec le sous-titre de Paul Claudel, que le pire n’est pas toujours sûr. »
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre III, p. 87.

A LA GUERRE... COMME A LA PAIX

1En 1938, la plupart des partis français sont divisés face à la situation internationale. La politique agressive de l’Allemagne hitlérienne qui annexe l’Autriche, puis exige le rattachement du nord de la Tchécoslovaquie, crée de nouveaux clivages. La division classique droite-gauche fait place à une autre : les pacifistes qui refusent de se battre pour les Tchèques s’opposent aux partisans de la fermeté, qui veulent combattre le nazisme. Quand Daladier cède aux exigences d’Hitler à Munich fin septembre, la majorité des Français est soulagée. Il jouit dès lors d’une popularité considérable. Le 1er octobre 1938, au lendemain des accords de Munich, la Une du quotidien Paris-Soir affichait en gros titre : « LA PAIX ! ». Jean Prouvost s’exclamait dans son éditorial : « La Paix ! La Paix ! La Paix ! Voilà le mot qui ce matin se lisait dans tous les yeux, sortait joyeusement de toutes les lèvres. Le monde respire. [...] La France peut continuer à vivre son beau et glorieux destin de nation pacifique et démocratique. »

2La réplique de Daladier revenant de Munich acclamé par une foule en liesse est connue : « Les cons ! ». Il n’aurait donc pas troqué l’honneur contre la paix. Car à ce moment, il le sait, la guerre est inéluctable. La foule qui l’acclame, en revanche, a incontestablement perdu la face ce jour. Daladier, lui, occupera le temps qui lui est alloué comme un sursis pour sortir le pays de la crise économique qu’il traverse, accélérer le réarmement et préparer l’opinion à un conflit. Dès 1936 pourtant, Paul Reynaud considérait avec d’autres que « les pays totalitaires, capables d’un effort unanime, sont en train de prendre, jour après jour, l’avantage sur les démocraties » [2]. Et c’est en 1936 aussi que la France se réarme – tardivement – en s’attachant à une stratégie défensive rassurante mais illusoire. C’est un fait, « en refusant de préparer les esprits à la probabilité d’un conflit, les dirigeants de la République ont été dominés par le souvenir fascinant de l’hécatombe de la Grande Guerre » [3].

AU NOM DE L’AUTRE

3Certes, il y a une diversité de guerres, des situations singulières qui appellent des réponses singulières. Les fâcheuses conséquences qu’aura eues la guerre que les États-Unis et leurs alliés mènent actuellement en Irak nous le laisse entrevoir. Il y a, à une guerre, des raisons qui ne valent que pour elle, et parfois même de mauvaises raisons qu’on aurait tort de ne pas dénoncer. Mais quand les vraies raisons manquent au pacifiste ou qu’elles se révèlent le refuge d’une passivité éhontée, ce n’est plus tant de stratégie qu’il est question, que de refus de l’acte. Aussi le pacifisme se phénoménalise-t-il souvent sous les espèces de négociations molles qui reculent toujours plus les critères de l’inacceptable et de l’urgence qu’il nous désigne.

4Le pacifiste se réfugie derrière des intentions droites et nobles, ses discours se parent d’humanisme, de foi en l’autre et de respect. Car la figure du faible enjoint la compassion. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, il n’était pas rare d’entendre les partisans d’une paix inconditionnelle se souvenir de l’humiliation dont les Allemands avaient fait l’objet en 1918. Avec la paix, on défendait les humiliés, de même qu’aujourd’hui, les pro-palestiniens présentent à l’occasion le terroriste sous la figure du prolétaire mythique, celui qui n’a rien et dont, de ce fait, tous les coups sont permis.

5La réciprocité absolue des rapports humains fait l’objet de la foi triviale qui meut le pacifiste. La bonté appelle la bonté, pense-t-il, et le respect, le respect ; seule la haine engendre la haine, les victimes sont des bourreaux qui s’ignorent. Le pacifiste nie ainsi sa dissemblance à l’ennemi. Les rapports intersubjectifs se rabattent dans cette perspective sur celui qu’on entretient à sa propre image au miroir. Tout pris qu’il est dans ce rapport d’identification imaginaire à l’autre, le forçat de la paix en oublie de composer avec l’Autre. S’il lui trouve toutes sortes de circonstances atténuantes, ce sont celles-là mêmes qu’il se trouverait s’il était dans le camp d’en face, puisque enfin, il parle au nom de l’autre [4]. Il le fait d’autant plus facilement qu’il épouse tacitement le discours de cet autre, qu’il y repère un écho de vérité propre à rassembler ce que tout oppose en apparence. Il y a cinquante ans : les démocrates pacifistes et les fascistes armés.

MIRO ET MUET

6Nonobstant le caractère agalmatique [5] du désir de paix qu’il affiche, le pacifiste se prépare souvent une guerre plus franche que celle qu’il prétend éviter. Plus franche, parce que pour s’endormir au doux son de promesses de paix, il ne voit pas, ne peut pas voir venir la guerre. Loin que la réalité commande chez lui la stratégie à adopter, elle se conforme au contraire à la seule stratégie qui lui convienne : ne rien faire, s’aplatir toujours plus et respirer toujours moins fort. Les Occidentaux de tout bord se sont récemment illustrés pour leur passivité face aux guerres sordides dont la Tchétchénie a été le théâtre. Est-il insensé d’imaginer que ce désintérêt massif a facilité l’invasion russe en Géorgie et qu’elle alimente encore l’extraordinaire arrogance du Kremlin ? Mais là est le propre du pacifiste : qu’il se reconnaisse comme tel ou non, il se croit exempt de toute responsabilité. Et c’est par paradoxe, sa foi en une analyse infaillible qui l’empêche de procéder à une analyse politique qui ferait cas de l’Autre. Quand le danger affleure, ce ne peut être que par la faute de ceux qui osent un acte. Pourtant, ne donne-t-il pas lui aussi une réponse qui, pour être muette ou presque, n’en est pas moins audible et porte à conséquence. Lacan l’indique : « Il n’est pas de parole sans réponse, même silencieuse pourvu seulement qu’elle ait un auditeur. » [6] Et difficile de voir la guerre affleurer quand on se dote d’une stratégie consistant à ne rien risquer de crainte d’avoir à revêtir l’uniforme.

7Ainsi, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, ceux qui bradaient la paix rêvaient que le monde changerait sans leur concours, que la fureur redoutable de l’hitlérisme s’apaiserait d’elle-même ou qu’ils l’y aideraient par davantage de retrait [7]. C’est là en vérité le nerf de la politique de l’autruiche [8], qui, la tête enfoncée dans le sable, se croit revêtue d’invisibilité cependant qu’elle se laisse tranquillement plumer le derrière. Ce faisant, les forçats de la paix ne se rendaient pas seulement coupables de ne pas soutenir la vue de ce que la réalité, si terrifiante soit-elle, comportait de promesses. Leur prétention à ne rien faire qui puisse avoir des conséquences n’a pas manqué, comme chaque fois, de produire des catastrophes [9], de renforcer le pouvoir qui voulait les combattre. Car le retrait se paie cher.

MACHINE A CALCULER

8Le pacifiste prétend le savoir clos. Il n’y a, pense-t-il, qu’une politique à mener qui garantisse le succès. Le calcul absolu se présentifie dans sa position. De même que le pessimiste qui affirmerait que les jeux sont faits, qu’il est trop tard déjà, le pacifiste, optimiste quant à lui, rend l’acte impossible, parce qu’il sait d’avance quelle prière le mènera à la béatitude.

9A contrario, l’angoisse est là où l’acte est possible : se préparer à faire la guerre est une perspective aussi accablante qu’est séduisante celle de ne jamais avoir à la faire. L’acte guerrier, comme tout acte, peut toujours s’avérer mal calculé. Mais celui qui s’y essaie reprend à son compte la faille constitutive du savoir, faille qui appelle précisément l’action politique. Car, pour cette raison précise qu’il tente quelque chose qui infléchit le cours des événements, il sait que rien n’est écrit d’avance, ni le pire, ni le meilleur. Le réaliste sait qu’aucun calcul n’est sans faille et se force pour cette raison à calculer encore et toujours sans omettre de rompre le calcul par l’acte. Tapis dans l’inaction, la maîtrise virtuelle des événements peut sembler actuelle ; seul le passage à l’action nous révèle le mirage par quoi notre certitude s’instituait. L’acte assumé est donc toujours mise, et mise de ce qu’on ne peut sauver qu’à le risquer. Comme les kamikazes japonais d’hier, les terroristes, promeuvent aujourd’hui l’acte porté à l’incandescence : ils sont prêts à tout perdre pour obtenir ce qu’ils veulent, tout et y compris la vie. Face à la fureur, la bonté du pacifiste est de peu de poids.

UNE MAIN DE FER DANS UN GANT DE VELOURS

10Comme le pacifiste, le réaliste veut la paix. Mais la désirant aussi, il tâche d’en saisir les modalités. Il ne veut ni de la pax romana, ni de la paix des cimetières. Il est des circonstances dans lesquelles les bellicistes savent obtenir la paix. Car la négociation est bien la meilleure alternative à la guerre. Pourtant, quand ses conditions manquent, quand les limites qui servent de cadre aux relations de bon voisinage sont franchies sans produire d’effet manifeste, plus rien ne garantit la valeur d’une négociation. Qu’attendre par exemple aujourd’hui d’éventuelles négociations avec l’Iran, dont le pasdaran qui lui sert de président a juré à plusieurs reprises de rayer un pays membre des Nations Unies de la carte sans connaître de réelles sanctions ? En effet, le même qui jure votre perte, s’adoucit lors de négociations parodiques : « Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau ! Sans mentir, [...] Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. » Le corbeau se prend le cas échéant pour une colombe, si on ne le reconnaît pas à son plumage, il est celui qui lâche le fromage. Il cède sur les mots et bientôt sur les choses [10].

11Les diplomates tirent leur force de ce qu’ils sont prêts à engager dans la partie. À ne pas prendre le risque de la guerre quand les circonstances l’exigent, ils manquent de persuasion. Hitler, lors de ces fameux accords, savait bien des Occidentaux prêts à toutes les compromissions pour éviter la guerre. La politique par laquelle la France s’endormait avant guerre mena l’Europe au désastre. « Vous avez choisi le déshonneur pour éviter la guerre ; vous aurez le déshonneur et la guerre », prophétisait Churchill [11] en ce temps. Songeons que la guerre froide ne le resta que parce qu’elle était prête à éclater, et osons en ce sens affirmer que nous n’avons jamais la paix qu’à être prêts à la guerre : si vis pacem para bellum. Car la paix vaut cher, et il n’est pas seulement faux de penser qu’elle se paie de bons sentiments, cette thèse s’avère criminelle, chaque fois.

POUR QUELS EFFETS ?

12Nonobstant le désir de paix qu’ils arborent, les partisans d’une paix perpétuelle préparent ainsi souvent des affrontements plus francs que ceux qu’ils décrient par ailleurs. Et peu importent les intentions sublimes dont ils parent leur lâcheté, et peu importe leur foi béate en l’autre, seules comptent en vérité les conséquences que leur mollesse peut avoir. Ce que nous savons après coup du désir qui oriente une vision géopolitique pacifiste du monde ressemble souvent au pire. Il est arrivé que le pire prenne la forme du nazisme avec ses camps d’extermination. Car les partisans d’une paix perpétuelle en condamnaient d’autres à goûter les fruits infâmes de leur lâcheté. Les résistants n’ont pas manqué, ni ici, ni là-bas. Espérons que les pacifistes d’hier – pour ne parler que d’eux – étaient bien aussi sourds qu’ils avaient l’air de l’être. Espérons qu’ils ne visaient pas, même inconsciemment – car l’inconscient n’est pas une excuse – les effets de leur surdité.

13Car peut-être, y avait-il entre nos pacifistes avant guerre et les nazis contre lesquels ils refusaient de se battre un lien qu’on ne repère qu’à pousser jusqu’à leurs ultimes conséquences les positions dont ils s’enveloppaient. Et si nos pacifistes n’avaient pas été si sourds ni si aveugles au programme d’Hitler ? Et s’ils croyaient que la disparition des uns calmerait à tout jamais les appétits du crocodile fasciste, espérant que le crocodile négligerait, après cela, de s’attaquer à eux ?

Notes

  • [1]
    Hommage à Jean-Claude Milner, auteur Des penchants criminels de l’Europe démocratique, Paris, Verdier, 2003.
  • [2]
    Paul Reynaud, Le Figaro, 23 décembre 1936.
  • [3]
    Jean Vasseur-Despierriers, La France de 14 à nos jours, Paris, PUF, 1993.
  • [4]
    Alain Finkielkraut, Au nom de l’Autre, Paris, Gallimard, 2003.
  • [5]
    Néologisme de Lacan qui vient d’agalma. Désigne ce par quoi une chose semble éminemment séduisante et désirable.
  • [6]
    Lacan l’indique à propos de la cure analytique, mais c’est vrai aussi sur la scène internationale.
  • [7]
    Jacques Lacan note à de multiples reprises le ressort psychologique et par là imaginaire de ce genre d’affects.
  • [8]
    Jacques Lacan, « Le séminaire sur la “La lettre volée” », Écrits, Paris, Le Seuil, coll. « Points-Essais », p. 15.
  • [9]
    Dans un autre contexte, Jacques-Alain Miller démonte les mécanismes d’un tel rapport à l’autre. Cf. « Politique lacanienne », in La Cause freudienne, no 42, Paris, Le Seuil, 1999, p. 7-17.
  • [10]
    De Freud, la formule « Qui cède sur les mots cède sur les choses. »
  • [11]
    Par cette formule, Churchill s’adressait à Neville Chamberlain, à la suite des Accords de Munich.
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