1Sur le prétendu « héritage judéo-chrétien commun » publié dans le présent numéro détient une force d’ébranlement rare et très remarquable. Le statut de ce texte est singulier, sa discursivité indéterminable, ses moyens polymorphes – mais tout ceci dans un but unique, d’une clarté entière et sans ombre : défaire irréversiblement le trait d’union du judéo-christianisme, l’ « entente » et l’ « héritage » qu’il signifie, l’improbité morale et intellectuelle qu’il porte. Si le texte de Leibowitz, à coup sûr, se déploie dans une tonalité et un registre polémiques, il le fait selon un art de penser et d’écrire qui dispose un jeu subtil avec des vérités et se fraie, entre elles, une voie démonstrative. Au fond, l’ « opération Hamlet » que Leibowitz décèle dans la supposée fiction du judéo-christianisme (un prétexte danois, un texte élisabéthain et, entre les deux, ni continuité d’histoire, ni unité de signification) est en bonne part répétée et retournée dans son argument. Là où est tenu hors de question le tiret qui associe en un unique et « évident » syntagme le judéo-christianisme, Leibowitz introduit le soupçon d’un grossier et gigantesque fictionnement : un prétexte « juif », une référence culturelle transversale et insistante, le christianisme et ses supposées origines juives, et entre les deux une série sédimentée de mensonges, d’erreurs, de contresens et de contrefaçons.
2Je verrais par conséquent dans la vigueur argumentative leibowitzienne une ambition qui n’est pas tant théorique, théologico-philosophique si l’on veut, que stratégique, ou théologico-politique. Il ne s’agit pas ici d’établir ou de rétablir la vérité. Il y va plutôt d’un déplacement. Leibowitz entend faire bouger une certaine ligne de front et produire une sorte de Destruktion (« desserrer » et « décaper », disait Heidegger) du judéo-chrétien. Le jeu avec les vérités dont je parlais, c’est cela. Il me paraît donc de la première importance de lire ce texte selon le même esprit de finesse que celui de son auteur.
3Ceci requiert tout d’abord de distinguer, dans la proposition qu’il avance non sans violence, quelque chose comme un noyau, théologique, si on veut, c’est-à-dire l’insécabilité d’une différence irréductible, puis de méditer ensuite un certain nombre de ses conséquences politiques ou plus exactement civilisationnelles. Entre ces deux niveaux, il faut sauter, car nul passage ne s’y présente avec évidence, nulle transition ne s’y laisse vraiment ménager.
4Je commencerai par dire que l’argument central est peu douteux : entre le judaïsme et le christianisme, l’hétérogénéité est foncière. Non seulement leur commun monothéisme (on pourrait dire des choses semblables du rapport entre judaïsme et islam) n’en atténue pas l’effet, mais on montrerait aisément qu’au contraire il en accentue irréversiblement les contrastes. Car c’est la modalité de l’Un qui se déploie dans des voies inconciliables : le « théocentrisme » d’une part, l’ « anthropocentrisme » de l’autre, comme dit Leibowitz, Abraham et le sacrifice/non-sacrifice pour Dieu, Jésus et le sacrifice/sacrifice pour l’Homme. Entre les deux, nulle voie moyenne, nulle médiation, nul trait d’union. Ou plus exactement : dès lors qu’une conciliation s’opère, quelle qu’en soit la forme, on est dans le christianisme. Le judéo-christianisme est toujours un christianisme, comme l’indique à elle seule la formule où le déterminant précède le déterminé, c’est-à-dire l’infléchit peut-être, ou l’ « enrichit », mais sans pouvoir le démettre de sa position de pleine centralité. Et de même, tout christianisme est un judéo-christianisme, sauf le marcionisme dont le texte relève l’exception qu’il constitue à cette règle de réversion inévitable. Le mérite de Leibowitz est de contraindre à l’excentration ou à une double recentration, autour de Dieu ou autour de l’Homme (ce qui ne signifie évidemment pas, inutile d’y insister, que le judaïsme n’a cure des hommes ou le christianisme du Dieu unique). Il y a deux « religions » qui ne se laissent donc dialectiser ou réconcilier que sous le (judéo-)christianisme. Ceci est un premier point, décisif, dont Leibowitz rétablit la force oubliée et la vérité enfouie sous les usages bien intentionnés ou complètement sots (voir Michel Onfray) du judéo-christianisme. Ce rétablissement n’emporte pourtant pas par lui-même et à soi seul la cessation effective de ce qu’il atteste – c’est là que le problème commence au contraire. Une désoccultation théorico-théologique est une chose, un fait historico-mondial une autre. La première relèverait de l’éternité des vérités rationnelles, la seconde de la contingence des vérités historiques pour reprendre une distinction fameuse proposée par Lessing et Mendelssohn lorsqu’ils parlaient, justement, de la révélation, c’est-à-dire de la question religieuse.
5Ainsi, il peut m’arriver d’utiliser l’expression de « judéo-christianisme » quand bien même j’en éprouve de l’ « aversion ». Car en effet – et c’est cela que ravive si intensément la lecture de Leibowitz – je soupçonne ou je pressens, sans m’interroger davantage, qu’il y a dans cette facilité de langage une sorte de tour de passe-passe, empli de malice et de fausseté. Et pourtant, il me faut parfois y recourir, pour décrire un état de fait, pour saisir de façon très vague et très universelle quelque chose comme une epistémè, ce que Levinas déterminait comme « la Bible plus les Grecs ».
6En d’autres termes, il ne me paraît pas possible d’inférer l’inexistence historiale du « judéo-christianisme » de son inanité religieuse ou théologique. Leibowitz fait preuve ici d’une extrême radicalité. C’est depuis cette radicalité qu’il nous aide à penser et c’est donc de cette radicalité qu’il faut lui faire mérite. Mais il y a chez lui une sorte de Schadenfreude, comme on dit en allemand d’un mot difficilement traduisible, une délectation radicale devant le dégât dûment constaté.
7Comment ne pas entrer en dialogue avec le christianisme réellement existant, si je puis dire, avec le christianisme envisagé dans son sens large et pas simplement institutionnel, c’est-à-dire avec la « culture » européenne ? Comment privilégier « le dialogue avec la seule secte de Marcion » ? Et comment ne pas prendre acte qu’elle a été défaite du dedans même du christianisme ? Il y a chez Leibowitz un aveuglement calculé, une sorte de préméditation qui entend contribuer stratégiquement à ce que Rosenzweig nommait « dissimilation ». Mais la démarche dissimilatrice de Leibowitz voudrait produire un retour aux origines du judaïsme et, par ailleurs et polémiquement, du christianisme dans leur mutuelle extériorité – et rappeler du coup l’étrangeté foncière du « juif », de l’élément juif, dans la culture européenne et occidentale. Si le coup de force est salutaire en ce qu’il redresse une torsion fâcheuse, on peut aussi bien penser la dissimilation, la disjonction requise du « judéo » et du « christianisme », en tant qu’elle a à se découper sur le fond historique du christianisme et de son travail d’assimilation, de réduction de l’altérité juive à sa mêmeté « chrétienne » ( « la thèse insultante et blasphématoire selon laquelle la Torah aurait un sens chrétien » ). Il est très remarquable que c’est dans cette perspective que Maïmonide, le maître de Leibowitz, pose la question : « Grâce à ces religions nouvelles [le christianisme et l’islam], le monde entier s’est rempli de l’idée d’un rédempteur-Messie et des paroles de la Loi et des commandements [...] tous s’occupent maintenant des paroles de la Torah et de la question de sa validité. » [1] Il y a bien, qu’on le veuille ou non, quelque chose qui s’apparente à une mondialisation du judaïsme, laquelle représente le produit historique des deux autres monothéismes. Que ce processus ait charrié d’innombrables malentendus quant aux « racines juives » du christianisme méritait d’être inlassablement dit et redit. Mais la rectification d’une erreur doctrinale et historique n’entame guère l’historialité du processus qui s’y greffe.
8On demandera peut-être : mais où voyez-vous la factualité de ce fait judéo-chrétien ? On répondrait sans mal : dans l’Europe, sa vie, sa voie et sa vérité. Les débats qui eurent lieu naguère autour de la mention des racines chrétiennes de l’Europe dans le texte du Traité constitutionnel furent hautement significatifs de la nature syncrétique du christianisme. À ceux qui firent état d’ « autres » racines, les Grecs, les Juifs, les Lumières – bon nombre de défenseurs de la mention constitutionnelle firent observer qu’elles étaient toutes, de quelque façon, soluble dans le christianisme. Je voudrais souligner que, dans ce cadre « européen », le régime de pensée le plus articulé et le plus manifeste du judéo-chrétien, comme emblème du syncrétisme dialectique chrétien en général, c’est la philosophie – le comble du paganisme au sens de Leibowitz. Car en effet, le trait d’union du judéo-chrétien est grec, forcément grec. De Paul à Hegel, le christianisme s’est autoreprésenté comme le dépassement du couple judéo-grec en son paradoxe extrême : « extremes meet » relevait Joyce à ce propos, précisément. Le christianisme fut l’organisateur du meeting. Un organisateur intéressé et original, plein de ressources et de détours, dont le judéo-chrétien d’une part, le philosophique d’autre part, si on le prend en son sens extensif de gréco-chrétien. Des accentuations modulées devenaient ainsi possibles, plutôt juives ou plutôt grecques selon les circonstances ou les moments. Non point qu’il y ait à proprement parler de calcul dans ce dispositif – il y faut voir bien plutôt une création inédite, l’invention de la dialectique, là encore chez Paul, on le sait, puis chez Hegel en son assomption spéculative. La dialectique est l’index philosophique de la Trinité et de l’Incarnation. Le judaïsme y figure toujours une négativité sans relève, un entêtement, la raideur d’une nuque se refusant aux médiations assouplissantes – Leibowitz en personne en quelque sorte ! Le cas Kierkegaard est particulièrement significatif ici. Alors même qu’il est l’adversaire le plus résolu de Hegel et de l’hégélianisme, il maintient la dialectique, une autre dialectique certes, « qualitative », afin de préserver l’ « élévation dialectique » du christianisme : « On ne saurait assez mettre en évidence, assez répéter qu’il y a un rapport certes du christianisme au judaïsme, mais sans oublier que pour le Chrétien cette référence au judaïsme est négative, c’est en le niant que le christianisme se fait reconnaître, il en est le refus qui scandalise sans pourtant couper les liens entre eux, justement parce qu’il faut ce refus, sinon le christianisme perd son élévation dialectique. » [2] Kierkegaard, en son extrême probité, est comme le double chrétien du juif Leibowitz. Mais le premier continue de dialectiser – sinon plus de sursomption ni d’élévation de l’un, le judéo-, dans l’autre, le judéo-christianisme, et, à terme, plus de christianisme. Alors que le second s’évertue à couper court à toute espèce de dialectique de l’un et de l’autre car autrement, plus de judaïsme.
9Il est d’ailleurs notable que la philosophie juive des XIXe et XXe siècles ait été massivement non ou antidialectique. Son programme, tel que Levinas en a fourni la clé, « énoncer en grec des principes que la Grèce ignorait », repose d’une part sur la nécessité de philosopher – et cela contre l’intention leibowitzienne – mais aussi sur le constat que le christianisme ou le judéo-christianisme a maintenu lesdits principes, biblico-hébraïques, dans l’ « ignorance » – par où un accord de fond se marque avec le propos leibowitzien. Cet écart entre la philosophie juive, globalement considérée, et la position de Leibowitz tient précisément à la prise en compte, ou non, de la factualité judéo-chrétienne. La philosophie juive procède en bonne part de la considération d’une exclusion, celle du « juif », das Jüdische comme dit Rosenzweig, de l’élément juif, dans l’économie de pensée judéo-chrétienne et sa disposition philosophique. Rosenzweig détermine das Jüdische non comme un « objet » mais comme une « méthode » (de « traduction » au sens de Levinas). Je voudrais noter en passant à quel point Leibowitz se méprend lourdement sur la « pensée nouvelle » de l’Étoile de la rédemption. Les « deux voies » qu’il évoque sont strictement parallèles. Elle ne peuvent se rejoindre dans une dialectique œcuménique. Nul trait d’union n’est possible à bien lire Rosenzweig. Judaïsme et christianisme désignent des temporalités exclusives, l’éternité pour le premier, l’histoire pour le second, l’un menacé d’oubli de l’Homme, l’autre d’un oubli de Dieu (ce qui est une façon d’affirmer et de critiquer le couple « théocentrisme » / « anthropocentrisme »). Les deux paradigmes de la rédemption sont donc infiniment concurrents, sans relâche ni relève, sans terme.
10C’est sur ce fond – l’histoire du monde comme histoire chrétienne, comme judaïsme mondialisé, sécularisé – que s’enlève la « dissimilation » dont parle Rosenzweig et qu’il appelle de ses vœux. Elle travaille à la désassimilation du judaïsme depuis le site assimilateur de « l’Europe » (les positions point si éloignées des deux penseurs sur le sionisme marquent l’existence d’une certaine proximité, au-delà des malentendus de lecture).
11La « dissimilation » leibowitzienne se destine en revanche depuis un tout autre lieu, le judaïsme comme origine et adresse, départ et envoi internes au judaïsme tout court, si je puis dire. En marquant l’hétérogénéité foncière des deux religions juive et chrétienne et en produisant l’excentration radicale de la première par rapport à la seconde, Leibowitz feint d’ignorer leur longue interfréquentation, désastreuse souvent, prometteuse parfois. Cette feinte produit un effet précis, d’une vraie puissance, la désagrégation du judéo-christianisme et de la terrible équivoque qu’il n’a cessé de transporter. Mais les faits sont têtus, comme on dit, et le judéo-christianisme comme fait de culture ne cessera de faire retour. Les Juifs peuvent-ils se tenir dans l’ignorance effective, et pas seulement stratégiquement simulée, du christianisme, c’est-à-dire du monde (et on voit bien que la question doit être désormais étendue à l’islam) ? Sûrement pas, et l’on peut estimer que tel n’est pas non plus le sens de la dissimilation leibowitzienne. Depuis leur entêtement sans trait d’union, l’entêtement du point qui ne veut pas passer à la ligne, les Juifs peuvent-ils considérer ce qui leur est extérieur avec davantage de force et de tranquillité ? C’est exactement la question à laquelle nous renvoie Leibowitz, incertaine et décisive.