Cités 2007/1 n° 29

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Article de revue

La Roumanie et les Juifs.

Pessimisme ou lucidité ?

Pages 160 à 163

Notes

  • [1]
    D’après la Légion de l’archange Mickaël ou Garde de Fer, mouvement fasciste roumain (N.d.l.R.).
  • [2]
    Maréchal, chef du gouvernement roumain de 1940 à 1944, il a aligné la politique de la Roumanie sur celle du IIIe Reich (N.d.l.R.).
  • [3]
    Cf. Jean Ancel, Contributii la istoria României [Contributions à l’histoire de la Roumanie], vol. 2, IIe partie, Bucarest, Hasefer, 2003, p. 125.
  • [4]
    La Commission internationale pour l’étude de la Shoah en Roumanie, dirigée par Élie Wiesel, prix Nobel de la Paix, a été constituée à l’initiative du président roumain en 2003. Dans son rapport, rendu en novembre 2004, la Commission conclut à l’existence de la Shoah en Roumanie (N.d.l.R.).
  • [5]
    Région de la Moldavie touchée par des déportations massives de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, alors qu’elle se trouvait sous administration roumaine (N.d.l.R.).
English version

1L’ensemble sociopolitique roumain actuel ne pourrait être séparé de son aspect multi-ethnique. On ne saurait raisonnablement exiger qu’il existe un courant libéral ou conservateur authentique dans un pays qui a vécu, jusqu’il y a peu, sous la coupe d’une tyrannie sans véritable couleur politique, nommée communisme. Le sens civique n’a pas trouvé, lui non plus, un terrain propice là où le Parti s’occupait de tout. L’ « Autre » n’avait pas sa place dans une doctrine qui ne connaissait pas d’ethnies, bien qu’en apparence la reconnaissance des positions politiques et des attitudes sociales et ethniques faisait partie du discours officiel.

2Cependant, je ne crois pas que ce fût le communisme qui a inauguré notre duplicité dans la relation avec nous-mêmes, avec l’Étranger, avec l’Autre. Il s’agit plutôt d’une relation bien rodée entre le moi tribal de nos ancêtres, qui a traversé l’histoire identique à lui-même, et les exigences de l’Occident d’après la Renaissance et les Lumières. Le nationalisme et l’antisémitisme roumains s’inscrivent dans le même schéma. La même relation s’est installée entre les tendances ancestrales que l’on a convenablement éduquées (pour ou contre, plutôt contre, à ce que je sache, dans l’esprit de l’intolérance orthodoxe) avant l’instauration de la République populaire, et la nécessité d’exister en Europe.

3Je ne vois rien de nouveau dans le paysage actuel. Les intellectuels roumains les plus importants justifient dans une sorte de continuité sentimentale l’antisémitisme des élites qui les ont précédés, et qui ont prêté main forte à la production d’une tragédie humaine, d’un holocauste physique et spirituel, avec – paraît-il – tout l’élan que leur inspiraient leur jeunesse et leur pureté. Il existe aujourd’hui des lois, des monuments, des organismes officiels qui imitent de manière servile et superficielle le multiculturalisme nord-américain. Cependant, les hommes qui agissent à l’intérieur de ces institutions prometteuses sont toujours les mêmes, des hommes éduqués par des parents et des professeurs séduits par les apparences, mais au fond inchangés. En témoignent les affiches qui annoncent la tenue de réunions néo-légionnaires [1] dans des lieux publics (comme le Musée d’histoire de la ville de Bucarest ou la salle Dalles en plein centre de la capitale), la réédition des œuvres négationnistes de Ioan Coja, ancien professeur à la Faculté de lettres de l’Université de Bucarest, ou la popularité du poète-politicien Corneliu Vadim Tudor, qui reconnaît l’existence de la Shoah mais regrette qu’elle n’ait pas été menée jusqu’au bout, et dont le parti nationaliste de la Grande Roumanie occupe la troisième place dans les sondages.

4Je ne crois pas que des progrès réels aient été un tant soit peu réalisés dans le sens d’un changement de la mentalité roumaine à l’égard de la Shoah, nazie et autochtone. Cette mentalité vénère encore Ion Antonescu [2] comme un héros national, parce que sa personnalité recèle toutes les qualités qui sont aussi les siennes : l’autoritarisme, la cruauté du pouvoir, le provincialisme compris comme patriotisme. C’est la raison pour laquelle, en dépit de l’énergie et des fonds dépensés pour maints congrès, écoles d’été et autres manifestations organisés en Roumanie et à l’étranger, dans les manuels scolaires d’aujourd’hui le problème de l’antisémitisme est traité de manière politiquement correcte (il est mentionné, mis en évidence dans des encadrés) mais au fond dans le même esprit que celui du national-communisme : Antonescu n’a jamais envoyé des Juifs dans les camps de concentration nazis. Le discernement de l’historien aurait dû indiquer quels ont été vraiment les intérêts politiques d’Antonescu, les raisons réelles pour lesquelles celui qui déclara autoritairement devant le général Ioan Topor, commandant en chef de la gendarmerie militaire : « Je veux nettoyer le pays des Juifs » [3], ne fit pas interner les Juifs dans les camps : l’espoir, maintenu jusqu’à la dernière minute, de pouvoir négocier avec les Anglais, les tentatives de négociation menées même à travers des Juifs roumains qui avaient pour cela fui le pays.

5Le rôle joué par la Roumanie dans la Shoah a été officiellement reconnu en novembre 2004 par le président de l’époque, Ion Iliescu, sous la pression de l’évidence fournie par la Commission Élie Wiesel [4] et du désir d’intégrer la Communauté européenne. Il n’y a pas de raison que cette politique cesse, motivée par les mêmes objectifs. Mais, dans mon imagination pessimiste, je sais déjà que les enseignants du pays continueront de répéter les thèses national-communistes sur la Transdniestrie [5], les étudiants suivront des cours de civilisation juive pour apprendre comment les meurtriers du Christ se sont enrichis sur le dos des Roumains, les chercheurs bénéficieront de bourses israéliennes pour aller étudier le Talmud comme une valeur culturelle abstraite, universelle, sans aucune nuance historique et nationale, en considérant le fait juif selon des stéréotypes assimilés à la maison, à l’école ou à l’église. Il y aura, comme toujours, des exceptions. Elles confirmeront la règle de la xénophobie autochtone.

6Les Juifs roumains engagés dans l’explication intellectuelle et officielle de la question n’y pourront pas grand-chose. Pour la plupart formés (ou mutilés), d’un point de vue intellectuel, moral et identitaire, sous le régime de Ceausescu, ils abordent le sujet de manière érudite ou bien caricaturent une attitude académique qui les place sur une position politiquement correcte dans la Roumani ed’aujourd’hui. Ils continuent de croire, en fait, aux vertus d’une sagesse précautionneuse censée éviter un antisémitisme que l’on devine agressif. Quant à la Fédération des communautés juives de Roumanie, elle constitue une organisation déclinante dominée par la décrépitude de ses cadres, estropiée par le régime communiste, avec une structure hiérarchique sommaire et intellectuellement incolore, mais déployant des mêmes moyens à l’américaine selon le modèle des réputées B’nai Brit International et United States Agency for International Development. Il existe également au Parlement un député qui représente d’office les Juifs de Roumanie. Pourquoi ne se manifeste-t-il pas davantage dans les médias roumains ? Tout va bien dans la relation entre la nation et sa minorité juive ?

7La fin de la ghettoïsation et la disparition de l’antisémitisme ne seront possibles qu’à travers l’éducation. Les colloques, les bourses d’excellence et les publications académiques ne seront véritablement efficaces que s’ils intervenaient après la mise en place d’un socle éducatif solide à l’école et à l’Université. Les enseignants qui seraient impliqués dans ce processus devraient faire preuve de talent, de science et de dévouement. La routine et les préjugés sont considérables, même parmi les jeunes intellectuels. Il faut beaucoup de personnes animées par le désir de provoquer en Roumanie un changement dans la perception du judaïsme pour que nous arrivions à obtenir un petit pas en avant et un peu de lumière.


Date de mise en ligne : 01/03/2007.

https://doi.org/10.3917/cite.029.0160

Notes

  • [1]
    D’après la Légion de l’archange Mickaël ou Garde de Fer, mouvement fasciste roumain (N.d.l.R.).
  • [2]
    Maréchal, chef du gouvernement roumain de 1940 à 1944, il a aligné la politique de la Roumanie sur celle du IIIe Reich (N.d.l.R.).
  • [3]
    Cf. Jean Ancel, Contributii la istoria României [Contributions à l’histoire de la Roumanie], vol. 2, IIe partie, Bucarest, Hasefer, 2003, p. 125.
  • [4]
    La Commission internationale pour l’étude de la Shoah en Roumanie, dirigée par Élie Wiesel, prix Nobel de la Paix, a été constituée à l’initiative du président roumain en 2003. Dans son rapport, rendu en novembre 2004, la Commission conclut à l’existence de la Shoah en Roumanie (N.d.l.R.).
  • [5]
    Région de la Moldavie touchée par des déportations massives de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, alors qu’elle se trouvait sous administration roumaine (N.d.l.R.).
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