Notes
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[1]
J’ai tenté d’exposer les termes de ce débat et ses orientations actuelles dans Renouer le lien social. Liberté, égalité, association, Paris, Odile Jacob, 2001.
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[2]
Le terme d’individu a pris des significations très différentes dans le temps : de l’individu générique du passé (personne morale ou figure historique) à l’individu abstrait des Lumières (celui des théoriciens du contrat), en passant par l’individualisme de libération (celui de la névrose freudienne), puis l’individualisme du repli sur soi (celui de l’atomisation et de la dépression), jusqu’à l’individu relationnel d’aujourd’hui (celui de l’expression de soi). Sur cette question, voir notamment Alain Renaut, L’ère de l’individu, Paris, Gallimard, 1989.
-
[3]
Norbert Elias, La dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975.
-
[4]
Nous sommes insensiblement passés d’une égalité par la similitude et la ressemblance à une égalité par la différence, d’une identité par la communauté à une identité par la singularité. Paradoxalement, l’ego fait l’égalité.
-
[5]
On a en effet oublié que la fameuse loi de 1901 garantit d’abord la liberté pour chacun de s’associer avec qui bon lui semble (art. 2), avant de s’intéresser aux associations proprement dites. Il y a plus de 800 000 associations et chaque année en compte 80 000 de plus. Mais on ne peut comprendre cette dynamique associative sans la rapporter à l’évolution du lien social qui s’y apparente.
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[6]
L’association recueille 95 % de bonnes opinions selon une enquête CSA, décembre 2000.
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[7]
Cette rhétorique qui n’est plus seulement politique – on la retrouve dans la plupart des formes de communication et notamment dans les messages publicitaires – finit par produire ses effets...
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[8]
Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975.
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[9]
Anthony Giddens, The Third Way : the Renewal of Social Democracy, Cambridge, Polity Press, 1998.
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[10]
Comme l’écrivait Castoriadis : « Se reposer ou être libre, il faut choisir. »
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[11]
Isabelle Sommier, Les nouveaux mouvements contestataires, Paris, Flammarion, 2001.
-
[12]
Hacktivisme : de hacker et d’activisme, utilisation militante de l’Internet.
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[13]
En 2001, on comptait 473 fondations d’utilité publique en France dont bon nombre sont peu actives, 73 fondations d’entreprise et 500 abrités par la Fondation de France, contre 12 000 fondations aux États-Unis, 3 000 charity trusts au Royaume-Uni et 2 000 en Allemagne. La lourdeur des procédures et la faible incitation fiscale n’expliquent pas tout, la conception très étatiste de l’intérêt général en France n’est guère favorable aux fondations d’utilité publique.
-
[14]
Aux États-Unis, le mécénat représente 2,1 % du PIB contre à peine 0,1 % en France.
LE NOUVEAU RÉGIME DU LIEN SOCIAL
1Pour la plupart des observateurs, la crise de la politique n’est en réalité qu’une facette de la désagrégation du lien social dans son ensemble. Déclin de la politique, crise économique, désintégration du travail, chômage, exclusion, précarité, fragilité du lien familial, solitude et individualisme – sans parler de la violence – seraient les symptômes du même syndrome propre au monde moderne : une « déliaison » générale sur fond d’atomisation sociale. En définitive, la politique serait autant malade de la société que l’inverse. Dans ces conditions, il n’y aurait rien à attendre d’une société civile plus déliquescente que jamais dont la politique ne serait que le reflet. La société n’aurait que la politique qu’elle mérite. Ces appréciations communément partagées sont pour le moins discutables. Si bien des indices vont dans le sens d’une dilution des liens sociaux, d’autres indiquent l’émergence de nouvelles formes de socialisation, de communication et de participation sociale. Un nouveau régime du lien social se profile, prélude vraisemblable à de nouvelles modalités du lien politique et à une architecture inédite de notre système politique.
DES LIENS VIRTUELS ?
2Décomposition ou recomposition du lien social [1] ? Les deux bien sûr. La différence est que le premier terme est bien vu et abondamment commenté, alors que l’autre reste quasiment ignoré, comme invisible. Pourtant, à côté de la solitude et du repli sur soi, il faut aussi prendre en compte l’augmentation des contacts sociaux aussi bien réels que virtuels. On sait que les individus traversent en moyenne de plus en plus d’univers sociaux (mobilité du travail, familles recomposées, amis, loisirs, réseaux) au cours de vies plus longues, plus variées et plus ouvertes. On sait aussi que le « capital social » et les réseaux de sociabilité varient positivement selon le « capital culturel » dont la moyenne ne cesse de s’élever dans la population. Quant au décollage vertical des technologies de communication, du téléphone portable à l’Internet en passant par les messages électroniques, ils offrent un contact permanent, démultiplient nos relations et ouvrent de nouveaux horizons par l’interconnexion des réseaux. C’est une évidence : plus que jamais nous vivons dans la densité d’une société d’information et de communication. Plus que de « déliaison », il vaudrait bien mieux parler de recomposition du lien social.
LA VALEUR DU LIEN
3Le changement de la forme et des modalités du lien en modifie aussi la teneur et les valeurs. Au lien institué, prisonnier des usages, des conditions et des lieux, se substitue un lien plus centré sur l’individu et ses désirs, un lien plus construit que subi. On réalise encore mal que l’individualisme d’aujourd’hui est moins celui du repli sur soi qu’une relation à partir de soi que chacun « négocie » avec les autres sur des bases de liberté, d’autonomie et d’égalité. Cet individualisme « relationnel », qui ne s’apparente ni au lien communautaire ni au seul intérêt individuel, relève d’un registre bien particulier de la sociabilité : celui de l’association. Il n’y a là aucun jugement de type philanthropique, mais le constat presque mécanique du processus continu d’individualisation [2], au cœur du procès de civilisation décrit par Norbert Elias [3]. Plus l’individu se considère comme tel, unique et à nul autre pareil, plus il s’estime logiquement et légitimement l’égal de tous [4], libre et autonome pour les mêmes raisons, apte à construire ses propres réseaux, plus il se rapproche du modèle de la libre association. Cela ne veut pas dire que la relation d’association efface le poids des communautés et leur emprise, ni l’individualisme du repli sur soi, de l’introversion ou du strict intérêt, mais qu’elle s’y superpose et qu’elle remodèle l’ensemble de nos rapports sociaux. Là se trouve sans doute une clé de la dynamique sociopolitique d’aujourd’hui.
4On en trouve mille exemples, en tous lieux et en toutes situations. Dans la famille où les relations entre parents, voire entre parents et enfants ressemblent de plus en plus à celles de « libres associés ». Dans le quotidien où l’omniprésence des réseaux s’impose comme la figure géométrique de l’association et l’Internet comme sa métaphore technologique. La « toile », maillage dépourvu de centre, de base ou de sommet, est le prototype de l’interdépendance associative. Ces nouvelles technologies ne se sont pas développées par hasard, mais parce qu’elles correspondent à de nouveaux usages sociaux et à un nouveau registre du lien social. Sans oublier l’extraordinaire prolifération des associations elles-mêmes, les innombrables associations de fait, non déclarées [5], les multiples associations locales ou les grandes ONG transnationales qui n’ont pas non plus fait irruption sur la scène mondiale par hasard.
5Au-delà de cette diffusion de la relation d’association plus ou moins forte selon les rapports sociaux et les situations, il faut plus encore souligner sa place dans notre imaginaire. On sait que distance et souvent défiance à l’égard des institutions et des organisations collectives (partis politiques, syndicats, administrations publiques, entreprises) sont le lot commun. L’association échappe à ces réserves, elle est la seule organisation (avec la famille) à toujours obtenir des scores très élevés de popularité qui tournent, dans de nombreuses enquêtes, au véritable plébiscite [6]. Spontanément, les individus se projettent idéalement et se « retrouvent » dans le rapport d’association qu’ils sont loin de toujours vivre dans la réalité.
LES MALENTENDUS DE L’ASSOCIATION
6Il est pourtant assez évident que les rapports d’association sont bien loin de régler toutes nos relations sociales, à commencer par les relations de travail. L’association dont il est ici question doit d’abord être comprise à partir de ce nouvel âge de l’individualité, à partir de l’individu relationnel qui modifie insensiblement son rapport à lui-même et son rapport aux proches. Il s’agit d’une révolution au plus près de l’individu, dans ses rapports de proximité qui, par ondes successives, gagne le terrain des relations sociales. Le lien d’association progresse d’abord dans les rapports interpersonnels, dans les liens informels, dans les réseaux qui échappent aux institutions, aux marges de la société, là où en définitive l’individu peut s’affirmer comme personne. Cette nouvelle révolution dans le lien social passe d’autant plus inaperçue que jamais les institutions comme l’école, le travail, ou l’espace public de manière générale, n’ont paru aussi éloignées du fonctionnement de l’association. Les incivilités n’ont cessé de se multiplier, la précarité de progresser et les relations au travail de se tendre. C’est tout au moins l’opinion courante.
7Pourtant, la manière dont aujourd’hui nous jugeons et apprécions ces dysfonctionnements des institutions me paraît être précisément le signe de l’évolution de l’esprit d’association et de son empreinte dans les mentalités. Dans les relations de travail par exemple, les individus veulent être entendus, reconnus, traités comme personnes à part entière, associés aux décisions, quels que soient leurs fonctions ou leur rang dans la hiérarchie de l’entreprise. Il y a là un socle de revendications nouvelles, hors questions matérielles, en décalage avec la culture habituelle des entreprises. D’où ce fréquent sentiment de malaise et d’insatisfaction dans les rapports à l’entreprise et au travail exacerbé par le climat d’insécurité et la crainte de perdre son emploi. Mais, pour l’essentiel, ce sont beaucoup plus les attentes et les aspirations des salariés qui ont changé et évolué que l’attitude des dirigeants ou la situation objective à l’intérieur de l’entreprise. La vision que l’individu a implicitement des rapports sociaux – et qu’on n’a cessé de lui seriner sur le grand air de la liberté, de l’égalité et de la fraternité [7] – lui rend désormais insupportables des situations dont il s’accommodait par le passé. On ne tolère plus ce qui était tu et le harcèlement moral vient de faire une entrée remarquée dans le Code du travail. Là encore, c’est notre conception des rapports d’autorité, ou entre les sexes, qui nous fait juger intolérables des situations autrement plus répandues dans le passé mais rarement dénoncées.
8Il est évidemment plus difficile de saisir un regard qui change, de nouvelles conceptions qui émergent, un nouvel imaginaire qui se profile, plutôt qu’une réalité objective censée indépendante de l’observateur. Il me semble que l’on apprécierait plus justement cette réalité si on la resituait dans la perspective de cette évolution en profondeur du lien social qui conditionne notre regard. De fait, la volonté d’association progresse et c’est la raison pour laquelle la réalité institutionnelle qu’elle soit sociale, économique ou politique, nous apparaît de moins en moins acceptable, décalée et donc loin de l’esprit d’association. Tel est le premier grand malentendu autour de l’évolution du lien d’association. Plus il progresse dans la subjectivité des individus et plus il nous semble régresser dans la réalité sociale.
9Le deuxième malentendu concerne l’image de l’association. Par association, nous entendons presque toujours l’organisation associative (régie par la loi de 1901 en France), œuvrant pour le bien public, telle la grande association caritative des origines, toujours sous les feux de l’actualité avec le « Secours populaire », le « Secours catholique », la « Croix-Rouge », les « Restos du cœur », etc. Ces symboles de l’association comme organisation ont occulté sa réalité première, celle du lien social bien particulier qui surgit « miraculeusement », selon Castoriadis [8], avec l’exception historique de la cité athénienne et sans lequel ne peuvent être pensés ni l’individu, ni les valeurs de liberté et d’égalité, ni le régime démocratique, ni l’auto-institution de la société par elle-même. L’assimilation de l’association à son organisation institutionnelle est d’autant plus dommageable qu’elle ne permet pas de percevoir sa diffusion ailleurs que dans les associations elles-mêmes. Pourtant, dans les liens interpersonnels, dans les réseaux informels et même dans certaines entreprises innovantes, le lien d’association est parfois plus vivant et plus fort que dans certaines grandes organisations associatives. Penser ou re-penser l’originalité et la singularité de la relation d’association est pourtant essentiel du point de vue de la philosophie politique. Cela nous aiderait à nous délivrer de l’opposition stérile entre individu et société, et à dépasser leurs philosophies politiques respectives que sont d’un côté l’individualisme contractualiste du libéralisme, et de l’autre, l’enfermement et la réaction communautariste d’où surgissent les totalitarismes. S’il y a bien une « troisième voie » [9] possible, elle est à réinventer à partir de la diffusion du lien social d’association.
10Enfin, le lien d’association n’est pas ce lien mythique et angélique du pur altruisme, de la coopération et de la concorde sociale comme on le figure trop souvent. Le figurer ainsi sur le mode de l’union des bonnes volontés et de la fraternité n’est pas nécessairement le servir, car il reste alors de l’ordre de l’exceptionnel, de l’improbable, d’un lien idéalisé réservé aux bonnes âmes, qui ne saurait constituer le principe dominant du lien social et de la vie en société. Le lien d’association est au contraire un lien souvent conflictuel où se heurtent des individualités assurées de leurs bons droits, refusant l’argument d’autorité, revendiquant la même reconnaissance, la même aptitude à décider pour soi-même et pour la cité. C’est un lien qui s’accommode mal des institutions rigides. En mouvement, souvent changeant et contestataire, il suppose des institutions souples et adaptables, capables de se réformer sans cesse pour conserver la dynamique perpétuelle qui va de l’individuel au collectif et réciproquement. L’association est plus souvent du côté du contre-pouvoir que du conformisme. Dans son principe, c’est un lien vivant et tumultueux à l’image de la démocratie. Ni le lien d’association, ni le lien politique de la démocratie qui lui correspond ne sont de tout repos [10]. Mais, ne pas donner les moyens d’expression propres à ce type de lien est aujourd’hui une violence autrement fondamentale faite à la société civile qui en entraîne bien d’autres.
DU LIEN SOCIAL AU MOUVEMENT SOCIAL
11Par son ampleur et sa profondeur, l’évolution du lien social crée une nouvelle dynamique sociale qui traverse l’ensemble de la société. Sans ce terreau qui irrigue de plus en plus les rapports sociaux, sans ce grand mouvement social, on ne pourrait comprendre l’irruption et la vitalité de ce que l’on appelle désormais « les nouveaux mouvements sociaux » [11] qui lui donnent une expression publique. Face à des syndicats sur le déclin, enfermés dans une logique de centrale ouvrière, réduits à des positions défensives, apparaissent de nouveaux acteurs sociaux qui balayent largement le spectre social, économique et même politique.
UN NOUVEAU MODÈLE D’INTERVENTION SOCIALE ?
12Ces mouvements doivent une bonne partie de leur succès à leur mode d’organisation. La forme importe ici autant que le fond. Souples, faiblement institutionnalisés, fonctionnant sur le mode du réseau, du forum permanent et de la démocratie directe, largement ouverts sur l’extérieur, procédant par agglomération plutôt que par affiliation, ces mouvements ont spontanément adopté le modèle de l’association et de la coordination. C’est pourquoi ils sont directement en prise avec un large public qui se reconnaît dans ce mode de fonctionnement, volontiers qualifié de « citoyen ». À l’image d’une démocratie qu’ils voudraient grandeur nature. Tel est le cas en France des manifestations organisées par les associations-coordinations de lycéens, d’infirmières, le lancement des grandes grèves de 1995 ou, plus récemment, le vaste mouvement populaire anti-Le Pen, au lendemain du premier tour de la dernière élection présidentielle. Dans la plupart des cas, ces mouvements rassemblent bien au-delà de leurs rangs et recueillent le soutien et la sympathie d’une très large partie de la population. Comme si la société civile sécrétait spontanément ses propres formes de représentation et d’expression. Il y a là un mode d’organisation qui court-circuite les formations traditionnelles et les corps constitués, en renouvelant tout à la fois : les modes de communication (l’ « hacktivisme » sur Internet) [12], d’implication (solidarité plutôt que concurrence entre les mouvements), de participation (pas d’obligation d’adhésion, engagement conditionnel) et d’expression (manifestations, sit-in, rondes, cibles précises, fêtes, parades, etc.). On assiste à un bouleversement à la base des formes de l’intervention sociale et politique. Par effet de contagion, la diffusion du lien d’association est en train de remodeler les modèles habituels de représentation, d’organisation sociale et de fonctionnement des institutions. Là se trouve en tout cas un mouvement social qui n’en est qu’à ses débuts mais qui contient un incontestable potentiel démocratique, malgré toutes les imperfections, les flottements, voire les dérives des grands commencements.
13Le succès des nouveaux mouvements sociaux tient aussi à la mise en débat public de sujets de société traditionnellement réservés à la classe politique, partis politiques ou pouvoirs publics. Que ce soit le chômage, la précarité, la pauvreté et l’exclusion, l’environnement et le développement durable, la mondialisation, les droits de l’homme, le droit au logement ou encore la lutte contre les grandes pandémies comme le Sida. À chaque fois, on retrouve des collectifs associatifs, eux-mêmes organisés en grandes coordinations associatives qui ouvrent largement le débat public et offrent un espace de délibération autant que de contestation. Ces coordinations qui se défendent de faire de la politique permettent en réalité de faire de la politique autrement, en la rendant plus accessible, plus proche du vécu et du quotidien. Elles rétablissent la dimension participative de la politique, active ou par procuration, elles suggèrent une réappropriation par la société civile des sujets qui sont les siens. Par leur résonance dans les médias, elles sont de plus en plus en mesure de peser sur l’agenda politique et sur ce qui fait l’actualité. La qualité de l’environnement, le développement durable ou la mondialisation sont typiquement des sujets qui ont été imposés par les associations et les ONG et qui ont conduits à l’organisation de grands sommets internationaux. On n’est plus dans le simple contrepouvoir ou le seul lobbying, mais dans la construction d’un nouveau partenariat politique.
14Cette face la plus visible des nouveaux mouvements sociaux ne doit pas être dissociée de l’action des mouvements et associations à la base, enracinés dans la vie locale. Au mouvement par le « haut » correspond un mouvement par le « bas ». Il est surprenant que la plupart des observateurs ne perçoivent pas mieux l’unité de mouvement entre la petite association et la grande ONG. Même type d’organisation, mêmes valeurs, mêmes modes d’expression d’un lien social commun qui se diffuse de la base au sommet. L’association n’a pas de frontières. De ce point de vue, le symbole de Porto Alegre est à double détente. Haut lieu des alter-mondialistes luttant pour une autre gouvernance mondiale, la ville est aussi un laboratoire d’idées et d’expériences pratiques de démocratie participative dont le budget participatif, par la mobilisation collective qu’il suscite, est le fleuron. De proche en proche, cette « expérience » locale a gagné plus de 497 communes de l’État du Rio Grande do Sul qui ont été à la base de la conquête du pouvoir par le nouveau président brésilien Lula da Silva. Un exemple qui donne à réfléchir.
VERS LE PARTENARIAT POLITIQUE
15Pour autant, le succès grandissant des mouvements sociaux suscite nombre d’interrogations. La première est celle du décalage entre des minorités actives et une participation qui, hors événements exceptionnels, est encore loin d’être massive. Entre l’image idyllique qui ressort de l’association et la réalité de la participation, il y a un large déficit que les associations ne parviennent pas à combler. En clair, les mouvements sociaux tardent à capter, à capitaliser, à organiser et à représenter le mouvement social dans toute son ampleur. Ce n’est certes pas nouveau, mais plus les associations auront de l’emprise sur le terrain sociopolitique, plus se poseront avec acuité les questions de leur légitimité (pourquoi cette association plutôt qu’une autre ?) et de leur représentativité (qui représente qui ?).
16La question de la régulation institutionnelle n’est pas seulement interne aux différents mouvements, elle se pose autant dans l’action collective entre les mouvements et dans la recherche d’une cohérence propre au mouvement social dans son ensemble. Elle est même problématique quand il s’agit de se coordonner avec des partenaires d’une autre nature comme les centrales syndicales. De nouvelles alliances se cherchent. Les syndicats sont de plus en plus sensibles à la forme associative qui réussit si bien aux nouveaux mouvements et ne veulent pas être distancés par les mouvements pour une autre mondialisation notamment. La situation s’est en effet inversée : les associations sont plus souvent à l’origine des luttes, ce sont elles, par exemple, qui composent le noyau dur du Forum social européen et qui accueillent les syndicats comme la Confédération européenne des syndicats (CES). Lors du forum de Florence, un leader syndical le disait explicitement : « Il nous faut apprendre à travailler avec d’autres types d’organisations critiques. Nous n’avons pas le monopole de l’analyse ou du débat sur les questions sociales. » C’est un progrès, même si les syndicats ne sont pas encore prêts à admettre d’autres partenaires sociaux dans la négociation sociale et encore moins à ouvrir la discussion sur les différentes formes de représentation du mouvement social.
REPRÉSENTATION SOCIALE ET REPRÉSENTATION POLITIQUE
17La représentation sociale de la société civile à travers ses principales associations suppose des conditions qui sont loin d’être complètement remplies aujourd’hui. La première est très certainement le regroupement des associations par grands secteurs d’intervention (santé, environnement, éducation, jeunesse, consommation, etc.) pour former des unions, fédérations ou coordinations. Ainsi, une très importante charte d’engagements réciproques et de partenariat entre les pouvoirs publics et les associations a été signé en 2001, à l’occasion du centenaire de la loi de 1901. Pour autant, la valeur de cette représentation dépend du niveau de participation de la population à ces associations qui doit être renforcé, ce qui nous amène à une deuxième condition, celle d’une mobilisation plus générale. L’un des moyens est sûrement l’extension du statut de volontaire aux associations d’intérêt général. Les États-Unis ont montré l’exemple en la matière. Passer de plus en plus de temps dans les associations tout en apportant des compétences souvent pointues ne peut s’accommoder du seul bénévolat. Entre salariat (les permanents) et bénévolat, un statut du volontariat donnant droit à rétribution et à des droits sociaux (santé, retraite) se cherche encore. Un tel statut ouvert à tous aurait le double avantage d’attirer plus de salariés vers des tâches d’intérêt général et donner une activité et un revenu minimum à tout chômeur.
18Là se situe la troisième condition relative au financement des associations d’intérêt général. Tout d’abord, les associations s’autofinancent (en moyenne) pour près de la moitié de leurs dépenses par les cotisations, les dons ou les recettes de leurs prestations. Accroître ces ressources, sans entrer dans une logique marchande, est possible par divers moyens. On peut favoriser les dons des particuliers aux associations par une extension des droits à une réduction d’impôt. L’inconvénient est qu’en l’absence d’un statut d’intérêt général, ces ressources se dispersent sur une myriade d’associations dont toutes ne concourent pas à l’intérêt public, ou à des degrés très divers. Il faut aussi songer au développement de fondations qui pourraient jouer un rôle de première importance dans le financement du volontariat. La France est très en retard en la matière, même si le mécénat traditionnellement orienté vers le culturel s’élargit aujourd’hui aux actions humanitaires, écologiques et sociales. En comparaison avec d’autres pays [13], il y a très peu de fondations d’utilité publique en France et les fondations d’entreprises qui tendent à se développer agissent en ordre dispersé, au coup par coup, sans critères explicites et sans politique d’ensemble. Pourquoi ne pas rassembler les entreprises volontaires dans de grandes fondations thématiques (santé, formation, jeunesse, environnement, coopération, etc.) réunissant une diversité de partenaires (entreprises, collectivités publiques, professionnels, personnes qualifiées), mettant en commun leurs ressources, jouissant de facilités fiscales, et permettant des financements d’une tout autre envergure ? L’exemple américain sur ce point précis prouve que les fondations peuvent apporter de très substantielles ressources [14] au volontariat et que cela peut être un bon moyen d’établir des bases de coopération entre la société civile et les entreprises.
19Enfin, les activités non marchandes des associations ne donnant pas lieu directement à une création monétaire, il serait utile de généraliser un titre d’échange reconnaissant les services rendus et permettant en retour d’en acquérir d’autres. Ce type de monnaie associative, fondé sur le temps passé comme équivalent général et sur la réciprocité, existe déjà à travers les divers systèmes d’échanges locaux (du type SEL) en France comme dans d’autres pays de l’Amérique du Sud ou du Nord avec la diffusion du Time dollar. Une telle monnaie, sorte de monnaie du volontariat, ne se prêtant pas à la capitalisation et à la spéculation, non inflationniste par nature, activerait les échanges et favoriserait les interconnexions entre les grands réseaux associatifs. Il y a là une piste d’autant plus intéressante à explorer qu’elle a déjà fait ses preuves.
20La quatrième condition consiste à mieux articuler la représentation sociale à la représentation politique proprement dite. En général, les partenaires sociaux, syndicaux ou associatifs ont surtout un rôle consultatif ou interviennent dans la négociation avec les pouvoirs publics en cas de conflit. Si l’on estime que, compte tenu de la crise du politique, il est urgent de donner plus de poids à la société civile, d’encourager la participation citoyenne et de redonner toute son importance au processus délibératif qui est au fondement même du régime démocratique, il faut alors organiquement lier ce processus à celui de la décision politique proprement dite. Ce qui revient à constituer une représentation permanente de la société civile au sein d’une assemblée. De telles assemblées existent déjà, sous forme édulcorée, à travers les conseils économiques et sociaux censés représenter les « forces vives » de la nation. En France, le Conseil économique et social dispose même du statut officiel de troisième chambre parlementaire de la République après l’Assemblée nationale et le Sénat. Lui donner plus de poids dans l’espace politique serait possible si une partie de ses avis et délibérations devaient nécessairement être inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. Celle-ci resterait souveraine mais devrait nécessairement se saisir des conclusions des débats qui traversent la société civile. Ce qui donnerait une assise et une force incontestable à des lois ayant suivi ce processus de maturation, rapprochant ainsi plus étroitement et plus directement l’expression de la société civile de la décision politique. Le Parlement pourrait théoriquement s’opposer systématiquement aux propositions du CES, mais on ne voit ni son intérêt ni sa latitude à gouverner de manière durable contre des avis discutés, motivés et partagés au sein de la société civile. Ajoutons que, dans ce contexte, le CES ne serait pas le plus mal placé pour s’assurer du suivi et de l’application des lois, pour en évaluer les effets et les imperfections. Un tel schéma de gouvernance démocratique pourrait être aussi bien transposé à l’échelon européen, déjà doté d’un Comité économique et social, qu’à l’échelon mondial auprès de l’ONU.
21Cette inversion du processus démocratique donne un rôle politique majeur à la société civile et à ses représentants. Elle nous rapproche du modèle originaire de la société civile comme société politique, elle consacre même ce modèle où ceux qui proposent, qui débattent et délibèrent, ne sont pas les mêmes que ceux qui sont chargés d’élaborer les lois et de les faire exécuter. Cette réévaluation du rôle politique d’une société civile devenue majeure est souvent comprise comme une machine de guerre contre la classe politique et une menace contre la suprématie du suffrage universel. Les élus de la nation doivent bien sûr conserver le dernier mot, mais ils doivent aussi adosser le travail législatif en partant de l’élaboration des projets de réforme par les acteurs sociaux et leurs représentants. Ce qu’ils perdent en autonomie, ils le regagneront en crédibilité, en autorité, en confiance et en respect des électeurs. Il s’agit au fond de recentrer la classe politique sur des fonctions plus arbitrales et même « magistrales ». Là encore, ce n’est qu’un retour aux fondements de la démocratie, un retour aux conceptions originaires de la fonction politique qui devait en fonder la légitimité indiscutable aux yeux de tous : l’exercice d’une magistrature suprême où ceux qui agissent ne sont pas les mêmes que ceux qui proposent, où la délégation repose sur des contenus précis et non sur un mandat discrétionnaire durant toute une législature. Cette mutation progressive de la fonction politique, plus axée sur le droit et l’arbitrage que sur les orientations partisanes, prendra du temps. Mais si l’on veut bien prendre acte de l’épuisement des fonctions du politique, de son recentrage sur ses attributions régaliennes (police, justice, médiation), du déplacement actuel de la question et du débat politique vers la société civile, de la nécessité d’une négociation sociale permanente avec l’ensemble des acteurs sociaux, il faut se fixer cette ligne d’horizon. Loin de le déposséder de son pouvoir, c’est au contraire redonner un vrai rôle au personnel politique qui en est privé aujourd’hui au profit des marchés et de ceux qui les dominent et les manipulent. C’est en redonnant le pouvoir à la société civile par de nouveaux mécanismes de représentation que la politique retrouvera une place, une légitimité et une reconnaissance dont elle est de plus en plus dépourvue. Bien loin de substituer un pouvoir à un autre, il faut renforcer l’un par l’autre.
22Nous n’avons plus le choix : ou la classe politique continue à se crisper sur les quelques pouvoirs qui lui restent, notamment les pouvoirs de police (au sens large), en stigmatisant une société civile prétendument déliquescente, infantile, violente par nature et incontrôlable, et l’emprise des régimes autoritaires voire totalitaires, déjà menaçants en Europe, ne cessera de gagner du terrain ; ou la classe politique, comprenant et surtout acceptant le dépassement de la vision étroitement électoraliste et corporatiste de la politique, favorisera le « réarmement » politique de la société civile en faisant droit à ses représentants naturels que sont les associations d’intérêt général comme les syndicats, et en trouvant les mécanismes de participation, d’expression et de représentation propres à cette société civile.
Notes
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[1]
J’ai tenté d’exposer les termes de ce débat et ses orientations actuelles dans Renouer le lien social. Liberté, égalité, association, Paris, Odile Jacob, 2001.
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[2]
Le terme d’individu a pris des significations très différentes dans le temps : de l’individu générique du passé (personne morale ou figure historique) à l’individu abstrait des Lumières (celui des théoriciens du contrat), en passant par l’individualisme de libération (celui de la névrose freudienne), puis l’individualisme du repli sur soi (celui de l’atomisation et de la dépression), jusqu’à l’individu relationnel d’aujourd’hui (celui de l’expression de soi). Sur cette question, voir notamment Alain Renaut, L’ère de l’individu, Paris, Gallimard, 1989.
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[3]
Norbert Elias, La dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975.
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[4]
Nous sommes insensiblement passés d’une égalité par la similitude et la ressemblance à une égalité par la différence, d’une identité par la communauté à une identité par la singularité. Paradoxalement, l’ego fait l’égalité.
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[5]
On a en effet oublié que la fameuse loi de 1901 garantit d’abord la liberté pour chacun de s’associer avec qui bon lui semble (art. 2), avant de s’intéresser aux associations proprement dites. Il y a plus de 800 000 associations et chaque année en compte 80 000 de plus. Mais on ne peut comprendre cette dynamique associative sans la rapporter à l’évolution du lien social qui s’y apparente.
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[6]
L’association recueille 95 % de bonnes opinions selon une enquête CSA, décembre 2000.
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[7]
Cette rhétorique qui n’est plus seulement politique – on la retrouve dans la plupart des formes de communication et notamment dans les messages publicitaires – finit par produire ses effets...
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[8]
Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975.
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[9]
Anthony Giddens, The Third Way : the Renewal of Social Democracy, Cambridge, Polity Press, 1998.
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[10]
Comme l’écrivait Castoriadis : « Se reposer ou être libre, il faut choisir. »
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[11]
Isabelle Sommier, Les nouveaux mouvements contestataires, Paris, Flammarion, 2001.
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[12]
Hacktivisme : de hacker et d’activisme, utilisation militante de l’Internet.
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[13]
En 2001, on comptait 473 fondations d’utilité publique en France dont bon nombre sont peu actives, 73 fondations d’entreprise et 500 abrités par la Fondation de France, contre 12 000 fondations aux États-Unis, 3 000 charity trusts au Royaume-Uni et 2 000 en Allemagne. La lourdeur des procédures et la faible incitation fiscale n’expliquent pas tout, la conception très étatiste de l’intérêt général en France n’est guère favorable aux fondations d’utilité publique.
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[14]
Aux États-Unis, le mécénat représente 2,1 % du PIB contre à peine 0,1 % en France.