Cités 2004/2 n° 18

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Article de revue

Vers le familialisme global.

La famille mondiale après l'État-nation

Pages 27 à 39

Notes

  • [1]
    S. Huntington, « Le nouvel âge de la politique globale », in Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, p. 15-42.
  • [2]
    T. Hobbes, Leviathan, London, Penguin Books, 1985. Cf. le premier chapitre destiné à décrire la nature de l’homme (« Of Man », p. 85-222).
  • [3]
    Expression de Cornélius Castoriadis (L’institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975).
  • [4]
    Nous n’admettons pas la distinction entre la perception, qui se constituerait synthétiquement, et la sensation brute, contact direct avec la matière, qui existerait sans synthèse imaginaire, sans traitement cognitif.
  • [5]
    Auguste Comte n’avait-t-il pas déjà vu en son temps, critiquant Spencer, que le marché présenté comme lieu d’expression de la liberté, de sélection de la perfection biologique et sociale – on dirait, aujourd’hui : de la rentabilité ! – n’est qu’une abstraction législatrice ? Car de marché pur (où règne une concurrence pure et parfaite) – lieu où les volontés se déterminent « librement » par une mystérieuse et juste conjonction – il n’en existe aucun dans la brute réalité. Il n’existe que des espaces régulés par des agents plus ou moins bien placés dans le jeu social en fonction de leur savoir-faire (connaissance pratique du système, degré d’incorporation des règles qui font d’eux des agents plus ou moins doués) et de leur héritage (capital symbolique et matériel disponibles).
  • [6]
    Cette distinction Anglo-Saxons/Latins relève déjà de l’institution imaginaire de la société.
  • [7]
    Wasp : White anglo-saxon protestant.
  • [8]
    M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964.
  • [9]
    Les multinationales des pays surindustrialisés investissent dans le Tiers Monde, sans pour autant permettre son autonomisation. Ce sont souvent des investissements, pour ainsi dire, de dépendance.
  • [10]
    E. Kant, Projet de paix universelle, Paris, Flammarion, 1991.
  • [11]
    La distinction « civilisation adulte » et « civilisations enfants » est consubstantielle de l’humanisme européen, lui-même issu de l’évolution dialectique du christianisme occidental (R. Liogier, « Devenir de la légitimité chrétienne : le christianisme face au schizo-humanisme », in B. Chélini-Pont, R. Liogier, Géopolitique du christianisme, Paris, Ellipses, 2003).
  • [12]
    Comme tout parent possible : la psychanalyse névrotise toute relation possible par l’enferment théorique des désirs dans le modèle d’une relation perverse parents-enfants indépassable.
  • [13]
    G. Deleuze, F. Guattari, L’anti-Œdipe, capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1972-1973.
  • [14]
    Op. cit., p. 321.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    La modernité n’est pas une simple conception particulière du monde mais proprement l’époque des conceptions du monde, ainsi que l’a vu astucieusement Heidegger (« L’époque des conceptions du monde », in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 99-146), moment où la conception du monde n’est pas seulement vécue mais réfléchie comme modernité, ce qui permet à cette modernité de réfléchir, de nommer, de jauger et de mesurer sur une échelle graduée (la modernité est l’époque de la « mesure ») ce qui lui est « inférieur » : cultures, peuples, idées.
  • [17]
    On sait l’influence de Karl Haushofer, ancêtre majeur de la géopolitique, sur l’imaginaire territorial nazi.
  • [18]
    B. Badie, « Le jeu triangulaire », in P. Birnbaum, Sociologie des nationalismes, Paris, PUF, 1997, p. 447-462.
  • [19]
    N. Chomsky, What Uncle Sam really wants, Tucson, Odonian Press, 1992.
  • [20]
    Sur les nouveaux enjeux du contrôle des frontières, Catherine Withol de Wenden (Faut-il ouvrir les frontières ?, Paris, Presses de Sciences Po, 1999).
  • [21]
    Alors que Coca-Cola, symbole américain, est fustigé, un « coca-cola alternatif » halal est commercialisé, dont une partie des produits financiers de la vente servirait à la « cause » palestinienne.
  • [22]
    À travers la « cause » tibétaine – dont la légitimité est surtout due à la sensibilité des « peuples adultes » pour le bouddhisme – se configure une sorte de « Tibet fictif mondialisé » dont les Occidentaux proches du bouddhisme sont les citoyens imaginaires. Ce Tibet repose sur des réseaux, des idéologies et des stratégies qui composent une géopolitique transnationale (cf. notre ouvrage, Le bouddhisme mondialisé, Paris, Ellipses, 2003).
  • [23]
    À l’échelle d’un État, la gouvernance peut être une tendance ou même une méthode valorisant la négociation avec une multiplicité d’agents, mais les décideurs sont assez clairement et juridiquement déterminés. Dans le cas de la société mondiale, le pouvoir de décider est disséminé et non prédéterminé clairement et juridiquement.
  • [24]
    L’ « opinion publique » n’étant qu’un fantasme structurant, image médiatisée par des groupes spécialisés : les artistes engagés, les syndicalistes défenseurs de la « nature » et de l’ « authenticité » tels que José Bové, ou les intellectuels « progressistes » cœur de la polarité européanisée-psychanalysante, ou par des hommes d’affaires, écrivains plus « libéraux » cœur de la polarité américaine-parentale ; que ces médiateurs idéologiques soient légalement américains n’importe pas : nous parlons ici de pôles imaginaires.
  • [25]
    Expression maintenant classique (A. Colonomos (dir.), Sociologie des réseaux transnationaux. Communauté, entreprises et individus : lien social et système international, Paris, L’Harmattan, 1995).
  • [26]
    « Dans son équivoque politique, la formation de communautés culturelles imaginées a été une manifestation idéologique privilégiée de la globalisation depuis le XIXe siècle. En affirmant la différence irréductible des identités ethniques ou nationales et des civilisations, le culturalisme contribue bizarrement à l’unité dialectique du monde. Il a par exemple été le filtre qui a tamisé la diffusion de la technologie industrielle, le modèle scolaire occidental, l’organisation étatique et bureaucratique, les schémas ecclésiaux chrétiens, les principes de l’économie capitaliste » (J.-P. Bayart, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 53). Cette corrélation n’a plus rien de bizarre à l’aune de la compression cognitive familialiste.
  • [27]
    J. Lévy, Le Monde pour cité, Paris, Hachette, 1996.

L’ÉTAT-NATION, ESPACE TRANSITOIRE DU CAPITALISME

1Pour nombre d’observateurs, les logiques territoriales propres à l’État-nation sont aujourd’hui dissoutes au profit de logiques civilisationnelles pour certains, dont Samuel Huntington. Pour d’autres, tel que Bertrand Badie, les rationalités différenciées – stato-nationales, économiques, financières, identitaires – se mêleraient à des entreprises de coopération, d’autonomisation, de diplomatie humanitaire, conduites par une multiplicité d’acteurs allant des États, des ONG, des sociétés multinationales, jusqu’aux opérateurs individuels tels que peuvent l’être un homme d’affaires ou un journaliste. Les progrès fulgurants des techniques de communication et de transport rendraient les frontières territoriales inopérantes : il ne serait plus possible de contrôler efficacement et unilatéralement les flux matériels, humains et informationnels. Le monopole de la violence physique ne pourrait plus être, ainsi que le pensait Max Weber, la garantie d’une unité politique, celle de l’État, de même que la sécurité sur son territoire ne pourrait s’obtenir, ainsi que le pensait Thomas Hobbes, par l’enfermement national.

2N’a-t-on pas tué trop vite Weber et Hobbes ? N’assistons-nous pas, en effet, à l’ultime victoire des logiques territoriales, supports matériellement et psychiquement nécessaires à l’expansion du capitalisme ? Et si l’État-nation se révélait n’être qu’un espace transitoire, peau passagère aujourd’hui de plus en plus desséchée – bref, simple chrysalide d’un capitalisme progressivement métamorphosée en Humanité-globale, forme optimale de son déploiement ? Que l’État dépérisse, certes !, mais nullement les logiques territoriales qui sont plus fondamentales que lui. Désétatisation et dénationalisation du pouvoir ne riment pas, à l’inverse de l’opinion commune, avec déterritorialisation. Mais qu’est-ce, au juste, un « territoire » ?

3L’abolition technique des effets de distance, la promotion de l’immédiateté dans la transmission d’informations n’ont pas annulé les territoires mais ont participé à leur cristallisation en espaces psychosociaux – les fameuses « identités » – plus irréductibles que les simples circonscriptions physiques, configurant, à partir de bases géographiques de plus en plus floues, des distances mentales, économiques et culturelles insurmontables. Ces nouvelles distances, établissant ces nouveaux espaces, sont plus ou moins bien maîtrisées par les agents qui dominent le champ social mondial. La géo-politique, loin d’être abolie par les rapports transnationaux, évolue vers une géopolitique proprement transnationale, support du nouvel essor du capitalisme passant de sa phase inter-nationale à sa phase mondiale.

LA GLOBALISATION : NOUVELLE PHASE DU MÊME MONDE

4L’Amérique est devenue au cours des dernières décennies un de ces espaces complexes... et de complexes (psychanalytiquement), territoire fantasmé incontournable de la géopolitique transnationale ou de la « politique globale » [1]. Qu’entendons-nous par « territoire fantasmé » ? Le territoire, avant d’être physique, est objet libidinal. L’obsession d’agrandissement spatial, propre à la plus lointaine humanité, procède de mécanismes psychiques individuels et collectifs déjà décrits par Hobbes [2] : les hommes sont livrés à leurs appétits et aversions. Cette tension perpétuelle les porte à empiéter sur le domaine d’autrui. La politique n’est que le nom donné à la gestion collective de cette tension entre désir et frustration : tension interindividuelle invivable sans une prise en charge collective, sans la décompensation des désirs égotiques à travers des contraintes et objectifs communs.

5Les représentations collectives – culturelles, religieuses, modernes ou traditionnelles, qu’elles soient apparemment absurdes ou raisonnables, plus ou moins conscientes – encadrent et contiennent les pulsions en fabriquant des contraintes et des objectifs communs. Elles raffinent les énergies brutes en trompant en quelque sorte l’attention égoïste à travers des jeux de leurres, images effrayantes ou attrayantes, croyances, espoirs et craintes, qui jouent de ces mêmes appétits tout en les dirigeant. Cette gestion s’opère différemment suivant les époques en fonction des contextes techniques, des niveaux d’éducation, des ressources matérielles disponibles, etc. Marx parlait de modes de production correspondant à des phases de développement historique des forces productives. Au même titre que la Cité-État, le système féodal, l’État-nation, qui furent des échelles d’administration de cette tension, notre époque a ses propres échelles avec ses propres représentations, constitutives d’une institution imaginaire [3]. Le libéralisme politique et économique – qui s’est manifesté dès le XIXe siècle par l’expansion du capital triomphalement érigé en valeur sociale à travers une idéologie appelée capitalisme – est un mode de gestion particulier de cette tension libidinale. Contrairement à ce que croyait Marx, les forces productives sont avant tout des forces désirantes, et les modes de production, comme le mode de production capitaliste, gèrent un certain développement des forces désirantes. Le système capitaliste relève ainsi, en son cœur, d’un certain rapport de forces désirantes.

6Les désirs sont structurés par l’imaginaire, ce qui empêche de distinguer clairement une infrastructure matérielle d’une superstructure idéologique, épiderme dont l’on pourrait se débarrasser. Le réel est avant tout fantasme, d’abord parce qu’il doit être perçu, fixé en images, pour exister. La sensation, le touché, n’est jamais neutre mais synthèse imaginaire [4]. La sensation est déjà, toujours, sélection de sensations, c’est-à-dire perspective, visée, objectif. Personne ne perçoit un objet sous le même angle, sous la même lumière, sous une unique perspective, même si se construisent et se stabilisent, évidemment, des consensus cognitifs, cadres imaginaires partagés qui rendent la vie sociale possible – ce que l’on pourrait appeler un paradigme, grille de lecture générale dominant une époque, une culture, un groupe. L’idéologie n’est par conséquent pas seulement un ensemble d’idées, aliénantes ou non, mais une grille de lecture relativement consensuelle de ce qui se présente à nous – autrement dit, du réel. La « démocratie », par exemple, est une grille de lecture de la réalité avant d’être un système politico-juridique défini. Le « capitalisme » est lui aussi une synthèse cognitive avant d’être un système économique matériel. C’est ce consensus, ou paradigme dominant, qui n’a pas changé, pour l’essentiel, depuis le XIXe siècle.

7Les événements du 11 septembre n’en révèlent aucun bouleversement radical, contrairement à ce que proclament certains millénaristes : effondrement foudroyant d’un ordre ancien remplacé par l’abominable désordre d’une société mondiale anomique ! Ces constats apocalyptiques résultent le plus souvent d’un déni de perspective historique. Lorsque les critères d’une réalité ne sont pas encore révélés dans leur étendue, nos grilles cognitives ne comprennent pas encore les régulations qui leur correspondent, ce qui peut faire un peu hâtivement augurer une dérégulation. Les nouvelles couleurs, ou la trop forte accentuation des contrastes, ne sont pas sensibles à une vision encore inaccoutumée. Nos yeux sont éblouis ou même agressés par des intensités émergentes. Avec un léger recul devant ces perspectives apparemment vertigineuses, nous réalisons que ces événements violents ne signent pas la fin d’un monde ancestral, mais l’approche d’une nouvelle phase du même univers capitaliste dit libéral – « libéral » : qui fait de la « liberté » une évidence, idée irréfléchie et par conséquent indiscutable, comme le fond nécessaire de la peinture sociale, dont le « marché » figure l’espace idéal [5] – phase qui est déjà depuis plus d’un siècle en gestation, et que certains nomment globalisation, plutôt les Anglo-Saxons, et d’autres mondialisation, plutôt les Latins [6].

LA FAMILLE MONDIALE ENTRE PATERNALISME ET INFANTILISATION

8L’Amérique, puissance militaire et économique, devient la puissance symbolique majeure de l’administration libidinale capitaliste planétaire, institution imaginaire de la « société globale » émergente. La Maison-Blanche – foyer central autour duquel se retrouvent les membres de la famille mondiale, qu’ils se haïssent, s’imitent, s’admirent ou se rejettent – se représente d’ailleurs sa propre politique étrangère comme la seule « politique globale » légitime ; image nourrie en négatif ou en positif par le reste du monde qui se représente la politique américaine comme la « politique globale » qu’il faut combattre, pour certains, ou qu’il faut soutenir, pour d’autres. Revenons en arrière : les valeurs américaines, unifiées par le puritanisme wasp [7], ont entretenu une morale universelle. L’imaginaire protestant a alimenté le rêve de la nouvelle frontière, au cœur de la dynamique du jeune capitalisme américain, ainsi que le remarqua Weber [8]. La fiction religieuse croise les stratégies concrètes : chacun disposerait, de toute éternité, d’un capital – potentiel, qui peut être intellectuel, culturel, physique, bien que sa forme la plus manifeste soit financière – qu’il investit « librement » afin d’en retirer les fruits qui surgissent comme la preuve immanente d’une grâce transcendante. Mais l’Individu n’est que le prince consort de cette machinerie : le paravent de la volonté « libre » et « contractante » protège pudiquement la structure nodale du capitalisme, le milieu familial, lieu sacré, secret, de tous les investissements possibles.

9Depuis Christophe Colomb, le Nouveau Monde a été familialisé par le capitalisme. Dans sa phase industrielle, il a d’ailleurs consacré l’entrepreneur pourvu de « son » entreprise, fruit mérité de sa « libre » initiative, aboutissant au modèle de la Silicon Valley : l’entreprise elle-même est une famille, les employés sont des enfants et le patron un bon père de famille. Paternalisme encore ! L’individualisme n’est que le prétexte du capitalisme – qui familialise en réalité tout ce qu’il touche, fixant des communautés, des familles de désirs prévisibles, et ainsi de consommateurs eux-mêmes prévisibles, permettant de standardiser, de planifier, de spéculer rationnellement (c’est-à-dire sans surprise). L’Amérique, sanctuaire du self-made-man, ne rêve au fond que de familles ; il suffit de regarder, pour s’en convaincre, quelques séries télévisées de Dallas à Dynastie, en passant par Les feux de l’amour, contes exemplaires de familles d’élite, ou dans un autre genre La petite maison dans la prairie, histoire édifiante d’une pauvre famille méritante. Le capitalisme a horreur du nomade, sans terre fixée, de l’individu dont on ne peut prévoir les désirs et donc les actes, y compris les actes de production et de consommation.

10La « politique globale », c’est l’extension planétaire de la société familialisée, avec les parents (les États-Unis), les mauvais enfants turbulents et les bons enfants méritants qui glorifient la Loi paternelle et n’empiètent pas sur le territoire maternel. Au paternalisme/maternalisme américain répond l’infantilisation d’une bonne partie de l’humanité, réduite à un Tiers Monde sous-développé. Le terme « développé » renvoie à la distinction entre l’enfant ou l’adolescent, mineur-non-encore-développé physiquement, intellectuellement, et le majeur, adulte pleinement développé qui prend en charge la croissance de « ses » enfants. Les plus mauvais enfants se sentent compulsivement poussés à la transgression : viol du territoire de la mère et meurtre du Père. Les attentats du 11 septembre manifestent cette transgression résultant de l’œdipianisation des relations transnationales. Il n’y a plus, en effet, de relations purement inter-nationales. Un agent terroriste, une association telle qu’Al Qaïda par exemple, se servira d’un territoire national (l’Afghanistan) afin d’entraîner ses soldats. La guerre ne se résume plus à un face-à-face entre nations mais à un jeu complexe mêlant des États, des associations terroristes, des consortiums médiatiques, des opérateurs économiques indépendants, et un agent presque fantomatique, mais néanmoins déterminant, « l’opinion publique ». Ces agents disposent de ressources et subissent des contraintes relatives à leurs positions respectives dans un champ social mondial œdipianisé.

11Les activités de ces opérateurs transnationaux ne sont pas compréhensibles en dehors d’un tel complexe, au sens systémique comme psychanalytique : les habitants des marges infantilisées moyen-orientales et musulmanes désirent l’Amérique, le dollar, et peut-être aussi l’amour de ce Père mécontent, tout en se percevant rejetés dans les limbes, même si parfois ils sont aidés financièrement comme on laisse par pitié un sou dans les mains suppliantes d’un gamin errant. Le Tiers Monde est enfermé dans ce familialisme mondial qui territorialise, c’est-à-dire fixe et contient sa libido. La famille enferme l’imaginaire, orientant les désirs de ses membres. D’ailleurs, lorsqu’un pays-enfant dispose de suffisamment de richesses pour imposer théoriquement sa propre loi, du moins à l’intérieur de ses terres, il n’en deviendra pas pour autant réellement indépendant : les dirigeants arabes enrichis par la manne pétrolière n’utilisent pas leur pouvoir financier pour se déferrer du familialisme, mais placent leur argent en Suisse, aux Bahamas, aux États-Unis, hauts lieux et filiales du centre adulte. Et ce n’est pas parce que ces placements rapportent plus ! Investir dans le Tiers Monde serait à moyen terme plus rémunérateur, ne serait-ce que parce que tout y reste à faire (ce qu’ont mieux compris les multinationales dirigées par les adultes-dominants [9]). L’enfant échoue toujours à prouver au père qu’il existe sans lui, avec ses propres valeurs, son histoire, son « argent » – bref, qu’il est adulte. Il vit sa servilité en exhibant, parfois violemment, une indépendance illusoire faite de coups d’éclats allant jusqu’au meurtre. Mais il reste enfant, incapable de gagner sa vie, de tirer son propre pétrole de sa propre terre. L’adulte rémunère l’enfant, entretenant financièrement et moralement sa dépendance, pour légitimer sa place dominante d’adulte.

LA TRIANGULATION œDIPIENNE DU JEU MONDIAL

12Dans la continuité des Lumières, l’universalisme américain promeut moins une famille humaine fraternelle et égalitaire, qu’une relation inégalitaire parents-enfants. Le rêve cosmopolitique de paix perpétuelle d’un Kant [10] n’est qu’un voile onirique, base idéologique d’une morale infériorisante. Le fantasme de fraternité issu de l’européanité ne pouvait que déboucher sur l’infantilisation du monde – à travers la prétention à être parvenu, avant les « autres », à l’âge adulte de la civilisation [11] – et fatalement à des relations familiales planétarisées, assorties du fameux complexe d’Œdipe, fascination infantile pour les parents : désirs/rejets, haine/passion. Le désir mimétique de posséder les attributs de l’Autre, Sujet-objet inaccessible, de ressembler à l’Europe d’abord, aujourd’hui à l’Amérique tout en la haïssant – le désir inavoué de ressembler aux parents étant compatible avec le refus obstiné de leur influence –, peut, au point ultime de fascination/frustration, déboucher sur le meurtre : l’être infantilisé tente, dans un ultime effort, de se substituer physiquement à l’adulte.

13Ce complexe d’Œdipe n’existe pas en lui-même mais résulte de la fixation des désirs dans une sphère familiale. La politique internationale s’appuie sur cette réduction psychique : la grande famille de la démocratie libérale, avec ses adultes et ses enfants. Deux catégories d’adultes se côtoient : l’Amérique construite comme pôle parental, et l’Europe comme pôle psychanalytique. L’Europe est devenue – après avoir été la polarité parentale – l’instance psychanalytique, passant parents et enfants sur le divan, exorcisant sa propre culpabilité d’avoir été parent indigne [12] – comme tout parent ! – à travers son histoire coloniale. L’idéologie des droits de l’homme est ainsi devenue le manuel du psychanalyste global. Les énergies des peuples sont contenues dans cet étouffant foyer. L’Europe droit-de-l’hommiste et humanitariste ne libère pas – à l’instar du psychanalyste pour ses patients – mais produit l’accablante dialectique parent-enfant. L’idéologie développementaliste reproduit ainsi la logique de colonisation, distinguant les territoires développés-majeurs et sous-développés-mineurs qui ont besoin d’être aidés, c’est-à-dire dirigés dans leur développement – autrement dit encore, dans leur « croissance » vers la maturité. Cette représentation de la maturité démocratique et libérale opposée à l’immaturité du Tiers Monde replie la société mondiale dans une rapport œdipien indépassable.

CAPITALISME ET RE-TERRITORIALISATION GLOBALE DES DÉSIRS

14L’Amérique capte l’imaginaire planétaire, s’approprie les terres mentales, objet suprême de désir et de répulsion, sans être le nœud du problème. C’est l’Europe qui ramène toutes les volontés brutes sur le divan, niant tout rapport autre qu’infantile. Deleuze brosse un portrait inattendu de la psychanalyse [13] : nullement thérapie libératrice ou discours critique de l’aliénation bourgeoise, mais bien plutôt son stade le plus raffiné. Le capitalisme sacralise la liberté individuelle mais s’appuie en réalité sur « la fiction impérative de la famille ». La société bourgeoise, corps vivant du capitalisme, se reproduit par l’institution familiale. Contrairement aux apparences, dans l’univers féodal avec ses dynasties à travers lesquelles se transmettent les rangs, les titres, les charges et les terres, « (...) la position familiale est seulement un stimulus pour l’investissement du champ social par le désir : les images familiales ne fonctionnent qu’en s’ouvrant sur des images sociales auxquelles elles s’accouplent ou s’affrontent au cours de luttes et de compromis » [14]. Dans le monde bourgeois, en revanche, « la famille est devenue le lieu de rétention de toutes les déterminations sociales » [15]. Le complexe d’Œdipe est au cœur du dispositif qui permet à la psychanalyse de territorialiser les énergies humaines dans le carcan familial. Le psychanalyste, prétendant délier les désirs, les circonscrit en fait à une relation de dépendance-frustration Parents/Enfants, tout en s’imposant lui-même comme ultime Loi morale. À la différence de la transcendance traditionnelle qui peut violenter ou récompenser, mais sans calcul, la psychanalyse se monnaye à chaque entrevue. Le psychanalyste est le prêtre du capitalisme, le « précepteur d’argent » qui négocie sa transcendance comme un investissement financier.

15Le colon européen a œdipianisé les peuples, fixant les indigènes autour d’une cellule familiale, axe métabolique du capitalisme. La double polarité d’une dynamique se dresse ainsi – culpabilité-déculpabilisation, méritants versus déméritants, travailleurs versus oisifs, sains versus névrosés, paresseux versus industrieux – qui est le liant de la pâte familiale, constituant à la fois le pain bénit de la psychanalyse et l’idéologie intime du capitalisme.

LA COLONISATION : ENTREPRISE DE SéDENTARISATION « FAMILIALISTE »

16La colonisation n’est pas une conquête classique, consistant à s’approprier les richesses d’autres peuples et à revenir fier et vainqueur avec le butin. Il s’agit moins de s’approprier les richesses déjà existantes que de créer des conditions particulières de production. La colonisation est une entreprise industrielle de transformation : moderniser des cultures « irrationnelles », « paresseuses », c’est-à-dire éduquer des peuples enfants [16]. Le monde, dès lors, s’organise géopolitiquement et économiquement – autrement dit, en cercles concentriques spécialisés : centre européen (administration, comptabilité, direction, spéculation) - périphérie planétaire (comptoir commercial, champ de culture, mines, puits de pétrole ou de gaz).

17Dans la colonisation, l’Autre (simple matière humaine) doit être transformé, rendu plus sophistiqué dans les usines de la modernité. Stade industriel de la conquête dans lequel le capitalisme ébauche la phase mondiale qui se parachève aujourd’hui. L’Autre (le colonisé) s’abîme alors dans l’image du colonisateur, ce Dr Frankenstein qui le modèle à sa guise. L’humanité se scinde entre des enfants ratés, produits monstrueux (le Tiers Monde non démocratique, sauvageons incultes), et les enfants réussis, artifax sophistiqués (le Tiers Monde démocratisé, constitutionalisé, enfants sages et obéissants). De cette infantilisation surgit le complexe d’Œdipe et, corrélativement, l’envie de renverser le Père, l’Europe jadis, aujourd’hui l’Amérique avec sa puissance brute et pénétrante, dont on prétend refuser – seule réaction possible – les commandements culturels. Dans une société non moderne, dénommée péjorativement primitive ou plus respectueusement traditionnelle, la conquête détruit, intègre à un empire, réduit en esclavage, mais ne transforme pas, n’industrialise pas, n’éduque pas, ne cherche pas à amener à soi, au fond ne jauge pas cet autrui. L’Occident « libre », avec sa tête parentale américaine, veut libérer et non pas conquérir, il veut intégrer dans son marché : la gigantesque cour de son école. L’Amérique est le cœur d’une machinerie morale. Toute lutte de l’enfant ne peut être que celle – à côté des enfants du Tiers Monde sage et pacifié – des sauvages musulmans ou autres barbares campés sur l’axe du Mal. Le rêve secret de l’enfance assujettie est forcément de détraquer la machine.

18L’avènement de la géopolitique est symptomatique de la territorialisation de l’humanité. Penser géopolitiquement – y compris en réinterprétant anachroniquement le passé à l’aune de ces vues concentriques, ainsi que le fit Fernand Braudel avec ce qu’il appelait « économie-monde », centres adultes et espaces périphériques dépendants-infantiles –, c’est déjà accréditer la logique familialisée du capitalisme moderne. Les pères de la géopolitique légitiment la politique étrangère comme politique coloniale, à l’instar de Mackinder pour l’Angleterre victorienne, croisant la causalité géographique avec l’histoire universelle : certains espaces, certaines cultures, même si elles sont contemporaines, sont « retardées ». La géopolitique dès ses débuts, par exemple à travers le concept d’ « espace vital » [17], contenait les territorialisations imaginaires qui s’actualisent encore aujourd’hui. Haushofer, de son côté, est obsédé par l’opposition sédentarité-nomadité. La géopolitique vise au contrôle de la nomadité par les instances sédentaires, en deux phases (identification théorique puis contrôle pratique des espaces visés) qui se retrouvent dans l’entreprise de colonisation, la dialectique de la guerre froide, et encore aujourd’hui dans la « globalisation ». Pour Deleuze, le capitalisme est d’ailleurs essentiellement une machine à sédentariser le nomade, celui qui n’a pas de désirs a priori déterminés, ferment d’anarchie, dans l’espace balisé de la relation de dépendance familiale.

19Cette entreprise industrielle de réduction de la nomadité explique que la colonisation n’est nullement un agrandissement territorial traditionnel mais proprement « libéral », un projet de libéralisation-libération... en supposant que ces territoires-civilisations fussent à libérer ! La modernité : processus d’appropriation qui induit l’infantilisation de l’autre, antérieur historiquement et ailleurs géographiquement. Le rêve de fraternité, évoqué par Rousseau et Kant, projette en surplomb l’image des parents nécessaires d’une flopée indéfinie de frères inégaux. Frères enfants et non adultes ? La relation de fraternité est l’idéal de la modernité, son fonctionnement est le paternalisme, et son institution fétiche a été jusque-là l’État-nation.

EMPIRES COLONIAUX / GUERRE FROIDE / GLOBALISATION : LES TROIS PHASES DU MÊME SYSTÈME

20Nous n’avons pas changé de paradigme depuis le 11 septembre, ni même depuis la guerre froide. La guerre froide n’est qu’une étape du même processus, le moment où deux centres préexistent avec leurs familles respectives composées d’États-satellites. Que l’une des familles se dise à proprement parler capitaliste et l’autre communiste importe peu. Le communisme est lui aussi fondé sur la capitalisation, accumulation du capital, qui implique la monopolisation étatique des modes de production. Simplement, il ne reste plus, par éliminations successives – du XIXe siècle et ses familles que l’on appelait empires coloniaux en passant par l’opposition binaire de la guerre froide –, qu’une seule famille. À ce stade, la relation œdipienne est exacerbée en une gigantesque triangulation « complexe » : Amérique-Europe-Tiers Monde, qui compose des polarités multiples, nord-sud, est-ouest, parents (majeurs développés) - enfants (mineurs-sous-développés) - psychanalyste (instance psycho-morale productrice des normes « humanistes »). Ce qui ne contredit pas absolument le jeu triangulaire cher à Bertrand Badie [18], avec ces trois logiques concurrentes : la logique stato-nationale qui renvoie à la citoyenneté, utilitaire transnationale qui renvoie à la fonctionnalité, et identitaire qui renvoie au retrait communautaire. Ce jeu triangulaire est au fond la conséquence d’une triangulation perverse plus basique : la logique stato-nationale citoyenne, générant le droit-de-l’hommisme européen, est produite par la polarité psychanalytique, instance d’enfermement dans la dialectique de culpabilisation-déculpabilisation, la logique transnationale utilitaire assortie de l’image triomphante de l’Amérique est produite par la polarité parentale, et la logique identitaire communautariste, source des néo-cultures marginales d’un Tiers Monde frustré, est le produit de la polarité infantile.

21Ces trois polarités ne correspondent pas à de simples circonscriptions géophysiques, l’Amérique ne correspond pas strictement aux États-Unis réels, l’Europe n’est pas l’Europe réelle, le Tiers Monde n’est pas le Tiers Monde réel, mais des pôles complexes sources et objets des tensions libidinales qui structurent la société globale émergente. Les intellectuels américains de gauche tels qu’un Noam Chomsky [19], qui assimilent la politique étrangère de leur pays à celle d’un « Oncle Sam » cynique, hypocrite et dominateur, appartiennent au pôle européen-psychanalytique, même s’ils résident stricto sensu aux États-Unis. À l’inverse, des éléments de polarité américaine-parentale ou tiers-mondisés-infantilisés sont disséminés sur toute la planète. Le Royaume-Uni, bien que géophysiquement partie de l’Europe et institutionnellement partie de l’Union européenne, se rapproche de la polarité américaine.

FLUX, FRONTIÈRES, CATALYSEURS DU JEU MONDIAL

22La mondialisation n’abolit pas le territoire en tant que tel, mais l’intériorise en polarité psycho-sociale. Les distances physiques, effectivement dissoutes par les moyens de transport et de communication, sont remplacées par des distances psycho-sociales. Le pouvoir politique, qui jadis contrôlait les distances physiques, se recompose vers le contrôle plus profond, plus « global », des jeux de distances psycho-sociales dont dépendent les flux planétaires de toutes natures. Les flux mondiaux, qu’ils soient financiers, matériels, humains ou informationnels, manifestent cette circulation des désirs en cercles fermés. Les jeux d’ouvertures/fermetures des frontières [20] sont devenus une des manettes de la politique globale permettant de jouer sur les tensions entre désirs-frustrations des populations, en fonction de leur position dans le champ triangulaire. Les enfants tiers-mondisés attirés vers les refuges parentaux-démocratiques bourgeois sont contenus et manipulés par les jeux d’obtention ou de refus de papiers, de régulations-régularisations de l’immigration, alors que, en sens inverse, les parents embourgeoisés visitent en touristes les enfants sous-développés. Flux vers les loisirs inverses des flux planétaires vers la survie ! Le pétrole, matière énergétique désirée des adultes qu’ils vont extraire eux-mêmes dans la cour des enfants, se transmute en pétrodollars. Le dollar est une monnaie mondiale, le Coca-Cola boisson mondiale, désirée et cependant repoussée [21]. Les dominés détestent la dépendance dans laquelle ils se complaisent pourtant, cherchant partout des « identités alternatives ».

23Les « causes » politiques, sociales, culturelles, écologiques et humanitaires catalysent les flux : elles justifient les réseaux transnationaux et les institutions telles que les ONG qui les contiennent et les orientent, et elles problématisent certains thèmes qui s’inscrivent dès lors sur l’agenda de la « gouvernance mondiale ». Les « causes », comme celles des sans-papiers, de la pédophilie transnationale, de la protection de la forêt amazonienne ou de l’écosystème en général, le danger des armes chimiques pour la sécurité mondiale, la cause palestinienne ou tibétaine [22], sont les équivalents mondiaux des « problèmes » de politiques publiques qui entraînent une inscription sur l’agenda et l’intervention des pouvoirs publics. La seule différence réside dans la situation de l’hypergouvernance [23], dissémination extrême du pouvoir à travers une multiplicité sans cesse croissante d’acteurs – États, ONG, entreprises multinationales, organisations publiques régionales telles que l’Union européenne, ou mondiale, l’ONU, etc. – prenant en charge concurremment et à la fois complémentairement les débats censés formuler les problèmes comme les décisions censées les résoudre.

NON PAS CHOC DES CIVILISATIONS MAIS CROISEMENT DE FORCES

24Les polarités fonctionnent comme des aimants en situation d’attraction ou de répulsion électrostatique qui dynamisent l’ensemble des flux et confèrent leur qualité et leur efficacité aux réseaux. Les réseaux commerciaux-financiers dans le cas des entreprises multinationales oscillent surtout entre les polarités américaine (bases institutionnelles et managériales) et tiers-mondisée (coût faible du travail, ressources énergétiques bon marché), tout en justifiant leurs actions et leurs profits face à l’instance européenne par des labellisations justificatrices de leur universalisme (discours développementaliste et écologique des entreprises économiques elles-mêmes). Les réseaux religieux – islamistes, par exemple – oscillent plutôt entre la polarité tiers-mondisée (base sociale) et la polarité américaine (objectifs opérationnels), tout en se présentant et se représentant devant l’instance européenne-psychanlytique (discours identitariste devant l’ « opinion publique mondiale » [24]). Chaque réseau transnational [25] peut être replacé dans un champ de forces de ce type. Les nouvelles hypocrisies structurales, comme dirait Bourdieu, sont induites par ces jeux d’oscillations entre les trois polarités. C’est dans ce champ mondial, formé et déformé comme un champ de forces magnétiques, que la position des agents, individuels ou institutionnels, peut être saisie pourvue d’un capital matériel et symbolique évaluable et négociable.

25La force comme ressource politique n’a en rien disparu, la violence physique n’a pas été remplacée par la coopération, la négociation, le compromis, mais, de même que la force est classiquement euphémisée, démultipliée, diffusée dans les entrelacs idéologiques qui s’énoncent comme justice, sécurité, liberté, dans les sociétés civiles internes, à l’échelle de la société globale la force est elle-même euphémisée, démultipliée, diffusée à travers le compromis, le droit-de-l’hommisme, la coopération. Ni Hobbes ni Weber ne sont morts, ils sont au contraire planétarisés. Le Léviathan a multiplié ses têtes, diversifié ses circuits nerveux (les réseaux transnationaux), qu’ils soient religieux, sociaux, économiques ou autres, et ses membres, que ce soient des ONG, des multinationales, des opérateurs individuels, etc. Son corps est d’autant plus tentaculaire qu’il en devient global. Parce qu’il s’est déployé hors des proportions jusque-là connues, écrasant presque notre nez, le Léviathan n’est plus perçu en tant que tel. Son énormité empêche une vue d’ensemble de la bête. Les rapports de forces de toutes sortes, non seulement économiques mais aussi militaires, sont plus que jamais à l’ordre du jour, ainsi que le prouvent encore les déploiements de forces américaines en Irak.

26Il n’y a pas de choc des civilisations – l’idée est encore une ruse familialiste ! – mais la cristallisation d’identités, la constitution de tribus comme il y a des tribus de jeunes dans nos banlieues avec leurs codes, leurs verlans, leurs « différences », qui n’existent que comme les contraires, les envers affirmés du monde adulte : le verlan n’est que l’envers de la langue adulte. Ces identités ne se définissent pas en elles-mêmes mais comme les composantes d’une seule culture englobante, qui a besoin, pour se reproduire, de ces mêmes différences propres aux différents rôles familiaux. Il en est ainsi du néo-traditionalisme qui ne se définit que par son rapport conflictuel, psychanalytiquement conflictuel, à la modernité, et en particulier de l’islamisme radical dans son rapport conflictuel libidinal à l’ « Occident » et, plus spécifiquement aujourd’hui, à l’Amérique. La construction néo-traditionaliste d’identités « alternatives » est fondamentalement moderne, comme l’ « authenticité » révérée par certains de nos nouveaux bourgeois européens n’est qu’une fabrication industrielle au service de l’épanouissement du capitalisme global. Ainsi que le remarque Jean-Pierre Bayart [26], nombre d’alternatives culturelles apparentes sont au service de la globalisation, les identités problématisées dans le centre et revendiquées par les marges sont au cœur de la dynamique capitaliste. Les traditions locales postulées et les authenticités recherchées contribuent à la structuration d’une société civile globale ramifiée, avec ses élites, ses classes sociales privilégiées, ses espaces névralgiques et ses périphéries délaissées, sa langue centrale et ses idiomes vernaculaires [27].

27L’obsession américaine qui se déploie en Europe – que ce soit en négatif ou en positif, à travers les réseaux médiateurs de la presse, de la télévision, de la radio, à travers les livres, les manifestations dans lesquelles sont brûlés des drapeaux américains auxquels répondent d’autres drapeaux américains imprimés sur les tee-shirts branchés des mêmes jeunes révoltés (parfois même sans qu’ils le réalisent) – témoigne singulièrement des polarités fantasmatiques qui orientent aujourd’hui la politique globale. Les États-nations et les blocs Est-Ouest ont été remplacés par une triangulation. L’Europe humanitariste, l’Amérique paternaliste et le Tiers Monde infantilisé sont les polarités du même monde, famille humaine globalisée enfermée dans un système de relations perverses.

28Ce système triangulaire n’est pas une nouveauté, il est impliqué intellectuellement par l’Europe des Lumières qui se déclare parvenue à l’âge adulte de la civilisation, et commence à se stabiliser politiquement avec l’entreprise colonisatrice. À partir de là, les groupes de familles françaises, hollandaises, britanniques, etc., vont se concurrencer, constituant différents empires familialisés qui opposent des métropoles, puissances parentales, à des peuples enfants. La guerre froide marque le passage de la concurrence multifamiliale des empires coloniaux, à une bipolarité opposant les blocs dits communiste et libéral. Par éliminations successives, il reste aujourd’hui une seule famille mondiale. Nous n’avons pas changé de paradigme depuis le XIXe siècle et encore moins depuis la fin de la guerre froide : la même logique se déploie aujourd’hui à l’échelle globale. La nouveauté apparente – qui semble nous surprendre à travers les attentats suicides du 11 septembre, la diplomatie américaine de l’axe du Mal, l’islamisme terroriste fasciné par l’ « Occident » – provient seulement du fait que le capitalisme, système de gestion moderne des désirs humains fondé sur le familialisme, est sur le point d’atteindre l’ultime phase de son extension. Il n’est donc pas ici question d’évoquer une quelconque déterritorialisation, une dérégulation planétaire, mais plutôt un nouveau stade de régulation, qui peut se révéler dans ce que l’on appelle la « politique globale », pour laquelle l’Amérique est de moins en moins une simple circonscription physique mais un territoire libidinal, par excellence objet de désir comme de répulsion.


Date de mise en ligne : 01/12/2007

https://doi.org/10.3917/cite.018.0027

Notes

  • [1]
    S. Huntington, « Le nouvel âge de la politique globale », in Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, p. 15-42.
  • [2]
    T. Hobbes, Leviathan, London, Penguin Books, 1985. Cf. le premier chapitre destiné à décrire la nature de l’homme (« Of Man », p. 85-222).
  • [3]
    Expression de Cornélius Castoriadis (L’institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975).
  • [4]
    Nous n’admettons pas la distinction entre la perception, qui se constituerait synthétiquement, et la sensation brute, contact direct avec la matière, qui existerait sans synthèse imaginaire, sans traitement cognitif.
  • [5]
    Auguste Comte n’avait-t-il pas déjà vu en son temps, critiquant Spencer, que le marché présenté comme lieu d’expression de la liberté, de sélection de la perfection biologique et sociale – on dirait, aujourd’hui : de la rentabilité ! – n’est qu’une abstraction législatrice ? Car de marché pur (où règne une concurrence pure et parfaite) – lieu où les volontés se déterminent « librement » par une mystérieuse et juste conjonction – il n’en existe aucun dans la brute réalité. Il n’existe que des espaces régulés par des agents plus ou moins bien placés dans le jeu social en fonction de leur savoir-faire (connaissance pratique du système, degré d’incorporation des règles qui font d’eux des agents plus ou moins doués) et de leur héritage (capital symbolique et matériel disponibles).
  • [6]
    Cette distinction Anglo-Saxons/Latins relève déjà de l’institution imaginaire de la société.
  • [7]
    Wasp : White anglo-saxon protestant.
  • [8]
    M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964.
  • [9]
    Les multinationales des pays surindustrialisés investissent dans le Tiers Monde, sans pour autant permettre son autonomisation. Ce sont souvent des investissements, pour ainsi dire, de dépendance.
  • [10]
    E. Kant, Projet de paix universelle, Paris, Flammarion, 1991.
  • [11]
    La distinction « civilisation adulte » et « civilisations enfants » est consubstantielle de l’humanisme européen, lui-même issu de l’évolution dialectique du christianisme occidental (R. Liogier, « Devenir de la légitimité chrétienne : le christianisme face au schizo-humanisme », in B. Chélini-Pont, R. Liogier, Géopolitique du christianisme, Paris, Ellipses, 2003).
  • [12]
    Comme tout parent possible : la psychanalyse névrotise toute relation possible par l’enferment théorique des désirs dans le modèle d’une relation perverse parents-enfants indépassable.
  • [13]
    G. Deleuze, F. Guattari, L’anti-Œdipe, capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1972-1973.
  • [14]
    Op. cit., p. 321.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    La modernité n’est pas une simple conception particulière du monde mais proprement l’époque des conceptions du monde, ainsi que l’a vu astucieusement Heidegger (« L’époque des conceptions du monde », in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 99-146), moment où la conception du monde n’est pas seulement vécue mais réfléchie comme modernité, ce qui permet à cette modernité de réfléchir, de nommer, de jauger et de mesurer sur une échelle graduée (la modernité est l’époque de la « mesure ») ce qui lui est « inférieur » : cultures, peuples, idées.
  • [17]
    On sait l’influence de Karl Haushofer, ancêtre majeur de la géopolitique, sur l’imaginaire territorial nazi.
  • [18]
    B. Badie, « Le jeu triangulaire », in P. Birnbaum, Sociologie des nationalismes, Paris, PUF, 1997, p. 447-462.
  • [19]
    N. Chomsky, What Uncle Sam really wants, Tucson, Odonian Press, 1992.
  • [20]
    Sur les nouveaux enjeux du contrôle des frontières, Catherine Withol de Wenden (Faut-il ouvrir les frontières ?, Paris, Presses de Sciences Po, 1999).
  • [21]
    Alors que Coca-Cola, symbole américain, est fustigé, un « coca-cola alternatif » halal est commercialisé, dont une partie des produits financiers de la vente servirait à la « cause » palestinienne.
  • [22]
    À travers la « cause » tibétaine – dont la légitimité est surtout due à la sensibilité des « peuples adultes » pour le bouddhisme – se configure une sorte de « Tibet fictif mondialisé » dont les Occidentaux proches du bouddhisme sont les citoyens imaginaires. Ce Tibet repose sur des réseaux, des idéologies et des stratégies qui composent une géopolitique transnationale (cf. notre ouvrage, Le bouddhisme mondialisé, Paris, Ellipses, 2003).
  • [23]
    À l’échelle d’un État, la gouvernance peut être une tendance ou même une méthode valorisant la négociation avec une multiplicité d’agents, mais les décideurs sont assez clairement et juridiquement déterminés. Dans le cas de la société mondiale, le pouvoir de décider est disséminé et non prédéterminé clairement et juridiquement.
  • [24]
    L’ « opinion publique » n’étant qu’un fantasme structurant, image médiatisée par des groupes spécialisés : les artistes engagés, les syndicalistes défenseurs de la « nature » et de l’ « authenticité » tels que José Bové, ou les intellectuels « progressistes » cœur de la polarité européanisée-psychanalysante, ou par des hommes d’affaires, écrivains plus « libéraux » cœur de la polarité américaine-parentale ; que ces médiateurs idéologiques soient légalement américains n’importe pas : nous parlons ici de pôles imaginaires.
  • [25]
    Expression maintenant classique (A. Colonomos (dir.), Sociologie des réseaux transnationaux. Communauté, entreprises et individus : lien social et système international, Paris, L’Harmattan, 1995).
  • [26]
    « Dans son équivoque politique, la formation de communautés culturelles imaginées a été une manifestation idéologique privilégiée de la globalisation depuis le XIXe siècle. En affirmant la différence irréductible des identités ethniques ou nationales et des civilisations, le culturalisme contribue bizarrement à l’unité dialectique du monde. Il a par exemple été le filtre qui a tamisé la diffusion de la technologie industrielle, le modèle scolaire occidental, l’organisation étatique et bureaucratique, les schémas ecclésiaux chrétiens, les principes de l’économie capitaliste » (J.-P. Bayart, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 53). Cette corrélation n’a plus rien de bizarre à l’aune de la compression cognitive familialiste.
  • [27]
    J. Lévy, Le Monde pour cité, Paris, Hachette, 1996.

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