Notes
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[1]
La Constitution irlandaise de 1937 comportait, jusqu’en 1998, deux articles revendiquant le nord de l’île comme territoire national.
-
[2]
Au nombre de 37 en 2002.
-
[3]
La discrimination peut aussi s’effectuer sur les patronymes quoique cela ne soit pas une garantie. Par exemple, les deux principaux leaders catholiques, John Hume (SDLP) et Gerry Adams (Sinn Fein), portent des noms de famille très britanniques.
-
[4]
On concède volontiers que les termes « catholiques » et « protestants » sont plus simples à manier à l’antenne que ceux présentés dans le schéma ci-dessus.
-
[5]
Le recensement de 1981 faisait état de 51 dénominations protestantes différentes.
-
[6]
Le terme même en anglais de sectarian – que la traduction française usuelle de « sectaire » rend fort mal – est appliqué à toutes les activités qui opposent les deux communautés dans le conflit : de la ségrégation jusqu’au meurtre, en passant par l’éducation.
-
[7]
Pour ajouter à la confusion, le visiteur en Irlande du Nord pouvait observer, en septembre 2002, des drapeaux palestiniens dans les quartiers nationalistes et des drapeaux... israéliens chez les Unionistes !
-
[8]
Ceci est très bien montré dans le film irlandais, Nothing Personal, 1995.
-
[9]
Ce « raisonnement » a été la source de nombreuses méprises.
-
[10]
Le rôle des Églises dans le conflit reste à analyser. Pour une première approche on consultera : Éric Gallagher et Stanley Worrall, Christians in Ulster. 1969-1980, Oxford, OUP, 1982 ; Joseph Liechty et Cecelia Clegg, Moving beyond Sectarianism, Blackrock, Columba Press, 2001.
-
[11]
Ken Dunn, Mixed Marriage in Ireland, hhhhttp:// wwww. incore. ulst. ac. uk/ home/ publication/ conference/ mmabstracts. html ;http:// wwwww. ewtn. com/ library/ CURIA/ NETEMERE. HTM.
Le film irlandais, A Love Divided (1999), retrace un épisode réel de l’application de ce décret au début des années 1950 dans un petit village reculé du comté de Wexford, en République d’Irlande. -
[12]
L’Ordre d’Orange, société secrète a été fondée en souvenir de Guillaume d’Orange, vainqueur de la bataille de la Boyne, contre les troupes catholiques de Jacques II, en 1690. Les Orangistes ne représenteraient que 10 % des protestants d’Irlande du Nord mais sont encore très influents dans la vie politique de la province.
-
[13]
Depuis l’Acte d’union en 1800, la province a connu plusieurs émeutes sanglantes opposant les deux ethnies.
-
[14]
En décembre 1972, l’article 44 fut abrogé par référendum (51 %).
-
[15]
« At last, someone has said it... », Belfast Telegraph, 25 septembre 2002.
-
[16]
Dans le comté de Louth, en République d’Irlande.
-
[17]
The Irish Church. A Perspective. hhhttp:// wwww. ireland. anglican. org/ pressreleases/ prarchive2002/ abeamucgss. html.
-
[18]
« Dr Eames questions if Orangeism is a Christian movement », Irish Times, 24 juillet 1998.
-
[19]
C’est l’épithète qui revient le plus dans les pages du Northern Ireland Hansard...
-
[20]
Richard Deutsch, Le sentier de la paix. L’accord anglo-irlandais de 1998, Rennes, Terre de Brume, 1998.
-
[21]
En novembre 1981, à Belfast.
-
[22]
Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.
-
[23]
Expression proposée par Danièle Hervieu-Léger (« Les tendances du religieux en Europe », in R. Azria et al., Croyances religieuses, morales et éthiques dans le processus de construction européenne, Paris, La Documentation française, 2002, p. 12), par inversion de la formule de G. Davie : believing without belonging « croyance sans appartenance » (La religion des Britanniques de 1945 à nos jours, Genève, Labor et Fides, 1996).
-
[24]
Hugh Seton-Watson, Eastern Europe Between the Wars, 1918-1941, Cambridge University Press, 1946, p. 261.
-
[25]
Jovan Cvijic, La péninsule balkanique, Paris, Armand Colin, 1918, p. 165.
-
[26]
Cf. Robert Mantran (dir.), Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 497-500.
-
[27]
Cf. Jean Nouzille, Histoire de frontières. L’Autriche et l’Empire ottoman, Paris, Berg international, 1991.
1Depuis 1969, les médias français traitent la question de l’Irlande du Nord sous la forme simplifiée d’une guerre de religion opposant catholiques et protestants. Ce conflit est donc qualifié de « moyenâgeux », par de bonnes âmes qui s’apitoient, un instant, sur cette guerre civile sans fin. Pour elles, la cause est entendue : là où l’Afrique du Sud a su trouver une solution, le Moyen-Orient et l’Ulster apparaissent comme des irréductibles, insensibles au bon sens et aux droits de l’homme. Ce sont les exceptions qui confirment la règle chez les cartésiens.
2Seule guerre continue depuis 1969 au sein de l’Union européenne, elle est considérée comme chasse gardée des États concernés – la Grande-Bretagne et la République d’Irlande – au nom de la non-ingérence. Bruxelles verse néanmoins, et depuis longtemps, de confortables subventions à cette province septentrionale du Royaume-Uni.
3La complexité d’un conflit remontant des siècles en arrière est masquée par l’étiquette religieuse qui permet de classer les « Troubles » d’Ulster dans la catégorie des guerres de religion, donc hors normes. En France, ces guerres ont laissé de douloureux souvenirs recouverts de baumes maladroits. L’opposition réelle et symbolique des deux termes « catholiques » et « protestants », en Irlande du Nord, évoque l’impossibilité d’une solution sur une terre qui ne connaît pas la séparation de l’Église et de l’État et où le catholicisme a toujours été associé au nationalisme irlandais.
4Ce conflit est un des mieux étudiés par les sciences humaines. Les ouvrages, analyses et articles se comptent par dizaines de milliers [1]. De nombreuses théories ont vu le jour. Peu, cependant, ont osé affirmer que la religion était le seul facteur décisif [2]. Le temps a montré qu’il ne pouvait pas être sérieusement considéré comme tel même si les apparences sont trompeuses.
LA PREMIÈRE COLONIE
5L’Irlandais G. B. Shaw a déclaré, en connaisseur, que « l’Irlande était une île derrière une île ». Au-delà de cette boutade, on découvre une réalité historique et physique parfois oubliée. Première colonie de la Grande-Bretagne, l’île d’Irlande reste, aujourd’hui, aussi l’une de ses dernières, servant d’argument à toutes les approches coloniales et postcoloniales [3].
6Sur l’île des Saints et des Érudits, la religion a servi de sténographie pour décrire deux communautés, deux ethnies, deux cultures non pas opposées mais différentes. Car toutes deux se réclament du même christianisme et la violence ne s’est pas manifestée, publiquement en Ulster, au nom de la défense d’un dogme. Certes, on trouvera, au cours des trente dernières années, des dizaines d’exemples d’attaques contre des chapelles ou des temples.
7La colonisation de l’Irlande par les Anglo-Normands commence au XIIe siècle pour prendre fin avec les Plantations d’Ulster au XVIIe siècle [4]. La première vague ne fut qu’une demi-conquête alors que la seconde fut une politique systématique de mainmise administrative et économique par la couronne britannique qui confisqua des terres appartenant aux Irlandais au profit de colons anglais ou écossais.
8Cette « Plantation de l’Ulster » coïncida avec la révolution religieuse des XVIe-XVIIe siècles. La Réforme eut d’abord une signification politique pour l’Angleterre alors que pour les Irlandais elle aggravait leur soumission à un souverain étranger. En 1560, l’Église « établie » en Irlande par Élisabeth Ire, sur le modèle de l’Église anglicane, sera toujours considérée par les Irlandais comme la religion du colonisateur. Le credo nationaliste/républicain irlandais remonte à 1798 (la révolte des Irlandais unis [5]) lorsque les catholiques d’Irlande et les presbytériens d’Ulster s’étaient rassemblés pour chasser l’oppresseur anglais. La mythologie républicaine d’aujourd’hui, diffusée par l’IRA et par sa branche politique du Sinn Fein, est fondée sur cette glorieuse page d’histoire, qui, avec le temps, a été enjolivée au point de faire croire que les deux communautés religieuses s’étaient alliées. Il ne resterait donc plus qu’à retrouver cet Âge d’or dans une Irlande réunifiée et enfin libérée des Britanniques. Les presbytériens d’Ulster – plus lucides ? – affirment que leurs coreligionnaires de l’époque, qui avaient rejoint les catholiques dans les Irlandais unis, étaient loin d’être représentatifs de l’ensemble de la communauté protestante nord-irlandaise [6]... Le XIXe et le début du XXe siècle confirmèrent les craintes de celle-ci : l’Église catholique était intimement liée au nationalisme irlandais.
9Au fil des siècles, s’opéra la fusion des divisions religieuses et politiques qui sont encore présentes aujourd’hui. La relative prospérité de l’Ulster, comparée au reste de l’île, et son fondamentalisme religieux protestant ne pouvaient que l’amener à rejeter le Home Rule perçu comme Rome Rule, et porteur d’une indépendance irlandaise qui ne pouvait être que préjudiciable, sur tous les plans, aux descendants des Plantations.
10La séparation de l’île (Partition) en 1921 par Londres afin d’éviter une guerre civile entre le nord (anti-Home Rule) et le sud de l’île (pro-Home Rule), la neutralité de l’Eire pendant la Seconde Guerre mondiale et sa déclaration unilatérale d’une république en 1949 aboutirent à un développement politique, culturel et religieux séparé dans les deux parties de l’île. Pendant plus d’un demi-siècle, des éléments nationalistes/républicains voulurent déloger cette Assemblée de Belfast (Stormont) qui s’était déclarée « un parlement protestant pour les protestants ». Ils renforcèrent la suspicion naturelle des protestants envers la minorité catholique qui avait choisi de rester vivre en Irlande du Nord après 1921. Pour beaucoup de ces unionistes/protestants, les nationalistes/catholiques représentaient une cinquième colonne prête à frapper et à prendre le pouvoir pour parfaire l’indépendance de l’Irlande, qui n’attendait qu’une réunification physique [7].
11Londres avait pris soin, dès 1921, d’instituer dans la constitution de l’Irlande du Nord des garanties précises pour la minorité nationaliste, notamment les élections législatives au parlement régional devaient se dérouler à la proportionnelle. Mais la communauté catholique, sous la direction de son Église, refusa d’emblée toutes ces nouvelles institutions et les boycotta, laissant ainsi le champ libre aux éléments les plus radicaux des unionistes pour renforcer, à tous les niveaux, un appareil ségrégatif dans la province. Ainsi, en 1922, la représentation proportionnelle était annulée par Stormont et remplacée par un vote censitaire favorable à la communauté protestante majoritaire.
12La minorité catholique refusait aussi le système éducatif de l’Irlande du Nord, qui, comme le rappela sa hiérarchie religieuse, comportait un enseignement et des services anglicans, en l’absence de séparation de l’Église et de l’État. Le Primat catholique irlandais allait jusqu’à menacer ses fidèles d’excommunication en cas de fréquentations d’établissements d’enseignement publics nord-irlandais. L’Église catholique offrit donc de prendre en charge l’éducation de ses ouailles dans ses bâtiments et grâce à son personnel, comme elle l’avait fait déjà, à la Partition, en Eire. Et jusqu’à ce jour, en Irlande du Nord, les deux communautés suivent un cursus primaire et secondaire entièrement séparé, ne se « rejoignant » qu’à l’université. Depuis une vingtaine d’années, des établissements d’enseignement « mixtes » ont été créés grâce à la volonté de parents déterminés, mais la laïcité reste un lointain idéal [8].
13Cette ségrégation que la communauté catholique s’est imposée, dès 1921, a eu de lourdes conséquences. Aujourd’hui encore, et ce malgré l’appareil juridique complet qui interdit de demander sa religion à un quelconque candidat, l’employeur nord-irlandais aura sous les yeux des CV présentant des études secondaires à Sainte-Geneviève, Saint-Dominique, etc., désignant ainsi de facto la confession du postulant [9]...
CATHOLIQUES ET PROTESTANTS OU NATIONALISTES ET UNIONISTES ?
14Ces étiquettes faciles, adoptées sans retenue par les médias soucieux de clarté, sont trompeuses. Elles méritent d’être redéfinies [10].
15Si le passé colonial de l’Irlande s’impose comme la base du conflit, il détermine d’abord le choix d’une philosophie politique, la religion n’intervient qu’en marqueur supplémentaire d’une communauté qui exprimera sa détermination dans des groupes paramilitaires. En plaçant, dans le schéma ci-dessous, les activistes en dernière position de lecture, nous soulignons leur extrémisme, alors que l’appartenance politique sous-entend, dans notre analyse, une certaine modération et un respect des règles démocratiques et constitutionnelles.
16(Cette classification ne peut tenir compte des divers croisements qui peuvent s’effectuer dans la réalité : certains catholiques sont unionistes et vice versa, quelques protestants sont républicains, mais ils ne représentent, dans les deux cas, qu’un faible pourcentage.)
17Il nous semble donc erroné d’utiliser le terme « loyalistes » pour désigner le choix politique des unionistes. Les loyalistes ne regroupent en fait qu’une frange d’activistes unionistes/protestants se déclarant « loyaux » envers la Couronne britannique. Une loyauté assez « élastique » puisqu’elle leur permet de justifier leurs attaques mortelles contre les forces de l’ordre britanniques, forces d’un gouvernement – toujours opposé à leur politique – mais non de la Couronne... En parlant des « protestants », on englobe alors toute une communauté religieuse pourtant fort diverse dans une politique « unioniste » qu’elle ne partage pas forcément [11].
18À l’inverse, tous les catholiques ne sont pas « républicains » car le nationalisme s’exprime en Irlande du Nord par le biais de deux partis politiques : le Social & Democratic Labour Party (SDLP) qui prône, depuis 1971, un nationalisme dans le cadre constitutionnel et le Sinn Fein (bras légal de l’IRA) qui lui n’a accepté cette option que depuis 1998. Pendant trente ans, il revendiquait une action militaire pour atteindre son objectif.
CRIME « SECTAIRE » [12] ?
19Les diverses forces de l’ordre en Irlande du Nord ont montré, année après année, que le nombre des paramilitaires n’a jamais été très élevé malgré la propagande des deux camps : ainsi, l’IRA s’appelle « Armée » républicaine irlandaise mais n’a probablement guère dépassé plus de 600 hommes actifs tandis que les divers groupes loyalistes qui ont aligné sur le papier des milliers de membres n’en ont, en réalité, pas eu plus de quelques centaines en action.
20Ces faibles effectifs ont été cependant suffisants pour alimenter le conflit et engendrer la haine que l’on sait. Haine qui s’est exprimée par l’assassinat de membres des deux communautés sous prétexte qu’ils appartenaient à l’une ou à l’autre. Or ces meurtres n’ont pas été présentés sous leur dimension politique, par exemple, assassinat d’un unioniste, mais sous leur forme religieuse, « un catholique abattu ». Les médias nord-irlandais ont, spontanément, décidé de ne plus ajouter la confession des victimes dans leurs articles ou dans les journaux radiotélévisés. Cela ne dura que pendant une brève période car le public demanda avec insistance que la religion soit mentionnée.
21La géographie des villes nord-irlandaises a certainement contribué à cette dérive descriptive. Dès 1969 et le début des troubles, les deux populations ont fini de se regrouper par affinités culturelles et religieuses. Au point que les Belfastois ont en tête une prodigieuse carte mentale qui situe avec une remarquable précision l’appartenance politico-religieuse des rues. Pour ceux qui auraient tendance à l’oublier, de nombreux signes et symboles visuels sont présents : drapeaux, fresques murales mais aussi peintures sur les bords de trottoirs [13]. Les territoires sont clairement délimités. Circuler dans tel ou tel quartier devient donc un signe d’appartenance à tel ou tel groupe. Abattre celui qui foule un trottoir revient à tuer un membre d’une communauté religieuse qui devient aussi la victime expiatoire [14]. Le crime est alors qualifié de « sectaire » [15]. Sur plus de 3 500 morts, depuis 1969, plusieurs centaines de civils ont été assassinés pour la simple raison qu’ils « devaient » appartenir à l’une ou l’autre communauté. Les statistiques révèlent aussi que plus de catholiques que de protestants ont été tués au cours de ces assassinats.
22La guerre civile qui a sévi en Irlande du Nord n’est pas une croisade religieuse – terme galvaudé s’il en est depuis le 11 septembre 2001 – mais une guerre d’indépendance pour les nationalistes et une guerre de survie pour les unionistes. Lesquels ont interprété les attentats perpétrés contre eux par l’IRA comme étant « sectaires ». Ce n’est que depuis une quinzaine d’années que le mouvement républicain admet qu’il ne pourra pas chasser les unionistes/protestants d’Ulster et qu’il devra négocier avec eux.
UNE QUERELLE RELIGIEUSE ?
23La réunion des revendications politiques et des appartenances religieuses ne pouvait que produire une confusion désastreuse dans le vocabulaire de deux petits groupes dans une province à peine plus grande qu’un département français. Soit l’on émigrait, soit l’on restait. Dans ce dernier cas, il fallait prendre position et utiliser toutes les armes à sa disposition.
24La position des Églises en Irlande n’a pas été toujours celle de l’œcuménisme d’aujourd’hui [16]. Parmi les nombreux exemples de leurs interventions radicales, on peut retenir l’utilisation qui fut faite par la hiérarchie catholique du décret Ne Temere. Conçu à l’origine par Pie X, en 1908, pour codifier les règles relatives aux fiançailles et à la célébration du mariage, il fut appliqué avec une rigueur particulière dans l’île. L’insistance fut mise sur la condition nécessaire que les enfants issus d’un mariage « mixte » devaient être élevés dans la foi catholique. Certains chercheurs affirment que sa stricte application conduisit à réduire la population protestante de 80 % en République d’Irlande alors qu’elle augmentait de 60 % en Irlande du Nord [17]. Dans tous les cas, elle n’était pas conçue pour un rapprochement entre les deux communautés qui ont largement pratiqué l’endogamie depuis 1921.
25Ce décret fut aboli en 1970 et remplacé par Matrimonia Mixa, plus souple. Il intervint trop tard dans le contexte des « Troubles » nord-irlandais. En 2002, bon nombre de protestants de la province sont persuadés que le Ne Temere est toujours en application. Depuis 1969, de nombreuses analyses ont montré les particularismes tranchés de l’Église catholique irlandaise par rapport au reste du monde catholique romain.
26Les « marches » orangistes des unionistes/protestants sont en fait de véritables processions religieuses, avec bannières et fanfares, se rendant d’une loge à un temple [18]. La provocation n’est pas toujours voulue même si l’obstination à refuser de changer de parcours l’est ! Leur circuit traditionnel a souvent tendance à s’effectuer soit à la lisière de quartiers catholiques soit au beau milieu de ces derniers, car l’habitat s’étant développé rapidement, une procession qui avait lieu, autrefois, en pleine campagne peut se dérouler désormais dans un lotissement catholique. C’est le cas de la « marche » de Drumcree, dans la banlieue de Portadown.
27Pour dépassionner le débat, on parle désormais dans la province, dans les institutions britanniques, irlandaises ou transfrontalières plutôt de « traditions » que de « communautés », en appelant au respect de chacun face à des cultures différentes qui ne devraient ni s’imposer ni être méprisées. Si le souhait de voir les processions orangistes – manifestations politico-religieuses – devenir un jour une sorte de carnaval pour touristes en mal d’exotisme, est respectable, il n’en reste pas moins peu réaliste dans un avenir immédiat.
28Dans la province, une seule voix s’est élevée pour présenter le conflit actuel comme une guerre de religion, celle du pasteur fondamentaliste Ian Paisley qui y voit la main de Rome [19]. Le titre de docteur en théologie qu’il utilise n’est qu’honoris causa et lui a été décerné par la Bob Jones University, établissement fort connu aux États-Unis pour son fondamentalisme. Ian Paisley a toujours su mélanger adroitement les genres et fonder son approche sur un subtil mélange de religion et de politique qui lui a permis de se faire élire député sans discontinuité depuis 1970. Ses sermons et son journal, The Protestant Telegraph, sont les seuls en Ulster à dénigrer certains points du dogme catholique. Le succès de son parti politique, Democratic Ulster Party (DUP), ne peut, cependant, s’expliquer par cette seule opposition religieuse rarement exprimée comme telle en public. Il repose plus sur une volonté d’empêcher tout changement politique dans la province qui amènerait l’Ulster sous la houlette de Dublin. I. Paisley refuse le principe du partage du pouvoir avec la minorité nationaliste en Irlande du Nord parce qu’il considère que c’est le début de la réunification de l’île. Jusqu’en 1972, ses attaques portèrent aussi sur l’article 44 de la Constitution irlandaise : « L’État reconnaît la situation particulière de la Sainte Église catholique, apostolique et romaine, en tant que gardienne de la foi professée par la grande majorité des citoyens... » (les autres Églises d’Irlande étaient aussi reconnues et l’État garantissait la liberté de croyance et de culte) [20]. Le très actif pasteur n’a jamais négligé non plus de montrer du doigt Dublin qui interdit le divorce jusqu’en 1996.
29I. Paisley a toujours clamé qu’il défendait sa liberté de culte et de pensée tout en encourageant ses ouailles, par ses sous-entendus, à passer à l’action. Pour certains esprits fragiles ou frustes, la frontière entre politique et religion pouvait voler en éclats.
30Dans la province, l’œcuménisme n’a pas bonne presse et est encore dénoncé par I. Paisley et sa communauté. La fermeture à Belfast, en septembre 2001 et après dix-neuf ans, de la Communauté jésuite de Saint-Colomban, est attribuée par le prêtre Michael Hurley « à un véritable désintérêt des efforts œcuméniques dans le cadre des projets de réconciliation qui prennent trop de temps » [21]. Néanmoins, depuis 1973, chaque année, des entretiens concrets et complets se tiennent près de la frontière de l’île entre les dignitaires des Églises irlandaises, les Rencontres de Ballymanscalon [22]. En juin 2002, Robin Eames, primat de l’Église d’Irlande, rappelait que, pour beaucoup de protestants encore, le terme « “œcuménisme” signifiait une reddition politique et religieuse » [23]. Le même pasteur se demandait, en 1998, « si l’Ordre d’Orange pouvait être considéré comme un mouvement vraiment chrétien » [24].
31La confusion des genres perdurant en Ulster, le cordon ombilical qui semble relier l’ordre d’Orange et le Parti unioniste n’a pas encore été, officiellement, coupé. La religion est toujours sous-jacente en Irlande du Nord et pour un observateur étranger, il apparaît que le parlement de Belfast est probablement le seul au monde où les députés s’insultent en se traitant de « bigot » [25].
32La sémantique n’a pas fini de hanter la scène politique de l’Irlande du Nord car l’accord signé à Belfast le 10 avril 1998 le fut un Vendredi saint. Il n’en faut pas plus pour que les nationalistes l’appellent « l’accord du Vendredi saint » alors que les unionistes utilisent systématiquement la formule « accord de Belfast » [26]...
33La littérature et le cinéma ont tenté d’introduire une dimension religieuse dans le conflit. Ainsi les psychopathes de Resurrection Man et de Nothing Personal, qui tuent au hasard les catholiques, sont-ils présentés comme chargés d’une mission divine. Ce n’est guère convaincant car on ne peut pas conclure que l’action de quelques-uns fut partagée par tous.
34Si une majorité de Nord-Irlandais, y compris d’unionistes, a voté en faveur de l’accord de 1998, il n’en reste pas moins, à la fin de 2002, un petit noyau dur d’irréductibles Loyalistes qui, au nom de l’unionisme, entretiennent une guerre d’attrition quotidienne dans les zones urbaines nationalistes de la province. En face, des dissidents républicains, Real IRA par exemple, refusent d’accepter l’accord qu’ils considèrent comme une trahison des idéaux nationalistes : participation du Sinn Fein à un gouvernement britannique régional et absence de réunification de l’île. Dans les deux cas, ces paramilitaires s’opposent au nom d’idéaux politiques et non au nom d’une confession religieuse qui serait menacée. Au cours des trente dernières années, aucun prêtre n’a été tué par des loyalistes et le seul pasteur abattu par les républicains, Robert Bradford, le fut parce qu’il incarnait un unionisme intransigeant [27]. Les termes « protestants » et « catholiques » sont ceux d’une sténographie commode mais ne traduisent pas la complexité d’un conflit aux multiples facettes. Les Nord-Irlandais analysent toujours leur conflit en termes d’ « eux » et « nous » et oublient volontiers que la société de la province a évolué et qu’elle comporte désormais une proportion non négligeable de Chinois, d’Indiens et de Pakistanais. La prochaine étape sera-t-elle celle du racisme ?
Notes
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[1]
La Constitution irlandaise de 1937 comportait, jusqu’en 1998, deux articles revendiquant le nord de l’île comme territoire national.
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[2]
Au nombre de 37 en 2002.
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[3]
La discrimination peut aussi s’effectuer sur les patronymes quoique cela ne soit pas une garantie. Par exemple, les deux principaux leaders catholiques, John Hume (SDLP) et Gerry Adams (Sinn Fein), portent des noms de famille très britanniques.
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[4]
On concède volontiers que les termes « catholiques » et « protestants » sont plus simples à manier à l’antenne que ceux présentés dans le schéma ci-dessus.
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[5]
Le recensement de 1981 faisait état de 51 dénominations protestantes différentes.
-
[6]
Le terme même en anglais de sectarian – que la traduction française usuelle de « sectaire » rend fort mal – est appliqué à toutes les activités qui opposent les deux communautés dans le conflit : de la ségrégation jusqu’au meurtre, en passant par l’éducation.
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[7]
Pour ajouter à la confusion, le visiteur en Irlande du Nord pouvait observer, en septembre 2002, des drapeaux palestiniens dans les quartiers nationalistes et des drapeaux... israéliens chez les Unionistes !
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[8]
Ceci est très bien montré dans le film irlandais, Nothing Personal, 1995.
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[9]
Ce « raisonnement » a été la source de nombreuses méprises.
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[10]
Le rôle des Églises dans le conflit reste à analyser. Pour une première approche on consultera : Éric Gallagher et Stanley Worrall, Christians in Ulster. 1969-1980, Oxford, OUP, 1982 ; Joseph Liechty et Cecelia Clegg, Moving beyond Sectarianism, Blackrock, Columba Press, 2001.
-
[11]
Ken Dunn, Mixed Marriage in Ireland, hhhhttp:// wwww. incore. ulst. ac. uk/ home/ publication/ conference/ mmabstracts. html ;http:// wwwww. ewtn. com/ library/ CURIA/ NETEMERE. HTM.
Le film irlandais, A Love Divided (1999), retrace un épisode réel de l’application de ce décret au début des années 1950 dans un petit village reculé du comté de Wexford, en République d’Irlande. -
[12]
L’Ordre d’Orange, société secrète a été fondée en souvenir de Guillaume d’Orange, vainqueur de la bataille de la Boyne, contre les troupes catholiques de Jacques II, en 1690. Les Orangistes ne représenteraient que 10 % des protestants d’Irlande du Nord mais sont encore très influents dans la vie politique de la province.
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[13]
Depuis l’Acte d’union en 1800, la province a connu plusieurs émeutes sanglantes opposant les deux ethnies.
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[14]
En décembre 1972, l’article 44 fut abrogé par référendum (51 %).
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[15]
« At last, someone has said it... », Belfast Telegraph, 25 septembre 2002.
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[16]
Dans le comté de Louth, en République d’Irlande.
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[17]
The Irish Church. A Perspective. hhhttp:// wwww. ireland. anglican. org/ pressreleases/ prarchive2002/ abeamucgss. html.
-
[18]
« Dr Eames questions if Orangeism is a Christian movement », Irish Times, 24 juillet 1998.
-
[19]
C’est l’épithète qui revient le plus dans les pages du Northern Ireland Hansard...
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[20]
Richard Deutsch, Le sentier de la paix. L’accord anglo-irlandais de 1998, Rennes, Terre de Brume, 1998.
-
[21]
En novembre 1981, à Belfast.
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[22]
Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.
-
[23]
Expression proposée par Danièle Hervieu-Léger (« Les tendances du religieux en Europe », in R. Azria et al., Croyances religieuses, morales et éthiques dans le processus de construction européenne, Paris, La Documentation française, 2002, p. 12), par inversion de la formule de G. Davie : believing without belonging « croyance sans appartenance » (La religion des Britanniques de 1945 à nos jours, Genève, Labor et Fides, 1996).
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[24]
Hugh Seton-Watson, Eastern Europe Between the Wars, 1918-1941, Cambridge University Press, 1946, p. 261.
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[25]
Jovan Cvijic, La péninsule balkanique, Paris, Armand Colin, 1918, p. 165.
-
[26]
Cf. Robert Mantran (dir.), Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, p. 497-500.
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[27]
Cf. Jean Nouzille, Histoire de frontières. L’Autriche et l’Empire ottoman, Paris, Berg international, 1991.