Notes
-
[1]
Ces gens sont membres de l’Union des forces progressistes ou d’Option citoyenne. Des pourparlers ont été entrepris entre ces deux formations politiques pour une éventuelle fusion dans le courant de l’année 2006.
1YVES CHARLES ZARKA ET SABINE CHOQUET. — Est-ce qu’il y a un acte de naissance du souverainisme au Québec ? Et, si tel est le cas, est-il lié à la visite du général de Gaulle au Québec et à la célèbre phrase : « Vive le Québec libre ! » qu’il a prononcée à Montréal le 24 juillet 1967 ?
2JOSEPH FACAL. — On peut bien fixer tel ou tel moment comme acte de naissance du souverainisme contemporain, cela restera toujours un exercice très arbitraire. Sous une forme ou sous une autre, l’idée de faire du territoire québécois un pays, une nation ayant ses pouvoirs propres, s’exprime et se manifeste depuis plus d’un siècle. La différence est que ce qui, au siècle dernier, pouvait sembler marginal s’est aujourd’hui transformé en un mouvement social dans lequel se reconnaissent des millions de personnes. L’historiographie qui consiste à dire que le mouvement souverainiste a été mis au monde par le général de Gaulle est donc recevable, mais un peu simpliste. En réalité, la contribution essentielle du général de Gaulle a été de faire connaître au monde entier la problématique québécoise. Cependant, avant même son arrivée, il existait déjà depuis quelques années des personnes qui soutenaient que l’un des aboutissements légitimes de la quête d’identité québécoise serait l’avènement d’un nouvel État souverain.
3CITéS. — Mais l’écho de la phrase du Général a dû certainement avoir un impact considérable sur le Québec lui-même dans la mesure où son affirmation était, d’une certaine manière, une reconnaissance de ce mouvement. Qu’en pensez-vous ?
4J. F. – Je crois en effet que le Général a permis au mouvement de s’établir avec davantage de crédibilité et de montrer qu’il n’était pas un mouvement folklorique et passéiste, mais au contraire un mouvement porteur de modernité. Comme les Québécois ont toujours eu – à des degrés divers – le sentiment d’avoir été jadis abandonnés par la mère patrie, le geste du Général était une « main tendue » qui a eu un impact émotif et symbolique considérable. Par ailleurs, le « Vive le Québec libre ! » du Général a montré à l’État fédéral que le mouvement nationaliste québécois pouvait désormais trouver des relais à l’extérieur de ses frontières, ce qui changeait considérablement la donne stratégique du combat souverainiste.
5CITéS. — Ainsi, nous pourrions dire que le mouvement souverainiste n’est pas né avec la formule de De Gaulle, mais qu’il a pris avec elle une dimension réellement politique.
6J. F. — Oui, mais il existait néanmoins, avant l’intervention du Général, un parti indépendantiste au Québec. En 1966, soit l’année précédant le voyage de De Gaulle au Québec, le Rassemblement pour l’indépendance nationale avait présenté des candidats aux élections provinciales et recueilli 6 % des votes. Avant même l’arrivée du Général, il y avait à l’intérieur du Parti libéral du Québec, officiellement fédéraliste, des gens comme René Lévesque qui avaient entrevu les limites du régime fédéral.
7CITéS. — Le mouvement souverainiste est-il lié aux origines françaises du Québec ou faut-il plutôt le comprendre comme une option particulière du Québec qui tient à son inscription dans l’Amérique du Nord ?
8J. F. — Je dirais que, à mesure que le mouvement souverainiste gagne en maturité, il se diversifie et se complexifie. Pendant longtemps, le Québec a redoublé d’efforts pour établir et entretenir une relation bilatérale forte avec la France. Aujourd’hui, la relation France-Québec reste assurément unique et privilégiée, mais elle est plus tiède qu’auparavant. Dans l’ensemble, il est clair que le mouvement souverainiste voit maintenant plus large. Il cherche à s’insérer dans un contexte continental. Il tente notamment de développer des rapports avec l’Amérique latine. Il se situe même dans une perspective mondiale en faisant valoir que la mondialisation en cours ne rend pas son projet caduc, mais en actualise au contraire le sens et l’exigence. Le mouvement souverainiste refuse que l’État fédéral, qui nie l’existence et les intérêts de la nation québécoise et qui persiste à traiter le Québec comme s’il était une province semblable aux autre, puisse parler en son nom dans les instances internationales.
9CITéS. — Les lois qui, au Canada, sont favorables au multiculturalisme ne vont-elles pas précisément dans le sens d’une relégation du Québec au sein de la fédération ? Ne sont-elles pas contraires à ses intérêts puisqu’elles ont tendance à noyer ses prétentions dans la pléiade des revendications minoritaires au pays ?
10J. F. — Effectivement. Mais, pour comprendre le problème en profondeur, il faut revenir à l’essence du problème québécois et à ce qui fut à l’origine de la mise en place de la loi sur le multiculturalisme. La problématique québécoise prend fondamentalement racine dans la coexistence de deux lectures également légitimes, mais radicalement opposées, de ce qu’est le Canada.
11Selon la première lecture, le Canada reposerait à l’origine sur un contrat conclu entre deux nations, contrat qui devait permettre aux francophones d’avoir assez d’espace pour permettre l’épanouissement d’une culture francophone nécessairement fragile en contexte nord-américain. Pour les tenants de cette vision de l’Histoire, une chose importe : revendiquer des pouvoirs exclusifs pour l’État du Québec – seul État politiquement contrôlé par la majorité francophone – en matière de langue, de contrôle de l’immigration, de culture, etc.
12Cette lecture est concurrencée par une autre vision – incarnée au départ par Pierre Elliott Trudeau et devenue aujourd’hui prédominante dans le reste du Canada. Selon cette deuxième lecture, le Canada n’est pas le fruit d’un contrat entre deux nations. Il s’agit plutôt d’un État au sein duquel n’existe qu’une nation, la nation canadienne. Bilingue et multiculturelle, celle-ci incorpore en son sein un ensemble de nations autochtones. Suivant la logique de cette vision, l’essentiel du pouvoir doit être entre les mains d’un État central fort. Celui-ci prend les décisions stratégiques. Il considère que les dix provinces lui sont subordonnées et que, toutes, elles doivent avoir des pouvoirs et des attributions symétriques. Considéré officiellement comme un État multiculturel et bilingue, le Canada ne confère aucun statut particulier aux francophones. Il fait d’eux une minorité ethnique au même titre que celles qui sont issues de l’immigration. Cette conception des choses se traduit juridiquement dans une charte des droits et libertés qui fait primer les droits individuels sur les droits collectifs. Si l’État du Québec ou d’autres groupes organisés essaient de faire valoir un droit collectif, ils sont toujours vulnérables à une contestation devant les tribunaux fédéraux au nom de ces droits individuels. Or, tant et aussi longtemps que ces deux lectures légitimes mais opposées coexisteront, la situation problématique que nous connaissons au Québec persistera.
13CITéS. — Je me demande si, au Québec, vous n’êtes pas piégé parce que la charte, qui définit un horizon constitutionnel aux droits individuels, vous conteste le droit de demander des droits collectifs alors même qu’il existe un autre dispositif, au sein de l’État fédéral, qui est le multiculturalisme et qui sanctionne l’existence de droits collectifs. Par exemple, n’est-ce pas en vertu du multiculturalisme canadien que sont admis des droits collectifs comme ceux qui sous-tendent et que permet d’exprimer la loi québécoise sur la langue française – la loi 101 ?
14J. F. — Non. Du multiculturalisme ne procède aucun droit collectif dans le droit canadien. Il entraîne une reconnaissance – mais une reconnaissance pour l’essentiel folklorique, voire ethnique – des diverses minorités. Ce que le multiculturalisme reconnaît, c’est que le Canada est une mosaïque de cultures. Mais de cette reconnaissance ne découle aucun droit particulier, sauf pour une catégorie de citoyens : les autochtones, c’est-à-dire les premières nations. Or, ce que veulent tant de Québécois, c’est qu’il y ait non seulement une reconnaissance symbolique de la nation québécoise, mais que de celle-ci découlent des pouvoirs constitutionnels précis dans les matières liées à la préservation de l’identité et de l’autonomie québécoises.
15CITéS. — Il y a une loi sur la langue française au Québec : peut-elle, ou non, être comprise comme un droit collectif ?
16J. F. — Dans l’esprit du législateur québécois, la loi 101 est effectivement perçue comme l’expression d’un droit collectif. Cependant, la présence au Canada d’un régime juridique concurrent, qui fait prévaloir les droits individuels, a pour conséquence que la loi linguistique du Québec est périodiquement contestée devant les tribunaux. Les contestataires affirment : « Vos droits collectifs briment mes droits individuels de choisir la langue d’enseignement qui me convient. » Il existe donc, au Canada, deux ordres juridiques, deux ordres politiques et, plus largement, deux référents identitaires parfaitement conflictuels.
17CITéS. — Est-ce qu’il y a encore une chance pour que l’affirmation souverainiste au Québec apparaisse comme un mouvement d’avenir, comme quelque chose qui ferait partie d’une vision d’avenir propre au renforcement de la langue française, de sa puissance et de sa notoriété internationale, et pas seulement comme une revendication particulariste d’un Québec refermé sur lui-même, notamment du point de vue linguistique ?
18J. F. — La réponse à votre question est : oui, il y a de l’avenir pour le mouvement souverainiste, mais à condition que ceux qui le portent aménagent judicieusement le contenu du projet et fassent les bons choix stratégiques. Le problème actuel du mouvement souverainiste tient au fait que ceux qui le soutiennent consacrent une énergie folle à débattre de questions tactiques et stratégiques qui m’apparaissent secondaires. En effet, s’il y avait clairement une majorité souverainiste au Québec, ces questions se régleraient d’elles-mêmes. Il suffirait d’en appeler au peuple pour obtenir un appui massif en faveur du projet. Les problèmes tactiques prennent une importance considérable parce que les Québécois en faveur de la souveraineté sont, pour le moment, minoritaires. Or certains s’évertuent à trouver la formule magique qui permettrait de transformer cette minorité en majorité. Tous les sondages d’opinion montrent que le mouvement souverainiste se maintient autour de 45 % d’appui populaire, avec des creux autour de 40 % et des sommets à 49 % ou 50 %. Néanmoins, ce qu’il importe de considérer, c’est la progression à long terme de l’option. Au début des années 1960, les souverainistes obtenaient un minimum d’appui populaire – environ 2 %. Quand, en 1970, René Lévesque mène pour la première fois le Parti québécois aux élections, il récolte 25 %. Lors du premier référendum, en 1980, les souverainistes obtiennent 40 % des votes. En 1995, moment du deuxième référendum, cet appui monte à 49,43 %. On voit donc que le niveau de l’eau s’élève continuellement !
19CITéS. — Ainsi, ce qu’il manque aujourd’hui, c’est une idée plus que des stratégies ?
20J. F. — Non, et je m’explique. Dans les sociétés postmodernes fragmentées, en raison de l’absence de remplacement d’un certain nombre de points de repère traditionnels – fournis antérieurement, au Québec, par l’Église –, il est de plus en plus difficile de concevoir qu’il puisse exister une source unique de définition de l’intérêt général et du bien commun. De ce fait, les grands mouvements sociaux prennent la forme de coalitions relativement hétérogènes. Sur ce point, le nationalisme québécois contemporain ne fait pas exception. À l’intérieur de la mosaïque des gens qui sont pour la souveraineté, certaines personnes le sont pour des raisons économiques, d’autres pour des raisons identitaires. Or il ne me semble pas possible de réconcilier tous les souverainistes autour d’une motivation unique. Je crois qu’en 2005 les raisons de vouloir la souveraineté du Québec sont nombreuses et diverses. Chaque militant souverainiste leur donnera l’ordre de priorité qu’il voudra.
21CITéS. — Pouvez-vous citer quelques raisons de vouloir aujourd’hui la souveraineté du Québec ?
22J. F. — Sur le plan démographique, le nombre de francophones à l’intérieur du Canada baisse rapidement et continûment. Notre déclin démographique va inévitablement se traduire par un déclin d’influence politique, à moins de sortir du régime fédéral. L’Europe est pleine de pays moins peuplés que le Québec – mais prospères, cependant, parce qu’ils ont fait les bons choix. L’une des premières raisons de vouloir la souveraineté du Québec est donc de contrer les effets politiques du déclin démographique.
23Deuxièmement, la mondialisation a pour conséquence que de plus en plus de décisions structurantes pour nos vies quotidiennes se prennent dans des forums internationaux au sein desquels n’ont droit de cité que les gouvernements des États souverains. Or, au sein de ces instances, le Canada prend parfois des décisions qui résultent des arbitrages qu’il établit entre les intérêts divergents des dix provinces canadiennes. Les souverainistes souhaitent que le Québec défende lui-même ses intérêts. Sur le plan identitaire, en effet, et ce contrairement aux Ontariens qui se définissent d’abord comme Canadiens, les Québécois – même lorsqu’ils sont partisans du maintien du Québec dans le Canada – se définissent d’abord comme Québécois et accessoirement comme Canadiens. Ils trouvent donc normal que ce soit l’État du Québec qui parle en leur nom.
24Enfin, pendant longtemps, le mouvement souverainiste a eu un concurrent fort en territoire québécois, soit les nationalistes favorables au renouvellement du fédéralisme, par exemple Robert Bourassa qui dirigea le Québec entre 1970 et 1976, et de nouveau entre 1985 et 1994. Bourassa défendait la nécessité pour le Québec d’obtenir plus de pouvoirs tout en restant à l’intérieur de la fédération canadienne. Aujourd’hui, au Québec, personne ne porte de manière crédible le ballon du renouvellement du fédéralisme. La formule d’amendement à la Constitution mise en place par Pierre Trudeau a tué la possibilité du renouvellement du fédéralisme, dans la mesure où tout projet d’amendement requiert le consentement unanime des autres provinces ou de sept d’entre elles qui, ensemble, représentent plus de la moitié de la population canadienne. De ce fait, les Québécois n’ont aujourd’hui devant eux que deux options : la souveraineté ou la perte progressive des pouvoirs acquis. En effet, contrairement aux décennies précédentes, le Canada connaît une centralisation accélérée des pouvoirs entre les mains du gouvernement fédéral. Dans ce contexte, le Québec voit sans cesse son autonomie réduite. La Constitution, qui prévoit le partage des pouvoirs, est continuellement bafouée par un gouvernement fédéral qui utilise le levier fiscal pour envahir les compétences constitutionnelles des provinces. Cette centralisation prive le Québec des leviers collectifs dont il a besoin pour préserver son identité.
25CITéS. — Un point me paraît encore important pour l’avenir du mouvement. Il touche au risque que peut représenter l’immigration pour la mise en place du projet souverainiste. D’un côté, l’immigration francophone vous est nécessaire parce qu’elle semble être un atout pour la conservation de la langue française au Québec, langue dont vous avez souligné le déclin. Mais, d’un autre côté, cette immigration ne va-t-elle pas à terme constituer une force d’opposition à la souveraineté du Québec, les immigrants n’étant pas nécessairement favorables au projet de sécession ?
26J. F. — Deux éléments de réponse. Ce que vous dites serait assurément vrai si le Québec avait les pleins pouvoirs sur ses flux migratoires. Mais, pour des raisons politiques et constitutionnelles, le Québec n’a pas les pleins pouvoirs en ce qui a trait à la sélection des immigrants. L’immigration est un domaine de compétence partagé entre le gouvernement fédéral et le gouvernement du Québec en vertu duquel ce dernier sélectionne ceux que l’on appelle les immigrants indépendants et investisseurs, alors que le gouvernement fédéral est responsable des réfugiés et du programme de réunification des familles. L’immigration peut donc être un facteur de renforcement ou d’affaiblissement du français, selon le contrôle que le Québec effectue sur ses flux migratoires et selon la provenance des immigrés qu’il choisira de privilégier. Par ailleurs, en raison de la concurrence que se livrent deux ordres juridiques et au nom de la primauté des droits individuels que défend la charte fédérale, le Québec est toujours vulnérable à ce que l’on conteste devant un tribunal l’obligation qui est faite aux immigrants de fréquenter l’école française.
27Pour ce qui est maintenant du comportement politique des immigrants, cette question est infiniment complexe. En fait, tout dépend d’où ils viennent et du moment de leur arrivée ici. On remarque que les immigrants qui proviennent de pays de culture latine sont des gens qui s’intègrent plus facilement au Québec francophone. Chez eux se développe, assez rapidement, une sorte de sympathie à l’endroit de l’affirmation du Québec. D’autres immigrants, par contre, qui considèrent qu’ils ne sont pas venus au Québec mais arrivés au Canada, et qui de surcroît sont à la poursuite du rêve américain, ne s’identifient pas au combat québécois. Ils le trouvent incompréhensible et folklorique. Ceux-là ont souvent quitté des pays déchirés par des guerres civiles. Quand ils débarquent ici, ils découvrent une problématique identitaire. Leur réaction négative est, en ce sens, parfaitement compréhensible. Ces gens sont évidemment les plus chauds partisans du régime fédéral canadien. Ce qu’il semble aussi, c’est qu’il existe une différence de comportement politique entre les immigrants de la première génération et leurs enfants. Ceux de la seconde génération, qui ont été socialisés dans des écoles francophones, ont les mêmes réflexes, les mêmes comportements, les mêmes référents identitaires que ceux des Québécois que l’on qualifie ici « de souche ». Ainsi, cette question de l’immigration n’est pas qu’une question technique. Elle est devenue un enjeu politique et les deux gouvernements ont compris qu’il s’agit d’une clef stratégique pour faire triompher leur option.
28CITéS. — Étant donné l’influence de la culture de masse américaine sur les Québécois, manifeste dans la présence d’anglicismes dans leur langue, ne doit-il pas y avoir une incitation pour qu’une spécificité culturelle enracinée dans la langue française se consolide et se développe au Québec contre l’envahissement quasi irrésistible de la langue anglo-saxonne dans toutes les sphères de la vie contemporaine ? De ce point de vue, la situation actuelle paraît assez paradoxale chez vous. On sent en effet une certaine démission devant l’effort à faire pour protéger la spécificité culturelle du Québec. J’en veux pour preuve la disparition de plusieurs émissions littéraires de la programmation télévisuelle ou radiophonique. Est-ce que cette abdication ne va pas engendrer l’étiolement de la spécificité québécoise et l’amoindrissement corollaire de la cause souverainiste ?
29J. F. — Dans toutes les sociétés occidentales, et le Québec ne fait pas exception à la règle, les émissions à contenu culturel sont les plus vulnérables aux restrictions budgétaires de nos chaînes de télévision et de radio – à cause de la concurrence, dit-on. Je crois cependant que le fait d’avoir les États-Unis comme voisin est moins inquiétant pour le Québec que pour le Canada. À ce sujet, les données dont on dispose sont parfaitement claires. Au Canada, ce sont les francophones du Québec qui craignent le moins l’américanisation de leur société. Ils intègrent les traits les plus superficiels de la société américaine : sa musique, sa nourriture, etc. Mais ils ont cette barrière inexpugnable qu’est la différence linguistique. La confiance des Québécois à cet égard s’est même traduite politiquement. Quand, au milieu des années 1980, s’est tenu au Canada un débat sur l’à-propos de conclure ou non un traité de libre-échange prévoyant l’élimination progressive des barrières commerciales et tarifaires entre le Canada et les États-Unis, les plus chauds partisans de la conclusion de ce traité ont été les Québécois. L’ouverture des marchés vers le Sud désenclavait l’économie québécoise qui, jusque-là, était davantage circonscrite à un corridor Est-Ouest. L’ALéNA ouvrait un flux continental Nord-Sud. Ce sont les Canadiens anglais qui craignaient d’être soumis culturellement par les États-Unis, car ce sont eux qui sont les plus perméables à la culture américaine. La preuve se trouve au petit écran : parmi les dix émissions qui ont la plus grosse cote d’écoute au Québec, sept ou huit d’entre elles sont des productions locales. Au Canada anglais, sur les dix émissions de télévision les plus regardées, huit sont des séries américaines. C’est encore au Canada anglais, et non au Québec, que l’on tient un grand nombre de colloques savants pour se demander ce que l’identité canadienne a de spécifique par rapport à celle des États-Unis. Les Québécois ne se posent pas cette question. Leur obsession identitaire n’est pas par rapport aux États-Unis. Elle est liée à une quête de reconnaissance de ce qu’ils sont à l’intérieur du Canada. Elle tient aussi à ce que l’on pourrait appeler la « compréhension de soi » dans un contexte où le Québec se diversifie de plus en plus sur le plan sociologique.
30CITéS. — Si, comme vous l’avez affirmé, la loi sur le multiculturalisme échoue à donner au Québec la reconnaissance qu’il réclame, l’acceptation par le gouvernement fédéral du caractère véritablement multinational du Canada ne réduirait-elle pas à néant les raisons qui poussent le Québec à vouloir son autonomie ?
31J. F. — Effectivement, si l’État fédéral avait pris la forme d’un État véritablement multinational avec un partage limpide des pouvoirs, et si, dans ce cadre, le Québec avait disposé des instruments politiques – constitutionnellement protégés – nécessaires à l’affirmation et à l’épanouissement de sa culture, le mouvement souverainiste n’aurait pas eu de raison d’être. Mais il est aujourd’hui trop tard pour envisager une telle réforme du fédéralisme canadien. Trop de Québécois sont passés à l’étape suivante.
32CITéS. — Il y a une sympathie très profonde de la France et des Français envers les Québécois. Cela dit, si, politiquement, l’attitude de la France paraît chaleureuse, compréhensive et soucieuse de conserver des relations amicales avec le Québec, il semble que la France ne s’implique pas de manière convaincue dans le combat pour la défense de la langue française, lequel paraît central au devenir québécois. La France adopte en fait une attitude relativement défaitiste à l’égard d’une telle bataille, considérée par plusieurs comme perdue d’avance. Il me semble qu’il y a, de la part des autorités françaises, une incompréhension profonde des enjeux du débat linguistique. Il me paraît également que, si la bataille de la langue a été perdue, c’est parce qu’elle n’a pas été menée. Qu’en pensez-vous ?
33J. F. — Je trouve que vous êtes excessivement sévères envers votre pays. D’abord, la France n’a pas à mener le combat des Québécois à leur place. Nous n’avons jamais rien demandé à la France de plus que l’accompagnement de la démarche des Québécois. Personne ne convie la France à précéder le cheminement du Québec – ce serait d’ailleurs absurde. L’impulsion initiale donnée par le général de Gaulle nous a suffi. À deux reprises, les Québécois ont eu l’occasion de régler, sans effusion de sang, une problématique – celle du fédéralisme « à la canadienne » – qui fait pourrir de l’intérieur le système politique canadien depuis plus de deux siècles. Or ils ne l’ont pas fait. Il leur incombe de se décider. Une fois cette décision prise, je ne doute pas un instant que viendra la reconnaissance de la France.
34Pour ce qui est du combat pour la langue française, il est vrai que nous, Québécois, avons peut-être une conscience un peu plus aiguë de la précarité du statut du français dans le monde. Quand les Québécois vont en France, ils sont en effet surpris par une forme d’inconscience à l’égard de la précarité de la langue française dans le monde et par cet engouement superficiel et juvénile de certains Français pour tout ce qui vient d’outre-Atlantique. Le saupoudrage de mots anglais dans la conversation quotidienne du Parisien est pour moi une source quotidienne d’étonnement. On en vient même à ces situations cocasses où c’est le Québécois qui indique à son alter ego européen qu’il existe un mot français pour désigner une chose : « Cela s’appelle une fin de semaine, non un week-end. » En tant qu’universitaires, vous allez également m’expliquer pourquoi, entre la licence et le doctorat, on n’a pas créé, en France, une maîtrise plutôt que ce lamentable calque de l’anglais qu’est : master. Français, ressaisissez-vous, de grâce !
35CITéS. — L’échec des référendums successifs n’est-il pas lié principalement à des raisons économiques ? Les Québécois n’ont-ils pas peur de voir leur niveau de vie diminuer advenant la sécession du Québec ? Ces craintes économiques sont-elles fondées ?
36J. F. — Vous avez raison de souligner que les craintes économiques ont, hier, influencé la décision des Québécois de ne pas opter pour la souveraineté. Mais c’est de moins en moins le cas aujourd’hui. Il est clair que le référendum de 1980 a été largement perdu à cause de l’argumentaire économique des fédéralistes. À cette époque, le mouvement souverainiste n’avait pas encore tout à fait établi la preuve de sa maturité économique. Mais, déjà lors du dernier référendum, les raisons économiques ont eu beaucoup moins d’effet sur l’opinion des Québécois. À vrai dire, ce que les sondages montrent, c’est qu’il y a encore beaucoup de gens qui sont sympathiques à l’idée de la souveraineté, qui la considèrent comme un projet faisable et même souhaitable, mais qui ne se sentent pas encore tout à fait prêts à l’appuyer. Les facteurs économiques jouent donc, mais de moins en moins à mesure que l’économie du Québec se modernise. Si le Québec était un État souverain, il se classerait, au chapitre du niveau de vie de ses habitants, au dixième rang des pays de l’OCDE – ce qui n’est pas mal ! Au cours des dix dernières années, il n’y a que l’Irlande qui, de ce point de vue, a davantage progressé que le Québec. En fait, les craintes économiques existent toujours dans l’esprit des Québécois lorsqu’ils envisagent l’idée de souveraineté. Mais ces inquiétudes s’expriment moins au regard du long terme qu’en ce qui a trait à la « période de transition ». Je m’explique.
37À partir du moment où le Québec se dirait oui et déclarerait sa souveraineté, il y aurait une période de quelques années pendant laquelle toutes les institutions de l’État souverain seraient mises en place. C’est au cours de cette période que seraient également rapatriées l’ensemble des fonctions présentement exécutées par le gouvernement fédéral. Les gens qui éprouvent quelques craintes économiques appréhendent surtout cette période de transfert des pouvoirs et de construction initiale de l’État souverain. Mais plus personne ne met en doute sérieusement la capacité économique d’un Québec souverain d’être viable dans un contexte de libre échange continental.
38CITéS. — Croyez-vous que les souverainistes vont progressivement rallier à eux les personnes exprimant ces craintes économiques ?
39J. F. — Je crois que oui, mais à condition qu’ils fassent leurs devoirs. Ce que j’ai toujours rejeté au sein du mouvement souverainiste, c’est cette conception un peu marxiste de la supposée irréversibilité de l’Histoire. Le mouvement souverainiste peut réussir comme il peut échouer. Je ne crois pas à l’inévitabilité des choses. Je reste confiant que nous allons progresser jusqu’au point d’être majoritaire. Mais, pour y arriver, il faut faire ce que doit et ne pas s’imaginer que les gens, comme par enchantement, vont adhérer à nos thèses. La donne démographique pourrait aussi se retourner contre le mouvement souverainiste. Il n’y a pas de grande roue de l’Histoire, pas de sens caché au devenir politique des nations. L’avenir sera ce que nous en ferons. On peut gagner ou perdre. Rien n’est écrit d’avance.
40CITéS. — Et si le souverainiste l’emportait, cela ne fragiliserait-il pas l’unité du Canada ?
41J. F. — Évidemment, à partir du moment où le Canada perdrait le quart de sa population, il devrait se redéfinir lui-même. En même temps, et paradoxalement, le Canada pourrait peut-être en sortir plus fort. À partir du moment où le Québec ne serait plus partie prenante du Canada, il y aurait une plus grande homogénéité dans la conception commune de ce que devrait être le Canada. Mieux, le rapport entre le Québec et le Canada pourrait renaître sur de nouvelles bases – car, dans le projet souverainiste, la souveraineté est associée à un projet de partenariat économique avec le Canada. En fait, la souveraineté du Québec pourrait offrir aux Canadiens la possibilité d’un nouveau départ. Ceux-ci pourraient enfin se construire un pays à leur goût, sans que les Québécois viennent continuellement afficher leur différence. Par ailleurs, au Québec même, les débats politiques normaux entre la gauche et la droite ne seraient plus escamotés par un problème fondamental non réglé, celui de la question nationale. Au Québec, le clivage politique le plus structurant n’est pas, en effet, entre la gauche et la droite. Il est entre les souverainistes et les fédéralistes. À l’heure actuelle, il y a au Québec des gens qui désirent donner de l’ampleur à un parti de gauche parce qu’ils sont insatisfaits de ce que, au gouvernement, nous avons fait [1]. Sitôt qu’ils ont annoncé leur intention, on leur a demandé : « Fort bien, mais cette gauche, est-ce qu’elle est pour la souveraineté ou pour le fédéralisme ? » Et ils n’ont pas pu répondre à la question parce qu’ils se disputent entre eux à ce sujet. Ils sont peu nombreux, mais c’est assez pour se diviser ! Ainsi, tant que la question nationale, qui est comme un abcès, ne sera pas réglée, les autres problèmes politiques ne pourront pas être traités correctement. L’identitaire nous rattrape toujours, même au début du XXIe siècle !
Notes
-
[1]
Ces gens sont membres de l’Union des forces progressistes ou d’Option citoyenne. Des pourparlers ont été entrepris entre ces deux formations politiques pour une éventuelle fusion dans le courant de l’année 2006.