1SANDRA LAUGIER. — Quel a été le contexte du surgissement d’Attac, et à quel besoin répondait l’association ? Une nouvelle volonté de critique sociale, de résistance à diverses formes de domination ?
2CHRISTIAN CELDRAN. — Attac est apparu comme une nécessité par rapport à un certain type de critique qui était la critique présentée par des journalistes du Monde diplomatique. Les lecteurs du Monde diplomatique considéraient que le fait d’avoir une vision critique sur la société était insuffisant, c’est-à-dire qu’on avait pris conscience d’un certain nombre de choses, et que cette prise de conscience devait aboutir naturellement à une prise de responsabilité. C’est-à-dire, en fait, qu’on s’engageait dans l’action.
3Cette responsabilité a donc été prise par quelques journalistes du Monde diplomatique – mais sous une forme qui était totalement inédite, un regroupement à la fois de personnes morales et de personnes physiques qu’on a appelé les fondateurs. C’était une sorte de forum qui s’est constitué de façon relativement méthodique, mais aussi relativement spontanée : il regroupait tous ceux qui se reconnaissaient dans le besoin de dépasser la pure critique par de l’action, et une action un petit peu nouvelle ; tous pouvaient se retrouver dans Attac de façon assez naturelle.
4Et les choses se sont développées : par exemple, dans le 15e arrondissement, nous avons essayé de trouver notre voie. Nous nous sommes demandé ce qu’était Attac et ce qu’il fallait faire, si nous devions suivre la ligne du parti et aussi ce qu’était cette ligne du parti. Nous avons invité Bernard Cassen, le président d’Attac à l’époque, et nous l’avons fait parler. On lui a demandé ce qu’était la ligne du parti et ce qu’on devait faire. Il a levé les bras au ciel et il nous a dit : « Mais vous faites ce que vous voulez. Vous faites ce qui vous paraît intéressant par rapport à cet objectif que vous avez vous-mêmes. » C’était une façon de se reconnaître, et une façon de laisser une liberté d’initiative qu’il fallait à tout prix développer. Et donc cela a donné l’idée d’un mouvement d’éducation populaire tourné vers l’action. C’est une formule un peu alambiquée, mais qui renvoie à une tradition du Front populaire notamment, celle d’une responsabilité des militants politiques vis-à-vis des masses. C’est notre lien avec 1936 : la construction d’une forme sociale collective de travail associatif, mais au fond politique.
5Pour la relation entre Attac et la notion de résistance, elle est claire. Face à un discours se présentant comme totalitaire qui était le discours ultralibéral sur l’économie – ce qu’on appelle l’économisme – qui aboutissait d’une part au contrôle des cerveaux, d’autre part à une neutralisation de l’esprit critique, c’est plutôt l’idée de révolte qui est apparue la première. Mais l’idée de révolte a entraîné naturellement une canalisation de l’énergie sous la forme de la résistance. La pratique dans le mouvement Attac, même si ça n’est pas nécessairement théorisé par tout le monde, c’est vécu comme une résistance absolument indispensable. Et d’ailleurs le dernier événement qu’on trouve sur le forum d’Attac, c’est l’affirmation de la nécessité de fêter le 60e anniversaire du programme de la Résistance qui a été établi le 15 mars 1944 : le 15 mars 2004, nous allons fêter le 60e anniversaire de ce programme. C’est, pour nous, un repère totalement explicite.
6CITéS. — Est-ce que le fonctionnement systématique en réseau est aussi une référence à la résistance ?
7C. C. — Oui, Attac en tant que tel est un réseau d’associations, un réseau de personnes et un réseau Internet avec des échanges, etc. Mais Attac fonctionne dans un réseau de réseaux. C’est cette notion de réseau de réseaux, la notion de contact universel, de lien universalisé qui y fonctionne. Puis simultanément il y a eu Seattle. Là ça a été la reconnaissance d’une maturité de comportements partout sur la planète, mais en particulier au cœur des citadelles économiques et industrielles nord-américaines, par exemple dans la capitale de Boeing et de Microsoft. Ensuite ça a été Porto Alegre, c’est-à-dire qu’a émergé la notion de résistance de citoyens individuels, de personnes en quelque sorte, de sujets qui s’assumaient en tant que tels.
8CITéS. — Du coup vous fonctionnez en opposition à la notion de parti. Vous concevez-vous comme une alternative aux partis politiques ?
9C. C. — D’abord, la notion de démocratie telle qu’on l’entend en Occident est porteuse, d’une certaine façon, d’une notion totalitaire. La question à poser à propos des partis, c’est peut-être celle d’une sorte de démocratie totalitaire, dans laquelle il y a des porte-parole officiels, il y a des ténors officiels qui empêchent les citoyens – on va les appeler comme ça – de parler de leurs propres mouvements ou de leurs propres voix.
10Et la notion de parti, de fait, est discréditée ; d’ailleurs, elle n’apparaît même pas comme un sujet pour les gens d’Attac, parce que les partis politiques ont pris position, ont pris fait et cause pour une idéologie qui est cette idéologie totalitaire ultra-libérale, qui est partagée par la droite, mais qui a été activement défendue par notamment le Parti socialiste. Donc les citoyens se trouvent orphelins de partis.
11CITéS. — Les partis ne peuvent plus selon vous exprimer la voix des citoyens...
12C. C. — Oui, mais les citoyens sont orphelins aussi d’une forme d’organisation et d’action, et ils sont conscients de la nécessité de reconstruire le monde. C’est quelque chose qui est absolument terrible : se sentir orphelin, et se sentir en même temps responsable d’être comme les autres, d’être en relation avec les autres et d’avoir à assumer cette responsabilité de gérer le monde, de construire le monde, de le décrire, de le définir.
13CITéS. — Vous pensez que c’est la démocratie elle-même qui est discréditée ?
14C. C. — Mais on peut aborder la question de la démocratie par son propre discrédit et, d’une certaine façon, par son autodestruction. Les institutions démocratiques républicaines, la tradition intellectuelle et culturelle occidentale, grecque, etc., sont détruites. Par exemple le lien entre les Stoïciens et le droit romain, toutes ces constructions collectives, ce patrimoine politique sont détruits. Les réflexes traditionnels d’organisation, de défense sont systématiquement détruits pour laisser place à ce totalitarisme de la marchandisation.
15Je pense ici à Pierre Hadot qui aborde cette question quand il parle du discrédit de la marchandise : c’est la personne (ou la vertu) contre la richesse, contre la marchandise. C’est un thème qu’on retrouve notamment dans la morale chrétienne – Jésus qui chasse les marchands du temple –, et c’est quelque chose qui est ressenti d’une certaine façon par les gens d’Attac, notamment la nécessité de chasser par exemple les tenants, les représentants des grandes entreprises de l’enseignement de l’économie, ce qui est un thème d’actualité puisqu’il y a eu ce problème au lycée Louis-le-Grand.
16CITéS. — La résistance implique-t.elle pour vous une forme de désobéissance civique ?
17C. C. — Je crois que ce qui est crucial, et Thoreau le dit très bien, c’est qu’il est parfois nécessaire de s’opposer au gouvernement civil par la force. C’est quelque chose que l’on trouve également dans la Résistance. Il ne faut pas négliger le fait que la résistance c’est aussi un concept psychanalytique, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose qui ne se fait pas de soi-même, quelque chose qui s’impose, qui résiste : c’est une sorte d’évidence qui s’impose au sujet, au sujet politique, à la personne, comme la nécessité de s’opposer à un ordre vécu comme inique. C’est plutôt dans le vécu qu’on trouve cette nécessité d’être debout, cette nécessité de s’opposer à ce qui a tendance à apparaître comme évident ou devant être accepté de tous. C’est précisément cette pseudo-évidence qui est remise en cause par le niveau élémentaire de la conscience du résistant.
18CITéS. — Mais peut-on aller aujourd’hui dans la résistance jusqu’à la rupture du cadre légal ?
19C. C. — La rupture du cadre légal, c’est une question qui se pose au deuxième degré. L’action politique classique de résistance conduit, bien entendu, à remettre en cause les pouvoirs politiques. Et les pouvoirs politiques peuvent déterminer eux-mêmes ce qui est légal et ce qui n’est pas légal. C’était Goebbels, je crois, qui disait : « C’est nous qui définissons ce qu’est le droit. » Très bien. Mais, en face de ça, les autres peuvent dire, de la même façon : « C’est nous qui refusons que vous décidiez ce qu’est le droit », et donc, à ce moment-là, on entre dans la délibération, on sort du totalitarisme, et on entre dans la délibération démocratique qui consiste à élaborer le droit par discussion, par conversation.
20Parler de légalité sans permettre un examen critique de ce qu’est la loi, de ses conditions d’élaboration, c’est insupportable. Un tel contexte, où la légalité est définie par certains, conduit inévitablement à une sorte de devoir supérieur qui est la nécessité d’avoir un comportement radical, que l’on peut considérer comme la nécessité de résister. Et le fait d’être un homme se réfugie d’une certaine façon, se cristallise dans cette simple possibilité de dire NON. Résister, c’est peut-être d’abord dire non, avant de pouvoir construire, avant d’avoir un programme. Le programme de la Résistance, c’est le 15 mars 1944 – bien après le 18 juin 1940. Il a fallu tout ce temps-là, il a fallu quatre ans pour dire non avant d’oser dire quelque chose, avant d’oser dire oui, d’oser se projeter dans l’avenir sous forme de programme.