Notes
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Les actes du colloque n’ont été publiés qu’en anglais, sous la direction d’Eugenio Donato et Richard Macksey, et sous le titre : The Languages of Criticism and the Sciences of Man : The Structuralist Controversy (Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1970).
1Seuls les Français qui voyagent régulièrement aux États-Unis savent le prestige qui est, là-bas, celui de Jacques Derrida. Les autres ne peuvent pas vraiment se rendre compte, soit parce qu’ils ignorent l’ampleur de la caisse de résonance que lui a offerte l’Université américaine, soit parce qu’ils partagent l’opinion (dominante en France même) selon laquelle Derrida ne serait pas un philosophe important – pas quelqu’un d’essentiel, en tout cas, à la compréhension de la philosophie du XXe siècle.
2Curieusement, en effet, Derrida continue d’être tenu chez nous pour un penseur à la fois marginal et mineur. Marginal, puisqu’on ne peut pas vraiment faire de lui un disciple de Husserl et de Heidegger, même s’il est globalement un héritier de la phénoménologie (au même titre que Sartre, qu’il détestait). Et mineur, parce que sa pensée est réputée obscure, son style précieux, à la limite de l’extravagance, et la plupart de ses livres incompréhensibles. Est-ce même un philosophe, d’ailleurs ? Ne faudrait-il pas plutôt le considérer comme un écrivain ayant flirté avec un certain hermétisme littéraire dans la tradition de Mallarmé, Valéry, Bataille, Paulhan, Klossowski et Blanchot ? Force est de reconnaître, en tout cas, que, si quelques colloques proprement philosophiques ont suivi sa disparition en octobre 2004, également saluée par de substantiels « dossiers » dans Le Monde et Libération, les hommages importants ont été depuis lors peu nombreux en France. Quant à ses livres, il en a publié tellement qu’il n’a jamais été possible de les trouver tous réunis dans une même librairie du Quartier latin. Et le problème, ici, risque d’aller en s’aggravant dans la mesure où beaucoup d’entre eux n’ont pas bénéficié de rééditions régulières, ce qui fait qu’ils ont disparu des rayons ou qu’ils en disparaîtront prochainement pour de bon. En attendant une hypothétique édition de ses œuvres complètes, dont on ne voit pas très bien quel éditeur français, aujourd’hui, se risquerait à la mettre en chantier...
3Bref, voici un philosophe qui dans son propre pays n’a pas très bonne presse. Qui ne risque sûrement pas de se retrouver inscrit au programme de l’agrégation avant bon nombre d’années. Et dont on ne peut pas vraiment dire qu’il possède un public de « disciples » fidèles et réguliers. Malgré tout cela, ce philosophe maudit chez lui a connu en Amérique, entre 1966 et 2004, une formidable aventure. Une aventure qui s’est déroulée exactement comme se déroulent en Amérique les success stories. Qui l’a propulsé sur la scène internationale et qui a fait de lui, en peu de temps, le philosophe français le plus connu dans le monde (en un siècle où, pourtant, la pensée française n’a pas manqué d’ambassadeurs illustres).
4Cette étonnante histoire, dont même Sartre n’a pas vécu l’équivalent, mérite bien, me semble-t-il, un bref récit. On me pardonnera, je l’espère, d’y inclure au passage quelques souvenirs personnels.
5Tout commence donc en 1966.
6En octobre de cette année-là, deux professeurs de littérature de Johns Hopkins University à Baltimore (Maryland) décident d’organiser un colloque dans le but d’inviter sur leur campus quelques-uns des représentants de ce nouveau courant de pensée qu’on appelle en France, depuis un ou deux ans, « structuralisme ». Ce courant bouleverse apparemment les sciences humaines et tout le monde sent bien que, derrière les frissons de la mode, il doit y avoir des concepts nouveaux et des théories à découvrir. Nos deux professeurs, Richard Macksey et Eugenio Donato, savent faire les choses comme on les fait en Amérique, c’est-à-dire généreusement, et René Girard, qui est alors le chef du département de littérature française de Johns Hopkins, ne manque pas d’orienter leurs choix dans le bon sens. À l’arrivée, Baltimore accueille, l’espace d’un week-end, la fine fleur de l’intelligentsia parisienne de l’époque : Jacques Lacan, Jean Hyppolite, Gérard Genette, Jacques Derrida, Tzvetan Todorov, Lucien Goldmann, etc.
7Malgré une assistance finalement clairsemée puisque tous les intervenants s’expriment en français, les discussions sont animées – surtout d’ailleurs entre les Parisiens, qui sont loin d’être d’accord entre eux [1]. Ne serait-ce que parce qu’il est l’un des plus âgés et le plus pittoresque, Lacan assume avec plaisir le rôle de la vedette. Quant au jeune Derrida (il a 36 ans), le texte qu’il lit cette fois-là devant son auditoire (et qui sera repris, un an plus tard, dans L’écriture et la différence, Le Seuil, 1967) est en fait très critique vis-à-vis des présupposés philosophiques du structuralisme. Ce dernier, en effet, s’est d’abord développé dans le champ de la linguistique. Or une structure, pour un linguiste, est une loi qui fait fonctionner un ensemble donné de signes : pour fonctionner correctement, elle ne doit donc souffrir ni exception, ni chute, ni reste. Telle est la vue, abstraite ou mathématisante, que Derrida rejette, dans la mesure où elle revient à transformer les ensembles de signes en systèmes clos. Rejet prolongé par une réflexion critique sur la notion de signe proprement dite : celui-ci demeure en effet conçu par les linguistes sur le modèle du caractère alphabétique, alors même que le geste inaugural par lequel ces savants ont fondé leur science a consisté à écarter comme « insignifiants » les systèmes d’écriture. Ainsi, au moment même où le structuralisme s’apprête à pénétrer aux États-Unis, Derrida fait-il entendre une voix discordante ou dissidente. Il met en garde contre le danger, sous couleur de positivité scientifique, d’un retour à la vieille problématique de la « représentation », cœur de toute métaphysique occidentale depuis Platon.
8Le propos n’est pas compris sur le moment. Il se clarifiera plus tard. Et c’est d’ailleurs par l’Amérique, au fil des années 1980, que se répandra l’habitude de se référer à Derrida (et plus tard à Foucault, Deleuze, Lyotard) non pas comme à des « structuralistes » – mais comme à des « poststructuralistes » (terme qui, au demeurant, ne veut pas dire grand-chose).
9En attendant, la communauté universitaire américaine dans son ensemble ne tarde pas à saisir l’importance de ce qui s’est joué au colloque de Baltimore. Et c’est ainsi que, pour Derrida au moins, les premières traductions se mettent en route dès la fin des années 1960. Elles suscitent aussitôt de nouveaux malentendus. Traduire Derrida n’est pas facile. En outre, la traductrice de la Grammatologie est une jeune enseignante américaine d’origine bengalie, Gayatri Chakravorty Spivak, qui est aussi une féministe de gauche au charisme incontestable. Du coup, le public étudiant se jette sur ce livre comme s’il s’agissait d’un texte engagé en faveur de la cause des femmes. Lecture un peu extrême mais pas tout à fait illégitime dans la mesure où Derrida, au début des années 1970, ne dénonce plus seulement le logocentrisme mais aussi le phallocentrisme – au point d’en faire un seul mot-valise : phallogocentrisme. Cette dénonciation est même, à l’époque, la seule position politique qu’il s’autorise à afficher publiquement. Il va sans dire qu’elle lui rallie immédiatement de nombreux partisans.
10Or on sait qu’aux États-Unis la défense des femmes va de pair avec celle des minorités ethniques, à commencer par celle des Noirs, ainsi qu’avec un ensemble de positions plus ou moins avancées en faveur du progrès social et de la solidarité. Bien que ses propres livres n’évoquent guère ces problèmes, et que le décalage soit donc considérable entre ce dont il parle et ce qui se passe dans le pays, Derrida devient alors – sans l’avoir véritablement cherché – un maître pour une jeunesse de gauche en quête de références intellectuelles. Il n’y a là, quand on y songe, rien de vraiment surprenant. Après tout, il peut être considéré comme un penseur radical, qui tente de nous aider à changer le monde ou, plus exactement, à changer notre vision du monde ; en même temps, il n’est pas marxiste et ne parle pas de révolution violente – ce qui a son importance, puisque, dans l’Amérique de la guerre froide, personne ne veut entendre parler de Marx. Il arrive donc, si l’on peut dire, au bon endroit, au bon moment : il permet de construire un discours révolutionnaire tout en faisant l’économie d’une théorie socio-économique. Désormais, tous ses livres vont être systématiquement traduits, parfois dans les mois qui suivront leur parution en France. Et les invitations sur les campus vont se mettre à pleuvoir.
11Hopkins, Harvard, Yale (où il bénéficie de l’accueil enthousiaste d’un professeur belge de littérature française, Paul de Man) et New York University sur la côte Est, Stanford et Irvine en Californie, mille autres où il est passé un jour... Il serait fastidieux de citer tous les lieux dont Derrida est devenu un habitué, d’autant qu’on peut trouver, dans le livre qu’il a écrit avec Catherine Malabou (La contre-allée, La Quinzaine littéraire - Louis Vuitton, 1999), un « mémoire » assez exact de ses innombrables voyages aux États-Unis. Signalons simplement que c’est dans les départements de littérature comparée (départements de création récente et généralement destinés à accueillir des intellectuels inclassables ou innovants), que la mode s’est d’abord installée. Elle a ensuite gagné les départements de littérature, d’histoire ou d’anthropologie – mais, notons-le, jamais ceux de philosophie, dans lesquels les universitaires américains, presque tous violemment hostiles, comme W. V. O. Quine, à Derrida, lui ont opposé (et continuent de lui opposer) un solide barrage. Elle a fini par s’étendre, enfin, dans les facultés de droit, où des derridiens américains ont pris le contrôle d’une partie des publications académiques dans le domaine des legal studies.
12Au fil des années 1980 et 1990, Derrida se transforme ainsi en une sorte de figure de proue de la culture des élites américaines. Bien que ce genre de récit soit difficile à croire pour celui qui n’a pas vu la scène, il n’est pas rare, pendant toute cette période, de l’entendre prononcer de très longues conférences en français (entremêlées de citations grecques ou allemandes) devant un public qui, lors du séminaire qu’il donne chaque année en octobre à NYU, peut atteindre cinq à six cents personnes – spectateurs passionnés qui ont occupé leur place une heure à l’avance et acceptent sans broncher de rester immobiles pendant deux ou trois heures de plus. Et l’on ne compte plus les numéros spéciaux de revues culturelles qui, par la suite, reprennent ces séminaires ou consacrent des « dossiers » à la pensée du maître.
13Hors des campus, le succès n’est pas moindre. Après avoir suscité des livres savants (dans des proportions qui n’ont rien à voir avec ce que nous connaissons en France) et même deux livres « grand public » (une BD expliquant les grandes lignes de sa pensée à ceux qui ne savent pas lire, ainsi qu’un « Derrida pour les nuls » qui n’est d’ailleurs pas mal fait), la figure de Derrida suscite des films. Là encore, ceux-ci sont projetés à New York et Los Angeles devant des salles combles. Et ce n’est pas seulement la personnalité de Derrida qui se révèle photogénique : le mot « déconstruction », apparemment, l’est aussi. Bien qu’aucun Américain ne sache exactement ce qu’il veut dire (Derrida lui-même ayant toujours refusé d’en donner une définition trop précise), il est devenu courant dans le vocabulaire académique (il n’est pas rare qu’un étudiant à qui vous demandez ce qu’il fait en ce moment vous réponde : « I do decon »). De là, il est passé dans le jargon branché. Un couturier dessinant des vêtements pour les jeunes se vante de les faire « deconstructed », et Woody Allen n’hésite pas à intituler l’un de ses films Deconstructing Harry (titre que le distributeur français a prudemment choisi de traduire par Harry dans tous ses états).
14Bien entendu, un tel succès ne pouvait pas ne pas provoquer quelques jalousies et même de vifs mouvements de résistance. J’ai déjà fait allusion aux propos désagréables de Quine à l’égard de Derrida (doublés de manœuvres occultes pour l’empêcher de recevoir un doctorat honoris causa d’une université britannique). Mais il y a eu bien d’autres attaques (notamment de la part du philosophe américain John R. Searle, qui a forcé Derrida à s’engager dans une véritable polémique autour de l’interprétation d’un passage de John Austin). Et, surtout, un fort vent de fronde contre la déconstruction ne cesse de souffler, depuis le début des années 1990, dans les secteurs les plus conservateurs de l’Université américaine. Les véritables motifs de cette fronde sont d’ailleurs, tout comme ceux du succès de Derrida, de nature politique plutôt que théorique. Ce qui est inacceptable, dans la déconstruction, c’est sa force subversive : là où elle apparaît, les certitudes les mieux acquises sont remises en question. Et, avec elles, les valeurs les plus fondamentales de la culture américaine.
15De fait, ce sont pour l’essentiel des disciples de Derrida qui ont refondu les programmes ou les modes universitaires dans le domaine des humanités : ainsi doit-on désormais étudier, par exemple, moins d’auteurs male et plus de female (ou plus de gay), moins de Blancs et plus de Noirs, etc. En deux mots, une mode redoutable, celle de la political correctness, s’est emparée des campus. Et, bien qu’elle ne soit pas seulement due à Derrida (car ce n’est quand même pas lui qui a inventé le féminisme, le mouvement pour les droits des homosexuels ou celui pour les droits civiques des Noirs), notre philosophe reste bien considéré par un grand nombre d’Américains (et surtout d’universitaires) comme l’un des principaux responsables de la baisse supposée du niveau culturel des étudiants américains.
16Accusation qui laissait le principal intéressé complètement froid, dans la mesure où il savait parfaitement qu’on pouvait tout lui reprocher sauf cela, étant donné le niveau élevé de connaissances qu’exigeait la compréhension du moindre de ses cours. Et qui, au surplus, ne l’empêchait pas, chaque fois qu’il était aux États-Unis, d’être sollicité du matin au soir par des étudiants qui venaient lui demander des conseils pour leur travail – conseils qu’il distribuait avec une générosité infatigable, comme s’il n’avait rien d’autre à faire.
17Rétrospectivement, Derrida peut ainsi nous donner le sentiment d’avoir exercé, pendant trente ans, l’étrange métier de « commis voyageur de la pensée » (comme il le disait lui-même en précisant non sans humour que son père, déjà, avait été représentant de commerce en vins et spiritueux). Pourtant, je ne voudrais pas terminer ce rapide tableau sans ajouter qu’il m’a toujours paru conserver quelque réticence intime vis-à-vis de son incessante activité transatlantique.
18D’abord, cet homme qui a passé sa vie à voyager détestait les voyages (c’est du moins ce qu’il affirmait). Dès qu’il s’absentait de chez lui, il était sujet à des accès d’angoisse qui le conduisaient à chercher un téléphone ou un fax à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Pour ce qui est de l’Amérique elle-même, il ne l’a jamais comprise. Bien qu’il ait passé sa quatrième année d’École normale supérieure à Harvard (c’est d’ailleurs à Boston et pendant ce premier séjour qu’a eu lieu son mariage) et qu’il ait même à l’époque publié (par une curieuse ironie du sort) la traduction d’un article de Quine en français, son anglais était très rudimentaire : en fait, ce n’est que dans les dix dernières années de sa vie qu’il a fait un effort pour le parler couramment. En outre, il ne connaissait pas ou peu la culture populaire américaine. Et comme il ne voyageait jamais que d’un campus à un autre et qu’il restait rarement plus de trois semaines quelque part, il n’a guère eu non plus l’occasion de la découvrir au cours de ses voyages. Grand consommateur de programmes télévisés (la nuit, pendant ses insomnies), il n’était pas amateur de romans ni de films américains – ce que lui reprochait amicalement Stanley Cavell, le seul philosophe de Harvard qui lui portait une certaine estime. Et sans doute est-ce ce manque de repères culturels qui explique qu’en quelques occasions, heureusement peu nombreuses, il a singulièrement échoué à comprendre la sensibilité américaine, se mettant ainsi lui-même, chaque fois, dans des situations désagréables.
19J’évoquerai pour finir deux de ces incidents. Le premier s’est déroulé à la fin des années 1980. Lorsque Paul de Man, qui avait joué un rôle considérable dans la réception de Derrida aux États-Unis, est mort, des étudiants se sont intéressés à ce qu’avaient été ses activités en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale, avant son départ définitif pour l’Amérique. Et, en cherchant dans la presse belge de l’époque, ils ont découvert que de Man avait publié, dans un journal contrôlé par l’occupant allemand, des articles antisémites. Le scandale a été d’autant plus vif que de Man avait toujours caché (y compris à Derrida) cet aspect de son activité passée. Derrida a alors été mis en demeure de réagir, ce qu’il a fait avec beaucoup de maladresse. Au lieu de reconnaître que de Man avait eu en effet un tort grave (et même un double tort, si l’on ajoute le mensonge), il a cru utile de se lancer dans un séminaire qui est devenu un livre (Mémoires. Pour Paul de Man, Galilée, 1988) dans lequel il a tenté d’expliquer, d’une manière contournée et peu convaincante, que ces écrits antisémites n’étaient pas si graves que cela, qu’il fallait les replacer dans leur contexte et qu’ils ne compromettaient finalement pas la réputation de leur auteur. Malheureusement, pour qui se donne la peine de lire les écrits en question (ils ont été publiés aux États-Unis), il ne fait aucun doute qu’ils exprimaient un antisémitisme sans nuance. Derrida a donc choisi, contre toute vérité et par-dessus toute autre valeur, la fidélité à son ami mort, alors que pour le monde intellectuel américain le mensonge tout autant que les propos antisémites sont des fautes impardonnables. Du coup, de nombreux universitaires américains se sont détachés de lui à ce moment-là. Et Jeffrey Mehlman, l’un des meilleurs critiques littéraires de ce pays, qui avait lui-même redécouvert les écrits publiés par Maurice Blanchot à la veille de la guerre dans des journaux fascistes, écrits auxquels Derrida avait déjà refusé de porter attention, n’a pu manquer de s’interroger sur le parallélisme entre les deux situations et les raisons profondes, dans les deux cas, du comportement de Derrida.
20Le deuxième incident sérieux a suivi de peu les attaques du 11 septembre 2001 contre New York et Washington. Là encore, Derrida n’a pas du tout pris la mesure de l’impact de cet événement sur la sensibilité du peuple américain. Réagissant peu après au cours d’une interview avec la journaliste Giovanna Borradori, interview qui a d’abord été publiée en anglais avant d’être reprise en français sous le titre bizarre Le « concept » du 11 Septembre (Galilée, 2003), Derrida en a proposé une analyse « inversée » à la manière de Noam Chomsky ou de l’extrême gauche française : c’est l’Amérique qui a provoqué ce qui vient de lui arriver, c’est son impérialisme « direct » ou « indirect » (« indirect » faisant ici référence à Israël) qui est à l’origine de la haine que lui voue une partie du monde, les prétendus « terroristes » n’en sont pas, etc. Thèmes que l’on retrouve dans l’une de ses dernières conférences publiée sous le titre Voyous (Galilée, 2003), dans laquelle Derrida explique à nouveau que ce sont les États-Unis qui sont « les premiers et les seuls » États-voyous. Propos éminemment regrettables, bien entendu, et au surplus indéfendables – mais sur lesquels, malheureusement, Derrida est mort sans avoir eu le temps de revenir.
21Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’il les aurait modifiés, puisque toute sa vie il a été, au fond de lui-même, anti-américain – et, sur de nombreuses questions de politique étrangère, plus proche des positions du Parti communiste que de celles de n’importe quel autre parti. Proximité parfois conflictuelle (on se souvient des désagréments que lui a valus en 1980 son soutien aux dissidents tchèques), mais beaucoup plus profonde que la plupart de ses collègues, notamment étrangers, n’ont jamais voulu l’admettre.
22Qu’avec tout cela rien n’ait pu empêcher sa success story américaine de continuer (malgré la « nécrologie » très désagréable et, pour tout dire, un peu ridicule que lui a consacrée le New York Times) n’en est, si l’on y réfléchit, que plus admirable.
23(Décembre 2006.)
Notes
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[1]
Les actes du colloque n’ont été publiés qu’en anglais, sous la direction d’Eugenio Donato et Richard Macksey, et sous le titre : The Languages of Criticism and the Sciences of Man : The Structuralist Controversy (Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1970).