Cités 2001/4 n° 8

Couverture de CITE_008

Article de revue

Le paradigme de Pénélope

Pages 13 à 20

Notes

  • [1]
    Aristote insiste sur le fait que la valeur réside dans le produit plutôt que dans l’acte producteur, ce qu’indique le tout début de l’Éthique à Nicomaque : « Il semble bien qu’il y ait une différence entre les fins ; les unes consistent dans des activités (energeiai), et les autres dans certaines œuvres (erga), distinctes des activités elles-mêmes. Et là où existent certaines fins distinctes des actions (praxeis), dans ce cas les œuvres (erga) sont par nature plus importantes que les activités qui les produisent » (I, 1, 1094 a 4 sq.). Commentant ce texte pour faire pièce à toute interprétation marxisante de la théorie aristotélicienne du travail et de la valeur, Gilbert Romeyer-Dherbey écrit, très justement : « On ne juge pas l’œuvre sur la peine prise ou sur le temps passé à la faire, mais sur l’œuvre elle-même » (Les choses mêmes. La pensée du réel chez Aristote, Lausanne, L’Âge d’homme, 1983, p. 298). C’est, en effet, le résultat qui compte, ce qui laisse entendre que l’énergie investie dans l’ouvrage, ou son temps de réalisation, sont secondaires dans l’évaluation du travail : seule importe la qualité du produit et de savoir s’il répond bien au besoin qui en a suscité la fabrication. Le travail, tel qu’Aristote l’entend, n’est pas tout d’abord la force de travail, le travail vivant, mais bien plutôt le travail incorporé dans le produit fini ; le procès du travail est ainsi moins mesuré au temps de la réalisation qu’à l’avancement de l’œuvre, dans ses différentes phases forcément inachevées, jusqu’à l’achèvement total de l’ouvrage. Ce que confirme l’Éthique à Nicomaque, X, 3, 1174 a 19-27, où sont envisagées les étapes de la construction d’un temple.
  • [2]
    Voir I. Meyerson, « Le travail : une conduite », Journal de psychologie, 1948, p. 7-16. Puisqu’il est avéré que les Grecs n’avaient pas de mot précis pour faire entendre ce que nous avons coutume de subsumer sous la notion de travail, mais bien plutôt une variété sémantique qui renvoie aux différents champs d’activité selon leur application spécifique, l’idée de « conduite » paraît particulièrement opportune. Qu’on le veuille ou non, faire la lessive (comme Nausicaa), s’adonner au tissage (comme Pénélope), représente une certaine dépense d’énergie qui s’apparente à un travail au sens strict, et pas forcément social, du terme.
  • [3]
    Pour une analyse menée d’un point de vue tout différent, mais qui recoupe à bien des endroits cette perspective symbolique, au sens premier du terme, je renvoie au beau livre de Ioanna Papadopoulou-Belmehdi préfacé par Nicole Loraux (Le chant de Pénélope, Paris, Belin, 1994).
  • [4]
    Dans les poèmes homériques, c’est l’oikos et non la polis qui est objet de description ; la polis n’est rien d’autre à cette époque qu’un site fortifié (cf. M. Finley, Le monde d’Ulysse, Paris, Maspero, 1978, nouv. éd. augm.). À cet égard, depuis le site de l’oikos, Pénélope défie par avance l’art du tissage comme paradigme du gouvernement de la cité.
  • [5]
    Point particulièrement mis en relief dans les Mécaniques du pseudo-Aristote : la mêchanê, c’est-à-dire la ruse, le stratagème, le « truc » qui nous permet de nous sortir d’une difficulté, d’une aporia, consiste à prendre l’avantage sur une force de la nature qui nous est contraire et supérieure ; il faut donc retourner la situation en procédant à un renversement de puissance ; le levier remplit à cet égard la fonction de modèle (pour toutes les machines simples) puisque, grâce à lui, la faible force d’un homme peut l’emporter sur la puissance écrasante d’une masse pesante. L’auteur peut alors invoquer Antiphon : « Là où la nature nous dominait, l’art nous rend vainqueurs » (847 a). Puisqu’il n’existe pas de traduction française de ce texte, je renvoie, pour plus d’information, à l’article de François de Gandt : « Les Mécaniques attribuées à Aristote et le renouveau de la science des machines au XVIe siècle » (Les Études philosophiques, juillet-septembre 1986, no 3, p. 391-405).
  • [6]
    Il convient en effet de ne pas oublier l’ambiguïté, voire l’ambivalence, de la notion de travail. On peut en relever l’indice dans l’article « Travail » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : « C’est (le travail) l’occupation journalière à laquelle l’homme est condamné par son besoin, et à laquelle il doit en même temps (n. s.) sa santé, sa subsistance, sa sérénité, son bon sens et sa vertu peut-être. »

1Le chant II de l’Odyssée met en scène l’assemblée d’Ithaque convoquée par Télémaque, désespéré par la perte de son père, attristé par le comportement des prétendants, désolé de ne pas être encore en âge de lutter contre le gâchis auquel il assiste. C’est alors qu’intervient Antinoos : Quelle est la véritable cause des malheurs de Télémaque ? Faudra-t-il vraiment l’imputer aux prétendants ? N’est-ce pas plutôt la fourberie (menoinâ) de sa mère qui, en se jouant depuis plus de trois ans du cœur des Achéens (par son refus de choisir son futur époux), se trouve être la véritable responsable de tous les maux ? Antinoos, en livrant le récit de la ruse (mêtis) de Pénélope (défaire la nuit la trame tissée durant le jour), dénoncée par l’une de ses suivantes, prend bien soin de signaler que le calcul de cette dernière est mauvais, puisque les prétendants, pendant tout ce temps, ne manqueront pas d’épuiser les avoirs et les vivres du palais, lesquels doivent légitimement revenir à Télémaque. Que la reine fasse donc son choix parmi les prétendants ! L’argument rusé, avancé par Antinoos pour contrer la ruse de Pénélope, consiste à suggérer que la reine a finalement renoncé à accomplir son devoir de mère et de maîtresse de maison.

2Pénélope doit certes s’adonner aux tâches coutumières de surveillance du palais, de démonstrations effectuées devant les servantes dans les divers secteurs de la gestion du domaine, de collaboration nécessaire qui exige que l’on mette la main à la pâte (responsabilités féminines qui feront encore l’objet d’une description minutieuse dans l’Économique de Xénophon) ; mais le travail de tissage, qui constitue – c’est le cas de le dire – la trame de la relation amoureuse que Pénélope entretient avec le souvenir d’Ulysse, va bien au-delà de cette distribution ordinaire des tâches, puisqu’il relève du stratagème (mêchanê) et même de la ruse (mêtis). Il s’agit, comme on sait, de flouer les prétendants en les faisant lanterner. Autrement dit, il importe, pour Pénélope, de gagner du temps jusqu’à l’hypothétique retour de son époux. En l’espèce, il n’est nullement question de remettre l’ouvrage vingt fois sur le métier, c’est-à-dire de le perfectionner, l’amender, le peaufiner ; tout au contraire, il est urgent de différer l’achèvement de l’ouvrage en défaisant la nuit ce qu’on a fait le jour. L’issue du processus n’est ni la malfaçon ni la belle ouvrage, mais précisément l’interdiction, par une sorte de travail négatif, de la réalisation de l’œuvre. En d’autres termes, ce qui est visé – et tel est le paradoxe – n’est nullement la production de l’objet fini, un ergon, mais bien son inachèvement. Nous sommes ainsi placés dans le registre de l’apeiron, de l’inachevé, d’un inachevé qui est la conséquence d’une illimitation de la tâche. Le paradoxe réside en ceci que le travail accompli, le produit, l’ergon, à l’aune duquel on devrait mesurer la valeur du travail [1], est, au sens strict, empêché ; alors même que le travail actif, le travail vivant (ici, tantôt positif tantôt négatif du point de vue de sa finalité normale, inscrit en tout cas dans cette alternance sans fin) – ce travail vivant auquel on prétend que les Grecs n’attachaient pas de valeur prééminente sur le plan économique – apparaît dans le cas présent comme la seule valeur au titre d’un dispositif dont le télos n’est pas le produit fini, mais justement son caractère in-fini en fonction d’un projet extérieur. Le travail, dans ces conditions, ne crée pas ; il recrée ce qu’il a détruit et, tout aussi bien, détruit ce qu’il a créé, à travers une procédure répétitive et cyclique qui pourrait l’apparenter à une routine. Dans la mesure où la fonction de ce travail ne consiste pas en la création d’une valeur d’usage, encore moins d’une valeur d’échange, mais bien plutôt dans l’exercice d’un certain type de maîtrise de soi rapporté à une attente, ce travail revêt toutes les caractéristiques d’une « patience », à savoir d’un apprentissage et d’un entretien de la patience ; de ce point de vue, son exercice s’adresse tout autant à la femme Pénélope (avec ses espoirs et la résolution de s’y tenir, mais aussi ses envies, ses désirs et la crainte de succomber) qu’aux prétendants (que l’on cherche ainsi à tromper).

3Quoi qu’il en soit, cette « patience », au sens où l’on parle d’une occupation apparemment inutile, une manière de passer le temps tout en l’employant, sans visée spécifiquement économique, nous oriente vers l’idée que le travail est une conduite [2] qui concerne l’individu tout entier dans ses relations avec les autres. Ce travail, qui ne présente ici aucune finalité socialement utile, est encore un travail éminemment social en ce sens qu’il intéresse exclusivement les rapports possibles avec les autres au sein d’une communauté restreinte qui a défini ses codes de conduite, voire de bonne conduite. L’apparente « perversion » de l’activité industrieuse ainsi mise en place souligne le caractère proprement social du travail perpétuellement en train de se faire et de se défaire. Le paradigme de Pénélope nous confronte de cette manière à la définition d’un travail comme effort utile pour le projet singulier de l’intéressée rusant avec les termes du contrat passé au sein de la communauté et déterminé par un code social (il faut un roi ! voici dans quelles conditions il sera choisi, etc.), au moment même où cet effort est parfaitement inutile sur le plan économique, voire nuisible (comme le rappelle Antinoos qui perçoit le domaine, l’oikos, comme une réserve en voie d’épuisement), puisque le but de l’opération est de ne pas terminer la tâche entreprise.

4Je dis qu’il y a là « paradigme » dans la mesure où l’effort déployé ne prend tout son sens que par le maintien du travail effectué (encore une fois, positif et négatif, constructif et destructeur) dans le cadre strict du monde humain, sans jamais verser dans le monde des choses comme ce serait le cas si le travail était enfin achevé, livrant de la sorte un ouvrage disponible. Pour être plus précis, c’est la fonction médiatrice de la « chose », de l’objet d’usage, qui est en la circonstance annulée. L’objet produit par l’être humain, qui doit servir à l’être humain, est remplacé par une production, une poièsis, infinie, par une activité humaine qui s’épuise en elle-même, sans perspective productive, mais à seule fin de maintenir un ténu lien social (philia) privilégié, en dépit de l’intérêt communautaire dont il émane cependant et dans lequel il s’inscrit, fût-ce de manière dilatoire [3]. Le paradoxe est qu’un tel travail – qui pourrait, si l’on n’y prenait garde, ressembler à un jeu (derechef la « patience ») – est tout sauf aliéné : il ne se réalise pas dans l’ « autre », dans l’objet étranger extériorisé destiné à appartenir au monde des choses utiles ou disponibles ; il se suffit à lui-même, hors de l’économie des choses, dans l’économie du projet humain auquel il appartient. Ce travail économiquement inutile est humainement utile, et il n’est que cela ; il s’inscrit assez exactement dans le projet d’une réalisation de soi pleinement assumée comme telle : ce qui suffit à le différencier de manière décisive du mythe de Sisyphe par exemple, où l’épreuve, le ponos lié à la répétition indéfinie de la tâche (rouler le rocher jusqu’au sommet de la montagne, le voir retomber, recommencer l’ascension, etc.) participe du châtiment imposé par les dieux. À la différence de Sisyphe, Pénélope est libre dans la mesure où la tâche répétitive qu’elle s’impose à elle-même présente au moins cette utilité (à la différence du labeur de Sisyphe qui relève de la torture) de correspondre à un projet humain défini, et non à un décret divin subi. L’effort déployé renvoie à un travail toujours vivant, à une activité satisfaisante par elle-même, même dans son versant négatif, pour autant que la destruction de ce qui a été fabriqué fait partie intégrante du projet.

5À bien y réfléchir, le paradigme de Pénélope pourrait apparaître comme une véritable provocation : il nous installe aux antipodes de la position aristotélicienne qui voit dans le produit fini, dans le travail accompli, la seule source de l’évaluation de la valeur du travail et qui, du même coup, met au second plan l’éventuelle valeur de l’activité industrieuse ainsi que les différentes étapes qui acheminent vers l’achèvement total de l’ouvrage. Avec Pénélope, en revanche, c’est précisément l’activité qui est placée au premier plan, et, de surcroît, une activité dont la finalité est le non-achèvement de l’ouvrage, par retour périodique à la case départ. Le travail peut donc être appréhendé comme une conduite humaine, une manière de se comporter dans le monde humain, mais aussi une manière de conduire sa vie en fonction d’un projet défini, un projet de réalisation de soi-même au sein d’une communauté (de la famille à la cité en passant par tous les lieux où s’exprime un projet solidaire). S’il n’est pas au premier chef accomplissement de l’œuvre, le travail est bien ici effectuation de la liberté, renoncement symbolique à la sphère purement utilitaire des choses au bénéfice d’une inscription tout aussi symbolique (sumbolon = signe de reconnaissance) dans le monde humain de l’échange souhaité, c’est-à-dire aussi de la reconnaissance mutuelle : Ulysse, finalement, se fera reconnaître sous les oripeaux du mendiant, parce que seul capable de bander son arc. La véritable valeur d’échange du travail serait à resituer dans le lien (philia) maintenu ou restauré avec l’autre, en fonction d’un choix résolument assumé. À certains égards, là encore, seul le résultat compte ; mais à condition de préciser que le résultat escompté est extérieur au produit que l’on est en droit d’attendre de la technique (en l’espèce, le tissage) mise en œuvre. Le résultat, s’il concerne éminemment la vie de l’oikos, de la communauté, ne la concerne pas tout d’abord économiquement [4].

6Faisons un dernier pas. Pénélope incarne l’idée même du travail non productif, ce qui semble aller à l’encontre de la définition du travail, tel du moins que nous le concevons, abstraction faite des différences traditionnellement introduites par les économistes en fonction des catégories sociales. Travail non productif, mais travail quand même. Qui douterait que Pénélope ne soit à la peine quand elle passe sa journée à tisser et que une fois la nuit venue, il devient urgent de détruire méthodiquement l’ébauche d’ouvrage élaborée la veille ? Pénélope invente le travail non productif ; mais il se trouve que cette non-productivité est la condition absolue de la production de soi, au sens où l’on se montre, où l’on s’exhibe, où l’on se modèle, tout en dissimulant la vraie raison de l’action entreprise. Pénélope, en la circonstance, est femme d’action, de praxis, plutôt que de fabrication, de poièsis. Le vrai secret de Pénélope réside en ceci que la poièsis apparente, à laquelle elle s’adonne quotidiennement, est en réalité une praxis dans la mesure où la finalité du projet n’est pas extérieure à l’agent mais lui appartient pleinement et sans autre condition. Pénélope a donc simulé une poièsis pour mieux préserver sa praxis, son emprise sur elle-même et sur l’oikos où elle occupe une position dominante. Pénélope travaille (activité qui requiert un effort, un labeur, qui se distribue comme tout travail selon un emploi du temps, et dont l’utilité, à défaut d’être immédiatement économique, est cependant bien sociale), et son travail est travail sur soi-même pour la communauté à laquelle elle appartient et vis-à-vis de laquelle elle détient un poste de responsabilité, plutôt que pénétration directe dans le monde des objets. Pénélope nous suggère ainsi que travailler et, même, travailler de ses mains (ouvrer), n’est pas forcément œuvrer, que le travail – avec toutes les déterminations sociales qui l’accompagnent et qui, à bien des égards, le constituent – peut être représenté, sous certaines conditions, comme un système d’autoproduction. Le travail – confrontation de l’homme avec la nature au sein d’une communauté – ne peut que s’appuyer sur la ruse dont l’outil est la première manifestation [5], tandis que l’outil détourné de sa finalité première (le métier à tisser, dans le cas de Pénélope) ajoute la ruse à la ruse. Le travail, perverti dans ses fins convenues, fait signe à cette occasion vers l’essence même du travail qui est, dans son versant positif [6], de se révéler comme projet, comme liberté dressée contre la nécessité, mais un projet qui doit prendre appui sur l’artifice comme médiation obligée destinée à faciliter, dans la mesure du possible, la réalisation du projet.

7Le paradigme de Pénélope a mis en évidence une tâche infinie et vouée à l’inachèvement qui consacre un travail économiquement non productif, mais néanmoins socialement requis pour la cohésion de la communauté, en l’espèce l’oikos à la gestion duquel Pénélope – selon Antinoos – aurait failli, alors même que Pénélope, de son propre point de vue, aurait à plus long terme, et malgré les apparences, veillé à sa sauvegarde. À la précipitation des prétendants répond la patience de Pénélope. Ruse contre ruse : le plus malin l’emportera. À la cohésion pseudoéconomique qu’Antinoos place, avec astuce, au fondement même du site de l’oikos, répond la cohésion sociale, cimentée par la philia, par la mémoire aussi, que propose Pénélope. L’oikos n’est pas simplement l’objet d’une gestion domaniale dont serait responsable la maîtresse de maison, il est aussi le cadre d’une communauté, d’une koinonia qui, symboliquement, dépasse largement l’espace de la bonne administration d’une maisonnée. Dans le cas de Pénélope, de ce travail qui n’en est pas un, de cette tâche inlassable qui s’épuise en elle-même, de cet effort économiquement non rentable, de cette improductivité entretenue, le travail (la peine, l’effort, le labeur) apparaît pour ce qu’il est, dans sa nudité : une conduite humaine, donc sociale, répondant à un projet dans les tenants et les aboutissants ne sont pas forcément suspendus à tout coup au gain ou à l’utilité immédiate que l’on pourrait en retirer. Stratagème décidément, la tâche à laquelle s’adonne Pénélope – la trame faite et défaite – est, au vrai sens du terme, symbolique, c’est-à-dire signe et espoir de reconnaissance et de retrouvaille pour le plus grand bien, quoique différé, de l’oikos. Que les vivres s’épuisent est une chose ; que la vie renaisse en est une autre, autrement plus importante. Tel est le pari, tel est aussi le risque assumé comme tel par Pénélope.

8Le cas exemplaire – le paradigme, donc – de Pénélope est peut-être susceptible de nous orienter dans ce qu’on appelle parfois le monde du travail : ce travail sans fin n’est certes pas dépourvu de finalité ; son apeiron, son sans limite, son inachèvement, ne prend sens que par son telos, sa visée propre, le but à atteindre, transgressant ainsi à certains égards la vision grecque, mais finalement assez commune, que nous pouvons avoir du travail et de ses objectifs. À travers cette dérision du labeur, cette feinte torture qui n’exclut pas l’effort et la peine, se dessine pour ainsi dire une exaltation de la praxis, d’une activité socialement instruite à défaut d’être prioritairement économiquement et utilitairement exigée. Il va de soi que la préoccupation de l’oikos demeure au cœur du processus rusé qui anime l’ensemble du dispositif ; mais c’est l’oikos comme site de la koinonia, le domaine comme lieu d’une communauté à reconstituer qui devient le souci premier de Pénélope, et non pas seulement l’oikos comme objet de gestion raisonnable et rationnelle des biens matériels qui en définissent l’économie. Le bien-vivre suppose sans aucun doute un certain confort matériel ; il ne saurait cependant infailliblement s’y réduire en toute circonstance sans autre forme de procès. La ruse repose aussi sur un calcul qui engage à plus long terme, à ses risques et périls, un investissement apparemment non productif mais éminemment actif.


Date de mise en ligne : 01/01/2008

https://doi.org/10.3917/cite.008.0013

Notes

  • [1]
    Aristote insiste sur le fait que la valeur réside dans le produit plutôt que dans l’acte producteur, ce qu’indique le tout début de l’Éthique à Nicomaque : « Il semble bien qu’il y ait une différence entre les fins ; les unes consistent dans des activités (energeiai), et les autres dans certaines œuvres (erga), distinctes des activités elles-mêmes. Et là où existent certaines fins distinctes des actions (praxeis), dans ce cas les œuvres (erga) sont par nature plus importantes que les activités qui les produisent » (I, 1, 1094 a 4 sq.). Commentant ce texte pour faire pièce à toute interprétation marxisante de la théorie aristotélicienne du travail et de la valeur, Gilbert Romeyer-Dherbey écrit, très justement : « On ne juge pas l’œuvre sur la peine prise ou sur le temps passé à la faire, mais sur l’œuvre elle-même » (Les choses mêmes. La pensée du réel chez Aristote, Lausanne, L’Âge d’homme, 1983, p. 298). C’est, en effet, le résultat qui compte, ce qui laisse entendre que l’énergie investie dans l’ouvrage, ou son temps de réalisation, sont secondaires dans l’évaluation du travail : seule importe la qualité du produit et de savoir s’il répond bien au besoin qui en a suscité la fabrication. Le travail, tel qu’Aristote l’entend, n’est pas tout d’abord la force de travail, le travail vivant, mais bien plutôt le travail incorporé dans le produit fini ; le procès du travail est ainsi moins mesuré au temps de la réalisation qu’à l’avancement de l’œuvre, dans ses différentes phases forcément inachevées, jusqu’à l’achèvement total de l’ouvrage. Ce que confirme l’Éthique à Nicomaque, X, 3, 1174 a 19-27, où sont envisagées les étapes de la construction d’un temple.
  • [2]
    Voir I. Meyerson, « Le travail : une conduite », Journal de psychologie, 1948, p. 7-16. Puisqu’il est avéré que les Grecs n’avaient pas de mot précis pour faire entendre ce que nous avons coutume de subsumer sous la notion de travail, mais bien plutôt une variété sémantique qui renvoie aux différents champs d’activité selon leur application spécifique, l’idée de « conduite » paraît particulièrement opportune. Qu’on le veuille ou non, faire la lessive (comme Nausicaa), s’adonner au tissage (comme Pénélope), représente une certaine dépense d’énergie qui s’apparente à un travail au sens strict, et pas forcément social, du terme.
  • [3]
    Pour une analyse menée d’un point de vue tout différent, mais qui recoupe à bien des endroits cette perspective symbolique, au sens premier du terme, je renvoie au beau livre de Ioanna Papadopoulou-Belmehdi préfacé par Nicole Loraux (Le chant de Pénélope, Paris, Belin, 1994).
  • [4]
    Dans les poèmes homériques, c’est l’oikos et non la polis qui est objet de description ; la polis n’est rien d’autre à cette époque qu’un site fortifié (cf. M. Finley, Le monde d’Ulysse, Paris, Maspero, 1978, nouv. éd. augm.). À cet égard, depuis le site de l’oikos, Pénélope défie par avance l’art du tissage comme paradigme du gouvernement de la cité.
  • [5]
    Point particulièrement mis en relief dans les Mécaniques du pseudo-Aristote : la mêchanê, c’est-à-dire la ruse, le stratagème, le « truc » qui nous permet de nous sortir d’une difficulté, d’une aporia, consiste à prendre l’avantage sur une force de la nature qui nous est contraire et supérieure ; il faut donc retourner la situation en procédant à un renversement de puissance ; le levier remplit à cet égard la fonction de modèle (pour toutes les machines simples) puisque, grâce à lui, la faible force d’un homme peut l’emporter sur la puissance écrasante d’une masse pesante. L’auteur peut alors invoquer Antiphon : « Là où la nature nous dominait, l’art nous rend vainqueurs » (847 a). Puisqu’il n’existe pas de traduction française de ce texte, je renvoie, pour plus d’information, à l’article de François de Gandt : « Les Mécaniques attribuées à Aristote et le renouveau de la science des machines au XVIe siècle » (Les Études philosophiques, juillet-septembre 1986, no 3, p. 391-405).
  • [6]
    Il convient en effet de ne pas oublier l’ambiguïté, voire l’ambivalence, de la notion de travail. On peut en relever l’indice dans l’article « Travail » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : « C’est (le travail) l’occupation journalière à laquelle l’homme est condamné par son besoin, et à laquelle il doit en même temps (n. s.) sa santé, sa subsistance, sa sérénité, son bon sens et sa vertu peut-être. »

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.172

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions