Cités 2007/2 n° 30

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Article de revue

Derrida : de la philosophie au droit

Pages 41 à 52

Notes

  • [1]
    Force de loi, Paris, Galilée, 1994 (2005), p. 23.
  • [2]
    Voyous, Paris, Galilée, 2003, p. 208.
  • [3]
    Ibid., p. 133-134.
  • [4]
    Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, p. 77-100.
  • [5]
    Ibid., p. 96 et s.
  • [6]
    Ibid., p. 35.
  • [7]
    Quelques noms : Olivier Cayla, Ronald Dworkin, Benoît Frydman, Duncan Kennedy, Pierre Legendre, Stéphane Rials, Yan Thomas, Mikhaïl Xifaras.
  • [8]
    Force de loi, op. cit., p. 21.
  • [9]
    Ibid., p. 35.
  • [10]
    Du droit à la philosophie, op. cit., p. 73.
  • [11]
    Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 46 et s.
  • [12]
    Pardonner : l’impardonnable et l’imprescriptible, Paris, L’Herne, 2005, p. 88.
  • [13]
    Théorie du droit centrée sur l’examen des normes, de leur essence et de leur hiérarchie versus recherche du moment décisionnel comme manifestation de la souveraineté juridique, en insistant sur le régime d’exception.
  • [14]
    Platon, Phèdre, trad. Luc Brisson, Paris, GF, 1989, p. 257.
  • [15]
    Sur cette idée, à propos des débats sur la rédaction de la Déclaration de 1789, voir Du droit à la philosophie, op. cit., p. 59-62.
  • [16]
    Spectres de Marx, op. cit., p. 148, note.
  • [17]
    Voir en particulier Poétique et politique du témoignage, Paris, L’Herne, 2005.
English version

1Ancien élève de l’École normale supérieure (Ulm), agrégé et docteur en philosophie, licencié en droit, actuellement Maître de conférences en philosophie à l’Université Paris I - Panthéon-Sorbonne. Il dirige le Groupe d’études sieyèsiennes au sein de l’équipe « Normes Sociétés Philosophies » (Paris I). Il consacre l’essentiel de ses recherches à la philosophie du droit (particulièrement le droit administratif et le droit constitutionnel) et à l’histoire de la philosophie du droit (travaux en cours sur Calvin et sur Michel Villey). Il publiera en 2007 Le principe d’immanence (Métaphysique et droit administratif chez Sieyès) chez Honoré Champion, ainsi qu’une édition critique d’œuvres de Sieyès chez Dalloz. Il a coordonné, avec Jean Salem et Vincent Denis, le volume Figures de Sieyès, à paraître aux Publications de la Sorbonne ainsi que le volume Action médicale et confiance, avec Thierry Martin, à paraître aux Presses universitaires de Franche-Comté.

2L’apport de Jacques Derrida à la philosophie du droit est généralement sous-estimé. Il va de soi que son œuvre n’est en rien comparable à celles de Kelsen, Villey, Schmitt ou Ronald Dworkin : elle n’est pas, semble-t-il, centrée sur la question juridique ; elle n’est pas, non plus, nourrie d’une connaissance fine des éléments les plus techniques de la matière juridique (Derrida n’était ni un juriste philosophe ni un philosophe juriste). Mais on pourrait dire cela tout aussi bien de Kant, Hegel ou Platon (certes tous probablement plus savants en droit positif que Derrida). Néanmoins, contrairement à ces trois auteurs, Derrida est rarement cité dans les travaux et les enseignements de philosophie du droit, en dépit de l’importance de la théorisation du droit, de la réflexion sur le droit, dans ses écrits. Derrière cela, il y a probablement une méconnaissance, partagée par les facultés de droit et de philosophie, de la partie de cette œuvre relevant spécifiquement de la discipline « philosophie du droit ». Pour le dire autrement : Derrida n’a pas l’image et le statut d’un philosophe du droit. On peut le regretter pour la philosophie du droit ; on peut aussi le regretter pour l’intelligence d’ensemble des écrits de Derrida. Je crois en effet qu’une bonne compréhension de la « philosophie du droit de Derrida » est essentielle à une appréhension fidèle de la « philosophie de Derrida ». C’est la première thèse que j’essaierai de défendre : Derrida a apporté une contribution significative à la discipline « philosophie du droit », et cet apport est au cœur de la question de la déconstruction (A – Déconstruction (du droit)). Mais, et ce sera ma seconde thèse, les arguments avancés par Derrida à propos du droit, sur l’objet « droit », n’épuisent pas l’intérêt d’une lecture de Derrida pour penser le droit et donc « produire » de la philosophie du droit : l’ensemble du travail de Derrida offre des outils passionnants pour une théorisation générale du droit, y compris quand le propos de Derrida ne concerne en rien la matière juridique. L’œuvre de Derrida sera alors éprouvée comme « boîte à outils » méthodologique, utile pour saisir des objets que Derrida n’a pas rencontrés dans le cadre de sa réflexion personnelle (B – Des constructions du droit).

A – DÉCONSTRUCTION (DU DROIT)

3La préoccupation juridique est centrale dans le travail de Jacques Derrida. À plusieurs titres.

4Derrida considère tout d’abord que son propre travail a vocation à être étudié par les juristes. Dans Force de loi, il indique que le lieu naturel d’épanouissement de la déconstruction est la faculté de droit [1]. Cet énoncé peut surprendre, bien qu’il soit conforté par le courant des Critical Legal Studies (qu’il serait néanmoins abusif de rattacher à l’influence du seul Derrida, des auteurs comme Deleuze ou Foucault étant au moins aussi déterminants) ou par le remarquable volume Diritto, giustizia e interpretazione publié en 1998 en Italie (comprenant la traduction de Force de loi). Cette idée prouve surtout que Derrida voit dans sa démarche philosophique des éléments de nature à instruire tous ceux dont le travail, dans sa dimension la plus technique mais aussi la plus substantielle, se trouve à la jonction de notions contradictoires et néanmoins indissolubles : droit naturel/droit positif, loi/jurisprudence, interprétation/application, privé/public, loi/droit, sécurité juridique/équité, contrat/loi, droit/force, etc. Derrida avait bien perçu que la technique juridique (de rédaction, de jugement, de décision, de qualification) était l’illustration exemplaire de la préoccupation déconstructrice – à savoir, l’indissociable dissociation des couples de (pseudo)contraires, dont le plus emblématique est droit/justice : « L’hétérogénéité entre justice et droit n’exclut pas, elle appelle au contraire leur indissociabilité : point de justice sans appel à des déterminations juridiques et à la place du droit, point de devenir, de transformation, d’histoire et de perfectibilité du droit qui n’en appelle à une justice qui pourtant l’excédera toujours. » [2]

5Par ailleurs, pour Derrida, la philosophie, en tant que discipline, aspire à jouer un rôle juridique – et, plus précisément : juridictionnel. Le théâtre de la raison prend volontiers la forme d’un tribunal : la philosophie, et particulièrement la critique kantienne, est et se pense comme un juge, travaille volontairement à l’établissement de jugements (techniquement, ce sont d’ailleurs plutôt des arrêts que des jugements, au sens où ces décisions de justice sont rendues par des instances qui ne se reconnaissent pas d’instances juridictionnelles supérieures). Dans Du droit à la philosophie, Derrida montre ainsi fort bien que l’affirmation kantienne d’une répartition des compétences, entre la faculté de philosophie et la faculté de droit, entre ce qui relève respectivement du quid jus et du quid juris, dissimule l’aspiration de la faculté de philosophie à s’installer dans un quid juris totalisant, puisque le geste de Kant revient à définir ce qui « de droit » peut être dit « de droit », grâce à la notion de « droit strict » (das stricte Recht) ou de « droit pur », de droit « droit », non courbe, évoqué dans l’introduction à la Doctrine du droit que Derrida commente longuement, à la fois dans Voyous [3] et dans Du droit à la philosophie [4]. Derrida décrit une forme de tentation juridictionnelle de tout discours philosophique, à travers un « hyperjuridisme », un usage de l’hyperbole et une « docte ignorance » [5]. Réciproquement, les énoncés juridiques sont des « philosophèmes » à part entière : « Le droit peut toujours être lu comme un philosophème, il est soumis à la même “loi” paradoxale de la double contrainte : instable, précaire et déconstructible, il se précède toujours et en appelle à une indestructible responsabilité » [6]. Derrida étend, on le voit, aux textes juridiques ce qu’il a cherché à établir à propos des textes littéraires dans ses premiers travaux. Cette thèse du statut philosophique de jure des énoncés juridiques est illustrée par certains des travaux les plus passionnants en philosophie du droit de ces vingt dernières années [7]. Derrida montre ainsi clairement la frivolité d’une approche des textes juridiques leur accordant une valeur philosophique de facto, par une reconstruction artificielle, d’un sens philosophique « transcendant » de textes juridiques qui n’en peuvent mais. À cette reconstruction, il convient d’opposer une saine construction, immanente à l’élément technique du droit. Et c’est en effet, on le voit, comme l’espérait Derrida, dans les facultés de droit, mieux qu’ailleurs, qu’a pu et que peut encore s’élaborer une telle démarche, puisqu’elle suppose la maîtrise du vocabulaire et des méthodes juridiques.

6Enfin, l’importance de la réflexion juridique dans l’ensemble de son œuvre est clairement perçue par Derrida lui-même, qui rappelle régulièrement que le droit a été l’objet d’un examen minutieux, à plusieurs reprises, dans son parcours philosophique ; il indique par exemple la liste de ses interventions ayant pour objet le droit dans Force de loi [8]. Cet intérêt pour le droit prend la forme d’analyses de textes de philosophie du droit (comme les Grundlinien de Hegel dans Glas, la Doctrine du droit de Kant dans de nombreux ouvrages, etc.) ou de discussions autour d’enjeux juridiques (le droit pénal international, le droit d’asile, la propriété, la sanction, les droits de l’homme, le droit international public, l’effectivité du droit – question délicate du Gewalt ou de l’enforceability –, la prescription, l’amnistie, la rédaction de la loi, les déclarations des droits, le crime contre l’humanité, la souveraineté, etc.). Derrida considère donc subjectivement que son œuvre philosophique est objectivement marquée par le thème du droit de façon signifiante, en extension.

7C’est aussi vrai en intension, puisque Derrida lie ce qui paraît (à tort ou à raison) comme la notion centrale de son travail philosophique, la déconstruction, à la question de la justice, en tant que celle-ci doit être distinguée du droit : « La déconstruction a lieu dans l’intervalle qui sépare l’indéconstructibilité de la justice et la déconstructibilité du droit. Elle est possible comme expérience de l’impossible » [9]. Cette formule souligne l’impossibilité pour le droit de se fonder lui-même, montrant la nécessité d’une fondation extra- et préjuridique de la juridicité. L’argument de l’impossible autofondation n’est pas réservé au droit, mais le souci d’opposer sans désunir justice et droit marque particulièrement l’œuvre de Derrida pendant les années 1990 : cette distinction est thématisée dans Spectres de Marx, Psyché, Force de loi, Du droit à la philosophie et dans d’autres textes. Chronologiquement, on peut d’ailleurs considérer que le moment où s’affirme explicitement cette préoccupation juridique, en thématisant le droit et la justice, à travers ce qui a été baptisé (abusivement) comme un political turn ou un ethical turn (alors qu’il s’agirait plutôt, je crois, d’un legal turn), est aussi le moment où Derrida identifie le geste déconstructif (présent dès l’origine de son travail) comme l’élément majeur de sa démarche philosophique d’ensemble, délaissant un peu, par exemple, les notions de grammatologie ou de différance, qui semblent dès lors devoir plutôt caractériser le Derrida des années 1960-1970. Remarquons bien que ce jeu entre droit et justice conduit à une définition générique de la déconstruction et non à une définition spécifique : c’est la déconstruction qui est caractérisée par cette articulation particulière du droit et de la justice, et non pas simplement la déconstruction « en philosophie du droit », la déconstruction des questions et des textes juridiques. La philosophie du droit de Jacques Derrida est alors une piste privilégiée pour décrire la philosophie générale de Jacques Derrida.

8Mais revenons au couple droit/justice. L’idée d’une justice au-delà du droit, d’une justice ne s’épuisant pas dans le droit, n’est évidemment pas une idée propre à Derrida : cette irréductibilité sur fond de liaison fondamentale caractérise aussi de nombreuses philosophies jusnaturalistes, celle de Michel Villey par exemple, qui, en faisant référence à Aristote, définit la justice comme « la fin du droit » tout en reconnaissant que le droit effectif peine généralement à accomplir cette finalité. Du reste, Derrida évoque et cite Villey dans une note du Droit à la philosophie [10], semblant faire sienne la critique adressée par Villey à Kant de construire une philosophie du droit « pour philosophes » sur fond de méconnaissance de la réalité positive du droit (qu’il ne faut pas confondre avec l’approche positiviste du droit). Mais la position de Derrida devient beaucoup plus originale quand, s’appuyant sur Levinas, il caractérise le droit par la calculabilité et la justice par l’incalculabilité [11]. Derrida avance alors l’idée que le droit travaille la question de la jonction sur le modèle du lien commercial, alors que la justice travaille la question de la jonction sur le modèle du don (que les juristes désignent de façon signifiante comme une libéralité). La notion de don renvoie au face-à-face [12] et est incalculable au sens où cette relation, infinie, n’est pas soumise au jugement d’un tiers ; Derrida fait souvent référence à la formule de Levinas : « la relation avec autrui – c’est-à-dire la justice », « relation » qu’il convient d’entendre comme relation pure, sans médiation ni témoin. À l’inverse, du côté du droit, la calculabilité provient à la fois de l’échange, commercial dans sa substance, et de l’évaluation de la justesse (équivalence, respect des formes, etc.) de cet échange par un tiers (juge et/ou législateur).

9En effet, du côté du droit, on fait naître des obligations, qui se caractérisent par la naissance d’une dette et d’une créance – le lien de droit va alors pouvoir être pensé comme l’invention d’une dette qui doit être honorée, et pour laquelle il pourra être fait appel à la force publique afin qu’elle soit honorée (il ne faut pas entendre « dette » en un sens exclusivement monétaire : ce peut être une interdiction de circuler à tel endroit, qui se trouve être la propriété de telle personne), dès lors qu’elle est reconnue, consacrée par le droit, au moyen d’un tiers/juge ou d’un tiers/législateur. On rencontre alors les deux éléments touchant à la force, au Gewalt, que Derrida a relevés dans le texte de Walter Benjamin étudié dans Force de loi : la force primitive, artificielle, de la constitution de l’état juridique (on invente le lien commercial, on le juridicise par la force, lui donnant des « effets de droit ») ; l’usage de la contrainte, voire de la violence, par la puissance publique, pour faire respecter ces liens de droit. Cet entrelacement du droit et de la force, thématisé par des philosophes aussi différents que Montaigne, Pascal, Rousseau, Kant ou Kelsen, est problématique, tout particulièrement chez Kant (et Kelsen), puisqu’il aboutit à penser le « droit strict » comme inséparable de la force – la « stricture » (Glas) du droit étant ici consécration de ce qui semble l’autre du droit (la force). Déconstruire le droit, c’est alors voir qu’il contient en lui le fait de la force.

10Mais Derrida refuse d’arrêter ici l’analyse, car il voit le danger de cette factualisation de la juridicité – à savoir, l’engloutissement de la normativité de jure dans la décision de facto. En effet, si toute norme est réduite analytiquement à une décision accompagnée de force produisant de l’effectivité, le risque de perte de vue de l’essence de la normativité est fort : le droit sera alors vu comme une espèce de « fait qui a réussi », pour ainsi dire. Le rapprochement théorique, contestable mais nullement artificiel, entre Schmitt et Benjamin, par le truchement de Heidegger, qu’on trouve dans la deuxième partie de Force de loi, doit être interprété comme l’affirmation de l’insuffisance du seul jeu combinatoire force/droit pour penser la juridicité. Il s’agit, me semble-t-il, pour Derrida, de montrer que le débat Kelsen/Schmitt, normativisme versus décisionnisme [13], fait appel à des éléments communs de saisie du droit, à savoir : 1 / l’essence du droit est dans son effectivité, dans sa capacité à être respecté, y compris par la force ; 2 / il n’y a pas de droit sans État, c’est-à-dire sans instance titulaire d’un monopole de violence légitime ; 3 / le droit est ce qui est « de droit », ce qui porte le nom de « droit », à un instant précis (positivisme). Ces trois postulats, minimaux, sont partagés par des auteurs aussi différents que Kant, Kelsen, Benjamin ou Schmitt. Cela ne signifie évidemment pas qu’ils défendent les mêmes thèses, ni ne partagent, loin de là, la même « philosophie » du droit, mais cela prouve la limite des antinomies radicales qu’on serait tenté de construire, et c’est ici le sens de la démarche déconstructrice. Et la déconstruction va au-delà : elle conduit à refuser l’enfermement dans le couple du droit et de la force pour ajouter un troisième terme, celui de justice, qui permet à Derrida de dépasser les antinomies décision/norme, fait/droit, fait produisant du droit/droit produisant des faits. La justice est, on l’a vu, ce qui pour Derrida « excède » le droit, est irréductible au droit, est incalculable.

11Le droit, à l’inverse, est la calculabilité même, puisque, en effet, il s’agit toujours d’y construire, par un mouvement de fictions, des équivalences (entre un préjudice et une indemnisation, entre une prestation et une autre, entre une infraction et une peine, etc.). Et, pour penser ces constructions, le travail de Derrida est très utile, parce que ces constructions sont éminemment déconstructibles, comme on vient de le voir.

B – DES CONSTRUCTIONS DU DROIT

12Il s’agit maintenant de voir comment faire « fonctionner » ce travail au-delà et indépendamment de ce qu’on peut appeler les « thèses » de Derrida sur le droit. Je passe en revue quatre sujets de réflexion, quatre enjeux, pour une philosophie du droit reprenant à son compte les acquis théoriques de l’œuvre de Jacques Derrida : 1 / l’écriture juridique, 2 / l’exception et la règle, 3 / la juridictionnalité, 4 / les marges du droit.

13L’écriture juridique gagne incontestablement à être appréhendée comme les autres « écritures » (littéraire, philosophique) analysées par Derrida. Comme elles, elle est incompréhensible si l’on y cherche un « hors-texte », c’est-à-dire soit un contexte non textuel, soit une transcendance où se trouverait le « vrai » sens. Souvenons-nous des premières lignes de « La pharmacie de Platon » : « Un texte n’est un texte que s’il cache au premier regard, au premier venu, la loi de sa composition et la règle de son jeu. Un texte reste d’ailleurs toujours imperceptible. La loi et la règle ne s’abritent pas dans l’inaccessible d’un secret, simplement elles ne se livrent jamais, au présent, à rien qu’on puisse rigoureusement nommer une perception » [14]. L’écriture juridique n’est pas susceptible d’être divisée entre une rédaction et une idée, la première simple reflet imparfait de la seconde [15]. Il n’y a pas de « pensée du droit » préexistant à son énonciation. Cela ne signifie pas que le droit, en particulier à travers la loi « expression de la volonté générale », soit extérieur à toute aspiration, à tout objectif, à toute finalité. Mais c’est alors le temps de l’opinion, du débat, des confrontations politiques : cela n’a rien à avoir avec le droit. Que l’opinion publique « souhaite » une loi, que les représentants fassent droit à ce souhait et s’engagent dans un processus législatif, rien de cela n’est du droit. Il faut que la loi soit rédigée, votée, promulguée et prenne sa place dans l’ordre juridique pour être du droit. Et le sens de cette loi ne préexiste pas à sa rédaction. On pourrait objecter que, quand on cherche à interpréter une loi obscure dans sa lettre, on a recours à son esprit – à savoir, la « volonté du législateur ». Simplement, de cet esprit (et pour cause... sauf à sombrer dans l’animisme), on n’a que des traces, qui sont les versions successives des projets ou propositions de lois, les amendements, les discussions qui accompagnent le processus de rédaction – bref, les débats parlementaires, dont on conserve les minutes, au Journal officiel, afin d’éclairer la compréhension de cette volonté législative. Mais cette volonté n’existe tout simplement pas : la seule chose « sensible », « perceptible », c’est le texte de loi et la trace (écrite) des débats. On peut faire les mêmes remarques à propos des « prononcés » de décisions juridictionnelles : la rédaction d’un arrêt de la Cour de cassation est fondamentalement différente de la rédaction d’un arrêt du Conseil d’État ou d’une décision du Conseil constitutionnel, et ce n’est indifférent ni juridiquement ni philosophiquement – il y a dans la surface de ces textes une épaisseur substantielle de juridicité spécifique.

14Autre question importante, celle de l’articulation de l’exception et de la règle, telle qu’on la rencontre dans l’adage exceptio probat regulam, qu’on traduit usuellement (et confusément) par « l’exception confirme la règle ». En réalité, cet adage signifie que l’exception « met à l’épreuve », « éprouve » la règle, ce que l’on comprend mieux si on ne tronque pas l’adage : exceptio probat regulam in casibus non exceptis ( « l’exception éprouve la règle pour les cas qui ne sont pas exceptés » ). L’interprétation minimaliste (et pragmatique) qu’on peut faire de cet adage est la suivante : l’affirmation d’une exception est, dans le même temps où elle énonce l’exception pour la situation X ( « Il est interdit de stationner sur ce parking les jours de marché » ), le rappel de l’effectivité de la règle pour les situations non exceptionnelles (non-X : « Le stationnement est licite sur ce parking si ce n’est pas le jour du marché »). Il y a donc bien, si l’on veut, une « confirmation » de la règle, comme le veut la traduction habituelle, mais cette confirmation valant pour un champ d’application désormais modifié, reconfiguré par le geste de l’exception. L’exception « redécoupe » l’espace d’effectivité de la règle. On voit ici la proximité avec le geste déconstructif. Mais, en s’inspirant toujours de la démarche de la déconstruction, en poussant jusque dans ses derniers retranchements une opposition qui est facilement surmontable et une partition qui est conventionnelle, on peut aller plus loin et proposer une interprétation maximaliste (et « casuistique ») de cet adage, qui signifie alors : le sens d’une norme est modifié à mesure qu’on l’applique à des situations nouvelles, le nombre des exceptions augmentant avec le temps. Ou, pour le dire autrement : il n’y a, asymptotiquement, que des exceptions, que des « cas », et la règle « générale » trouve sa signification « particulière » au fur et à mesure que la jurisprudence se constitue, au « cas par cas » ; et sa signification « générale » ne vaut que pour les cas qui ne sont pas soumis à un examen jurisprudentiel, qui sont donc alors dans la loi (du législateur) mais hors du droit (du juge). Si l’on radicalise encore cette interprétation, on rencontre une thèse propre aux philosophies « réalistes » du droit : une norme est vide de sens tant qu’elle n’a pas été interprétée à l’occasion d’un cas particulier par ce que Michel Troper appelle l’interprète « authentique », c’est-à-dire celui dont l’interprétation s’impose sur les autres interprétations et emporte des effets de droit (par exemple : une Cour suprême).

15Troisième question, ce qu’on peut désigner comme la juridictionnalité, c’est-à-dire une saisie du droit qui déplace la réflexion générale sur la matière juridique, sur la juridicité, de la loi vers l’action juridictionnelle (qu’il ne faut pas confondre avec la seule action judiciaire, certains systèmes de droit connaissant plusieurs ordres de juridiction, dont l’un seulement est « judiciaire » : ainsi, pour la France, l’ordre judiciaire se distingue-t-il de l’ordre administratif). Cette approche oblique permet par exemple de ne pas se laisser prendre au piège de l’argument du « vide juridique ». Derrida critique ainsi dans Spectres de Marx l’idée qu’on puisse « combler tranquillement un “vide juridique” là où il s’agit de penser la loi, la loi de la loi, le droit et la justice » et qu’il suffise de « produire de nouveaux “articles de loi” pour “régler un problème” » [16]. Dans l’esprit de Derrida, qui a ici en tête les problèmes de bioéthique, il s’agit de ne pas substituer le droit à la justice et de comprendre que certains enjeux doivent être tenus à l’écart de la codification législative. La tentation est grande, et je n’y résiste pas, de forcer le sens du texte de Derrida et d’entendre « justice » au sens de « juridiction » (cette homonymie entre la justice/institution et la justice/principe a pour elle sinon la raison, du moins la tradition ; ainsi du terme dikè). S’il convient de ne pas combler le vide juridique, c’est essentiellement parce que ce vide n’existe pas. Non que le droit ait « horreur du vide », mais tout simplement parce que si vide « législatif » il y a, celui-ci est comblé par l’activité juridictionnelle et la production d’une norme jurisprudentielle. L’article 4 du Code civil dispose, d’ailleurs : « Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ». Autrement dit : en l’absence de loi, la justice doit néanmoins être rendue – et, partant, le droit dit.

16Enfin, quatrième question : les marges du droit. Les Critical Legal Studies se sont intéressées de façon privilégiée aux contextes du droit, aux enjeux politiques, sociaux, économiques, montrant que le droit n’était en rien « à part » ; il est intéressant aussi d’appliquer la démarche de la déconstruction à des marges plus « internes », pour ainsi dire. On peut ainsi imaginer une philosophie du droit qui s’approprie l’ensemble de la textualité juridique (arrêts, règlements, lois, circulaires, normes communautaires, traités internationaux, avis, doctrine, etc.) pour mettre en valeur les détails, les annexes, les ellipses (songeons ainsi aux découpages des grands arrêts, rarement reproduits intégralement, surtout pour les plus anciens, dans les recueils de jurisprudence). Autre type de marges du droit : les principes. La jurisprudence « dégage », « consacre », « reconnaît » des principes – « principes généraux du droit » (PGD) pour le Conseil d’État, « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » pour le Conseil constitutionnel. Il ne s’agit pas d’une « invention » ni d’une « création » jurisprudentielle, mais d’une simple « reconnaissance », au sens où ces principes étaient déjà présents mais n’avaient pas été « énoncés ». On voit encore une fois à l’œuvre l’illusion d’un hors-texte qui serait la vérité du texte et il serait bon que la philosophie du droit investisse les « marges » où ces principes vivent cachés avant leur mise au jour. Dernières marges du droit : l’histoire et la géographie du droit. Les normes vivent sur fond de normes, entourées et précédées de normes : normes législatives comme normes jurisprudentielles. La philosophie du droit gagnerait à étudier (elle le fait déjà, mais insuffisamment) le contexte normatif et formel des normes : les revirements de jurisprudence et les évolutions législatives peuvent avoir pour origine une « concurrence » normative entre deux instances pourtant totalement indépendantes ; l’activité législative peut se nourrir inconsciemment des législations étrangères ou de précédents historiques très anciens. Il faut penser les limites entre les champs normatifs (droit privé/droit public, droit interne/droit international, Ancien Régime/Révolution française, etc.), mais il faut aussi penser à la dynamique de ces marges.

17On le voit : la lecture de Jacques Derrida est fructueuse pour la philosophie du droit, soit en lisant Derrida comme « philosophe du droit », soit en le lisant avec un point de vue de philosophe du droit. Je voudrais néanmoins, en conclusion, formuler quelques réserves.

18Il est, je crois, dommage que Derrida ne se soit pas frotté plus directement à l’élément technique du droit, car, outre l’intérêt des analyses qu’il aurait pu conduire, cela lui aurait probablement permis d’atteindre un degré supplémentaire de cohérence. Il insiste ainsi beaucoup sur la notion de « décision » dans sa pensée du droit, et il a raison, dans la mesure où le droit, sous sa forme juridictionnelle, est un moment d’arrêt, de choix, mais, malheureusement, il néglige le fait que cette décision prenne toujours la forme d’un prononcé écrit, ce qui le conduit malgré lui à essentialiser la « décision », comme si elle existait absolument, indépendamment de son énonciation. Autre critique : Derrida a, bon an mal an, une vision par trop « normativiste » du droit qui lui interdit de voir pleinement, comme j’ai essayé de le montrer dans ma seconde partie, que le moment du droit est postérieur au moment purement normatif, sans pour autant, et loin de là, être assimilable à la force. C’est un point d’autant plus surprenant que la notion de calculabilité, si subtile et si adéquate, aurait dû le conduire à voir cela, en pensant la question du calcul « juste », « droit », au moyen d’un tiers, dont Derrida pointe l’importance, en s’appuyant sur Levinas [17]. Le droit fonctionne par trois : deux parties et un juge. Le calcul juste n’est pas un « incalculable », même si, évidemment, il est excédé par un « incalculable » du don, celui des justices morale et sociale. Mais la justice juridique, elle, peut être atteinte (elle ne l’est pas toujours), peut être calculée ; elle est le bon calcul, qui produit la paix.


Date de mise en ligne : 01/09/2007.

https://doi.org/10.3917/cite.030.0041

Notes

  • [1]
    Force de loi, Paris, Galilée, 1994 (2005), p. 23.
  • [2]
    Voyous, Paris, Galilée, 2003, p. 208.
  • [3]
    Ibid., p. 133-134.
  • [4]
    Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, p. 77-100.
  • [5]
    Ibid., p. 96 et s.
  • [6]
    Ibid., p. 35.
  • [7]
    Quelques noms : Olivier Cayla, Ronald Dworkin, Benoît Frydman, Duncan Kennedy, Pierre Legendre, Stéphane Rials, Yan Thomas, Mikhaïl Xifaras.
  • [8]
    Force de loi, op. cit., p. 21.
  • [9]
    Ibid., p. 35.
  • [10]
    Du droit à la philosophie, op. cit., p. 73.
  • [11]
    Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 46 et s.
  • [12]
    Pardonner : l’impardonnable et l’imprescriptible, Paris, L’Herne, 2005, p. 88.
  • [13]
    Théorie du droit centrée sur l’examen des normes, de leur essence et de leur hiérarchie versus recherche du moment décisionnel comme manifestation de la souveraineté juridique, en insistant sur le régime d’exception.
  • [14]
    Platon, Phèdre, trad. Luc Brisson, Paris, GF, 1989, p. 257.
  • [15]
    Sur cette idée, à propos des débats sur la rédaction de la Déclaration de 1789, voir Du droit à la philosophie, op. cit., p. 59-62.
  • [16]
    Spectres de Marx, op. cit., p. 148, note.
  • [17]
    Voir en particulier Poétique et politique du témoignage, Paris, L’Herne, 2005.
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