Notes
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[1]
Pour les deux citations, voir Frederick Jackson Turner, La frontière dans l’histoire des États-Unis, trad. Annie Rambert, Paris, PUF, 1963, p. VIII.
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[2]
Ibid., p. 4.
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[3]
Ibid., p. 32.
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[4]
Voir Henry Nash Smith, Virgin Land : The American West as Symbol and Myth, Cambridge (Mass.) - Londres (Angleterre), Harvard University Press, 2001 (1re éd., 1950), p. 123 sq. « The garden of the world » est le nom qui fut donné, dès 1886, au comté de Santa Clara en Californie, l’un des plus importants centres de culture fruitière du pays (notamment réputé pour ses agrumes).
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[5]
Là où la pastorale ne fait qu’évoquer, généralement sur le mode descriptif et empathique, une harmonie originelle entre l’homme et la nature, le primitivisme est un système de valeurs qui défend la supériorité éthique et axiologique du mode de vie « sauvage » et s’accompagne d’une critique réglée de la civilisation.
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[6]
« L’homme moderne veut sa moto, et l’apprécie, mais il veut croire qu’elle est le fruit spontané d’un arbre édénique » (Ortega y Gasset, 1930, cité in Leo Marx, The Machine in the Garden : Technology and the Pastoral Ideal in America, Oxford University Press, 2000 [1re éd., 1964], p. 7).
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[7]
Carle Bode,Malcom Cowley (eds), The Portable Emerson, Nature, New York, Penguin Books, « The Viking Portable Library », 1981, p. 28.
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[8]
Marx, op. cit., p. 232.
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[9]
Turner, op. cit., p. XII.
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[10]
Bode et Cowley (eds), op. cit., Self-Reliance, p. 138, 141.
-
[11]
Ibid., p. 143.
-
[12]
Voir l’actualisation du thème de la frontière par Kennedy en 1960 avec la politique de la « Nouvelle Frontière » qui prévoyait, outre l’arrêt de l’expansion communiste dans le monde et l’égalité des Noirs et des Blancs, l’envoi du premier homme sur la Lune.
-
[13]
Turner, op. cit., p. 179.
-
[14]
Ibid., p. 15. Ce phénomène apparut, en fait, dès le franchissement des Appalaches, et s’intensifia avec la « conquête de l’Ouest ».
-
[15]
Ibid., p. 254 : « L’Américain “historique” fut plus un opportuniste qu’un brasseur d’idées générales. »
-
[16]
Walt Whitman, Feuilles d’herbe, trad. Jacques Darras, Paris, Gallimard, « Poésie », 2002, p. 29.
-
[17]
Voir également le rôle similaire dévolu aux universités de l’Ouest, devant former des chefs dans la communication « Idéal pionnier et université d’État » (Turner, op. cit., p. 236 sq.).
-
[18]
Ibid., p. 3.
-
[19]
Ibid., p. 178.
-
[20]
Ibid., p. 2 : « L’expansion américaine n’est pas exclusivement linéaire. »
-
[21]
Ibid., p. 3 et 4.
-
[22]
G. W. F. Hegel, La Raison dans l’Histoire, trad. Kostas Papaioannou, Paris, UGE, « 10/18 », 1993, p. 242.
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[23]
F. J. Turner, Commonplace Book I (1883), in Turner Papers, San Marino, Henry E. Huntington Library, p. 49.
-
[24]
Turner, La frontière dans l’histoire des États-Unis, op. cit., p. 257.
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[25]
Ibid., p. 241.
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[26]
Ibid., p. 284.
-
[27]
Clément Rosset, Fantasmagories, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2006, p. 44, et citation suivante.
1Le livre que l’historien américain Frederick Jackson Turner (1861-1932) compila en 1920, à partir de différentes communications prononcées devant autant d’associations ou de sociétés dès la fin du XIXe siècle, The Significance of the Frontier in American History, est l’un de ceux qui eurent le plus d’impact sur les études historiques américaines contemporaines, l’un des plus lus, l’un des plus commentés. Malgré une traduction, parue aux Presses Universitaires de France en 1963, mais jamais rééditée depuis, le livre est très peu connu du grand public français. Or il présente une conception de la frontière d’une exigeante singularité, non dénuée de paradoxes, faisant écho à la position inclassable des États-Unis à la fois dans le monde géographique et dans l’histoire de l’humanité. Je me propose, dans cet article, d’en éclaircir les principaux énoncés et implications théoriques.
I. LES SOURCES
2Pour bien comprendre les enjeux de la frontière chez Turner, il faut d’abord commencer par brosser, condotte di colpi, « à grands coups de pinceau » – cela suffira pour mon propos –, la perspective, la « ligne de fuite » dans laquelle Turner vient s’inscrire et qu’il va prolonger. La frontière chez Turner n’est qu’une hypothèse explicative. Elle s’ancre dans toute une tradition qui la justifie.
3Une grande partie de l’originalité de l’entreprise de Turner consistera, contre une autre tradition intellectuelle, à montrer que l’histoire coloniale des États-Unis (avant 1776) n’est pas coupée du reste, n’est pas une pré-histoire des États-Unis ou une histoire des pré-États-Unis – n’est pas, pour reprendre l’excellente formule de René Rémond dans sa préface à l’édition française de La frontière dans l’histoire des États-Unis, « un hors-d’œuvre sans grand rapport avec la suite ». L’histoire des États-Unis ne commence pas avec la Révolution, non plus qu’avec la guerre d’Indépendance. Les premiers colons, ceux de Jamestown, ceux de Plymouth, puis ceux du Maryland, de la Pennsylvanie, s’étaient déjà manifestés par un souci réel, toujours selon Rémond, de « se donner de l’air » [1] par rapport aux contraintes et aux querelles du Vieux Monde. Ainsi, il ne s’agirait plus de voir l’indépendance des États-Unis comme ce qui rend possible la frontière, en « désengorgeant » l’américanité de la coupe européenne (qui en serait l’origine), mais les événements de la fin du XVIIIe siècle – ceux-là mêmes qui feront dire à La Fayette que la liberté a enfin un pays – sont déjà des manifestations de la frontière comme facteur d’américanisation. Consécutivement, les États « fondateurs », telle la Nouvelle-Angleterre, trop européens (Turner n’évitant pas un certain chauvinisme ni une certaine partialité), perdraient leur position « émanantiste » usuellement reconnue. La nouveauté remarquable de la pensée de Turner, également sur le plan conceptuel – essentiellement sur le plan conceptuel, là où, évidemment, le texte est historiquement daté –, c’est d’intégrer les commencements, sur le mode infinitésimal, comme constituant déjà un avatar de la frontière, qui ne se manifeste pas qu’à partir d’eux mais les précède toujours : l’apparent « départ » n’est pas un début irradiant du mouvement à partir d’un point immobile, il n’est que l’arrivée au seuil d’incarnation visible d’un mouvement « en soi » (celui de la justice, celui de l’égalité, etc.). « La première frontière fut la côte atlantique. » [2] Il faut voir Turner, sur le plan géopolitique et diplomatique, comme le point d’aboutissement de la révolution intellectuelle opérée par la physique et l’astronomie modernes : le mouvement n’est pas un accident entre deux arrêts (comme il l’était dans la vision antique du monde), il est l’état de fait des phénomènes. L’esprit américain se caractérise par la haine de l’immobilité. L’immigration est sa loi du mouvement. « L’énergie américaine aura toujours besoin d’un champ d’action accru », n’hésite pas à prophétiser Turner [3] qui, vers la fin du livre, évoque la question de la dilatation de la frontière en Alaska et jusqu’en Asie... D’emblée, l’Amérique se donne comme une terre exceptionnelle, presque hors de ce monde : élastique, extensible, rénitente, ad infinitum, ad libitum...
4C’est, néanmoins, à partir du XIXe siècle que l’idée de frontière va se singulariser aux États-Unis pour devenir la grille de lecture de l’invention d’une nation tout entière. Dès 1803, la vente, négociée par Robert Livingston et James Monroe, puis par Pierre Samuel Dupont de Nemours, de la Louisiane par la France aux États-Unis, a suscité, chez les dirigeants américains, un intérêt grandissant pour l’expansion du pays vers l’ouest et l’océan Pacifique. De 1804 à 1806, le président Jefferson, auteur en 1781 de bucoliques Notes sur la Virginie, obtint du Congrès le financement d’une expédition exploratrice vers l’ouest par le nord, de Saint-Louis à Fort Clatsop (actuel Oregon), au triple but : scientifique (études des tribus amérindiennes, de la faune, de la flore et de la géologie des régions traversées), commercial (ouverture d’un passage plus rapide vers l’Orient) et politique (évaluation de la présence des chasseurs canadiens ou britanniques, affirmation de l’idiosyncrasie de la liberté américaine en tournant le dos aux États de l’Est jugés trop « européens »). Cette expédition, restée célèbre, fut dirigée par Meriwether Lewis et William Clark.
5De ce moment naquit distinctement aux États-Unis une humeur pastorale, qui imprégnera toute la culture américaine à venir, voyant dans le territoire, la « terre vierge », le « jardin du monde » (the garden of the world) [4]. Le sol américain devient ainsi à la fois le terminus ad quem de l’histoire des hommes, comme un retour à l’Éden perdu, une espèce de « terre promise » (qui justifiera, en grande partie, le génocide indien, la contrée étant perçue en quelque sorte comme un dû théologique), et son terminus a quo, par l’actualisation d’une pensée de type néo-rousseauiste, qui va, inversement, voir dans le native American le « bon sauvage » (voir la légende de Pocahontas) et dans les neufs far horizons un mode de vie innocent, pur, intègre, pas encore corrompu par la société (c’est Daniel Boone, c’est Davy Crockett, puis Kit Carson, trappeurs, éclaireurs, aventuriers), où l’on pourra prendre un nouveau départ, se « refaire une virginité » (c’est l’agrarisme), individus ou nations, l’Abraxa de Thomas More acquérant providentiellement une existence extralittéraire. Dans les années qui suivirent, écrivains et peintres donnèrent à ce sentiment une assise plus rigoureuse, voire déjà argumentative, tout en glissant fréquemment, progressivement et insensiblement, de la pastorale au primitivisme [5] : Fenimore Cooper rédigea le cycle Bas-de-cuir entre 1826 (Le Dernier des Mohicans) et 1841 (Le Tueur de daims) ; une littérature populaire pro-amérindienne se mit en place avec Thomas Lorraine McKenney (Sketches of a Tour to the Lakes), Thomas J. Farnham (Travels in the Great Western Prairies) ou Charles W. Webber (The Philosophy of Savage Life) ; une peinture « ethnographique » vit le jour (George Catlin, Karl Bodmer, Paul Kane), et ainsi de suite. D’une manière plus générale, on trouvera encore aujourd’hui dans la société américaine des manifestations diffuses et plurielles de ce pastoralisme « naïf » et de la croyance quotidienne indéfectible en la félicité rurale : celle des couvertures de magazines par Norman Rockwell ou des Americana movies ; celle du développement des suburbs ; celle d’une civilisation du camping, de la pêche, de la chasse, du pique-nique et des national parks, où les biens les plus recherchés par les consommateurs sont ceux dont l’image peut être associée à un style de vie rustique (voir le fameux cow-boy Marlboro).
6Dans la seconde moitié du XIXe siècle, deux « événements », tout particulièrement, ont, me semble-t-il, directement rendu possible un contexte intellectuel propice au développement de la réflexion de Turner, et dont le (bref) rappel est indispensable pour bien en comprendre les tenants et aboutissants : l’apparition du « transcendantalisme » et, en un sens à l’opposé du spectre, le succès populaire du dime novel.
71 / Le transcendantalisme est le mouvement philosophique fondé par Ralph Waldo Emerson, approximativement à partir de la publication de Nature en 1836, auquel on peut également rattacher les poètes Henry David Thoreau (Walden ou la vie dans les bois) et Walt Whitman (Feuilles d’herbe). Indissociable de la ville de Concord, où habitaient Emerson et Thoreau, mais également le romancier Nathaniel Hawthorne, le transcendantalisme va permettre au pastoralisme ambiant de la culture américaine, volontiers spontané et sentimentaliste, idéalisant la nature – en fait, souvent hostile : déserts, montagnes – pour compenser, par réaction, voire conservatisme, l’avancée de plus en plus galopante d’une technologie qui effraie et inquiète [6] (dans Moby Dick, la carcasse de la baleine monstrueuse est mise en parallèle avec les usines de textile...), va donc permettre à ce pastoralisme de se transformer en un pastoralisme rationnel, concerté et méthodique, sans tomber dans les écueils du primitivisme. Emerson ne cherche pas à lutter contre la marche du progrès technique – « [la nature] offre tous ses royaumes à l’homme comme le matériau brut qu’il pourra modeler en ce qui lui est utile » [7] – mais, en conférant des « pouvoirs métaphysiques au paysage » [8], il nous rappelle qu’il existe un lien entre l’homme et la nature supérieur à notre volonté. La nature est le symbole de la moralité : l’amour que nous lui portons nous apprend le respect, sa contemplation nous enseigne la vertu et l’étude de ses lois nous donne l’exemple de la justice. (Turner parlera, quant à lui, de « l’influence transformatrice des grands espaces » [9].) La vision, on l’aura reconnu, est panthéiste. La nature est l’ « over-soul », la « sur-âme », par quoi les hommes peuvent quitter leur existence individuelle et séparée, partielle et amputée, pour s’unir dans le grand tout qui leur donne un sens. Ainsi, c’est surtout la société, fausse image artificielle du tout, qu’il faut fuir, car « elle complote partout contre l’humanité de chacun de ses membres. (...) Elle n’aime ni la réalité ni les créateurs, mais les noms et les usages » [10] ; car elle estropie l’homme. Là encore, pas plus que pour la technique, il n’est question de nier l’évidence de la société : « Il est facile dans la solitude de ne vivre que d’après soi-même ; mais le grand homme est celui qui, au milieu de la foule, conserve avec une gentillesse absolue l’indépendance de la solitude. » [11] Ce que le transcendantalisme va apporter, dans la distinction entre la nature et la civilisation, c’est l’idée non plus d’une frontière hermétiquement close – donc, d’une limite d’exclusion, a border en anglais, qui distancie et « incommunique » (plus il y a de civilisation, moins il y aurait de nature) –, mais d’une frontière mobile, a frontier, en perpétuelle expansion, comme un glacier, qui va à partir de là, en ces temps de Ruée vers l’or où se construit le mythe de l’Ouest, caractériser le rapport de l’Amérique à l’exploration de son continent et à la détermination de son territoire géographique, ainsi que, par la suite, la logique impérialiste des États-Unis à travers le monde, voire au-delà [12] : plus la civilisation avance, plus il reste de terres à parcourir, c’est le fait de rester en mouvement qui produit un espace à habiter. L’espace n’est pas une réserve donnée a priori (les réserves ne sont que des entités conventionnelles, des restes a posteriori préservés de l’urbanisation et de l’industrialisation), une peau de chagrin qui s’amenuise à chaque fois qu’une avancée a lieu : le volontarisme crée l’espace, l’idée invente le réel. Turner ne l’oubliera pas.
82 / L’autre influence importante sur la pensée de Turner est à rechercher du côté de la littérature populaire qui, dans les romans « à quatre francs six sous », les dime novels, des histoires en série rédigées en un temps record et imprimées sur du papier bon marché, va écrire l’ « Iliade » du Western hero, Big Sam ou encore le chasseur de bisons Buffalo Bill, « the king of border men », mais aussi des femmes, à l’instar de Kate Robinette et Calamity Jane. L’expression dime novel est en fait un générique servant à désigner aussi bien les authentiques dime novels que ce que les Américains appelaient « 5 and 10 cent weekly librairies », « story papers » ou « thick books », et qui, pour certains, les ont précédés. Son origine remonte au premier ouvrage publié par la firme Beadle & Adams, Maleaska, the Indian Wife of the White Hunter, en 1860. Maintes fois réédités, la plupart des récits racontaient, passée une couverture dessinée accrocheuse, les aventures des pionniers de l’Ouest ou des « garçons vachers » en prise avec les Sioux et autres Apaches, les outlaws, les hommes d’affaires véreux..., que le common man de la côte Est (de New York, de Boston) dévorait avec passion, sorte d’équivalents de l’époque des bandes dessinées ou des soap operas de la télévision. Soutenus par une logique industrielle de fidélisation (format uniforme, histoire standardisée, situations répétitives, violence exponentielle, retournements sensationnalistes), ils ont ainsi profondément contribué, comme Seth Jones ; or The Captives of the Frontier ou Kent, the Ranger ; or The Fugitives of the Border, à créer cet américanisme de l’Ouest auquel Turner, réduisant les métaphores du poétique au rhétorique, donnera une forme scientifique. C’est le dime novel, en particulier, qui va assurer, par divers détours, le passage des frontières de l’Est ou du Sud, qui étaient encore celles de Daniel Boone (le Kentucky) ou de Davy Crockett (le Texas), avec en arrière-plan la ligne Mason-Dixon, vers le Wild West de Deadwood Wick, forgeant, au passage, la légende de l’Ouest, s’éloignant de plus en plus des faits historiques, et la figure du cow-boy dont le cinéma s’emparera.
II. LA FRONTIÈRE CHEZ TURNER
9St. John de Crèvecœur, écrivain et introducteur de la culture de la pomme de terre en Normandie, demandait, dans la troisième de ses Lettres d’un cultivateur américain de 1784 : « Qu’est-ce qu’un Américain ? » Turner, tributaire d’un XVIIIe siècle qui a inventé le concept de nature, donne à cette question une réponse apparemment paradoxale : l’Américain, archétype de l’individu prométhéen, fait de la nécessité (climatologique, géologique) une liberté, et de la rudesse une démocratie. « C’est dans les territoires défrichés qu’est né le caractère américain. » [13] L’Américain est celui non pas qui remplace la nature par la civilisation, mais qui retourne la nature en civilisation, comme on pourrait le faire d’un gant. Le système politique américain n’est pas né de l’exportation transatlantique des idéaux révolutionnaires ou des Lumières philosophiques de l’Europe : il est né, immanent, du Go West !, du Winning the West dont parle Theodor Roosevelt, des pionniers en tous genres (marchands de fourrure et fermiers, bâtisseurs et commerçants, industriels et investisseurs), des shérifs et des « tuniques bleues », des chariots bâchés remontant l’Oregon Trail, des comptoirs de la vallée du Mississippi, des premiers hôtels qui sont apparus le long des routes des Grandes Plaines, du chemin de fer, de la Wells Fargo & Co., du Pony Express, des mines d’argent..., qui tous, à leur manière, ont contribué à peupler et socialiser un territoire défavorable et inhabité, c’est-à-dire ont sédentarisé l’occupation d’un territoire, là où les tribus indiennes étaient principalement nomades. En ce sens, c’est vraiment, à partir du milieu du XIXe siècle, le dépassement des prairies centrales et des Rocheuses qui représente le point d’inflexion dans l’évolution de la frontière américaine – car cette frontière, au cours de son histoire, n’est pas uniforme, il y a en réalité des frontières (topographiques, commerciales, agricoles...). Ce dépassement achève, irréversiblement, de couper la frontière de la côte Est et des frontières antérieures : l’éloignement physique et l’attrait de l’enrichissement sont à l’origine d’un mode de vie parfaitement nouveau. L’habitant de l’Est, accoutumé aux petites bourgades et paysages à taille humaine, se trouvait dérouté devant l’immensité de l’Ouest et ses conditions de vie adverses ; alors « l’Est et l’Ouest commencèrent à perdre contact » [14]. L’Est a toujours échoué à réguler une frontière (en limitant notamment les octrois de terre) qui s’éloignait de plus en plus de lui. Là-bas, par l’effet d’une quasi-« main invisible », ceux qui sont allés occuper le premier Ouest (encore agricole et proche de l’Est) puis le Far West – chacun cherchant avant tout à satisfaire ses intérêts personnels ou familiaux – ont rendu peu à peu possible la mise en place d’une démocratie, naissant paradoxalement de l’individualisme de colons privés d’éducation réglementée mais ennemis de l’autorité, absolument confiants dans la certitude du mouvement qui les traversait, de l’énergie qui les déversait, qui les affirmait comme une eau qui vient ; démocratie qui n’a, en fait, jamais été imposée par le haut (par l’est et le nord, par l’administration centrale) : ce qui peut encore expliquer de nos jours l’attachement des Américains au libéralisme, au fédéralisme et au localisme. La démocratie américaine, la coopération et l’entente triomphèrent finalement de l’individualisme égoïste pour des raisons matérielles, et non idéologiques (inhospitalité de la nature, menace indienne) [15]. Quant à la concurrence, l’abondance de la terre ne l’a jamais fait ressentir comme un risque potentiel pour l’égalité : cette abondance explique également la démocratie américaine. Au demeurant, entre démocratie et individualisme, il n’y a d’ailleurs, aux yeux d’un Américain, aucun hiatus, comme le rappelle Walt Whitman dans Je chante le Soi-même : « Je chante la personne simple séparée, le Soi-même, cependant que j’exprime le mot Démocratique, le mot En-Masse. » [16] Les institutions publiques américaines n’ont eu, et n’ont sans doute encore, qu’une valeur régulatrice, et non constitutive. Le législateur intervint non pas pour instaurer la démocratie, mais pour écrire la loi qui la protégerait des dangers extérieurs (raréfaction des terres libres, importantes vagues d’immigration, recul de l’idéal agraire devant l’industrialisation de fait, etc.) [17].
10« On oppose traditionnellement, écrit Turner, la frontière américaine à la frontière européenne. Tandis que l’une est fortifiée et sépare des pays très peuplés, l’autre se situe aux confins des régions habitées. » [18] Si la frontière européenne est politique, la frontière américaine est de peuplement. Elle est plus une frontière d’appartenance (littéralement, de propriété, d’un propre) qu’une frontière de partage et d’exclusion. Ainsi Turner peut-il conclure, sans contradiction avec sa première affirmation, que « l’Ouest est plus une forme de société qu’une région géographique » [19]. L’Ouest est un processus d’organisation sociale. La notion de frontière, centrale dans le dispositif turnerien, de par son extensibilité même, est une frontière, par définition, toujours manquante, glissante, filante. Les États-Unis se sont édifiés et définis sur une frontière insaisissable : une frontière qui ne fait qu’avancer, qui n’existe que comme incessant autodépassement, inépuisable relève, que comme « self made frontier », pour employer le langage cher à l’entrepreneur Andrew Carnegie, que comme une frontière qui ne se distingue plus de ce qu’elle est censée séparer. Le territoire américain n’est pas pris entre des frontières, le bordant de part et d’autre, il n’est qu’une gigantesque frontière s’étalant sur des millions de kilomètres carrés. Pour parler comme Derrida, je dirais volontiers que le pas, l’interdit, que la frontière dessine au-delà de ses ourlets, s’y donne immédiatement comme un pas, un passage, un trajet à circonvenir. Les États-Unis n’ont pas évolué par blocs de propagation (avec des guerres contre des nations étrangères), ils se sont disséminés par rhizome, par division interne à partir d’un noyau originel d’énergie [20]. Dès les premières pages du livre de Turner, la terminologie ne laisse planer aucun doute sur le paradigme qui est à l’esprit de l’auteur – « germe », « évolution », « différencié », « éclosion » : c’est celui de la vie organique. La frontière fonctionne d’abord tel un sas de purification, de déseuropéanisation – elle « dépouille » l’homme « germanique » des « divers attributs de la civilisation pour lui faire porter des mocassins et des vêtements de chasse » – à l’intérieur duquel, sur un schéma assez proche de celui de la sélection darwinienne, on doit « en accepter les conditions ou périr » [21].
11Le premier des grands mérites de la frontière, selon Turner, et qui, d’une certaine façon, est le ferment de l’individualisme et de la démocratie qui caractérisent le peuple américain, réside dans une nationalité composite, contradictoire, hétérogène, hétéroclite, à la fois idéaliste et matérialiste, mais parfaitement cohérente, hapax culturel qu’aucun critère ancien – sous-entendu, européen – ne peut circonscrire. Si le discours de la frontière est désormais parfaitement ancré dans notre compréhension du fait américain, on peut aisément comprendre ce qu’une telle hypothèse a pu avoir de polémique en son temps, tant cette vision de l’américanité était opposée aux deux grandes écoles historiques qui dominaient alors la scène intellectuelle américaine : celle d’Hermann Edouard von Holst, qui interprétait la construction de l’identité américaine par rapport à la question de l’esclavage, et donc en termes de clivages ; celle de l’ancien mentor de Turner, Herbert B. Adams qui expliquait, quant à lui, les institutions américaines comme excroissances des surgeons anglais, voire germaniques, qui formèrent les premières colonies. Pour Turner, ni l’esclavage, c’est-à-dire l’opposition du Sud (esclavagiste) et du Nord (anti-esclavagiste), non plus que l’Est, ne peuvent rendre compte de l’américanité de l’Amérique. De nombreux écrivains, politiciens ou penseurs, comme Benjamin Franklin ou Rudyard Kipling, avaient déjà loué la liberté de l’intérieur du territoire américain, où chacun pourrait réussir sa vie et parvenir au self achievement dû à tous au nom de l’égalité, là où les États de l’Est avaient importé du Vieux Continent les vices d’une société, aristocratique et théocratique, injuste qu’ils avaient, pour l’essentiel, reproduits à l’identique. Mais Turner est le premier à avoir affirmé avec autant de conviction que l’Amérique ne devait, fondamentalement, son histoire qu’aux fermiers. Le point commun est ici frappant entre Turner et Hegel, pour lequel l’individu véritablement historique n’était ni le guerrier ni le « grand homme » qui, dupes de la raison universelle qui se réalise dans le monde à travers l’histoire, sont en fait voués à l’instrumentalisation et cachent la forêt des hommes ordinaires qui livrent les batailles, transforment la nature par leur travail et meurent par milliers le plus anonymement qui soit. Le grand homme ne fait que mettre en œuvre ce que veut le peuple, n’étant rien sans un peuple qui, en retour, a besoin de lui pour prendre conscience de ses aspirations : l’histoire ne concerne que les peuples. Hegel n’avait-il pas, d’ailleurs, écrit, sentant l’insolite situation de cette terre alors en défrichement, que « l’Amérique doit se séparer du sol sur lequel s’est passée jusque-là l’histoire universelle. Ce qui est arrivé jusqu’ici n’est que l’écho du Vieux Monde et l’expression d’une vie étrangère » [22] ? Pour Turner, l’Ouest sera le Volksgeist de l’Amérique.
12Il ne serait pas sans ironie, compte tenu de sa thèse, que la conception turnerienne de la frontière ait été, même partiellement, influencée par la métaphysique allemande ; mais Turner a aussi, Américain, et justement Américain né d’une Amérique qui, selon lui, a rompu avec l’Europe, suffisamment de distance pour mettre au jour les contradictions des théories du contrat. « Ce n’est pas par des contrats sociaux qu’une nation acquiert liberté et prospérité pour son peuple ; (...) c’est par l’évolution. » [23] Ainsi, c’est essentiellement le rousseauisme qui vole en éclats : de prémisses rousseauistes, voire ultrarousseauites, d’un « état de nature » effectif, le développement de la nation américaine aboutit à une invalidation du contractualisme. À la différence des européennes, se substituant à d’autres régimes politiques qui les ont précédés, « la démocratie américaine n’est pas née du rêve d’un théoricien » [24]. Certes, les idées révolutionnaires ont appris l’indépendance, mais il ne s’agissait là que d’une liberté négative et propédeutique ; seules les terres de l’Ouest ont rendu possible l’expérience d’une véritable autonomie. Il ne s’agissait plus, comme en Europe, de lutter contre une classe dominante, mais les terres de l’Ouest « empêchèrent la formation d’une classe dominante s’appuyant soit sur la propriété, soit sur la coutume » [25].
13Certes aussi, on voit ce que cette théorie a d’inexact. Et je voudrais terminer par une note un peu plus sceptique – ou, du moins, en donnant un rapide aperçu des difficultés que posent la réflexion séduisante de Turner. Il est incontestable, le seul visionnage d’un western nous en garantira, qu’une classe dominante est apparue dans l’Ouest : celle des propriétaires sur les terres desquelles passaient les cours d’eau ; celle des ranchers suffisamment riches pour pouvoir risquer, important cheptel à l’appui, d’emprunter les pistes, longues et difficiles, et aller vendre leur bétail dans les grandes villes... Cette classe devint celle des politiciens municipaux et s’empara du pouvoir local décisionnel en y introduisant népotisme et corruption. On répondra qu’ils sont, en fait, les effets pervers du capitalisme et de l’industrialisation, pas de l’idéal agricole et pastoral ; qu’il y a un « conflit entre pionniers capitalistes et pionniers démocratiques » [26]. Ce n’est pas faux, mais l’avenir ne sera-t-il pas celui de l’industrie ? Turner ne peut pas l’ignorer. Aussi se rend-il parfois coupable de ce que Clément Rosset a bien exprimé dans Fantasmagories : « L’acharnement à défendre une cause et l’inconsistance conceptuelle de cette même cause. » [27] La mouvance de la frontière et l’ambiguïté du concept de nature (toujours posé depuis la civilisation et à partir d’une idéologie) rendent possible aussi, en un sens, l’indétermination « pratique » du discours que l’on tient à partir d’elles. « Ce qu’on appelle communément l’ “idée fixe” se ramène le plus souvent à une idée vague. » La frontière turnerienne pourrait ainsi se voir comme une image adéquate d’une réalité toujours mouvante, mais également – c’est le risque qu’elle enferme, la frontière de la frontière, le lieu instable de la frontière (n’est-ce pas la fin du Pèlerin où Charlot, persona non grata aux États-Unis et voulant fuir des bandits mexicains, ne peut plus que chanceler sur la ligne inconsistante de la frontière tracée sur le sol, un pied dans un pays, un pied dans l’autre, pour protéger, un peu absurdement, sa liberté ?...) – comme le constat de l’impuissance à appréhender cette réalité qui ne peut plus faire tenir que dans un objet imprécis l’espoir du théoricien à comprendre ce qui le fit.
Notes
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[1]
Pour les deux citations, voir Frederick Jackson Turner, La frontière dans l’histoire des États-Unis, trad. Annie Rambert, Paris, PUF, 1963, p. VIII.
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[2]
Ibid., p. 4.
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[3]
Ibid., p. 32.
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[4]
Voir Henry Nash Smith, Virgin Land : The American West as Symbol and Myth, Cambridge (Mass.) - Londres (Angleterre), Harvard University Press, 2001 (1re éd., 1950), p. 123 sq. « The garden of the world » est le nom qui fut donné, dès 1886, au comté de Santa Clara en Californie, l’un des plus importants centres de culture fruitière du pays (notamment réputé pour ses agrumes).
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[5]
Là où la pastorale ne fait qu’évoquer, généralement sur le mode descriptif et empathique, une harmonie originelle entre l’homme et la nature, le primitivisme est un système de valeurs qui défend la supériorité éthique et axiologique du mode de vie « sauvage » et s’accompagne d’une critique réglée de la civilisation.
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[6]
« L’homme moderne veut sa moto, et l’apprécie, mais il veut croire qu’elle est le fruit spontané d’un arbre édénique » (Ortega y Gasset, 1930, cité in Leo Marx, The Machine in the Garden : Technology and the Pastoral Ideal in America, Oxford University Press, 2000 [1re éd., 1964], p. 7).
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[7]
Carle Bode,Malcom Cowley (eds), The Portable Emerson, Nature, New York, Penguin Books, « The Viking Portable Library », 1981, p. 28.
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[8]
Marx, op. cit., p. 232.
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[9]
Turner, op. cit., p. XII.
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[10]
Bode et Cowley (eds), op. cit., Self-Reliance, p. 138, 141.
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[11]
Ibid., p. 143.
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[12]
Voir l’actualisation du thème de la frontière par Kennedy en 1960 avec la politique de la « Nouvelle Frontière » qui prévoyait, outre l’arrêt de l’expansion communiste dans le monde et l’égalité des Noirs et des Blancs, l’envoi du premier homme sur la Lune.
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[13]
Turner, op. cit., p. 179.
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[14]
Ibid., p. 15. Ce phénomène apparut, en fait, dès le franchissement des Appalaches, et s’intensifia avec la « conquête de l’Ouest ».
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[15]
Ibid., p. 254 : « L’Américain “historique” fut plus un opportuniste qu’un brasseur d’idées générales. »
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[16]
Walt Whitman, Feuilles d’herbe, trad. Jacques Darras, Paris, Gallimard, « Poésie », 2002, p. 29.
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[17]
Voir également le rôle similaire dévolu aux universités de l’Ouest, devant former des chefs dans la communication « Idéal pionnier et université d’État » (Turner, op. cit., p. 236 sq.).
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[18]
Ibid., p. 3.
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[19]
Ibid., p. 178.
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[20]
Ibid., p. 2 : « L’expansion américaine n’est pas exclusivement linéaire. »
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[21]
Ibid., p. 3 et 4.
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[22]
G. W. F. Hegel, La Raison dans l’Histoire, trad. Kostas Papaioannou, Paris, UGE, « 10/18 », 1993, p. 242.
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[23]
F. J. Turner, Commonplace Book I (1883), in Turner Papers, San Marino, Henry E. Huntington Library, p. 49.
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[24]
Turner, La frontière dans l’histoire des États-Unis, op. cit., p. 257.
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[25]
Ibid., p. 241.
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[26]
Ibid., p. 284.
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[27]
Clément Rosset, Fantasmagories, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2006, p. 44, et citation suivante.