Cités 2007/4 n° 32

Couverture de CITE_032

Article de revue

Islam et communisme en Bosnie-Herzégovine

Pages 75 à 82

Notes

  • [1]
    On pourra se faire une première idée de cette réalité dans la version française des mémoires de Djilas, La guerre dans la guerre, Paris, Robert Laffont, 1980, et dans Thierry Mudry, Histoire de la Bosnie-Herzégovine, Paris, Ellipses, 1999.
  • [2]
    Ici, le terme est entendu au sens d’habitants de la Bosnie (Bosanac) qui comprend une composante serbe (toujours plus d’un tiers de la population) et croate (entre 15 et 20 % de la population).
  • [3]
    L’AVNOJ (Antifašistiçko Vije;e Narodnog OsloboTenja Jugoslavije), conseil antifasciste des peuples de la Yougoslavie communiste, du 29 novembre 1943 est au communisme yougoslave ce que fut le Conseil national de la résistance (CNR) pour la résistance française. Il s’est réuni à Jajce, au centre de la Bosnie, dans une région musulmane. On remarquera que le premier AVNOJ de 1942 s’était réuni à Bihaä, au nord de la Bosnie, dans une région encore plus musulmane.
  • [4]
    Le scandale Agrokomerc a des ramifications politiques et économiques en raison de la personnalité de Fikret Abdiä, largement lié aux réseaux du pouvoir communiste. Il était l’un des 166 membres de la Ligue des communistes yougoslaves, très proche du vice-président de la Yougoslavie communiste, Hamdija Pozderac. Voir aussi la contribution de Joseph Kruliä sur la situation yougoslave des années 1987-1990 dans le livre collectif dirigé par Pierre Kende et Alexsander Smolar, La grande secousse, novembre 1990, éditions du CNRS.
  • [5]
    Suivant une terminologie et une graphie alors instaurée, « Musulmans » avec un grand M désigne alors les « Musulmans » nationaux ou ethniques, tandis que les musulmans sans majuscule désigne les fidèles de la religion musulmane.
  • [6]
    Cité dans la thèse de M. Gilles Troude, La France et ses partenaires occidentaux face à la question nationale en république fédérative de Yougoslavie de la fin des années 1950 à la fin des années 1970, p. 254. Soutenue à l’Université de Paris III le 23 juin 2003.
  • [7]
    Voir la thèse de Gilles Troude, op. cit., p. 230 à 270.
  • [8]
    Ibid., p. 270 à 287.
  • [9]
    Dominique Schnapper, dans son livre, par ailleurs très stimulant, La Communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994, p. 30, soutient ainsi dans ce passage comme un fait acquis que la nation « musulmane » serait une « invention » de Tito, reprenant une idée commune chez les intellectuels français, spécialistes de l’idée de nation, mais non de la Yougoslavie titiste. Les meilleurs esprits n’ont pas été épargnés par ce raccourci qui nous paraît rapide, témoignant entre les intellectuels français, marqués par la tradition « républicaine » et les réalités « bosniaques », d’un véritable « obstacle épistémologique ». On peut comprendre l’étonnement ou l’irritation d’un intellectuel républicain français devant une nation « musulmane », mais de là à croire qu’une réalité en évolution constante, mais qui n’est pas si récente, ait été inventée dans les années 1950 ou 1960, alors que les spécialistes comme Ivo Banac la voit naître, sur un substrat multiséculaire, dans les années 1878 à 1920, c’est pour un sociologue ou un historien, pousser le franco-centrisme un peu loin. Tito ou pas, cette perception commune d’une identité « musulmane » « inventée », au sens où l’historien Eric Hobsbawn parle d’invention de la tradition dans ses ouvrages (notamment Éric Hobsbawn et Terence Ranger, Inventing Tradition, Cambridge University Press, 1983), au tournant du XIXe et du XXe siècle, comme beaucoup de nations de cette région, est soutenable, mais l’invention ne résulte pas d’une volonté politique consciente, et elle est, en tout état de cause, antérieure de plusieurs décennies au régime de Tito.
  • [10]
    The National Question in Yugoslavia. Origins, History, Politics par Ivo Banac, Cornell University Press, 1984.
  • [11]
    Milovan Djilas, La guerre dans la guerre, op. cit. Les chapitres centraux du livre, consacrés aux combats de Bosnie abondent en analyses et notations sur les réalités bosniaques.
  • [12]
    Nikola Kovaç, spécialiste de Camus, qui fut notre professeur de serbo-croate aux langues orientales (INALCO), né à Trebinje, en Herzégovine orientale, région plutôt favorable aux Bosno-Serbes de Radovan Karadxiä, fut le premier ambassadeur de la république de Bosnie-Herzégovine en France.
  • [13]
    Dans une déclaration du mois de juin 1994, l’épiscopat catholique de Bosnie-Herzégovine s’est déclaré favorable au maintien de l’intégrité de la République en cause, contre les tentatives de sécession des Bosno-Croates de Mate Boban.
  • [14]
    Dobri Ljudi u vremenu Zla, par Svetlana Broz, dont la traduction française, Des gens de bien au temps du mal. Témoignages sur le conflit bosniaque (1992-1995), est paru en mars 2005, aux éditions Lavauzelle.
  • [15]
    Drzavni Tvorni Narodi, concept introduit dans le droit constitutionnel yougoslave dans la Constitution de novembre 1946, par imitation de la Constitution stalinienne de 1936 qui signifie que chaque peuple constitutif a un rôle fondateur et de veto sur les évolutions de l’État qu’une majorité des habitants de l’État ne peut lui imposer.
  • [16]
    La NDH : Nezavisna drzava Hrvatske, c’est-à-dire l’État indépendant croate.
  • [17]
    Un réseau d’ « Herzégovine » s’était installé auprès du président Franjo TuTman, composé notamment de Gojko Šušak (1945-1998), ministre de la Défense croate de juillet 1991 à sa mort, en mai 1998 et Iviä Pašaliä, conseiller pour la sécurité du président, dont la tendance de droite a été défaite, en avril 2002, par la tendance plus centriste d’Ivo Sanader, ancien ministre de la Recherche de Franjo TuTman, Premier ministre croate depuis les élections du 23 novembre 2003.
  • [18]
    Voir ces photos dans l’ouvrage collectif De l’unification à l’éclatement. L’espace yougoslave, un siècle d’histoire, sous la direction de Laurent Gervereau et Yves Tomiä, éditions musée d’histoire contemporaine BDIC, 1998, p. 156, 157 et 158.
English version

1L’histoire singulière de la Bosnie-Herzégovine depuis 1991, comme le long siège de Sarajevo (avril 1992 - septembre 1995), laisse penser que l’histoire de ce pays a été d’une grande originalité, tandis que l’importance des partis « citoyens » dans des villes comme Tuzla laisse supposer que l’acculturation du communisme local fut singulière. Deux images ou versions se superposent sans cesse lorsque l’on parle du communisme bosniaque. Communisme plus dur, plus « stalinien » ou plus « titiste » au sens d’un attachement plus irréductible à un régime qui ne fut pas aussi modéré que l’opinion occidentale le perçoit ou l’a perçu à certaines périodes particulières de la Yougoslavie titiste, notamment entre 1966 et 1974. Communisme acceptant la construction de centaines de mosquées après le milieu des années 1950 et, suprême paradoxe, la reconnaissance d’une nationalité « musulmane » en 1968. Le communisme de Bosnie-Herzégovine a-t-il favorisé la concorde – citoyenne ou communautaire – des habitants/citoyens ou le goût des rapports de force, nationaux, nationalistes, ethniques ou religieux ? Son empreinte est-elle universaliste ou particulariste ? Parler des processus politiques en Bosnie-Herzégovine, plus qu’ailleurs, exige de ne pas confondre les périodes, le long terme et le court terme, ne pas prendre ses désirs pour des réalités, sans pour autant sombrer dans le catastrophisme ou le simplisme.

LE COMMUNISME BOSNIAQUE DANS LA LONGUE DUREE

2Le communisme bosniaque était au commencement et à la fin du titisme. Il était au commencement si l’on entend par là que l’histoire de ce dernier s’enracine, du point de vue « yougoslave », dans l’épopée de la Seconde Guerre mondiale – toutes les grandes batailles de 1942-1943 se déroulent en Bosnie [1] et la composante « bosniaque » [2] des combattants n’y est pas négligeable. Toutes les grandes batailles du titisme (Neretva, Sutjeska) et ses deux épisodes fondateurs (les deux AVNOJ de décembre 1942 et surtout de novembre 1943, avec la proclamation des principes du nouveau régime, le 29 novembre 1943) [3] ont eu la Bosnie pour théâtre. Le communisme bosniaque fut à la fin du titisme de bien des manières : le scandale du conglomérat « Agrokomerc » de juillet 1987 présidé par Fikret Abdiä [4], dont les ramifications politiques sont nombreuses, n’est pas compréhensible en dehors de son enracinement bosniaque. Plusieurs figures politiques bosniaques ont tenté de freiner la désintégration de la fédération yougoslave, y compris, dans une certaine mesure, l’adversaire de toujours du communisme titiste, Alija Izetbegoviä, emprisonné de 1946 à 1949 et de 1983 à 1988. Il est courant de dire que la Bosnie constitua une Yougoslavie en réduction ; en tout cas, ce fut vrai de la Yougoslavie titiste.

3Il reste que la composante spécifiquement bosniaque du communisme yougoslave avait, notamment en 1945-1946 et en 1981-1985, la réputation, pas nécessairement imméritée, d’être composée des communistes les plus intransigeants et les plus répressifs de la Fédération yougoslave. C’est largement à ce prix que les communistes locaux ont pu rester à l’écart des luttes entre communistes serbes et croates. Dans un premier temps, lors du communisme initial, après la Seconde Guerre mondiale, surtout avant 1953, le Parti communiste s’est montré très répressif dans le contrôle des activités religieuses des musulmans ou de l’activité politique des islamistes ou nationalistes supposés.

4Cette réputation répressive s’est confirmée au début des années 1980. En 1983 s’est déroulé à Sarajevo un procès emblématique. Treize personnes, dont Alija Izetbegoviä, furent accusées « d’activité contre-révolutionnaire d’inspiration nationaliste musulmane ». La fameuse « déclaration islamique » d’Alija Izetbegoviä, interprétée par certains comme la volonté d’établir un gouvernement islamique, était l’une des pièces d’accusation. Mais, de manière significative, cetteépoque a également connu une résurgence du nationalisme serbe. En juillet 1983 s’est tenu dans la même capitale bosniaque de Sarajevo le procès d’un jeune sociologue serbe, Vojislav Šešelj, alors connu pour ses écrits en faveur d’un partage de la Bosnie-Herzégovine, dénoncés au procès comme « propagande hostile à l’ordre constitutionnel ».

5En juillet 1987, comme nous l’avons déjà mentionné, la république de Bosnie-Herzégovine fut secouée par un scandale politique et financier qui met en cause un conglomérat agroalimentaire, connu sous le nom d’Agrokomerc dont le siège est basé à Velika Kladuša (nord-est de la Bosnie). Les accusations directes concernaient son président Fikret Abdiä. Mais le réseau de Fikret Abdiä était politiquement ramifié ; Hamdija Pozderac, vice-président de la présidence yougoslave, comme son frère Hakija Pozderac, ont couvert les pratiques de Fikret Abdiä. Ces deux frères étaient les enfants d’un célèbre combattant des grandes batailles titistes de Bosnie en 1943. Ceux qui ont contribué à la chute du titisme, dont la Ljubljanska Banka (banque de Ljubljana, c’est-à-dire une banque slovène), dans le contexte de crise économique générale du titisme postérieur à la mort de Tito (4 mai 1980), se situaient loin de l’enthousiasme communiste des batailles contre les nazis, mais loin aussi du clientélisme et d’une forme de corruption, en tout cas de collusion du pouvoir économique et politique, plus évidente à Sarajevo que dans d’autres capitales à l’époque de la Yougoslavie titiste.

LES PARADOXES DE LA NATIONALITE « MUSULMANE »

6Pendant sa phase réformiste des années 1960, le régime titiste a accordé un statut particulier aux habitants de culture ou d’ethnie « musulmane » [5] de Bosnie-Herzégovine et du Sandxak, c’est-à-dire à des personnes de langue serbo-croate dont l’identité culturelle, sinon la religion actuelle, était marquée par l’identité musulmane. Les recensements, dans leurs catégories successives, enregistrent les variations des taxinomies nationales. En 1948, les musulmans de Bosnie peuvent se définir soit comme des « Croates ou Serbes de religion musulmane », soit comme « musulmans sans appartenance déclarée » ; en 1953, la nouvelle catégorie proposée est « Yougoslaves sans appartenance déclarée ».

7Au recensement de 1961, ceux-ci eurent l’autorisation de se déclarer comme « musulmans au sens ethnique ». 842 000 se reconnurent alors dans cette dénomination et 275 000 restèrent fidèles à la catégorie de « Yougoslaves ». La Constitution de Bosnie-Herzégovine mentionne, à compter d’une réforme de 1974, les « trois peuples égaux, Serbes, Croates et Musulmans », alors que la Constitution fédérale de novembre 1946 mentionnait cinq « peuples », les Croates, les Serbes, les Slovènes, les Monténégrins et les Macédoniens. La question ne fut, cependant, abordée au niveau fédéral qu’au 8e Congrès de la Ligue des communistes yougoslaves. Après la chute du ministre de l’Intérieur Aleksandar Rankoviä, en juillet 1966, très réticent devant toutes les évolutions autonomistes ou particularistes, un professeur de Sarajevo, Muhamad Filipoviä a formulé la revendication, en 1967, d’une reconnaissance de « Musulmans avec “M” majuscule » par opposition aux « musulmans avec “m” minuscule », c’est-à-dire aux musulmans au sens religieux. Il fut expulsé pour cela de la Ligue des communistes, mais sa thèse a triomphé un peu plus tard. En février 1968, un communiqué du comité central de la Ligue des communistes de Bosnie-Herzégovine fut publié : « Il a été démontré, comme le démontre notre praxis socialiste, que les Musulmans sont une nation distincte. » [6] Le 5e Congrès de la Ligue fédérale des communistes, du 9 au 11 janvier 1969, était présidé par le « Musulman » de Bosnie Avdo Humo (Tito était président de la République). Le recensement de 1971 permettait de se déclarer, désormais sans crainte, « Musulman ». À cette occasion, en Bosnie-Herzégovine, 1 482 430 personnes se sont déclarées « Musulmans », soit 39,6 % de la population de cette république de plus de 4 millions d’habitants.

8Les interprétations de cette accession des « musulmans au sens ethnique » au rang de « Musulmans » comme nationalité abondent. On peut relever qu’une corrélation est évidente entre la politique de non-alignement, pendant les années 1953-1980 [7], ce qui a signifié des relations étroites avec des pays musulmans comme l’Égypte ou l’Algérie et la progressive élévation du statut politique des Bosniaques de tradition musulmane, avec ou sans « M » majuscule. Plus de 500 mosquées en Bosnie-Herzégovine ont été construites dans la république pendant ces années du titisme non aligné, ce qui fait de la religion musulmane la mieux traitée, en termes immobiliers ou symboliques, des religions yougoslaves sous le titisme [8].

9En France, il a souvent été affirmé que la création de cette nation « musulmane » constituerait une « invention » de Tito, affirmation qui peut prendre une forme polémique ou une forme savante : Dominique Schnapper dit ainsi « Tito aussi, pour conforter son pouvoir, a inventé de toutes pièces, en 1968, l’ethnie “musulmane” de Bosnie-Herzégovine, c’est-à-dire qu’il a constitué en entité, dotée de droits spécifiques, des populations qui partageaient la même religion, renforçant et même suscitant ainsi des sentiments d’identité ethnique » [9].

10Au regard de l’histoire de la Bosnie, une telle affirmation apparaît très imprudente. Comme l’a établi la thèse d’Ivo Banac [10], les intellectuels bosniaques de tradition musulmane d’avant 1914 étaient bien conscients d’une identité particulière, mais encore flottante depuis le départ des Turcs, en 1878. Une partie d’entre eux pensaient être des « Croates » musulmans, d’autres, bien plus rares, acceptaient de se déclarer Serbes, mais une part non négligeable, qui va devenir écrasante à compter des années 1920, se définissaient par une identité tierce. La classe politique du royaume yougoslave, après 1918, a toujours admis la particularité de ces Bosniaques. La Constitution du 28 juin 1921 n’a pu être adoptée qu’avec les voix des députés de la Jugoslovenska Organizacija de Mehmed Spaho. Pendant les combats de la Seconde Guerre mondiale, comme le note Milovan Djilas dans ses mémoires [11], les coutumes des partisans de tradition musulmane faisaient l’objet d’attentions particulières. Certes, après 1945, la reconnaissance croissante de ce critère ethnique culturel ou ethnique religieux comme « nation » a contribué à l’enraciner. Mais était-il possible de l’éviter ? Si la question était celle de l’appellation, il est certes paradoxal qu’un régime communiste, athée, qui a persécuté les religions, surtout avant 1953 ou 1956, accepte de proclamer une religion comme nationalité, cas peut-être unique au monde. Mais la réalité d’une société « bosniaque », refusant de se fondre dans un ensemble croate ou serbe, était difficile à nier. Le communisme titiste, qui s’est orienté, surtout après 1965, vers une reconnaissance de toutes les particularités ethniques et culturelles pouvait difficilement éviter une forme de reconnaissance de cette réalité bosniaque dont l’ethnogenèse ou la sociogenèse trouvaient des racines de longue durée.

11L’histoire de la période ottomane, entre 1459 et 1878, a conféré à ces Musulman un rôle particulier dans cette sociogenèse. Les élites islamisées qui dominaient dans les villes du centre de la Bosnie centrale ont joué un rôle pivot dans la constitution de la société civile de la Bosnie. Comme une certaine noblesse de robe a fait la France d’Ancien Régime, cette élite islamisée a fait la Bosnie. Il en est resté quelque chose : le très urbain Alija Izetbegoviä contraste avec Radovan Karadxiä, psychiatre né dans un village rural monténégrin. L’époque titiste a infléchi ce processus. D’une part, elle a certes permis à des paysans serbes de la périphérie bosniaque comme Radovan Karadxiä de connaître une ascension sociale certaine, mais les ouvriers et techniciens des nouvelles entreprises industrielles de Zenica et de Tuzla, en Bosnie centrale, du fait d’une certaine croissance économique favorisée par le nouveau régime, ont contribué à renforcer l’intégration bosniaque au centre de la République. Mais les périphéries, peuplées sur de vastes espaces par des Serbes (au nord et à l’est) ou des Croates (villages de l’Herzégovine occidentale) ne s’intégraient pas à ce melting pot bosniaque, marqué par de nombreux mariages mixtes. Le communisme titiste a ainsi favorisé à la fois l’intégration d’une société bosniaque au centre et sa possible désintégration par l’exaspération des périphéries, sociales ou géographiques. Cela est particulièrement net si l’on compare les choix opérés par des Serbes de Sarajevo comme le général Jovan Divjak, pourtant né en Serbie mais intégré à la société bosniaque, numéro deux de l’armée bosniaque, l’universitaire serbe Nikola Kovaç [12], favorables à une Bosnie indépendante mais avec maintien de l’intégrité de la République, comme l’épiscopat de l’église catholique de Bosnie-Herzégovine [13], alors que les Croates d’Herzégovine occidentale, animés par le HDZ (Communauté démocratique croate) de Mostar et leur leader Mate Boban, ont pris une option sécessionniste.

LE DOUBLE HERITAGE DU COMMUNISME BOSNIAQUE : UNIVERSALISME CITOYEN ET CRISTALLISATION DES AFFRONTEMENTS COMMUNAUTAIRES

12On peut soutenir que tant l’universalisme proclamé des partis « citoyens » que le communautarisme plus ou moins avoué des partis ethniques ou communautaires peuvent se réclamer de l’héritage singulier du communisme bosniaque.

13En effet, lors de ces premières élections du 18 novembre 1990, les partis « citoyens » ont obtenu 28 % des voix, le SDA (Parti de l’action démocratique) musulman 30,4 %, le SDS (Parti démocrate serbe) serbe 25 % et le HDZ croate 15,5 %. Cela signifie, d’une part, que tous les « Musulmans », Serbes et Croates n’ont pas voté pour leur parti « national ». D’autre part, les élus des autres partis ne sont pas dépourvus de clivages entre modérés à tendance « citoyenne » et nationalistes plus affirmés. Au HDZ, Stjepan Klujiä, membre croate de la présidence collégiale, est resté un soutien d’une république de Bosnie-Herzégovine sans sécession de régions croates, tandis que Fikret Abdiä, évincé de la présidence, qui s’était rallié au SDA en 1990-1991, a fondé une république sécessionniste à Velika Kladuša, allié des Serbes, parfois manipulé par la Croatie.

14Dans le contexte de la désintégration de la Yougoslavie en 1990-1991, les dirigeants bosniaques ont longtemps essayé d’agir avec une grande prudence. Les élections de novembre 1990, premières élections libres depuis 1938, ont certes, comme il a été dit, donné l’avantage aux trois partis nationaux ou nationalistes des Serbes, Musulmans et Croates, mais, d’une part dans un premier temps, un accord de compromis pour gouverner a été conclu entre eux ; de plus les partis « citoyens » partiellement issus des structures de la Ligue des communistes yougoslaves ont obtenu un nombre de voix respectable. D’autre part, Fikret Abdiä, figure controversée mais populaire, bien qu’ayant obtenu plus de voix dans l’élection au suffrage universel qu’Alija Izetbegoviä pour la présidence, fut empêché de devenir président par les nouvelles règles du compromis entre les partis bosniaques, ainsi que sa moindre influence dans le parti d’Izetbegoviä, dont il n’était qu’un adhérent récent.

15En avril et juin 1991, la Bosnie-Herzégovine a ainsi proposé, à l’instar de la Macédoine, une « fédération asymétrique » pour sauver une forme de Yougoslavie. Cela montrait, s’il en était besoin, la particularité de la situation bosniaque, au carrefour de toutes les contradictions yougoslaves.

16Certes, les trois partis « ethniques » ont obtenu la majorité aux élections législatives de novembre 1990 et ont pu se partager les trois grands postes de la République : le président de la République, le Premier ministre et le président du Parlement. Le SDA (Stranka Demokratske Akcije, Parti de l’action démocratique – l’aile religieuse a défini une orientation musulmane au SDA) obtint la présidence de la République, ce qui lui permit d’écarter Fikret Abdiä au profit d’Alija Izetbegoviä. Le HDZ (Hrvatska Demokratska Zajednica, Communauté démocratique croate) de Stjepan Klujiä put nommer le Premier ministre Jure Pelivan et le SDS (Srpska Demokratska Stranka, Parti démocrate serbe) de Radovan Karadxiä put nommer le président de l’assemblée, Momçilo Krajišnik.

17D’une part, il est incontestable que les zones qui ont résisté à toute dérive ethnique, comme la municipalité de Tuzla pouvaient se réclamer directement de l’héritage du titisme dans sa formulation communiste proclamée. Les zones rétives aux armées de Radovan Karadxiä et de Ratko Mladiä (commandant des forces armées serbes) se concentrent en Bosnie centrale, autour de Zenica, qui furent industrialisées à l’époque du communisme. Dans son témoignage militant sur ceux qui ont refusé la logique ethnique, la petite-fille de Tito, dans un ouvrage paru en 2005 [14], cite de nombreux cas d’entraide ethnique pendant le conflit de 1992-1995, mais ces exemples se concentrent dans les régions centrales en cause, marquées par les transformations socio-économiques de l’époque titiste.

18Inversement, les régions de l’est et du nord de la Bosnie, régions rurales peuplées de Serbes se sont révoltées contre le gouvernement de Sarajevo, et ralliées aux forces bosno-serbes de Karadxiä. De même, les Croates d’Herzégovine occidentale, autour de Mostar, se sont révoltées contre le gouvernement de Sarajevo.

19Mais les Bosno-Serbes sont des héritiers du titisme au sens où ils se voulaient, par leur histoire depuis la seconde mondiale, attachés à une Yougoslavie protectrice des « peuples constitutifs de l’État » [15], concept issu du titisme. Plus particulièrement, les armées titistes de la Seconde Guerre mondiale avaient, de facto, joué un rôle de protection des Serbes de Bosnie comme de Croatie, face aux pouvoir de l’État NDH [16].

20S’agissant des Bosno-Croates de Mostar, ils n’étaient certes les héritiers du titisme que de manière paradoxale : victimes d’une sévère répression titiste après avoir fourni de nombreuses troupes aux Oustachis, la région a fait l’objet d’une émigration massive à l’étranger et a contribué, notamment par des réseaux financiers, à soutenir le nouveau pouvoir du HDZ de Franjo TuTman [17].

21Tous les protagonistes de la scène bosniaque sont ainsi directement, indirectement ou par la médiation d’une opposition systémique, les héritiers, conscients ou non, du communisme titiste. Certes, les seuls à le revendiquer sont, d’une part, une partie des bosniaques « citoyens » et d’autre part, les Bosno-Serbes de Radovan Karadxiä et de Ratko Mladiä. Ce dernier ne se lassait pas de raconter à ses interlocuteurs étrangers comment le peuple serbe avait échappé aux massacres, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale.

22On voit ainsi que le communisme titiste en Bosnie fut à la fois original et idéal typique. Ou plutôt qu’il fut original parce que typique. Un microcosme au sein du macrocosme : la Bosnie-Herzégovine constituait bien une petite Yougoslavie, la seule peut-être avec la Macédoine qui acceptait de se vouloir Yougoslave, du moins dans la partie centrale de la Bosnie-Herzégovine. Le communisme a su, dès les combats de 1942-1943, profiter des conflits et des failles religieuses, ethniques et nationales, pour y implanter ou y loger son idéologie universaliste. Plus longtemps que dans la plupart des autres républiques, le communisme y a trouvé des adhérents et des nostalgiques. Les photos qui montrent le portrait de Tito mitraillé pendant les combats de 1992-1993 [18] exprime une réalité profonde : un idéal universaliste qui a pris un enracinement spécifique en Bosnie en 1942-1943 ; le titisme est venu mourir là où il était né. On a beaucoup dit que la crise yougoslave vient s’achever là où elle a commencé, au Kosovo. Pour ce qui concerne le communisme yougoslave, qui a pris son visage de légende dans les batailles de la Neretva et de la Sutjeska, rivières proches de Mostar, en 1943, la destruction du pont de Mostar, le 12 novembre 1993, non seulement abîme l’héritage ottoman, mais aussi met fin au communisme bosniaque.


Date de mise en ligne : 07/02/2008

https://doi.org/10.3917/cite.032.0075

Notes

  • [1]
    On pourra se faire une première idée de cette réalité dans la version française des mémoires de Djilas, La guerre dans la guerre, Paris, Robert Laffont, 1980, et dans Thierry Mudry, Histoire de la Bosnie-Herzégovine, Paris, Ellipses, 1999.
  • [2]
    Ici, le terme est entendu au sens d’habitants de la Bosnie (Bosanac) qui comprend une composante serbe (toujours plus d’un tiers de la population) et croate (entre 15 et 20 % de la population).
  • [3]
    L’AVNOJ (Antifašistiçko Vije;e Narodnog OsloboTenja Jugoslavije), conseil antifasciste des peuples de la Yougoslavie communiste, du 29 novembre 1943 est au communisme yougoslave ce que fut le Conseil national de la résistance (CNR) pour la résistance française. Il s’est réuni à Jajce, au centre de la Bosnie, dans une région musulmane. On remarquera que le premier AVNOJ de 1942 s’était réuni à Bihaä, au nord de la Bosnie, dans une région encore plus musulmane.
  • [4]
    Le scandale Agrokomerc a des ramifications politiques et économiques en raison de la personnalité de Fikret Abdiä, largement lié aux réseaux du pouvoir communiste. Il était l’un des 166 membres de la Ligue des communistes yougoslaves, très proche du vice-président de la Yougoslavie communiste, Hamdija Pozderac. Voir aussi la contribution de Joseph Kruliä sur la situation yougoslave des années 1987-1990 dans le livre collectif dirigé par Pierre Kende et Alexsander Smolar, La grande secousse, novembre 1990, éditions du CNRS.
  • [5]
    Suivant une terminologie et une graphie alors instaurée, « Musulmans » avec un grand M désigne alors les « Musulmans » nationaux ou ethniques, tandis que les musulmans sans majuscule désigne les fidèles de la religion musulmane.
  • [6]
    Cité dans la thèse de M. Gilles Troude, La France et ses partenaires occidentaux face à la question nationale en république fédérative de Yougoslavie de la fin des années 1950 à la fin des années 1970, p. 254. Soutenue à l’Université de Paris III le 23 juin 2003.
  • [7]
    Voir la thèse de Gilles Troude, op. cit., p. 230 à 270.
  • [8]
    Ibid., p. 270 à 287.
  • [9]
    Dominique Schnapper, dans son livre, par ailleurs très stimulant, La Communauté des citoyens. Sur l’idée moderne de nation, Paris, Gallimard, 1994, p. 30, soutient ainsi dans ce passage comme un fait acquis que la nation « musulmane » serait une « invention » de Tito, reprenant une idée commune chez les intellectuels français, spécialistes de l’idée de nation, mais non de la Yougoslavie titiste. Les meilleurs esprits n’ont pas été épargnés par ce raccourci qui nous paraît rapide, témoignant entre les intellectuels français, marqués par la tradition « républicaine » et les réalités « bosniaques », d’un véritable « obstacle épistémologique ». On peut comprendre l’étonnement ou l’irritation d’un intellectuel républicain français devant une nation « musulmane », mais de là à croire qu’une réalité en évolution constante, mais qui n’est pas si récente, ait été inventée dans les années 1950 ou 1960, alors que les spécialistes comme Ivo Banac la voit naître, sur un substrat multiséculaire, dans les années 1878 à 1920, c’est pour un sociologue ou un historien, pousser le franco-centrisme un peu loin. Tito ou pas, cette perception commune d’une identité « musulmane » « inventée », au sens où l’historien Eric Hobsbawn parle d’invention de la tradition dans ses ouvrages (notamment Éric Hobsbawn et Terence Ranger, Inventing Tradition, Cambridge University Press, 1983), au tournant du XIXe et du XXe siècle, comme beaucoup de nations de cette région, est soutenable, mais l’invention ne résulte pas d’une volonté politique consciente, et elle est, en tout état de cause, antérieure de plusieurs décennies au régime de Tito.
  • [10]
    The National Question in Yugoslavia. Origins, History, Politics par Ivo Banac, Cornell University Press, 1984.
  • [11]
    Milovan Djilas, La guerre dans la guerre, op. cit. Les chapitres centraux du livre, consacrés aux combats de Bosnie abondent en analyses et notations sur les réalités bosniaques.
  • [12]
    Nikola Kovaç, spécialiste de Camus, qui fut notre professeur de serbo-croate aux langues orientales (INALCO), né à Trebinje, en Herzégovine orientale, région plutôt favorable aux Bosno-Serbes de Radovan Karadxiä, fut le premier ambassadeur de la république de Bosnie-Herzégovine en France.
  • [13]
    Dans une déclaration du mois de juin 1994, l’épiscopat catholique de Bosnie-Herzégovine s’est déclaré favorable au maintien de l’intégrité de la République en cause, contre les tentatives de sécession des Bosno-Croates de Mate Boban.
  • [14]
    Dobri Ljudi u vremenu Zla, par Svetlana Broz, dont la traduction française, Des gens de bien au temps du mal. Témoignages sur le conflit bosniaque (1992-1995), est paru en mars 2005, aux éditions Lavauzelle.
  • [15]
    Drzavni Tvorni Narodi, concept introduit dans le droit constitutionnel yougoslave dans la Constitution de novembre 1946, par imitation de la Constitution stalinienne de 1936 qui signifie que chaque peuple constitutif a un rôle fondateur et de veto sur les évolutions de l’État qu’une majorité des habitants de l’État ne peut lui imposer.
  • [16]
    La NDH : Nezavisna drzava Hrvatske, c’est-à-dire l’État indépendant croate.
  • [17]
    Un réseau d’ « Herzégovine » s’était installé auprès du président Franjo TuTman, composé notamment de Gojko Šušak (1945-1998), ministre de la Défense croate de juillet 1991 à sa mort, en mai 1998 et Iviä Pašaliä, conseiller pour la sécurité du président, dont la tendance de droite a été défaite, en avril 2002, par la tendance plus centriste d’Ivo Sanader, ancien ministre de la Recherche de Franjo TuTman, Premier ministre croate depuis les élections du 23 novembre 2003.
  • [18]
    Voir ces photos dans l’ouvrage collectif De l’unification à l’éclatement. L’espace yougoslave, un siècle d’histoire, sous la direction de Laurent Gervereau et Yves Tomiä, éditions musée d’histoire contemporaine BDIC, 1998, p. 156, 157 et 158.

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