I – CÉSAR, DIEU ET MARIANNE : PETIT RÉCIT THÉOLOGICO-POLITIQUE
1À l’origine, les rapports entre César, autorité politique de domination, et Dieu, instance de référence des autorités religieuses qui parlent en son nom, et allégorie de la religion entendue comme attitude spirituelle. Plus tard, dans le sillage de la Révolution française, Marianne, allégorie de la République, prend la place de César, non sans transformer radicalement les finalités et les modalités du pouvoir politique : la souveraineté démocratique du peuple qui se donne à lui-même sa loi rompt avec la logique de domination comme avec l’arbitraire du Prince.
2Ce rappel schématique n’a pas d’autre sens que de mettre en place deux distinctions décisives : César n’est pas Marianne, et l’Église n’est pas nécessairement Dieu. Dieu, c’est l’objet d’une croyance purement spirituelle, propre à certains hommes. Invoqué pour contraindre ou pour imposer une forme de spiritualité, Dieu est-il encore Dieu ? De nombreux croyants en doutent, qui rejoignent les libres-penseurs dans le refus de toute confusion entre pouvoir temporel et témoignage spirituel. Et ce refus concerne aussi bien les groupes de pression confessionnels de la société civile que l’imposition d’un credo par un État clérical.
3Marianne, c’est la République, c’est-à-dire le bien commun aux hommes. Généreusement ouverte à tous sans distinction, elle ne peut aliéner à personne l’espace de concorde qu’elle fait advenir : sa raison d’être est de promouvoir ce qui unit tous les hommes, non ce qui les divise et les enferme dans des « différences ». D’où la nécessaire séparation de l’État et des Églises, réalisation juridique de la laïcité. L’égalité des divers croyants et des athées, mais aussi des divers croyants entre eux, de même que la liberté de conscience de chacun sont à ce prix.
4César peut usurper les fonctions de Marianne, et les institutions historiques des religions s’inventer un Dieu à la mesure de leurs intérêts temporels, bien différent de l’objet inconditionnel de la foi en son libre témoignage spirituel, tel que les croyants se le donnent. La conscience de cette double différence doit être un véritable fil conducteur de la réflexion sur le sens de la mutation laïque. Il s’agit en effet d’écarter tout amalgame entre la spiritualité religieuse et la domination cléricale, comme toute confusion entre État de domination et République démocratique. Avec une conséquence décisive pour les rapports déliés de Dieu et de Marianne, contrastant avec la complicité tendue de César et de Dieu – ou, plutôt, des puissances religieuses.
5La parabole christique sur la nécessité de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu prend à l’évidence une signification nouvelle lorsque Marianne prend la place de César, et Dieu celle de ses séides un peu trop zélés qui invoquent le ciel mais pensent le plus souvent à la terre. La philosophie de la laïcité qui s’esquisse ainsi entend faire appel de l’injustice faite à l’État républicain quand il est confondu avec l’État de domination traditionnel, et soupçonné de vouloir récupérer à son profit sa légitimation par un processus de sacralisation. Analogie injuste, et illégitime. Marianne ne requiert nullement une légitimation en forme d’opérateur de soumission. Quant à Dieu, pour ceux qui croient en lui, il n’a guère besoin des appuis temporels dérisoires que certains hommes veulent lui donner, au prix de l’oppression des autres hommes. C’est pourquoi Dieu et Marianne, délivrés de leurs caricatures, et mutuellement libérés de leur instrumentalisation réciproque, devraient pouvoir s’accorder sur les termes d’une séparation qui les installe chacun dans son ordre propre, permettant à l’un et à l’autre de s’affirmer librement sans conflits de territoires. Hugo : “ Je veux l’Église chez elle, et l’État chez lui » (1851, Discours contre la loi Falloux). Dieu et Marianne, ainsi affranchis l’un de l’autre, n’ont pas à se faire alliés ou ennemis, car ils relèvent de registres rigoureusement distincts. Libération réciproque, grâce à la séparation laïque.
6Mais l’histoire n’est pas si simple. Et les résistances des Églises ou des tenants de religions ayant joui ou jouissant de privilèges temporels restent dans les mémoires. Elles n’ont pas disparu, comme le montrent les nouvelles revendications de reconnaissances publiques pour les religions, ou les dérives fondamentalistes dans les cas extrêmes.
II – LE SENS DE LA REFONDATION LAÏQUE DE L’ÉTAT
7Si le point de départ de tout État de droit en la matière consiste à prendre acte de la diversité des hommes en leurs options spirituelles, il ne peut pas plus se réduire à la diversité des religions qu’il ne peut prendre en considération qu’une religion. Il doit donc, plus largement, reconnaître la stricte égalité de droits des divers croyants, des athées et des agnostiques – sans définir négativement ceux qui n’ont pas de religion mais dont la vie spirituelle, quoique différente en ses modalités, n’en existe pas moins de façon positive. Les athées et les agnostiques, sinon, seront les éternels parents pauvres, comme les croyants le furent en Union Soviétique lorsque l’athéisme officiel du stalinisme entraîna des discriminations contre les religions. Bref, la laïcité récuse toute discrimination positive ou négative, implicite ou explicite. Ainsi, elle ne se solidarise d’aucune option spirituelle particulière, mais seulement de celles qui sont persécutées, non pour valider leurs doctrines de référence respectives, mais pour faire valoir simultanément l’égalité et la liberté. Dans cet esprit, les catholiques sont défendus par la laïcité là où le protestantisme officiel jouit de privilèges qu’ils n’ont pas (pays du nord de l’Europe). De même, les protestants le sont là où le catholicisme jouit de privilèges (pays du sud de l’Europe). Les musulmans le sont également partout où ils ne jouissent pas des mêmes privilèges que les religions reconnues. Quant aux athées et aux agnostiques, ils sont défendus également dans tous les endroits où les figures religieuses de la conviction disposent d’avantages publics dont eux-mêmes sont exclus. Il faut remarquer d’emblée que, dans ces trois cas de figure, le souci laïque d’égalité ne conduit pas à demander l’extension des privilèges des religions reconnues à toutes les autres, mais à faire cesser ces privilèges, afin de rétablir l’égalité universelle. On sait par exemple qu’en Alsace-Moselle certains musulmans réclament pour l’islam les mêmes avantages que pour les religions reconnues. Satisfaire une telle demande reviendrait à consacrer un privilège pour les religions, ce qui est inacceptable pour les athées et les agnostiques.
8La refondation laïque du droit ne permet pas que l’on glisse subrepticement de la dimension collective des religions à la nécessité supposée de leur reconnaissance publique. Sauf à ensevelir l’espace public sous la mosaïque des communautarismes. Est collectif ce qui concerne certains hommes, mais n’en reste pas moins juridiquement privé. Est public ce qui se rapporte à tous. Seule une hostilité à la République – ou une méprise sur son sens – peut conduire à souhaiter son effacement derrière les groupes de pression confessionnels qui aspirent à leur consécration publique au titre de leur place dans la société civile.
9L’unité de loi de la République, si souvent stigmatisée sous le terme devenu péjoratif de centralisme, n’a en réalité pour fonction que de promouvoir l’égalité. La « centralité » républicaine n’est pas d’ordre géographique, mais sociale : elle recouvre la solidarité, la péréquation, et la protection contre les féodalités locales. C’est dire qu’elle n’étouffe pas les différences, mais veille seulement à ce que leur mode d’affirmation ne contredise pas l’égalité de droit. Si la loi qui protège le littoral contre le béton varie au gré des influences locales, alors la protection de l’environnement, reconnue pourtant comme une exigence générale de sauvegarde du bien public, sera modulée en fonction de telles influences. De même, si la liberté de conscience et l’égalité des athées et des divers croyants est tenue pour essentielle, il n’est pas légitime qu’un groupe religieux obtienne des privilèges au titre de la « culture locale ». Il faudrait s’aviser ici des dangereuses ambiguïtés propres à la critique récurrente de la « loi jacobine », dont bien souvent le point aveugle est le risque de consécration des féodalités locales. La distinction de la déconcentration, légitime, et de la décentralisation, souvent dangereuse pour la loi commune, est ici essentielle. La doctrine de la subsidiarité, solidaire de l’éloge du « local » et du « terrain », est défendue avec vigueur par l’Église catholique lorsqu’elle cherche à reconquérir des emprises publiques perdues lors de la loi de séparation de l’État et des Églises du 9 décembre 1905. Ce n’est pas un hasard.
10Bref, la plénitude de la liberté de conscience interdit tout privilège accordé à une option spirituelle particulière, et toute monopolisation de la sphère spirituelle par les seules religions, comme elle interdirait tout privilège officiel accordé à l’athéisme. L’idéal laïque associe de façon forte la liberté de conscience, qui implique la promotion de l’autonomie rationnelle des citoyens, leur égalité éthique, juridique et symbolique, et la préservation d’un espace civique commun à tous. D’où sa portée positive universelle. La laïcité n’est pas une option spirituelle parmi d’autres, mais le plan où les options spirituelles apprennent à se transcender pour que puisse advenir un horizon d’universalité.
11Contrairement à César, figure traditionnelle de la domination, Marianne ne se tient pas en surplomb au-dessus des hommes : elle n’est, en réalité, que la forme politique de leur union consentie par adhésion aux principes d’égalité et de liberté, l’expression même de leur souveraineté individuelle et collective. La neutralité confessionnelle de la République n’est donc pas le signe de son hostilité à la religion, mais la marque d’une exigence d’universalité propre à une puissance publique effectivement dévolue à tous les hommes. Elle ne relève d’aucun relativisme éthique ou politique, puisqu’elle assume des valeurs aussi essentielles que la liberté et l’égalité. L’unité du laos, du peuple, en deçà de ses différenciations, est bien la référence décisive de l’émancipation laïque. Et son principe essentiel.
12La République, transcendance tout humaine du bien public par rapport aux intérêts particuliers, appelle sans doute une symbolique propre, et l’hommage d’une figuration sensible, mais elle n’a nul besoin d’une sacralisation dominatrice. Il est donc faux de la dépeindre comme une sorte de puissance tutélaire, et de prétendre qu’elle aurait fait l’objet, au moment de la laïcisation qui lui a donné tout son sens, d’un transfert de sacralité. Double contresens, sur l’État républicain, illégitimement pensé en analogie avec les États de domination traditionnels, et sur la laïcité elle-même, conçue à tort comme le relais d’une religion. Quant aux engagements religieux, s’ils sont vécus avec assez de respect des autres postures spirituelles pour éviter la tentation cléricale et l’intolérance, ils ne doivent plus requérir de soutien du pouvoir politique ni de reconnaissance officielle. De cette manière sont éradiqués les facteurs d’affrontement, anciens et récents, pour cause réelle ou imaginaire d’options spirituelles différentes.
13La laïcité n’est pas simple sécularisation, mais promotion active, par l’instruction publique notamment, de l’autonomie de jugement qui affranchit les hommes de toute tutelle civile ou politique, qu’elle soit religieuse ou idéologique. La concorde qu’elle rend possible est ainsi la plus authentique qui soit, car elle ne repose sur aucune sujétion des consciences, aucune emprise idéologique. Elle joint le généreux pari sur la liberté au souci d’un monde commun aux hommes. Seuls des hommes maîtres d’eux-mêmes et de leurs pensées, pleinement égaux et libres, peuvent donner sens et vie à la fraternité qui les unit sans les lier.
14Tel est le sens de l’idéal laïque. Il est possible d’en mesurer toute la portée dans un monde que déchirent à nouveau les quêtes fébriles d’identité par lesquelles on croit pouvoir compenser la froide mercantilisation de toute chose et la misère moderne qui en est la rançon. Encore faut-il ne pas se tromper de diagnostic sur les causes de ce naufrage du sens, en imputant à la laïcisation ce qui provient d’un déficit de justice et de maîtrise sociale de l’économie. À cet égard, l’idéal laïque est aux antipodes du moralisme où tend à sombrer la politique, comme du conformisme qui fait du capitalisme l’horizon indépassable de notre temps. Il n’a rien à voir avec ce « monde désenchanté » qu’on dépeint trop souvent comme le désert du sens qu’aurait laissé le reflux du religieux dans la sphère privée.
15L’humanisme critique de la pensée laïque libère au contraire la vie spirituelle de toute étroitesse, en se réglant sur l’idée la plus haute de l’accomplissement humain. Mais, pour qu’une telle référence garde un sens qui ne soit pas illusoire, il invite à transformer le monde, lucidement, à partir d’une connaissance des causes de sa détresse et de son injustice. Jaurès le rappelait : seule la République sociale peut accomplir pleinement les promesses de la laïcité. Et la réciproque est sans doute vraie, car la puissance d’agir pour un monde plus juste dépend de la puissance de compréhension lucide.
III – LAÏCITÉ : UNE DÉFINITION DÉLIVRÉE DES POLÉMIQUES
16Lorsqu’un mot, substantif récent mais attesté, recouvre à la fois un principe, un idéal et une configuration juridique, il peut donner lieu à des approches réductrices qui ne retiennent qu’une des dimensions qu’il recouvre. C’est le refus d’une telle réduction qui conduit à élaborer une définition précise du substantif laïcité, trop souvent confondu avec une vague conception de la tolérance, ou réduit à un dispositif juridique minimal de gestion du « pluralisme spirituel », voire du pluralisme religieux, par ceux qui ne font pas droit aux autres options spirituelles que celles qui sont d’inspiration religieuse.
17Visée comme réalité idéale à accomplir, la laïcité prend toutes les dimensions d’une philosophie de l’homme et de l’organisation sociale, d’un modèle juridique fondé sur des principes de droit politique, d’un souci d’émancipation culturelle et intellectuelle, à caractériser par sa fin et par les dispositifs législatifs qui permettent de la réaliser.
18La visée de cette réalité idéale, qui prend valeur de droit, s’est traduite dans l’histoire par des combats laïques, comme il y a eu des combats pour les droits de l’homme ou l’émancipation. Mais on ne saurait confondre les fins visées et les luttes engagées pour les atteindre. Les combats « laïques » n’entrent pas dans la définition de l’idéal laïque, et ne font pas partie de son concept. Ils sont de simples implications historiques d’un effort pour réaliser la laïcité. On ne peut donc pas plus clouer la laïcité comme état de choses idéal aux processus de sa conquête qu’on ne peut clouer les droits de l’homme à la sanglante prise de la Bastille.
19L’élucidation du rapport entre République et laïcité doit donc écarter les approches polémiques, dont le point commun est de laisser entendre que l’idéal laïque n’a rien d’univoque ni de nettement défini, tout en attribuant au concept de laïcité la relativité des conditions historiques de son application. Opération idéologique destinée à suggérer que la laïcité doit se redéfinir, se renégocier, au gré des fluctuations du paysage religieux. Très représentatif également d’une telle volonté de relativisation, le thème de la « guerre des deux France » brouille singulièrement les pistes, en présentant la lutte pour l’émancipation laïque comme un combat contre la religion, alors que nombre d’artisans de la laïcisation étaient eux-mêmes croyants, comme Ferdinand Buisson, et qu’ils ne concevaient évidemment pas les choses ainsi. Opposer la France laïque et la France catholique est donc sans pertinence. Il en est de même du prétendu conflit entre les « blouses grises » (symboles de l’école laïque républicaine) et les « hommes en noir », que l’on invente pour faire croire que l’école sans Dieu est nécessairement une école contre Dieu, alors que la neutralité confessionnelle de l’école enfin émancipée de la tutelle cléricale en 1883 par les lois laïques de Goblet et de Jules Ferry ne vise qu’à rétablir l’universalité du cadre d’accueil des élèves, issus aussi bien de familles athées ou agnostiques que de familles de croyants.
20Laïque ne qualifie donc pas d’abord un mouvement militant, mais un type défini d’ordre juridico-politique et culturel qui lui-même dérive d’une certaine idée des conditions de l’accomplissement humain, individuel et collectif. La définition négative de la laïcité relève d’une démarche polémique, incompatible avec une analyse rigoureuse du sens du principe qui s’énonce en elle. Pour dissiper le contresens le plus courant, il importe de préciser que la laïcité n’a rien d’une conception réactive au regard du religieux, qu’elle libère en un sens de sa dénaturation cléricale. Comme démarche spirituelle dépourvue de volonté d’emprise temporelle, la religion ne pose aucun problème à la laïcité, et n’en rencontre aucun de sa part.
21Risquons une définition synthétique. La laïcité est un principe de droit politique. Elle recouvre un idéal universaliste d’organisation de la cité et le dispositif juridique qui tout à la fois se fonde sur lui et le réalise. Le mot qui désigne le principe, laïcité, fait référence à l’unité du peuple – en grec, le laos – telle qu’elle se comprend dès lors qu’elle se fonde sur trois exigences indissociables : la liberté de conscience, étayée sur une conscience authentiquement libre, car autonome ; l’égalité de tous les citoyens, quelles que soient leurs options spirituelles ; et la visée de l’intérêt général, commun à tous, comme seule raison d’être de l’État.
22Quant au processus de laïcisation, il consiste à affranchir l’ensemble de la sphère publique de toute emprise exercée au nom d’une religion ou d’une idéologie particulière. Il s’agit ainsi de préserver l’espace public du morcellement pluriconfessionnel ou communautariste, afin que tous les hommes puissent à la fois s’y reconnaître et s’y retrouver.
23Par le truchement de l’école laïque, la liberté de conscience et l’égalité reçoivent la garantie fondatrice d’une instruction soucieuse d’émanciper le jugement. La liberté de conscience doit en effet s’enraciner dans une conscience libre, capable de penser par elle-même et d’assumer la responsabilité de ses pensées. Il s’agit pour cela de lui fournir les références culturelles qui l’affranchissent des puissances idéologiques dominantes et de leur emprise médiatique. L’autonomie de jugement et le pari de l’intelligence constituent des valeurs décisives de la laïcité.
24Le souci d’un espace commun aux hommes par-delà leurs différences est compatible avec celles-ci, pourvu que leur régime d’affirmation ne porte pas atteinte à la loi commune, qui rend justement possible leur coexistence et conditionne ainsi la paix. Le « droit à la différence » ne peut être confondu avec la différence des droits.
25La loi de séparation de l’État et des Églises est le dispositif juridique constitutif de la laïcité institutionnelle, car elle seule garantit non seulement la liberté de conscience mais aussi la stricte égalité des divers croyants, des athées et des agnostiques. L’invocation de la culture ou de la tradition, ou de facteurs supposés d’ « identité collective » pour remettre en cause cette égalité en consacrant publiquement une option spirituelle plutôt qu’une autre, serait illégitime. Elle reviendrait à privatiser la sphère publique, tout en faisant violence à la sphère privée de ceux qui ne jouiraient pas d’un tel privilège, dès lors que leur option spirituelle propre aurait un statut inférieur.
26Caractère aconfessionnel de la sphère publique et égalité dans la libre jouissance de la sphère privée sont, en l’occurrence, solidaires. La République laïque, par ailleurs, ne reconnaît pas d’autre sujet de droit que l’individu, seul habilité à choisir ses références spirituelles. Cet individualisme juridique n’implique aucune conception minimale de l’État dans le champ économique et social, où se jouent les conditions matérielles de la liberté. La justice sociale d’un État redistributeur est même le pendant terrestre de l’émancipation laïque. Jaurès, corédacteur avec Aristide Briand de la loi du 9 décembre 1905, y insistait.
27La distinction de la sphère privée et de la sphère publique est décisive, car elle permet de spécifier des lieux et des régimes d’affirmation des « différences » afin de préserver simultanément le libre choix d’une option éthique ou spirituelle, et les espaces publics, ouverts à tous par définition. Cet aspect de la laïcité revêt une importance particulière pour l’espace scolaire. Un tel espace est ouvert à la culture émancipatrice qui met à distance tout particularisme, ne serait-ce que pour mieux le comprendre en le resituant dans un horizon d’universalité, et en susciter ainsi une modalité d’affirmation non fanatique. Sans nier les « différences » ni les disqualifier, l’École laïque délivre de leur emprise par le travail de la pensée, et le décentrement que permet l’étude de l’ailleurs et du lointain. Elle permet donc la conciliation entre la richesse de la diversité humaine et l’universalisme de principe qui prévient toute conception exclusive ou conflictuelle de cette diversité.
IV – CROYANCE RELIGIEUSE ET LAÏCITÉ
28La question se pose de savoir si la laïcité est acceptable d’un point de vue religieux, comme de tout autre point de vue engageant une certaine conception de la vie spirituelle. L’enjeu est décisif : penser les conditions de possibilité d’une communauté politique capable de faire droit simultanément aux légitimes exigences de la conscience religieuse et de la démarche spirituelle qui l’accompagne, aux autres formes de spiritualité comme les humanismes athées, et bien sûr aux nécessités de l’organisation politique. Le souci d’un monde commun à tous, compris dans son unité, doit alors être assumé de telle façon que les tenants des différentes options spirituelles se respectent mutuellement dans leur liberté de croire et de penser. Le respect s’adresse alors à la personne et pas nécessairement au contenu de ses croyances, qui doit pouvoir faire l’objet d’une libre discussion, voire d’une critique vive ou d’une satire. C’est un certain statut de la croyance qui est ici en jeu. Respecter les croyants, en leur liberté de croire, ce n’est pas nécessairement respecter leurs croyances, sauf si l’on entend rétablir la censure qui conduisit Diderot à la Bastille, au nom du « religieusement correct ». De même, respecter la liberté de dérision et de provocation des écrivains, cela ne veut pas dire respecter le contenu de leurs propos. Ceux-ci peuvent en effet être scandaleux, sans pour autant requérir l’action de la justice. C’est pourquoi il n’est pas juste d’accuser de racisme un écrivain qui tient des propos très hostiles contre l’islam, comme le fit récemment Houellebecq. On confond en effet, alors, la croyance et les croyants qui se reconnaissent en elle, alors que le respect dû aux seconds en tant qu’hommes n’implique nullement le respect de la première, sauf à instaurer un délit d’opinion et à restreindre la liberté de critique. On confond dans le même temps la religion et la globalité d’un peuple que l’on définit implicitement par elle, alors qu’une telle « identité collective », si elle existait, serait difficilement conciliable avec la liberté des individus qui forment ce peuple de se reconnaître ou non dans une telle religion.
29Quant à la soif de reconnaissance de ce qu’on est du point de vue religieux, elle a alors pour limite la légitimation de la même reconnaissance pour tous : athées, agnostiques et divers croyants. Or deux figures de cette égalité peuvent être imaginées : la juxtaposition communautariste, et l’intégration laïque dans un cadre commun à tous.
30La première figure ne satisfait pas à l’exigence de fondation d’un monde commun à tous, puisqu’elle consacre une sorte d’apartheid, d’enfermement dans la différence ; elle ne permet pas non plus de résoudre les graves problèmes qui peuvent surgir entre les tenants des différentes communautés dès lors qu’aucun protocole ne règle leurs rapports. Enfin, elle ferme l’horizon d’universalité vers lequel toute communauté peut faire signe dès lors qu’elle fonde son unité sur des principes de droit capables de promouvoir d’un même mouvement l’égalité et la liberté. Les affrontements interreligieux en Inde, entre musulmans et hindous, et en Irlande du Nord, entre catholiques et protestants, nous instruisent suffisamment du danger d’un tel communautarisme.
31La seconde figure est celle de l’État laïque, dont l’affirmation est clairement séparée de toute religion institutionnelle. Cette séparation ne rend nullement la chose politique incompatible avec la foi religieuse, puisqu’elle réalise effectivement l’universalité de vocation de la communauté politique, en la concevant comme la condition de possibilité de la libre affirmation des démarches spirituelles, que celles-ci soient de nature religieuse ou non. Séparation ne veut pas dire opposition, mais distinction des registres. Penseur et croyant, le philosophe Hegel parvient à faire coïncider sa foi religieuse et une conviction de type laïque, faisant droit à la possibilité pour d’autres hommes de concevoir tout différemment leur vie spirituelle, et posant même cette égale liberté comme la seule médiation digne de l’absolu qu’il entend atteindre par la pensée mais aussi par la foi. C’est dire que l’absolu n’advient que par la pluralité effective, se cultivant dans la libre communication au sein de l’espace civique. Mais la condition en est que cet espace civique assume clairement son caractère aconfessionnel : l’ensemble des dispositions qui l’organisent doit éviter tout privilège non seulement d’une religion mais aussi de la forme religieuse de la conviction. L’intériorité de la foi ou de la conviction entrant en dialogue n’est ainsi relayée ni soutenue par aucun privilège temporel extérieur, et la conviction de Hegel est qu’en cela le mode d’affirmation de la religion est strictement conforme à la liberté d’esprit et de conscience dont elle est indissociable (cf. sur ce point Principes de la philosophie du droit, § 270). Une autre raison de fond vaut d’ailleurs pour Hegel : l’expression religieuse de l’absolu opère par représentation concrète et par sentiment, et en la matière nulle unanimité ne peut être décrétée arbitrairement ni suscitée par une démonstration rationnelle. Dans le premier cas, il y aurait illégitimité d’une violence faite à la conscience ; dans le second, la spécificité de la croyance religieuse serait méconnue. L’État doit donc se soucier non d’imposer une croyance, mais de promouvoir la connaissance rationnelle. Il vise l’absolu que représente le libre développement du pluralisme des convictions, présence en acte de la vie spirituelle de l’humanité. Hegel pense donc avec rigueur l’État laïque, tout en se souciant de l’affirmation bien comprise du religieux.
V – CONCLUSION : L’ACTUALITÉ DE L’IDÉAL LAÏQUE
32La laïcité réside dans l’affirmation simultanée de trois valeurs qui sont aussi des principes d’organisation politique : la liberté de conscience fondée sur l’autonomie de la personne et de sa sphère privée, la pleine égalité des hommes quelles que soient leurs options spirituelles (qu’ils soient athées, agnostiques ou croyants) et le souci d’universalité de la sphère publique, la loi commune ne devant promouvoir que ce qui est conforme à l’intérêt de tous. Cette universalité est prise en charge de deux façons simultanées, qui sont comme le recto et le verso d’une même exigence : d’une part, la neutralité confessionnelle, sous la forme radicale du caractère rigoureusement aconfessionnel de la sphère publique ; d’autre part, la promotion active de l’intérêt général, et des valeurs universelles qui en relèvent comme des biens qui le réalisent : l’instruction publique et l’éducation à la liberté qu’elle permet, les services publics, entre autres, remplissent le cahier des charges de l’État laïque. La dimension négative qu’exprime le caractère non confessionnel est donc intimement liée à la dimension positive d’une République soucieuse de n’affirmer que ce qui est commun à tous. Et ce bien commun, par définition, tend à élever chacun au meilleur de lui-même en le rendant maître de ses pensées, de son éthique de vie, de ses convictions spirituelles.
33La puissance d’intégration de la République laïque réside dans le fait qu’elle n’est solidaire d’aucune tradition particulière : c’est en effet par mise à distance du poids d’une tradition théologico-politique qu’a opéré la laïcisation. Pour mémoire, on peut rappeler certaines des conquêtes de l’émancipation laïque, accomplies à rebours de la tradition religieuse occidentale : outre la fin du credo obligatoire et des discriminations en fonction des options spirituelles, entre autres, la libération de la recherche scientifique, l’émancipation de l’école publique à l’égard de la tutelle religieuse, l’abolition juridique de la notion machiste de chef de famille, (livret de mariage laïcisé en 1983), l’émancipation de la sexualité par rapport à sa réduction judéo-chrétienne à la procréation (luttes pour la dépénalisation de l’IVG et la diffusion des contraceptifs), la dépénalisation de l’homosexualité, la diversification des modèles d’accomplissement (union libre, PACS, etc.).
34La laïcité n’est donc pas le produit d’une culture comprise au sens ethnographique, mais, si l’on veut, le produit de la culture, comprise comme processus de dépassement et de distance à soi de la tradition. Elle échappe ainsi à tout soupçon d’ethnocentrisme, et doit être distinguée des entreprises historiques qui ont pu se réclamer d’elle, voire tenter de se légitimer par référence aux idéaux qui la fondent. C’est ainsi que Jules Ferry, le laïcisateur de l’école en 1883, fut aussi le colonisateur du Tonkin. Mais il serait pour le moins spécieux d’en inférer que l’idée laïque est solidaire du colonialisme... Il n’y a en effet aucun lien objectif de causalité ou d’implication entre les deux faits, même si dans la personnalité politique de Jules Ferry ils ont pu faire système subjectivement.
35La laïcité n’a rien d’un relativisme sceptique tenant la balance égale entre toutes les valeurs : simplement, elle veille à ce que l’universalité de celles-ci les rende en droit incontestables, même si, en fait, cette universalité peut déranger toute entreprise d’enfermement dans la différence ou d’assujettissement obscurantiste à la tyrannie d’un groupe, comme on le voit dans le cas du communautarisme fondamentaliste, qui remplit les « droits culturels » collectifs dont il se prévaut à mesure qu’il vide de sa substance le libre-arbitre des individus condamnés à lui faire allégeance.
36Par la refondation laïque de l’ordre politique, ce n’est pas une tradition qui cherche à en dominer une autre, mais un ensemble de principes de droit qui met à distance toute tradition : conquise en France contre la tradition de domination théologico-politique du cléricalisme catholique, la laïcité n’a rien à voir avec une quelconque imposition de spécificités culturelles. Elle n’est ni une coutume, ni une croyance particulière, ni encore un « fait de civilisation » : elle résulte bien plutôt, on l’a vu, d’une prise de recul par rapport à ces éléments. Certes, l’histoire a laissé des traces : il y a plus de clochers d’église que de minarets en France. Mais l’avènement de principes de justice ne consiste pas à raturer l’histoire : il requiert que désormais – car nulle refondation juridique n’est rétroactive – les bénéficiaires d’une telle tradition ne fassent plus l’objet d’aucun privilège.
37C’est bien la refondation laïque de la République qui lui donne sa puissance d’intégration. Certes, l’injustice sociale et les nouvelles figures de la misère moderne, ou d’un productivisme déshumanisant, qu’engendre la mondialisation capitaliste, peuvent brouiller, voire compromettre, cette intégration. Mais un tel constat requiert qu’on ne se trompe pas de diagnostic, ni de lutte. Ce n’est pas la laïcité qui engendre le naufrage du sens, mais la mondialisation ultralibérale. Adjoindre à celle-ci le supplément d’âme d’une approche simplement caritative et appeler la religion à la rescousse peut dès lors sembler vain, ou dérisoire, quelle que soit la pureté des intentions. Simone Weil, chrétienne, rappelait peu avant de mourir qu’elle ne voulait pas d’une religion de simple compensation. La lutte historique contre les causes de l’injustice sociale, et non seulement contre leurs effets, allait de pair, selon elle, avec une telle profession de foi. La conviction défendue par Jaurès, et rappelée plus haut, est donc plus actuelle que jamais : laïcité et conception sociale de l’économie sont solidaires.