Notes
-
[1]
S. Freud, La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1969, p. 369.
-
[2]
De plus, les mères ne disent pas toujours à leurs filles que le sang des règles est celui qui n’a pas servi à enfanter.
-
[3]
C. Melman, entretiens avec J.-P. Lebrun, L’homme sans gravité, Paris, Denoël, 2002, p. 79.
-
[4]
L’entaille est une coupure qui enlève une partie, laisse une marque allongée qui peut servir de repère ; on parle d’entaille d’encastrement dans une pièce de bois. Cette précision lexicographique nous servira ultérieurement pour l’utilisation d’ « entaille » comme appel plutôt que « scarification » qui est le terme médical.
-
[5]
Étymologiquement, « empêcher » vient du latin impedicare, « prendre au piège ».
-
[6]
Les « amatrides », comme nous l’explique F. Perrier, sont ces femmes à qui l’idéologie, le mythe, la légende et la scène primitive de la mère ont manqué.
-
[7]
F. Perrier, « L’Amatride », in La Chaussée d’Antin (1978), Paris, Albin Michel, 1994, p. 205.
-
[8]
Ibid., p. 206.
1Si grammaticalement l’adolescence est du genre féminin, néanmoins, on parle peu des filles, et par contre de façon beaucoup plus fréquente des adolescents, c’est-à-dire des garçons, ne serait-ce que par un certain nombre de leurs comportements ou de leurs manifestations bruyantes, voire violentes. Pourtant c’est aussi à l’adolescence que va se poser la question d’un passage du neutre, c’est-à-dire d’un état où il n’est pas encore réellement question de la responsabilité de son sexe, au « je » suis un homme ou une femme, remaniant ainsi la position subjective.
2La question de la différence des sexes est loin d’être acquise et l’effraction de la puberté met le sujet, garçon ou fille, en exil de lui-même. En effet, l’irruption du sexuel est comme la rupture d’un barrage, l’effondrement des défenses mises en place pendant la période de latence, défenses qui se trouvent ainsi désavouées par ce qui surgit de façon inattendue dans le corps. C’est à ce moment de crise, de crise psychique, que le sujet a donc à choisir son orientation.
3Aujourd’hui les mutations contemporaines mettent en flottement les repères traditionnels et bousculent les modèles identificatoires. Qu’en est-il de la fille lorsqu’elle est confrontée à une mère qui met tout en œuvre pour lui ressembler ? Au royaume du même et de l’identique, comment la fille peut-elle élaborer ses propres repères ? Comment quelque chose du féminin peut-il se transmettre quand la mère tente à tout prix d’éradiquer tout ce qui marque l’ordre des générations, y compris jusqu’à l’annulation de son acte de maternité ?
4Ce nivellement des générations m’évoque un tableau de Charles Ray : Family romance (1993), qui figure de taille identique les quatre membres d’une famille. L’assise imaginaire des générations ne tient plus ; seule la différence des sexes prime sur la différence des âges. Ainsi disparaît la dimension subjectivante essentielle pour tout sujet qui est celle de la différence des générations – différence qui permet tout un temps de mettre en latence la question de la différence des sexes. La société marchande a largement contribué à cet effacement du temps visant à gommer toutes les marques sur le corps. Elle répand une sorte d’uniforme idéologique que l’on porte comme un manteau qui, même s’il est trop étroit, protège contre un avenir dangereux et un passé oublié.
5Ce monde du semblable signe aussi l’affaiblissement du tiers et l’on voit la difficulté à créer de l’altérité. Mais comment communiquer si la différence ne fait plus appel ? Qu’en est-il de la fille face à des modifications corporelles dont elle n’est pas forcément demandeuse ?
6La transformation physique semble provoquer l’affolement du corps ; quelque chose qui peut rendre fou. Freud nous dit que « la date tardive de la puberté rend possible la production de processus primaires posthumes » [1], ce qui veut dire qu’avec la survenue de sensations proprement sexuelles certaines traces mnésiques peuvent réapparaître. Des angoisses archaïques de rejet, d’abandon ou d’indifférence sont réactivées. Le sujet mettra alors en place tout un système de défenses, parfois pathologiques, pour éviter un changement qui pourrait être tragique dans ce qu’il ferait revivre de traumatique.
7C’est aussi dans ces moments-là que la violence adolescente peut surgir. En effet, la scène adolescente condense une double violence celle de la société à la fois contenante et contraignante et celle de la scène pubertaire incontournable qui fait du passage un enjeu. La violence adolescente est surtout cette violence interne, liée aux transformations corporelles et psychiques de la puberté qui sont souvent vécues comme un véritable traumatisme.
8À la puberté, pour une fille, le surgissement des sensations génitales internes suscite, notamment à l’occasion des règles [2], des angoisses d’implosion interne, de vide et de mort. C’est un corps qui s’ouvre à en saigner, convoquant de façon particulièrement vive les défenses narcissiques contre la brèche ainsi faite.
9Chez la fille, la nécessité de se créer une identité va se traduire, dans certains cas, par des tentatives de métaboliser les changements physiques de la période pubertaire par d’autres recours que ceux ayant trait à l’apparence comme les vêtements par exemple, mais par des effractions cutanées maîtrisées qui vont conforter son sentiment d’existence et faire signe à l’autre. Mais ces coupures, ces marques sur le corps sont, comme nous le rappelle J.-P. Lebrun [3], « des carences en symbolisation, des tentatives d’inscrire ce qui au fond n’a pas été inscrit pour que cela puisse faire amarre ». On pourrait dire que ces entailles [4] servent de prothèse identitaire comme ultime recours pour effacer une souffrance personnelle ; elles tiennent lieu de surface protectrice contre l’incertitude du monde. Ces entailles ne témoignent pas de tendances suicidaires ; bien au contraire, elles se situent dans une volonté de vivre qui doit libérer le jeune de tensions insupportables. Ces coupures traduisent alors l’indicible.
10Les transformations, voire les métamorphoses du sujet adolescent, l’entraînent dans des changements de perspectives qui peuvent lui faire perdre provisoirement les repères de son identité jusqu’à provoquer, dans certains cas, un sentiment de dépersonnalisation. On peut dire alors que les marquages, les tatouages, sans que ceux-ci atteignent une manifestation pathologique, sont autant de tentatives d’appropriation, de quête de reconnaissance. Elles réalisent des sortes de mise en visibilité.
11Pour beaucoup de ces jeunes filles, l’idéal du moi est comme une ombre ; il n’est pas soutenu d’un rapport à l’autre ; ainsi, quelque chose se noue à travers ces marques qui sont adressées à l’autre ; elles seraient comme des tentatives d’accès à la métaphore. Ainsi, chez certaines jeunes filles les signes d’entrée dans le « je suis une femme » deviennent dangereux dans la mesure où elles se trouvent souvent prises entre le Charybde d’une identification à une mère, ce qu’elles refusent, et le Scylla de ne pas grandir. Il y aurait du féminin mais un féminin empêché [5]. Un féminin qui ne peut s’exprimer que dans la dénonciation ou dans sa dimension d’impossible.
12Ces jeunes filles n’auront de cesse que d’essayer d’éradiquer toutes les marques de ce féminin, que ce soit en adoptant une attitude de garçon manqué ou en s’attaquant globalement à leur corps, comme le font certaines anorexiques. Ou bien encore, comme on le rencontre de plus en plus souvent, ces entailles ou ces écorchures sur le corps surviennent, alors que, jusqu’à il y a quelques années, ces manifestations étaient surtout fréquentes chez des patientes psychotiques.
13On retrouve dans l’histoire de ces jeunes filles un défaut d’investissement. Il semble que leur mère n’a pas pu les reconnaître comme de futures femmes ou bien elles ont connu de façon précoce des expériences de séparation ou d’abandon qui les ont conduites à se sentir être des objets plus que des sujets. En effet, certaines femmes n’ont pas reçu elles-mêmes de leur propre mère cette capacité à faire contenant. Faute d’avoir été portées et contenues par une mère suffisamment bonne au sens winnicottien, elles se sont senties et construites comme des objets de besoin, sans aucun doute bien nourries, mais cet amour-là n’était pas investi et ne donnait pas lieu à des représentations.
14F. Perrier, dans « L’Amatride » [6], parle dans certains cas de « la fille qui ne peut assumer qu’elle est faite de la même façon que sa mère (...) ne pouvant assumer d’être venue d’un trou qu’elle porte aussi en elle [7]. Ce féminin encrypté n’est-il pas l’intériorisation dans le corps du sujet de ce trou irreprésentable de la mère, de cette béance qui se transmet de mère à fille ? Toutes ces marques inscrites sur le corps me semblent signer la faille de cette représentation psychique du maternel. Elles arrivent à la couture de la mémoire en ce point où les choses prennent goût parce qu’en s’introduisant elles ne font qu’élargir un passage qu’elles auraient déjà emprunté. L’acte a pris le pas sur la représentation mentale, opérant une régression à l’économie psychique de la petite enfance : sans accès aux mots, l’infans ne peut répondre que dans l’agir.
15Mais cela peut être aussi, comme on va le voir avec Noémie, une nécessité de se sentir exister ; avec ces marques, elle semble travailler à créer une mémoire de l’avenir. Noémie met en place des petites expériences pour se sentir vivante, cherche des éprouvés corporels à ressentir et, à partir de là, accéder à l’autre.
16La mère de Noémie avait tenu à assister au premier rendez-vous. C’est une femme d’une quarantaine d’années à l’allure agréable, vraisemblablement habituée à gérer ses affaires. Elle m’avait de toutes les façons prévenue : « Vous savez, je vais vous amener ma fille, mais je ne pense pas que vous réussirez à en faire quelque chose », comme s’il s’était agi d’un vieux coupon de tissu, tout juste bon à faire des chiffons.
17Noémie, âgée de 14 ans, n’en fait qu’à sa tête. Elle peut rester des après-midi entiers enfermée dans sa chambre, ses résultats scolaires commencent à baisser. C’est une adolescente qui pourrait être jolie si elle ne disparaissait pas dans un immense pull-over recouvert d’un châle indien. Son père est parti quelques mois après la naissance de son frère, d’un an plus jeune, et il n’a jamais donné de nouvelles malgré les démarches de la mère de Noémie. Néanmoins, Mme T... me dira très vite qu’à cette disparition elle a « bien réagi » : « Vous savez, me dit-elle, avec mon travail, je n’avais finalement pas besoin de lui ; il avait d’ailleurs beaucoup de mal à s’insérer socialement. »
18La mère de Noémie est directrice commerciale d’une grande marque de produits de beauté et n’a jamais eu de soucis financiers ; ainsi, ses enfants n’ont jamais manqué de rien, dit-elle. Très vite, j’apprends qu’au départ de son mari elle a confié ses deux enfants à sa mère et ne les a repris qu’il y a un an à peine pour qu’ils puissent aller dans une meilleure école. Depuis un an, Mme T... a pris une personne à temps complet pour s’occuper de la maison, car elle n’a rien changé à ses habitudes professionnelles.
19Durant l’entretien, Noémie ne m’a pas quittée des yeux, guettant toutes mes réactions aux paroles de sa mère. J’essayais de ne pas me laisser captiver par son regard, d’autant plus que je la voyais relativement agitée sur le fauteuil et qu’elle n’arrêtait pas de toucher ses mains, au-delà d’une simple nervosité. J’essayais de regarder ce qui se passait et je voyais Noémie qui frottait et tirait sur ses doigts comme s’ils étaient englués dans de la colle. À part cet étrange frottement des doigts, je ne voyais néanmoins pas ce qui avait pu motiver Mme T... à m’amener sa fille, d’autant plus que, pour cette femme où tout semble pouvoir se rationaliser, la démarche d’aller voir un psy avait été difficile car cela signait une impuissance de sa part à régler un problème.
20Comment, alors, décrypter ce qui ne se laisse pas dire en sachant que la souffrance du sujet est faite de tout ce qui ne lui a pas été dit ? Il va s’agir de démasquer celui qui demeure présent dans un désir que l’angoisse tout à la fois authentifie et cache, présent emmuré dans un corps. D’autre part, c’est aussi souvent dans ce premier moment-temps de la rencontre que l’on saura, si l’on prend la métaphore de la pêche, si la prise sera bonne, et je pense qu’il est préférable pour l’analyste de penser que la pêche sera fructueuse. Mais cette métaphore indique aussi qu’il y a à se laisser guider par l’impromptu à saisir.
21Après un moment de silence, elle me dit alors d’une voix précipitée que, depuis son retour chez elle, sa fille se taillade les mains et les avant-bras au cutter et qu’elle s’arrache les peaux des ongles jusqu’au sang. Noémie ne peut rien en dire si ce n’est que c’est plus fort qu’elle et que, une fois qu’elle a commencé, elle ne peut plus s’arrêter. À ce moment-là, le visage de Noémie s’éveille et ses yeux se laissent acclimater par l’environnement où elle se trouve ; elle relâche ses mains ; elle semble venir d’arriver.
22Pendant les premiers mois de sa psychothérapie, Noémie ne reparla jamais de ces entailles. Elle s’écorchait seulement parfois les peaux des ongles pendant les séances et finissait par envelopper ses doigts dans des mouchoirs en papier posés derrière elle. Noémie ne parlait pas beaucoup et je pensais à ce que Winnicott appelle les moments de doldrums, le pot au noir, quand dans certaines zones de l’océan il ne se passe rien, aucun mouvement, car il n’y a plus le vent qui permet à l’embarcation d’avancer. Dans ce temps, le temps paraît durer une éternité. Temps flottant où l’analyste peut se laisser surprendre mais dans lequel il peut aussi s’interroger. Un jour, par inadvertance, quelques gouttes de sang coulèrent sur la moquette ; elle regarda la tache de sang puis me regarda en disant : « C’est moi qui ai fait cette tache » ; je lui ai répondu : « Oui, vous allez laisser une trace. » J’ai eu effectivement l’impression que cette tache était comme sa signature, le besoin de s’inscrire dans mon lieu ; c’était comme un produit d’elle-même, mais aussi signifiante en tant que sujet désirant. C’est le surgissement dans le réel de ce qui n’est pas symbolisé dans la relation d’un sujet à son corps et au corps des autres.
23À la séance d’après, elle regarda s’il y avait une marque puis se mit à parler des autres marques qu’elle se faisait sur les bras. Elle me dit que c’est pour se sentir exister, qu’avec cette douleur physique, elle ne pense pas à la souffrance d’avoir quitté sa grand-mère. On peut dire que la cicatrice c’est un souvenir de la peau elle-même qui est un organe et qui fait que, dès que l’on a dépassé une certaine couche de l’épiderme, ça laisse une marque, un signe. En effet, sa mère est venue la chercher au moment où elle commençait à s’être habituée de son absence. Durant les premières années chez la grand-mère, les visites de Mme T... étaient toujours imprévisibles et source d’insécurité. Pour Noémie, sa mère est une « dame » très occupée qui n’a jamais le temps de lui parler, de l’écouter. Au contraire, sa grand-mère semble avoir tenu une place de mère d’autant plus enveloppante qu’elle n’avait jamais pu véritablement s’occuper de sa propre fille. Veuve très jeune, elle dut se mettre à travailler dans des conditions difficiles. En effet, son mari était artisan et elle s’occupait de son secrétariat sans avoir eu véritablement de formation. Il a été tué dans un accident de voiture et elle dut très vite accepter des petits emplois mal rémunérés qui ne lui laissaient guère le temps de s’occuper de sa fille âgée de 4 ans. Celle-ci compensa le manque de présence maternelle par un surinvestissement du travail scolaire voulant à tout prix gagner de l’argent, pouvoir s’assumer toute seule et n’avoir surtout pas le mode de vie de sa mère. Elle réussit dans ses objectifs mais au prix de s’être comme vidée de tout sentiment affectif. Elle n’accorda que peu d’importance aux rencontres amoureuses et épousa quasiment le premier homme qu’elle a rencontré.
24Néanmoins, lorsque je l’ai revue au cours de la psychothérapie de Noémie, elle finit par me dire, non sans difficulté, qu’elle en avait été folle amoureuse et que très vite elle s’était sentie en danger comme si une brèche pouvait s’ouvrir dans sa carapace inaffective et qu’elle risquait ainsi de perdre ses facultés de maîtrise. Par ailleurs, son mari travaillant seulement par intermittence, c’était lui qui s’occupait principalement de Noémie et elle s’est sentie dépossédée de son rôle de mère, même si elle savait pertinemment qu’elle ne pouvait le remplir en raison de son emploi du temps.
25Sur deux générations, nous voyons se répéter pour ces femmes la nécessité de se vivre comme non manquantes, non châtrées. C’est la position d’une femme impossible qui se répète. Pour Noémie, un seul pôle identificatoire s’est transmis, celui d’une femme qui peut se passer d’un homme à condition d’être comme un homme. Tant pour sa mère que pour sa grand-mère, il s’agit de faire face, de ne pas montrer ses sentiments. Par ailleurs, en quittant cette grand-mère/mère, elle a perdu comme une deuxième peau. Elle était arrivée à panser des blessures d’enfance que la puberté a ravivées, qu’elle s’était constituées après la toute première séparation d’avec sa mère, mais surtout d’avec son père avec lequel elle avait pu connaître un contenant et se constituer une enveloppe.
26Au fil des séances, Noémie me confia qu’au-delà des coupures sur les bras elle se faisait des griffures sur les seins. Avec l’effraction de la puberté, Noémie semble tout à la fois refuser les signes d’un féminin qu’elle ignore et avoir besoin de se sentir physiquement exister, au sens où Winnicott nous dit que l’adolescent « est engagé dans une expérience, celle de vivre, dans un problème, celui d’exister ».
27Il semble que cette adolescente, comme un grand nombre de celles qui ont recours à des entailles sur le corps, soit à la recherche, au travers de ces cicatrices dans le réel, de témoigner de cicatrices psychiques. Le père est absent mais a été présent, et se trouve représenté au travers d’une mère qui veut à tout prix en faire fonction comme elle-même a vu sa propre mère réagir à la mort de son père. Elle se trouve dans la situation évoquée par François Perrier [8], c’est-à-dire une femme qui « n’a eu aucun accès justement à la féminité, c’est-à-dire la féminité idéalisée de l’autre, ni même peut-être à sa propre mère comme mythe narcissisant d’elle-même ». Elle ne peut rien transmettre à sa fille.
28Après l’épisode de la tache de sang sur la moquette de mon bureau, Noémie se mit à me parler de son père dont elle ne garde aucun souvenir conscient mais de la façon dont elle se l’est représenté en dépit du discours négatif que sa mère tenait sur lui. Il lui semble quelqu’un, me dit-elle, « qui mordait la vie à pleines dents ». Je rebondis sur la « morsure » qui laisse aussi des marques et je me demandais si les traces qu’elle se faisait sur la peau n’étaient pas alors, au-delà de sa recherche d’existence, une sorte d’écriture secrète à déchiffrer qui serait peut-être en rapport avec son père. Il semble, en effet, que sa première enveloppe ait été constituée avec lui et ses entailles y font des trous. De même, nous pouvons penser que son enveloppe actuelle lui permet de protéger son monde interne tout en l’isolant de l’extérieur et que ses coupures constituent également un appel. Je lui demande pourquoi elle n’essaierait pas de tenir un journal qui pourrait être le témoin de ses souffrances.
29À un retour de vacances, elle me confia qu’elle avait pu surmonter sa peur d’écrire et qu’elle y trouvait même du plaisir. J’appris aussi qu’elle avait pratiquement renoncé à se faire des entailles comme si elle usait maintenant du corps de l’écriture pour pallier une jouissance qui ravageait son corps propre. On peut dire alors que l’écriture, avec ce qu’elle impose comme règles d’usage des signifiants, organise un nouage de la fonction symbolique qui lui faisait défaut. On peut aussi émettre l’hypothèse que le destinataire caché de ce journal soit ce père disparu qu’elle cherche à réintroduire dans sa lignée.
30Avec ces entailles Noémie cherche à symboliser l’autre d’elle-même qu’elle ne connaît pas encore avec le bouleversement de la puberté qui ravive les écorchures de son enveloppe corporelle lors des premières séparations et, dans le même temps, stigmatise un appel à l’Autre. Au travers des graphes sur son corps et de la tache de sang sur la moquette, Noémie m’a interpellée dans ma capacité à faire émerger l’indicible.
31Je n’irai pas plus avant dans cette vignette clinique. Ce qui me semble important de relever, c’est comment les adolescents nous attendent dans cette clinique de l’irreprésentable pour une mise en mots de ce que j’appelle la nausée de l’a-mémoire.
Notes
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[1]
S. Freud, La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1969, p. 369.
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[2]
De plus, les mères ne disent pas toujours à leurs filles que le sang des règles est celui qui n’a pas servi à enfanter.
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[3]
C. Melman, entretiens avec J.-P. Lebrun, L’homme sans gravité, Paris, Denoël, 2002, p. 79.
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[4]
L’entaille est une coupure qui enlève une partie, laisse une marque allongée qui peut servir de repère ; on parle d’entaille d’encastrement dans une pièce de bois. Cette précision lexicographique nous servira ultérieurement pour l’utilisation d’ « entaille » comme appel plutôt que « scarification » qui est le terme médical.
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[5]
Étymologiquement, « empêcher » vient du latin impedicare, « prendre au piège ».
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[6]
Les « amatrides », comme nous l’explique F. Perrier, sont ces femmes à qui l’idéologie, le mythe, la légende et la scène primitive de la mère ont manqué.
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[7]
F. Perrier, « L’Amatride », in La Chaussée d’Antin (1978), Paris, Albin Michel, 1994, p. 205.
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[8]
Ibid., p. 206.