Cités 2004/3 n° 19

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Article de revue

Éditorial

Ce que la chanson ne dit pas

Pages 3 à 5

English version

1La chanson est un art mineur, mais d’une importance majeure. C’est son paradoxe. Quatre paroles, trois notes de musique, elle ne suppose ni la formation, ni les connaissances des arts comme la peinture, la musique ou la poésie. Il y a, certes, un peu de tous ces arts dans la chanson, mais on ne saurait la juger au nom de leurs principes. Certaines chansons sont poétiques, d’autres ne le sont pas, mais ce n’est pas le degré de poéticité qui rend une chanson plus ou moins marquante. Certaines chansons plaisent alors que leur texte est proprement indigent. Ce qui fait pourtant la magie d’une chanson, c’est qu’elle touche immédiatement notre intimité et qu’elle peut avoir en même temps un effet considérable d’entraînement collectif. Elle évoque en nous des sentiments de joie ou de tristesse, d’espoir ou de désespoir sans que les objets de ces sentiments ne nous affectent présentement. On peut ainsi expliquer que l’évocation de la tristesse ou du désespoir peut plaire autant que celle de la joie et de l’espoir. Plaire, distraire, émouvoir sont les principales fonctions de la chanson. Son histoire est aussi ancienne que les cultures des sociétés humaines, au point que l’on pourrait faire une histoire de ces sociétés à travers celle de leurs chansons, s’il n’était si difficile de retrouver les façons de chanter anciennes et même plus récentes, mais antérieures aux techniques d’enregistrement de la voix. L’histoire de la chanson reste néanmoins centrale pour rendre compte au moins de certains moments de crises sociales ou politiques particulières, ou lorsqu’elle a servi à mobiliser les énergies et les volontés dans une révolution, la résistance à une occupation, la formation d’une identité nationale. L’histoire de La Marseillaise constitue une part de l’histoire moderne de l’identité française.

2La chanson dit donc beaucoup plus de choses qu’on ne croit, beaucoup plus de choses qu’on n’en perçoit immédiatement sur les êtres, les passions et les rapports sociaux. Certaines chansons d’Édith Piaf ou de Maurice Chevalier, malgré le plaisir que l’on éprouve toujours à les entendre, paraissent d’un autre temps parce que les relations entre les sexes se sont beaucoup modifiées depuis quelques décennies. D’autres chansons, des mêmes interprètes ou d’autres, sont en revanche d’une signification permanente. C’est sans doute ce qui fait que l’adaptation au goût musical du jour de chansons anciennes suscite autant d’intérêt.

3L’être humain a toujours chanté. Cette affirmation n’est évidemment ni physique, ni historique mais métaphysique. Elle veut dire qu’il appartient à l’être de l’homme de chanter, tout autant qu’il appartient à son être ou à son essence de parler. L’un des plus beaux textes de philosophie sur le chant est l’Essai sur l’origine des langues de Rousseau. Chanter, dit Rousseau, fut la première façon de parler. Cette originarité du chant est la marque que l’homme n’est pas seulement un être de besoin mais aussi un être de désir : à côté de la main et de l’outil, il y a la voix et le chant où se déploie la vie relationnelle. Voici la manière inimitable dont le dit Rousseau : « Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n’est ni la faim, ni la soif, mais l’amour, la haine, la pitié, la colère qui leur ont arraché les premières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s’en nourrir sans parler, on poursuit en silence une proie dont on veut se repaître ; mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste la nature dicte des accents, des cris et des plaintes : voilà les plus anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes » (Essai, chap. II). Ce chant originaire, forme primitive de la parole, est irrémédiablement perdu. Nous gardons des traces de cette perte : la substitution de nouvelles façons de chanter à l’ancienne et de nouveaux rapports entre la parole et le chant. C’est ainsi que doit se comprendre la différence entre les langues méridionales et les langues septentrionales. Certaines langues restent donc plus chantantes que d’autres, plus généralement les hommes et les femmes chantent toujours, chantent aussi, pour se dire réciproquement leurs sentiments et leurs passions. S’ils ne chantent pas, du moins ils associent leurs émotions présentes ou passées à des chansons. Mais on ne perçoit plus l’originarité du chant. C’est pourquoi chanter peut paraître une activité accessoire, accidentelle, futile ou de simple divertissement. Certains rigorismes moraux ou religieux effrayants ont ainsi imaginé qu’on devait interdire à l’homme de chanter. Ce détour métaphysique avait, dans mon esprit, pour objet d’expliquer le caractère essentiel et intime de notre être au chant. Ce que la chanson ne dit pas, mais qu’elle touche au plus profond de nous.

4Ce n’est donc pas un hasard si tous les aspects de la vie relationnelle sont liés au chant : rapport à soi, rapport aux autres, rapport à Dieu. Certains des textes fondateurs de la civilisation sont des chants : l’Iliade et l’Odyssée, par exemple, ou la Bible qui a été et est encore chantée – le Pentateuque, les Psaumes, etc. On peut chanter seul ou en chœur, depuis le chœur de la tragédie grecque jusqu’à la chanson d’aujourd’hui en passant par l’opéra. De ces façons de chanter, la chanson est la plus commune, au sens où elle est la plus populaire. La chanson est aussi une manière pour le peuple de se parler à lui-même et de s’entendre. C’est ce qui explique sans doute le mode de diffusion rapide et le succès sans nul autre pareil des chansons.

5De la chanson à texte à la chanson dépourvue de texte et réduite pour ainsi dire à l’onomatopée, ce qui fait le succès des vagues successives de chansons, en particulier au XXe et en ce début de XXIe siècle, c’est la capacité pour certaines chansons d’opérer des identifications et des reconnaissances collectives : les vagues yéyé, pop ou disco ont ce caractère. L’industrie, qui accompagne aujourd’hui la chanson, s’en est aperçue et exploite ce phénomène par la production artificielle d’effets de mode : standardisation des interprètes, des rythmes et des contenus. Il reste néanmoins cette chose que l’on ne fabrique pas, mais qui doit être cultivée et travaillée : le talent. L’industrie de la chanson pourra faire des succès éphémères, elle ne fera pas un grand talent, qu’elle pourra en revanche exploiter. Du moins, je me plais à le croire.

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