Notes
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Économiste, Centre Alexandre-Koyré. Je ne saurais préciser tout ce que cet article doit aux échanges que j’ai eus avec Jean-Paul Karsenty.
C’ÉTAIT HIER
1En 1966, l’Internationale situationniste / IS avait impulsé une nouvelle définition de la misère :
« De par sa situation économique d’extrême pauvreté, l’étudiant est condamné à un certain mode de survie très peu enviable. Mais, toujours content de son être, il érige sa triviale misère en “style de vie” original : le misérabilisme et la bohème. »
2La « misère » était certes économique, mais plus profondément, si l’on peut dire, elle était surtout narcissique. Car ce qui lui donnait sa pulsion, c’était, chez les étudiants, la tranquille acceptation de la vexation d’avoir à subir la toute-puissance de la société bourgeoise qui ignorait superbement la blessure qu’elle leur infligeait quotidiennement. Ils avaient des droits, mais leur situation était pire que celle d’objets de charité. Ils étaient, en effet, assujettis. Certes, ces « héritiers » étaient divertis par la « peoplelisation » montante des acteurs et chanteurs de la « nouvelle vague », mais ils n’en vivaient pas moins ce divertissement aussi comme un détournement. Les grandes causes politiques intervenaient alors comme une scène imaginaire de revendication de la « génération future » sur laquelle elle pouvait non seulement dire son mot sur les affaires du monde, mais encore tenter de l’orienter dans un sens opposé à celui que les décideurs traçaient dans la fureur de l’aliénation des « Trente Glorieuses », de la dissuasion nucléaire et des guerres postcoloniales.
3Or l’agitation politique ne suffisait pas à donner aux étudiants le sentiment d’être. Encore fallait-il une agitation émotionnelle, une volonté de catharsiser le misérabilisme et la bohème en rompant avec l’être « toujours content de lui-même » que, dans leur détresse identitaire, notamment sexuelle, ils étaient. C’est ainsi que l’explosion de joie de vivre succéda à l’auto-éducation au déplaisir.
4Par la suite, ceux qui, parmi eux, avaient l’âme du meneur de foule ont accédé aux postes de commande de la société et, dans un même mouvement, ils ont refoulé leur misère narcissique devenue puissance. Du désir, cette génération est alors passée à un acting perpétuel, normé par la seule pulsion auto-érotique qui suit les à-coups violents de la logique calculante de la technique qui alors se déployait. Il n’y avait désormais plus que de l’acte. La dépense du désir s’est mise à fuir et la perspective d’un travail psychique à venir a pesé sur elle comme une épée de Damoclès à laquelle elle préférait l’aventure de l’improvisation. L’enfant et le sexe sont devenus des objets à l’intérieur de projets biopolitiques, fondés sur la prise au sérieux du fantasme de toute-puissance. Une nouvelle prolétarisation, sans précédent, s’est mise en place. Ce n’était plus une caste de la société qui devait justifier son existence par ses enfants (étymologie de proletarius) ; c’était chaque membre de la société qui se devait, pour être à la hauteur des droits dont il était titulaire, de se déterminer vis-à-vis non de l’enfant, mais du projet d’enfant. L’enfant était devenu un artefact.
5D’où les effets sur leurs « héritiers », la génération montante actuelle, que révèle leur non-implication actuelle dans les débats dits éthiques sur la reproduction clonale à laquelle ils vont pourtant avoir affaire, d’ici quelques années.
LE NOUVEAU BESOIN DE « PEOPLELISATION »
6Il est vrai que le clone leur est une figure familière. Car la blessure narcissique qui leur a été infligée est d’avoir été « approjettis » (Jean-Paul Karsenty [1]). Ce qu’ils voient désormais dans le regard de la génération précédente (je ne dis pas de leurs parents, car je laisse ici de côté la question du rapport personnel), ce n’est pas un sujet, mais un objet dans un projet. Leur difficulté générationnelle est de se libérer de cette chaîne, de s’arracher à ce regard, pour retrouver les marques et la sensibilité de ce qu’ils sont et n’ont, de fait, jamais cessé d’être : des sujets, dès le désir de leurs parents. D’où leur adhésion (au sens d’« adhérence ») à la « peoplelisation » qui a cessé d’être un divertissement et s’est installée comme une trajectoire, un aller simple, un one shot, une histoire sans fin, une imago. La « peoplelisation » est une chape de béton qui est scellée, femmes et hommes confondus, et quoi qu’ils en aient, sur la matrice du désir. Ce stade de la démocratie est fondamentalement totalitaire, en ce qu’il fait vivre les jeunes comme une foule compacte. Il ne s’agit plus de l’homme unidimensionnel décrit par Marcuse, mais d’un homme-foule évoluant dans un lieu-monde (maison, école, village, ville, lieu de vacances...).
LE FLOU DU RÉPUBLICAIN
7Dans un tel contexte, comme l’acteur principal dans Deconstructing Harry de Woody Allen, le Républicain est devenu flou. Mutatis mutandis, en France, quarante ans après Mai 68, la misère narcissique est de retour, mais elle ne concerne pas que le style de vie estudiantin (d’ailleurs, de misérable, l’étudiant d’aujourd’hui est devenu misérable et pauvre). La misère est républicaine. Car c’est comme ensemble de citoyens « peoplelisés » que le Républicain trouve normal que, parce qu’ils disposent des mêmes droits politiques et économiques que les possédants, toujours plus de citoyens – de plus en plus jeunes – deviennent des nouveaux pauvres. C’est donc aussi et surtout dans l’effondrement de son narcissisme moral, dans le sentiment de l’effondrement narcissique de l’idéal de justice sociale et dans le sentiment de la perte de la capacité d’indignation que le Républicain vit cette ruine. Une hantise post-œdipienne le tient en respect : la terreur d’avoir à s’affronter à l’effondrement moral que la génération au pouvoir, précipitée vers l’excès, a vécu dans le déni. Si bien que nous pouvons réécrire la déclaration de l’IS en ces termes :
« De par sa situation politique d’extrême pauvreté, le Républicain est condamné à un certain mode de survie très peu enviable. Toujours mécontent de son être, il érige sa triviale misère en “style de vie” original : le ressentiment et la compromission. »
8D’autres diront mieux que moi, dans cette revue, ce qu’il en est du nouveau prolétariat des villes et des campagnes de France, d’Europe et du monde. Mais le psychanalyste que je suis et qui est attaché à l’État de droit (sans lequel il ne saurait y avoir de psychanalyse) et à la République note que c’est dans le narcissisme du citoyen (toutes générations confondues), dans sa manière de vivre la République, que se situe, aujourd’hui, la misère qui lui porte le coup le plus vif.
LA SUBSTITUTION DU « PEOPLE » AU MONDE
9Il n’est certes pas difficile de faire croire que cette chute du narcissisme moral n’est l’affaire que des perdants et qu’il devrait suffire à ceux-ci de s’inspirer des gagnants pour se rendre compte qu’ils vivent sur la mauvaise scène de la vie. L’essor de la nouvelle « peoplelisation » a pour but de les convaincre que, s’ils ne sont pas touchés par la grâce de naître sur la bonne scène du corps et du sexe, ils peuvent tout de même y passer, à condition de commencer par consentir à être en guerre avec eux-mêmes – pauvres mannequins – et de ne pas se rendre compte qu’ils y figurent comme la statue de marbre qui se donne les meilleures raisons de tenir, sans mot dire, devant l’abomination de renoncer à soi. Sans quoi ils n’auront qu’à s’en prendre à eux-mêmes, quand leurs corps dépériront, étouffés sous les effluves de la bonne conscience de la réussite et de la mauvaise conscience de l’exclusion. Le message est clair : il s’agit de laisser les perdants enterrer les perdants. Seuls ceux qui – sacrifice suprême – sauront faire le deuil de cette perte gagneront la vie éternelle. Et, s’ils trébuchent, il suffira qu’ils fassent amende honorable, pour mériter la résurrection.
10Car aujourd’hui être « people » signifie que l’on ne peut accéder au sentiment d’être qu’en étant « people ». La démesure consiste à prendre l’être du « people » pour l’être. Il n’y aurait plus d’étant, c’est-à-dire de singularité parmi les autres, qu’en tant que même dont l’autre s’est retiré. Car ce que le « people establishment » nomme « excellence » ne vise pas la performance, mais l’autojustification d’exister. être, ce serait exceller. D’où l’impérialisme de l’évaluation. Or la performance est toujours une sous-performance et, à ce titre, elle est vécue comme l’indice réel ou probable d’une forme inférieure de l’être. L’ontologie du « people » est donc discriminatoire. La scène du triomphe est la scène du dépit et du ressentiment. Seule l’élimination de tous les autres pourrait donner une consistance à la singularité de l’un. D’où la plongée dans l’absurde dès que surgit le contre-pouvoir. D’où une scène de vie publique sur laquelle tout ce qui a été fait est tenu pour nul et non advenu. D’où la mauvaise foi qui vise à nourrir l’espoir de faire resurgir du néant ce que l’on y a mis, comme si cela résultait d’une initiative prise ex nihilo. Et il ne s’agit pas de reconstruire l’Histoire, mais de s’autosuggestionner en se racontant l’histoire d’une fiction qui serait performative.
LE RÉGIME VAMPIRE
11Or cette autosuggestion n’a qu’un temps. Le drame actuel est celui du Républicain qui se prend pour objet et qui, dans l’effroi, constate que son amour de soi débouche sur l’exclusion de soi. Il est celui qui ingère toutes les vapeurs des couches de vernis que la statue de commandeur – du pouvoir – ajoute à sa statue intérieure et se donne une identité qu’il croit augmentée mais qui, en fait, se réduit comme peau de chagrin. Il devient ce rien médiatique qui, dans le monde devenu artefact, dévore sans reste les moindres détails de son intimité et se reconnaît dans cet être aliéné qui dissout ce qui lui appartient en propre. Dès lors, il n’y a plus de rapport direct à l’être-républicain, ce qui signifie, en réalité, qu’il n’y a plus d’accès du tout à la République. Certes, c’était déjà l’enjeu à l’époque où Montesquieu revendiquait la séparation des pouvoirs du législatif, de l’exécutif et du judiciaire. Mais depuis que les pouvoirs du multinational, du maffieux, du médiatique, de l’Internet et du biotechnologique s’y sont ajoutés, le vide de la République s’est creusé. Le résultat est que, pour la représenter en son état actuel, il vaut mieux être vide que plein. Ou un « nourrisson ignorant ». La séduction du pouvoir « people » tient essentiellement dans les raisons qu’il donne au Républicain de l’emplir en permanence, lui qui fonctionne comme un puits sans fond. Plus les nouveaux pouvoirs vident le politique au moment même où, dans la bonne conscience, ils prétendent contrebalancer son omnipotence, plus le politique est lancé dans une avidité sans fin de fast-food émotionnels et intellectuels dont l’ingestion ne peut calmer la faim. Il n’y a pas de catharsis sur la scène du « people ». Tout le monde y passe, bon gré mal gré, et personne ne contrôle rien. C’est une faim sans amour, si ce n’est de la faim même, qui n’a pour but que de supporter sa propre impossibilité à se calmer. L’amour n’est là que pour donner le change, c’est-à-dire fonder un discours sur l’avouer-faux. D’où le prix à payer : le pouvoir cesse aussi de faire autorité. La durée bergsonienne disparaît, mais l’instant d’éternité kirilovien n’en sort pas renforcé pour autant. Il est lui-même dilué dans une discontinuité de moments que seule l’illusion médiatique fait passer pour un principe de liaison.
SADE AVEC FOUCAULT
12Dans ce contexte, l’alternative gaullienne : moi ou le chaos ? qui, comme stratégie du culte de la personnalité, avait produit Mai 68, a cédé la place à l’affirmation d’un chaos originaire dont la misère du Républicain ose encore croire, mais jusqu’à quand, qu’il sera une cause de devenir. La croyance qu’une étoile naîtra du chaos et que l’origine est désormais devant, et non plus derrière, part de la conviction que les temps sont accomplis, que tout a été dit, et qu’il est nécessaire et souhaitable de soutenir tout et son contraire en même temps, parce que, les contraires se neutralisant, ils font passer et repasser le pouvoir que son intime vacance rend pourtant inexistant. Stade du surhomme nietzschéen. Du fait que, malgré la paupérisation croissante des jeunes et des femmes, malgré l’effondrement de l’axe Nord-Sud et malgré les atteintes à l’environnement, le Républicain ne croit plus en la différenciation sexuelle, économique ni même existentielle, le grand homme est celui dont le moi est capable de faire porter le poids de sa propre vacuité par le monde, en contraignant son environnement à faire la preuve que, lui qui pourtant existe, n’en continue pas moins d’exister. Au prix du sadisme moral, s’il le faut. Et, pour un tel régime de croisière, il le faut, puisque la folie privée a gagné le droit de devenir publique. Non plus Kant avec Sade, mais Sade avec Foucault ! Ce retournement s’inscrit ici dans le cadre de la tournée en dérision du travail, de la culture, de la création et de la science, cette conséquence inéluctable d’une éducation démocratique livrée à l’endoctrinement médiatique, le in medio du double effacement technique du Père et de la Mère, qui les consomme comme miettes. C’est pourquoi la critique n’est plus tolérée, non parce qu’elle puiserait dans les arrière-mondes que la pensée exsangue a vite fait de discréditer comme autant d’utopies has been, ayant soit entraîné le pire, soit le rien, mais parce qu’à l’intérieur de soi, dans son désert intime, celle-ci s’y confronte en permanence dans l’accablement et le désarroi d’avoir à subir le sentiment d’une obligation à se reconstruire sur le plan symbolique.
FIN DU « GRAND HOMME » ?
13La différence avec la misère estudiantine d’avant Mai 68 tient dans le fait que la misère républicaine n’est pas contente d’elle-même. Ce que dissimule la « peoplelisation ». Partout le ressentiment et la compromission battent leur plein. C’est une conséquence de l’effondrement du narcissisme moral qui maintenait l’illusion du « grand homme » que chacun pouvait être, au service d’une cause vraie. Notre regard se tourne alors vers les nouveaux Samaritains, les stars américaines qui, laissant loin derrière elles les starlettes européennes, ont, au cours des cinq dernières années, investi de « grandes et nobles causes » économiques, humanitaires, antimilitaristes et au service des droits de l’homme. Et il est un fait que les règlements de compte entre volontés politiques et volontés médiatiques vont bon train. Mais, plus que contre l’économie politique, l’économie psychique du narcissisme médiatique est en lutte contre elle-même et déploie, aujourd’hui, un immense effort pour restaurer la figure du « grand homme » anéantie par le politique. Elle abîme cela même qu’elle tente de réparer, elle aliène ceux-là mêmes qu’elle tente de libérer.
14Il s’agit de faire échec à la représentation. Nombre de femmes, d’hommes et d’enfants sont bel et bien engagés, ici et là, dans des actes de solidarité plus ou moins intenses, plus ou moins nombreux, qui dépassent leur immédiat horizon de vie, mais ils sont en lutte contre un jugement qui tient la solidarité comme extérieure à l’autorité. Pour lui, la solidarité n’est jamais que la somme non faite et à ne pas faire (à ne pas dire) d’innombrables actes individuels dont il tolère la manifestation uniquement parce qu’il ne veut pas que le couvercle s’arrache soudainement ni puissamment du chaudron de la misère économique et de la pauvreté sous le coup de barricades à venir autrement plus violentes (ce qui n’est pas peu dire) que celles de Mai 68.
15Le ressentiment du Républicain tient dans la croyance que c’en est fini, pour le moment, des combats qui trouvent leur noblesse dans le fait de s’imposer par eux-mêmes. Désormais, ils doivent être « peoplelisés ». Sans la « peoplelisation », ils n’existent pas et donc il n’y a pas non plus de déni de réalité. La bonne conscience « people » tient dans le fait de faire croire que, sans la construction de la star en acteur incontournable de la charité, la solidarité déserterait ce monde désormais livré à la barbarie. L’opulence pour empêcher le néant. Cette croyance se raconte donc que c’est le « people » qui réintroduit de la morale dans un monde de Sodome et Gomorrhe auquel il n’a pris aucune part.
LA VIOLENCE COMME HORIZON NÉGATIF
16Or, si l’inhibition de la violence est couplée avec la mise en spectacle de la résignation devant le grand essor de la pauvreté, la vraie question est celle d’une expression de l’indignation et de la révolte devant l’avouer-faux qui ne se traduirait pas par la violence. Les récents affrontements dans les banlieues montrent que le Républicain moderne n’a pas encore répondu à cette question. Sans quoi ces émeutes n’auraient jamais eu lieu. Au demeurant, si le fait que la violence se déchaîne contre les institutions de la République est inacceptable, c’est bien parce qu’elle indique clairement que son ennemie est la République. Il n’y a là qu’une misère anti-républicaine contre une misère républicaine. En réalité, il est bien moins difficile de prendre conscience d’une fausse satisfaction de soi que d’une vraie insatisfaction de soi. La tâche du Républicain est beaucoup plus difficile que celle de l’étudiant d’avant Mai, puisque le Républicain exclut a priori de donner une issue violente au légitime sentiment de révolte que son exposition contrainte à la misère narcissique suscite en lui. Il ne s’agit plus seulement de vivre dans « une communauté sans communauté » (Blanchot), mais de faire face à un épuisement du vivre-ensemble auquel l’inculcation politico-médiatique omniprésente oppose la fiction-écran d’un bonheur toujours-déjà-accompli dans la joie et la bonne humeur.
AU-DELÀ DU RESSENTIMENT
17Il n’est pas impossible que l’étudiant de Mai ait été sous l’emprise de l’angoisse d’attente d’un monde trop prévisible – ce monde dont l’essence serait de seulement « venir » – accompagné d’un homme incertain – « l’homme probable » – qui dériverait au gré de la pulsion comme un frêle esquif au fil de la cataracte. Et il n’est pas impossible que ce soit à cette angoisse qu’il ait opposé la « révolution politique ». En vain d’ailleurs, puisque le monde qui en est sorti est celui de l’instrumentalisation par de nouvelles normes invisibles, impliquant l’auto-évaluation despotique – fausse – mais permanente et donc l’auto-culpabilisation qui motive la course de vitesse pour combler l’inévitable insuffisance de la performance. D’où, en guise de sursaut, la « révolution éthique » qui n’en finit pas, cependant, de montrer ses limites, lorsqu’il s’agit de mettre fin aux trafics d’organes mafieux, d’empêcher l’équité de remplacer l’égalité, de rendre à la liberté son statut de bien commun qu’elle a perdu au profit de celui de droit, et à la fraternité celui d’une structure qui triomphe des affinités électives.
18Et il se peut que la misère du Républicain provienne de l’état de sidération devant l’immaîtrisable dans lequel désormais il se trouve. C’est pourquoi certains en viennent à penser qu’il est temps de reconstruire un contrat social de type rousseauiste ou jaurésiste. Mais croire dans la restauration de ce contrat sans travailler sur le sentiment d’impuissance, sur le ressentiment et sur la banalisation de la compromission avec l’idéologie de l’indifférenciation sexuelle, sociale et existentielle, c’est passer sous silence que la disparition de ce contrat résulte davantage de ces sentiments que l’inverse. C’est vivre comme des « ressentimentaux » qui s’ignorent.
19Car les chaînes de la misère narcissique sont les matériaux mêmes dont désormais le Républicain fait son étoffe.
20Pour autant, le Républicain de 2008 sait qu’il a honte de lui-même. Il vit tous les jours avec la conscience qu’il accepte là-bas une barbarie qu’il n’accepterait jamais ici et qu’il se déshumanise ici parce qu’il accepte la barbarie là-bas. Il connaît donc la fausse pudeur de son ressentiment et de son esprit de compromission. Et il réagit. Comme récemment à propos du Tibet. Mais le fait que sa réaction a aussi lieu dans le déni du génocide qui sévit au Darfour indique clairement qu’il se laisse dévorer par des fauves politiques et médiatiques d’autant plus incontrôlables qu’ils sont toujours faméliques, même lorsqu’ils ont le ventre plein.
21La grande question est donc de savoir si le Républicain s’identifie à l’image spéculaire que ces grands fauves lui renvoient ou s’il poursuit une vie inconsciente qui les produit – fauves et image – comme des symptômes. Auquel cas, le Républicain dispose encore de cette technique – le retournement du gant – qui peut les renvoyer à leur vide, afin de s’emparer de son plein. S’il veut accéder à la réalité, le Républicain doit cesser d’être le paravent des fauves, de leur destructivité intérieure qu’ils ne contrôlent plus et qui leur prescrit leur style de survie.
Notes
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[1]
Économiste, Centre Alexandre-Koyré. Je ne saurais préciser tout ce que cet article doit aux échanges que j’ai eus avec Jean-Paul Karsenty.