Notes
-
[1]
Jeremy Rifkin, La fin du travail, Paris, La Découverte, 1995, p. 24 : « Les technologies industrielles antérieures avaient supplanté le travail humain sous son aspect de puissance physique, en remplaçant le corps et les muscles par des machines. Les nouvelles technologies informatiques promettent la relève du cerveau humain lui-même, en substituant aux êtres humains des machines pensantes dans toute la gamme des activités économiques. »
-
[2]
Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris, Aubier, 1995. p. 159 : « Le travail, parce qu’il est d’abord apparu comme facteur de production, moyen d’augmenter les richesses, puis d’humaniser le monde, est donc emporté par une logique qui le dépasse infiniment et fait de lui un moyen au service d’une autre fin que lui-même. Il ne peut pas dès lors être le lieu de l’autonomie et de l’épanouissement. »
-
[3]
Yves Clot, Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie, Paris, La Découverte, 1995 ; La fonction psychologique du travail, Paris, PUF, 1999.
-
[4]
Yves Clot, Jean-René Pendariès, Les chômeurs en mouvement(s), Paris, Rapport de recherche, APST-CNAM-MIRE, 1997.
-
[5]
Frédéric Yvon, La reconnaissance de l’autonomie. Une approche clinique dans la restauration rapide, mémoire de DEA, Paris, CNAM, 1999.
-
[6]
Ignace Meyerson, « Le travail, fonction psychologique », in Écrits, pour une psychologie historique, Paris, PUF, 1987, p. 262 : « Le travail est entré dans la personne et tend à y prendre une assez grande place... L’homme pressent ce que le travail pourrait être pour lui, ce qu’il n’est pas encore. »
-
[7]
Isabelle Billard, Santé mentale et travail, l’émergence de la psychopathologie du travail, Paris, La Dispute, 2001 ; Christophe Dejours, Travail, usure mentale, Paris, Bayard, 3e éd., 2000 ; Yves Clot, « Psychopathologie du travail et clinique de l’activité », Éducation permanente, no 146, 2001, p. 35-49.
-
[8]
Gilbert de Terssac, L’autonomie dans le travail, Paris, PUF, 1992 ; Christophe Dejours, « Intelligence pratique et sagesse pratique : deux dimensions méconnues du travail réel », Éducation permanente, no 116, 1993 ; Pierre Rabardel, Les hommes et les technologies. Approche cognitive des instruments contemporains, Paris, Armand Colin, 1995 ; Yves Clot, « Le problème des catachrèses en psychologie du travail : un cadre d’analyse », Le Travail humain, no 2, PUF, 1997.
-
[9]
C’est ce que G. Canguilhem avait déjà compris dans un texte de 1947, « Milieux et normes de l’homme au travail », Cahiers internationaux de sociologie, p. 120-136, Paris, 1947, vol. III : « Tout homme veut être le sujet de ses normes. » Nous remercions Yves Schwartz de nous avoir indiqué l’existence de ce texte et renvoyons à la belle analyse qu’il en a faite dans Georges Canguilhem, philosophe, historien des sciences, Paris, Albin Michel, 1993.
-
[10]
Ivar Oddone, Alessandra Re et Gianni Briante, Redécouvrir l’expérience ouvrière. Vers une autre psychologie du travail ?, Paris, Éditions Sociales, 1981 ; Yves Clot, La fonction psychologique du travail, op. cit.
-
[11]
Claude Hoareau, La Ciotat : chronique d’une rébellion, Paris, Messidor, 1992, p. 162-163.
-
[12]
Cette hypothèse est confirmée dans une étude récente : « Les chômeurs et le chômage. Une enquête exploratoire », Paris, L’Observatoire de l’ANPE, juillet 2000, p. 15 : « Malgré la banalisation statistique du chômage, il n’y a pas véritablement de banalisation subjective. »
-
[13]
Ibid., p. 12 : « Le vécu du chômage semble lié aux variables de sociabilité, d’intégration familiale et locale. »
-
[14]
Yves Clot, Jean-René Pendariès, Les chômeurs en mouvement(s), op. cit., p. 54.
-
[15]
Nous nous distinguons en cela de la thèse d’une centralité du travail telle que peut l’entendre Christophe Dejours : « Aussi le sujet utilise-t-il un autre théâtre, un théâtre de substitution, à celui de l’amour pour construire et conforter son identité. [...] Ce théâtre c’est celui de la construction de l’identité ou de l’accomplissement de soi dans le champ social [...], c’est-à-dire celui du travail » (« Comment formuler une problématique de la santé en ergonomie et en médecine du travail ? », Le Travail humain, t. 58, no 1, PUF, 1995, p. 7.
-
[16]
Yves Clot, Jean-René Pendariès, Les chômeurs en mouvement(s), op. cit., p. 55.
-
[17]
Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, op. cit., p. 301 et s.
-
[18]
C’est cet oubli que nous discutons dans le travail de Jacques Curie et Violette Hajjar quand ils parlent de système d’activité : « Chaque activité est pour l’autre à la fois une cause et un effet : on peut donc à bon droit parler d’“emprise réciproque” » (« Vie de travail, vie hors travail, la vie en temps partagée », Traité de psychologie du travail, sous la direction de C. Lévy-Leboyer et J.-C. Spérandio, Paris, PUF, 1987, chap. 3, p. 35-55, repris dans Jacques Curie, Travail, personnalisation, changements sociaux, Archives pour les histoires de la psychologie du travail, Toulouse, Octarès, 2000, p. 213-232.
-
[19]
Ignace Meyerson, « Le travail fonction psychologique », op. cit., p. 252 : « Le travail humain est une activité continue dans la durée, continue comme tâche, spécialisée comme tâche. C’est une action forcée, socialement et psychologiquement. »
-
[20]
Yves Clot, Daniel Faïta, Gabriel Fernandez et Livia Scheller, « Les entretiens en auto.confrontation croisée : une méthode en clinique de l’activité », Pistes, no 2 (((((www. unites. uqam. ca/ pistes),2000, repris dans Éducation permanente, no 146, 2001.
-
[21]
Yves Clot, Jean-Yves Rochex, Yves Schwartz, Les caprices du flux. Les mutations technologiques du point de vue de ceux qui les vivent, Paris, Matrice, 1990.
-
[22]
Nous tirons cette comparaison entre activité et langage de notre lecture de Mikhail Bakhtine : « Semblable à la réplique du dialogue, l’œuvre se rattache aux autres œuvres énoncées : à celles auxquelles elle répond et à celles qui lui répondent, et, dans le même temps, semblable en cela à la réplique du dialogue, elle en est séparée par la frontière absolue de l’alternance des sujets parlants » (« Les genres de discours », Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984, p. 282). Il suffit de remplacer dans la citation « œuvre » par « acte » pour généraliser ces conceptions à toute activité humaine.
-
[23]
Lev Vygotski définissait d’ailleurs la conscience comme : « L’expérience vécue d’expérience vécue » (p. 42), « La conscience comme problème de la psychologie du comportement », Société française, no 50, 1994.
-
[24]
On parlera, dans ce sens, d’une double mémoire, impersonnel et personnel, suivant en cela Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994.
1Les théories de la fin du travail se fondent sur un double postulat. Le premier se résume dans le constat d’une raréfaction de l’emploi sous le coup des progrès technologiques permettant de remplacer le travail humain par des machines [1]. Le second est d’ordre conceptuel : puisque le travail repose sur la sujétion, il est contradictoire avec toute possibilité de développement psychologique des individus [2].
2Ces deux propositions résultent à notre sens d’une méconnaissance de la nature du travail. C’est par conséquent une thèse inverse que nous chercherons à défendre ici en nous basant sur une longue fréquentation des milieux de travail [3]. Pour le dire rapidement, le travail remplit dans nos sociétés contemporaines une fonction psychologique dont la disparition ne pourrait avoir que des effets désastreux. Nous illustrerons ce premier point par une recherche conduite auprès des chômeurs [4]. Il faudra ensuite se convaincre en mobilisant une étude sur la restauration rapide [5] que le travail ne se réduit pas à une occupation sociale rémunérée. C’est avant tout une activité investie par des sujets de plus en plus exigeants quant aux bénéfices personnels qu’elle pourrait leur offrir [6].
LE TRAVAIL COMME ACTIVITÉ
3Ne faisons pas fausse route. Il ne s’agit pas pour nous de nier l’existence de conditions de travail plaçant les sujets dans des contradictions, des cadences et postures intolérables. Les travaux réalisés en ergonomie et en psychopathologie du travail sont là pour témoigner de leurs effets délétères sur la santé physique et mentale des travailleurs [7]. Néanmoins, il ne faut pas confondre les effets du travail prescrit avec l’activité déployée par les sujets au travail. En même temps qu’il subit l’organisation et les conditions de travail, l’homme transforme ces contraintes en ressources pour agir, souvent malgré tout. Ce serait négliger les forces de résistance et l’ingéniosité humaine que de ne voir dans le travail qu’une malédiction ou une aliénation relevant d’une servitude volontaire. Au-delà de ces apparences, il ne manque pas d’exemples d’appropriation et de détournement des instruments et des normes du travail par les opérateurs de leur fonction première [8]. Aucun ouvrier, par exemple, ne se contente d’appliquer les prescriptions qui lui sont imposées. Il cherche à les adapter à la situation singulière à laquelle il est confronté en accord avec l’objectif à atteindre. Cette activité réelle des opérateurs, que l’on retrouve dans toutes les catégories professionnelles, manifeste une expression propre des individus qui, si elle était placée au centre des préoccupations de la gestion, pourrait permettre un gain tant au niveau du développement des hommes au travail que de l’organisation du travail [9].
4Ne pas tenir compte de cet aspect, c’est prendre le risque de ne pas comprendre les formes d’amour du travail. Dire qu’il peut être source d’aliénation, qu’il l’est dans la plupart des cas, ne doit pas donner l’impression qu’il n’est que cela et qu’il ne pourrait pas être autre chose que cela. Le travail n’est souvent repoussé que parce qu’il est devenu repoussant. Nos interventions en tant que psychologues du travail visent au contraire à donner l’occasion aux sujets de reprendre la main sur leur « métier », en procédant avec notre aide à une analyse minutieuse et soignée de leurs gestes professionnels [10]. Elle permet de dévoiler aux sujets tout ce que l’on met de soi dans son travail, et de transformer cette activité en action sur soi et sur le monde.
LE TRAVAIL EN NÉGATIF
5Avant d’approfondir cet abîme d’ingéniosité que contient le travail réel, il nous faut revenir sur la fonction psychologique qu’occupe le travail auprès des travailleurs. Quoi de plus illustratif pour cela que la condition des chômeurs qui fait apparaître en négatif tous les besoins dont les sujets sont privés faute d’avoir une « occupation sociale » ?
J’ai été licencié le 23 décembre 1987. Jusqu’à la dernière minute, j’ai cru à un repreneur. Quand mon licenciement est arrivé, j’ai reçu une grande gifle. Je m’étais investi dans mon boulot, j’étais un ouvrier hautement qualifié. Après mon licenciement, j’ai de suite cherché à aller dans la réparation navale. Je ne pouvais pas rester chez moi. Je ne supportais pas d’entendre chaque matin, au-dessus de moi, la clé tourner dans la serrure, la porte s’ouvrir et se refermer, des pas descendre l’escalier et s’éloigner sur le goudron dehors en direction du chantier dont j’avais été licencié, en direction de la vie. J’ai toujours travaillé en intérim, des mois oui, des mois non. J’ai voulu travailler à toute force pour ne pas sombrer dans un état suicidaire [11].
6On pourrait être tenté de réduire ces propos à un témoignage individuel. Cependant, le vécu de ce chômeur s’inscrit dans un processus qui le dépasse largement : on a recensé 60 suicides de chômeurs ciotadens suite à la fermeture de ce chantier. Son état suicidaire n’est donc pas un phénomène isolé, et nous faisons par conséquent l’hypothèse qu’une perte d’emploi représente pour la majorité des chômeurs une mort sociale pouvant aller jusqu’à la mort au sens propre [12]. Une étude récente montre cependant combien les réseaux de fréquentation peuvent minimiser ce sentiment de déchéance et d’inutilité sociale [13]. Il le tempère mais ne l’efface pas. Travailler, c’est avant tout vivre avec d’autres en partageant une communauté d’intérêts. Parce qu’il est une des formes de la vie sociale, le travail permet de s’acquitter des devoirs que l’on a contractés, de par sa naissance, envers sa communauté d’appartenance. Mais travailler, c’est aussi sortir de soi pour rencontrer les autres. Le chômage est d’ailleurs souvent décrit comme un enfermement dans lequel on se retrouve seul avec des idées que l’on rumine jusqu’à s’en « rendre malade » faute de faire quelque chose de soi, pour les autres. En nous permettant un jeu de mot, nous dirions, par cet exemple, que sortir de chez soi, c’est aussi sortir de soi, de son milieu familial pour avoir la chance d’être autre chose que ce que l’on est, de pouvoir jouir de plusieurs existences en une seule. Du coup, on peut alors comprendre le besoin exprimé par Philippe V. de se trouver des activités de substitution organisées autour de contraintes :
Je me suis forcé à me lever tous les matins. J’emmenais mon fils à l’école. J’allais le chercher et je le ramenais. Je me suis donné des objectifs. Résister à la télévision, par exemple, où l’on trouve toujours quelque chose à regarder de moins « pire » que le reste. Puis je me suis aperçu que j’attendais que ma compagne rentre du travail, que j’attendais l’heure de l’école. Je vivais à travers les autres, pour les autres [14].
7S’exprime ici l’effort pour résister à la facilité et à l’anéantissement de soi, choses que permet naturellement le travail dans la plupart des cas et dont on ne peut comprendre l’importance que dans la perte et l’absence. Une fois que ces constructions qui structurent notre existence tombent, on peut se rendre compte de la place décisive que le travail occupe dans cette existence. Il faut d’ailleurs s’entendre lorsque l’on parle de centralité du travail. Il ne s’agit pas, pour nous, d’invoquer la toute-puissance de l’activité laborieuse qui conditionnerait notre rapport au monde et serait la source principale de notre identité dans le champ social [15]. Ce serait faire de l’activité professionnelle le centre de notre vie et négliger l’aliénation fréquente signalée par le surinvestissement dans le travail. Mais le témoignage de Philippe V. nous ouvre une autre voie. En suivant la métaphore du travail qui se révélerait dans les zones sombres d’un négatif, les occupations diverses dont il se charge ne sont que la substitution d’une activité qui lui fait alors défaut. Sa vie se résume à attendre que son épouse rentre ou à aller chercher son fils à l’école. Ces occupations lui permettent de retrouver une contenance, parce que, en offrant un contenu à ses actions, elles contiennent, au double sens du mot, les conflits dont il pourrait être habité. Elles rendent possible une vie qui les déborde, et lui permettent de retrouver ainsi sa place à la fois dans sa cellule familiale mais aussi auprès de ses proches. Il en va de même du travail : sans être l’activité centrale des sujets, elle leur permet de retenir toutes les autres en leur imposant une limite tout en leur donnant un sens. Se reposer, ce n’est pas seulement se préparer pour travailler. On devrait dire sans crainte du paradoxe que c’est le travail qui permet le repos, et non l’inverse. Une vie faite de repos, sans occupation et sans engagement à tenir ne serait plus une vie, mais son étiolement. C’est l’exemple du chômage : si le non-travail était sans risque, pourquoi la non-activité serait-elle source de souffrance ? L’hypothèse que nous défendons ici est que, outre sa fonction sociale, le travail a une fonction psychologique de préservation et de développement de la subjectivité, contre le désœuvrement social du sujet.
Pour mon fils, c’était dur l’école : que fait ton papa comme métier ? Il restait interdit. Je pouvais pas rester comme ça. Pas par orgueil mais pour sa construction à lui. Il risquait de m’identifier comme quelqu’un sans passion. Alors une fois je ne suis pas allé le chercher à l’école. Je pouvais mais j’ai menti en téléphonant pour qu’il reste à l’étude en disant à l’école que je devais aller chez un employeur. À 18 heures, je l’attendais. Il me dit, d’un air mécontent : « Pourquoi tu n’es pas venu ? Tu n’as rien à faire ! » Au fond, j’étais à sa disposition. Je lui ai donc expliqué que tout ça n’allait pas durer, qu’un jour j’allais travailler et que l’école ça ne serait pas toujours possible [16].
8Que dire de ces activités de substitution ? Sont-elles équivalentes à une activité rémunérée ? Faut-il proclamer la fin du travail pour mieux faire l’apologie des autres formes d’activité [17] ? Le travail présente des caractéristiques propres qui en font sa spécificité [18]. Travailler, c’est aussi remplir une fonction pour soi-même et pour les autres. En offrant une contenance à son propre temps vécu, il soumet le sujet à des contraintes collectives et partagées [19]. Elles inscrivent ainsi le sujet dans une histoire et une communauté. Son effort consiste justement à s’en déprendre pour développer son pouvoir d’agir. À travers elles se manifeste l’histoire des pairs qui nous ont précédés et tissent des liens qui nous rattachent aux autres. Aller chercher son fils à l’école n’a pas de signification en soi. Réduite à la fonction d’un substitut au travail pour retrouver une contenance sociale, cette activité prive l’entourage lui-même – ici, le fils – des ressources de l’intégration sociale du père. La première victime signalée ici est l’enfant qui pourrait subir à la fois une mise à l’écart des autres élèves, mais aussi une perte de repères rendant problématique la compréhension d’une contribution sociale. Ne pas être reconnu dans la place que l’on occupe, c’est s’exposer à un sentiment d’inutilité qui rend toute chose sans enjeu et déleste le sujet de toute pesanteur sociale. Ne rien devoir, c’est ne rien se devoir à soi-même et rendre ses actes indifférents. L’absence d’obligations sociales diminue paradoxalement le sujet. C’est cette idée d’un lien intime entre le social et le psychologique que nous allons approfondir maintenant pour mieux comprendre les enjeux du travail conçu comme une activité sociale et psychologique, indissociablement.
LE TRAVAIL À LA MARGE
9Pour mieux rentrer dans le détail de l’activité, il convient à présent d’illustrer nos propos par une séquence de travail tirée d’un milieu professionnel assez « caricatural » en soi : la restauration rapide. Que les conditions de travail y soient pénibles et que l’organisation du travail y exploite au maximum la force de travail des salariés ne souffre aucune contestation. La majorité des équipiers sont des étudiants que cette activité professionnelle n’intéresse et n’attire que pour un aspect financier qui se conjugue avec une disponibilité horaire conciliable avec un emploi du temps estudiantin. C’est donc un travail « alimentaire », comme beaucoup d’autres, dont le choix ne vise qu’à rendre possible une poursuite d’études. Cependant, si l’on en restait à une vision asservissante du travail, on ne pourrait comprendre le phénomène d’un renversement des activités. Il n’est pas rare en effet que cette activité annexe, subordonnée à une activité étudiante, puisse être envisagée comme activité principale, voire le devienne. Les mobiles de l’activité, dans cette situation précise, peuvent subir un développement. Les motivations conscientes et inconscientes sont par conséquent retravaillées par et dans l’activité concrète. Ce processus est exploité par un dispositif en autoconfrontation croisée [20] que nous avons mis au point pour faire analyser par les professionnels leur propre activité. Il suppose, pour se faire, l’utilisation de « vidéos de travail » permettant de recueillir des traces de l’activité réalisée. Elles sont alors dans un premier temps, commentées par le sujet, puis, dans un second temps par un collègue en présence du premier.
10Dans l’une de ces séquences vidéo, on voit une des équipières dire au revoir à la cliente qu’elle vient de servir et s’adresser immédiatement à la cliente suivante en parlant par-dessus l’épaule de la première. Sollicitée par les interrogations du chercheur, elle explique alors qu’il s’agit là d’une technique pour organiser la file d’attente devant sa caisse. Néanmoins, en regardant de nouveau cette séquence, elle prend conscience que cette manière de faire peut paraître un peu cavalière.
Il faut que je prenne sa commande à elle, parce qu’il y a beaucoup de monde, là. Je peux pas faire attendre les clients à la suite, même si elle a pas débarrassé le comptoir... Le problème, c’est que je suis obligée de les appeler parce qu’après, sinon, ils se disputent pour les files. Parce que, je vais vous expliquer : la cliente qui va attendre sur le comptoir, pour mettre sa monnaie, tout bêtement, il va y avoir deux files derrière, parce qu’il y en a qui va passer d’un côté, l’autre de l’autre, donc, moi je peux pas, je peux pas faire deux files à la suite, donc ce que je fais, j’appelle le client qui suit, comme ça, ils sont obligés de se mettre juste devant, après, c’est à eux.
11On peut concevoir cet échange comme un conflit. D’un côté, elle semble contrainte par la nature du travail de jouer la rapidité coûte que coûte. Sous un autre aspect, elle trouve une justification personnelle pour agir de la sorte, preuve, s’il en est, que les hommes et les femmes ne subissent pas seulement leurs conditions de travail ; ils les réinventent. Son geste peut donc être interprété dans un double sens. Il peut être vu comme la soumission aux contraintes de travail, mais, d’un autre point de vue, il est une manière de reprendre l’initiative par rapport à la clientèle, en la prenant de court tout en lui en imposant un, justement. Cependant, cette technique, qui est le fruit de l’expérience et d’une appropriation du milieu de travail, rencontre ses limites.
C’est vrai que ça, c’est ce qui m’a embêté souvent. Des fois, quand c’est un client qui reste un peu plus longtemps, quand c’est des mamies, tout ça, quand on leur dit au revoir un peu sèchement et que l’on prend le client qui suit, je me dis, c’est vrai qu’il faut trouver quelque chose, j’ai pas trouvé la bonne expression. Sinon il faudrait, à la limite, que je fasse « on attend ».
Le chercheur : Voilà, on attend. On peut pas attendre ?
Le problème, c’est que le client qui va être juste derrière, il va peut-être dire oui, mais les deux-trois clients après, euh, je sais pas. C’est vrai qu’il faudrait concilier les deux. C’est plus agréable et pour le client et pour moi.
12Si son geste lui permet d’organiser la file, et du même coup de gagner du temps, un observateur extérieur relèverait d’emblée le caractère impoli d’une telle manœuvre. Pourtant, ce n’est pas au détriment de la clientèle, puisque justement ce geste est adressé aux autres clients qui pourraient s’impatienter.
13Ce conflit, nous l’avons retrouvé chez un autre équipier qui avait accepté de travailler sur son activité. Dans ses propos, ce fut alors moins l’opposition entre rapidité et clientèle que la difficulté de choisir un client contre l’autre. Pour ne pas avoir à le faire, il avoua parler à demi-mots au client suivant pour ne pas que le premier entende, commencer à prendre la commande par-dessus son épaule et renouveler la prise de congé quand le premier quittait enfin le comptoir, au risque de n’avoir jamais de réponse à cette tentative de marquer son respect malgré une hâte à peine déguisée à s’enquérir du client suivant.
14Pris dans le dilemme de la vitesse et de la politesse, tous deux préféreraient s’en sortir en se mettant en position d’attente, ce que la nature du service rend impossible. Puisqu’elle n’est pas vécue de la même manière, les stratégies de parade sont alors différentes. La première aura, par exemple, tendance à chercher une tâche périphérique (aller chercher des plateaux, relancer les frites...) pour ne pas rester à ne rien faire, alors que le second n’hésitera pas à s’attarder avec le client sur le départ.
15La séquence ne dure que trois secondes à l’écran, mais elle a pu faire l’objet d’une controverse qu’une demi-heure d’échange n’a pas épuisé. Cela suffit pour montrer que l’activité de travail recèle des richesses et une complexité insoupçonnée aux yeux mêmes de la personne qui les réalise si l’on ne prend pas le temps de la déplier en faisant jouer les contradictions qu’elle cherche à résoudre. L’équipière cherche d’abord à gagner du temps ; l’équipier, lui, semble plus soucieux de signifier son respect à la clientèle. Au-delà de leurs valeurs personnelles qui semblent orienter la formulation du problème et l’élaboration d’un compromis, il y a le rapport à la clientèle et une anticipation de ses réactions. Cette dernière pourrait être blessée par l’impolitesse de la prise de congé dans le premier cas, et profiter de la confusion entretenue par l’autre. Ce simple geste qui manifeste un conflit dans le travail réel n’est pas un acte solipsiste qui n’engagerait que la personnalité de chacun. Il est aussi un rapport à autrui et à l’environnement de travail. Ce cadre méthodologique est utilisé dans l’analyse et le développement du pouvoir d’agir. Ce débat qui eut lieu entre ces deux équipiers eut des effets inverses. La première envisagea de devenir manager. Le second confia par la suite appliquer dorénavant la solution de sa collègue qui lui paraissait, somme toute, la moins mauvaise compte tenu même des possibilités de l’organisation du travail.
ACTIVITÉ ET SUBJECTIVITÉ : UN DÉVELOPPEMENT RÉCIPROQUE
16Nous avions commencé en distinguant deux postulats sur lesquels était fondée la thèse d’une fin du travail. Tout notre cheminement aura consisté à critiquer une conception trop abstraite du travail en essayant de la mettre à l’épreuve du réel et de situations effectives. Définir le travail par le concept d’emploi et de travail salarié nous paraît être une réduction de sa dimension anthropologique et psychologique. Avant d’être une occupation sociale, le travail est une activité humaine traversée de conflits sociaux et personnels. Les milieux de travail sont saturés de dilemmes semblables à celui de ces deux équipiers qui se trouvent puiser dans leur propre fond personnel pour agir malgré tout. On comprend maintenant pourquoi une machine ne remplacera jamais l’activité de travail. Travailler consiste à trancher entre des conflits continuels, conflits de critères qui se renouvellent dans la singularité de l’action. Les nouvelles technologies ne suppriment pas le travail, elles le déplacent [21]. Croire que le travail peut être décrit comme la répétition indéfinie d’une même opération, c’est considérer l’organisation taylorienne comme le reflet fidèle du process de travail. Ce n’est pas en demandant aux hommes de se comporter comme des machines qu’ils le deviennent. On fait alors l’erreur de prendre la prescription pour le réel. Le travail nécessite des ajustements constants qu’une analyse trop partielle peut faire oublier. Pour le dire dans un autre vocabulaire, l’activité est profondément dialogique [22], à l’opposé du fonctionnement mécanique d’une machine. Le réel et l’activité de travail sont donc parcourus de tensions et de conflits auxquels se confrontent les sujets travaillants. En se cognant au réel, ils sont mis en situation de faire quelque chose du donné pour le rendre compatible avec la situation. Du coup, travailler, ce n’est pas répéter mais recréer soi et son milieu en fonction des contraintes données, en courant toujours le risque d’un faux pas. Cet ajustement continuel, quand il n’est pas empêché par l’organisation du travail, nous l’appelons développement. À l’inverse, aucune machine n’a la capacité de se renouveler et d’accumuler de l’expérience pour la retoucher à chaque instant [23].
17Mais travailler, c’est aussi mobiliser une expérience personnelle et professionnelle [24]. On n’agit pas tout seul et ce dialogue s’inscrit dans l’histoire des milieux de travail. Retoucher son expérience, c’est aussi retoucher celle de son milieu. Fonction psychologique et fonction sociale sont donc indissociables. Travailler, dans le meilleur des cas, consiste à renouveler le stock des solutions possibles pour résoudre les contradictions chaque fois singulières auxquelles s’affrontent les femmes et les hommes. En même temps, c’est aussi se renouveler soi-même, développer des compétences à partager et à transmettre.
18Le travail est proprement humain. Il ne s’arrêtera qu’avec l’humanité. Leurs destins sont liés. Même à son insu, chacun s’y expose.
Notes
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[1]
Jeremy Rifkin, La fin du travail, Paris, La Découverte, 1995, p. 24 : « Les technologies industrielles antérieures avaient supplanté le travail humain sous son aspect de puissance physique, en remplaçant le corps et les muscles par des machines. Les nouvelles technologies informatiques promettent la relève du cerveau humain lui-même, en substituant aux êtres humains des machines pensantes dans toute la gamme des activités économiques. »
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[2]
Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, Paris, Aubier, 1995. p. 159 : « Le travail, parce qu’il est d’abord apparu comme facteur de production, moyen d’augmenter les richesses, puis d’humaniser le monde, est donc emporté par une logique qui le dépasse infiniment et fait de lui un moyen au service d’une autre fin que lui-même. Il ne peut pas dès lors être le lieu de l’autonomie et de l’épanouissement. »
-
[3]
Yves Clot, Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie, Paris, La Découverte, 1995 ; La fonction psychologique du travail, Paris, PUF, 1999.
-
[4]
Yves Clot, Jean-René Pendariès, Les chômeurs en mouvement(s), Paris, Rapport de recherche, APST-CNAM-MIRE, 1997.
-
[5]
Frédéric Yvon, La reconnaissance de l’autonomie. Une approche clinique dans la restauration rapide, mémoire de DEA, Paris, CNAM, 1999.
-
[6]
Ignace Meyerson, « Le travail, fonction psychologique », in Écrits, pour une psychologie historique, Paris, PUF, 1987, p. 262 : « Le travail est entré dans la personne et tend à y prendre une assez grande place... L’homme pressent ce que le travail pourrait être pour lui, ce qu’il n’est pas encore. »
-
[7]
Isabelle Billard, Santé mentale et travail, l’émergence de la psychopathologie du travail, Paris, La Dispute, 2001 ; Christophe Dejours, Travail, usure mentale, Paris, Bayard, 3e éd., 2000 ; Yves Clot, « Psychopathologie du travail et clinique de l’activité », Éducation permanente, no 146, 2001, p. 35-49.
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[8]
Gilbert de Terssac, L’autonomie dans le travail, Paris, PUF, 1992 ; Christophe Dejours, « Intelligence pratique et sagesse pratique : deux dimensions méconnues du travail réel », Éducation permanente, no 116, 1993 ; Pierre Rabardel, Les hommes et les technologies. Approche cognitive des instruments contemporains, Paris, Armand Colin, 1995 ; Yves Clot, « Le problème des catachrèses en psychologie du travail : un cadre d’analyse », Le Travail humain, no 2, PUF, 1997.
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[9]
C’est ce que G. Canguilhem avait déjà compris dans un texte de 1947, « Milieux et normes de l’homme au travail », Cahiers internationaux de sociologie, p. 120-136, Paris, 1947, vol. III : « Tout homme veut être le sujet de ses normes. » Nous remercions Yves Schwartz de nous avoir indiqué l’existence de ce texte et renvoyons à la belle analyse qu’il en a faite dans Georges Canguilhem, philosophe, historien des sciences, Paris, Albin Michel, 1993.
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[10]
Ivar Oddone, Alessandra Re et Gianni Briante, Redécouvrir l’expérience ouvrière. Vers une autre psychologie du travail ?, Paris, Éditions Sociales, 1981 ; Yves Clot, La fonction psychologique du travail, op. cit.
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[11]
Claude Hoareau, La Ciotat : chronique d’une rébellion, Paris, Messidor, 1992, p. 162-163.
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[12]
Cette hypothèse est confirmée dans une étude récente : « Les chômeurs et le chômage. Une enquête exploratoire », Paris, L’Observatoire de l’ANPE, juillet 2000, p. 15 : « Malgré la banalisation statistique du chômage, il n’y a pas véritablement de banalisation subjective. »
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[13]
Ibid., p. 12 : « Le vécu du chômage semble lié aux variables de sociabilité, d’intégration familiale et locale. »
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[14]
Yves Clot, Jean-René Pendariès, Les chômeurs en mouvement(s), op. cit., p. 54.
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[15]
Nous nous distinguons en cela de la thèse d’une centralité du travail telle que peut l’entendre Christophe Dejours : « Aussi le sujet utilise-t-il un autre théâtre, un théâtre de substitution, à celui de l’amour pour construire et conforter son identité. [...] Ce théâtre c’est celui de la construction de l’identité ou de l’accomplissement de soi dans le champ social [...], c’est-à-dire celui du travail » (« Comment formuler une problématique de la santé en ergonomie et en médecine du travail ? », Le Travail humain, t. 58, no 1, PUF, 1995, p. 7.
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[16]
Yves Clot, Jean-René Pendariès, Les chômeurs en mouvement(s), op. cit., p. 55.
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[17]
Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, op. cit., p. 301 et s.
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[18]
C’est cet oubli que nous discutons dans le travail de Jacques Curie et Violette Hajjar quand ils parlent de système d’activité : « Chaque activité est pour l’autre à la fois une cause et un effet : on peut donc à bon droit parler d’“emprise réciproque” » (« Vie de travail, vie hors travail, la vie en temps partagée », Traité de psychologie du travail, sous la direction de C. Lévy-Leboyer et J.-C. Spérandio, Paris, PUF, 1987, chap. 3, p. 35-55, repris dans Jacques Curie, Travail, personnalisation, changements sociaux, Archives pour les histoires de la psychologie du travail, Toulouse, Octarès, 2000, p. 213-232.
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[19]
Ignace Meyerson, « Le travail fonction psychologique », op. cit., p. 252 : « Le travail humain est une activité continue dans la durée, continue comme tâche, spécialisée comme tâche. C’est une action forcée, socialement et psychologiquement. »
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[20]
Yves Clot, Daniel Faïta, Gabriel Fernandez et Livia Scheller, « Les entretiens en auto.confrontation croisée : une méthode en clinique de l’activité », Pistes, no 2 (((((www. unites. uqam. ca/ pistes),2000, repris dans Éducation permanente, no 146, 2001.
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[21]
Yves Clot, Jean-Yves Rochex, Yves Schwartz, Les caprices du flux. Les mutations technologiques du point de vue de ceux qui les vivent, Paris, Matrice, 1990.
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[22]
Nous tirons cette comparaison entre activité et langage de notre lecture de Mikhail Bakhtine : « Semblable à la réplique du dialogue, l’œuvre se rattache aux autres œuvres énoncées : à celles auxquelles elle répond et à celles qui lui répondent, et, dans le même temps, semblable en cela à la réplique du dialogue, elle en est séparée par la frontière absolue de l’alternance des sujets parlants » (« Les genres de discours », Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984, p. 282). Il suffit de remplacer dans la citation « œuvre » par « acte » pour généraliser ces conceptions à toute activité humaine.
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[23]
Lev Vygotski définissait d’ailleurs la conscience comme : « L’expérience vécue d’expérience vécue » (p. 42), « La conscience comme problème de la psychologie du comportement », Société française, no 50, 1994.
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[24]
On parlera, dans ce sens, d’une double mémoire, impersonnel et personnel, suivant en cela Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994.