Cités 2001/2 n°6

Couverture de CITE_006

Article de revue

La crise de l'autorité politique

Pages 145 à 155

English version

1ROBERT DAMIEN. — Monsieur le Ministre, en tant qu’homme politique, en tant qu’homme d’État, est-ce que la question du chef se pose en des termes nouveaux pour vous ?

2JEAN-PIERRE CHEVèNEMENT. — C’est un concept qui, du point de vue d’un démocrate, n’est pas très sympathique. Car, quand on dit « chef », on sous-entend un chef prédestiné par la naissance ou par une sorte de charisme, et qui s’impose aux autres indépendamment de toute argumentation raisonnée. Du point de vue du républicain, ce qui vient d’abord, c’est le citoyen, c’est le débat républicain, avec les conflits, les arguments, les oppositions qui déplacent les lignes, qui font qu’à la fin une volonté générale, d’ailleurs précaire, se manifeste. Et, naturellement, ce qui fonde la légitimité, c’est l’élection. Alors, je ne dis pas qu’il n’y a pas des hommes ou des femmes qui ont un certain charisme, une certaine capacité de rassembler autour de leur personne. Mais encore faut-il que cette capacité soit sanctionnée par un vote, à l’issu d’un débat ; c’est cela qui fonde une autorité démocratique. Naturellement, il y a quelque chose d’un peu conventionnel dans cet énoncé, qui fait que sera considéré comme le dépositaire légitime de l’autorité, celui qui aura été élu. Et il me semble que, en démocratie, c’est le fondement de l’autorité, que toute autorité est une autorité qui, d’une certaine manière, s’argumente, prend le citoyen à témoin, lui fait faire un certain cheminement. Et ensuite, libre au citoyen de révoquer le jugement qu’il a prononcé. Je dirais que, bien évidemment, le débat républicain ne cesse pas avec l’élection. Il se poursuit jusqu’à l’élection suivante. Mais je dirai qu’en bonne théorie républicaine, il n’y a de légitimité que dans l’expression du suffrage universel, dans l’expression de la souveraineté populaire ; et, bien évidemment, une autorité peut être déléguée, le gouvernement peut nommer des fonctionnaires ou, dans certaines conditions d’ailleurs, des juges peuvent être désignés par le Conseil supérieur de la magistrature. Enfin, l’autorité procède en définitive du peuple lui-même. Voilà, c’est une conception simple et classique, et elle amène celui qui est investi de la fonction de direction à se rapprocher du peuple aussi souvent que cela est nécessaire. C’est le référendum, c’est la dissolution ou c’est une démission qui prend le citoyen à témoin. Mais j’évoque les grands classiques, je ne parle pas de mon cas qui ne mérite pas de longs développements. À l’époque où j’ai fait mes études, une des figures emblématiques de la République était Pierre Mendès France qui a su, quand il le fallait, manifester qu’il n’était pas d’accord et faire appel au peuple, d’où en définitive procède l’autorité.

3R. D. — Une fois cette base admise, pour autant, n’y a-t-il pas dans l’exercice lui-même des exigences propres ? Vous avez évoqué tout à l’heure l’argumentation, donc les exigences de rhétorique. Toutes ces dimensions n’impliquent-elles pas dans la République une exigence de ce qu’on pourrait appeler une force d’incarnation ?

4J.-P. C. — Force d’incarnation, mais cela ne veut pas dire fuite dans la rhétorique. Car la République n’est pas d’abord une république de rhéteurs. Elle est au service de l’intérêt général, elle est au service d’un projet, d’un dessein clairement articulé. Et les grands républicains se définissent par leur capacité à dialoguer avec les citoyens, à en faire des interlocuteurs raisonnables, à faire appel à la conscience de chacun pour lui indiquer la direction à suivre. Je dirais que Gambetta, Jules Ferry, Clemenceau, Mendès France me paraissent de cette trempe. Alors on pourrait naturellement s’étendre sur le cas de Charles de Gaulle, car il avait une théorie de la confiance qui faisait, au fond, litière de l’argumentation discursive rationnelle, cartésienne. La confiance ne se partageait pas. On faisait confiance au général de Gaulle qui s’identifiait en quelque sorte aux intérêts supérieurs du pays. Mais il faut quand même noter que le général de Gaulle a largement utilisé le référendum et, qu’en définitive, lui aussi, comme Mendès France, à deux reprises, a préféré se démettre de ses fonctions plutôt que de poursuivre dans des conditions qu’il n’estimait pas compatibles avec l’idée qu’il se faisait de l’intérêt public. Donc, il y avait une morale, une morale républicaine, même s’il faut distinguer, à mon avis, de Gaulle et Mendès France. Chez Mendès-France, il y a un rationalisme qui est tout à fait frappant, confondant même, une articulation de la politique et de la vérité : c’est la vieille tradition de la république enseignante, c’est la tradition de la IIIe République. Chez de Gaulle, vous n’avez pas, au même point, l’idée d’une éducation du peuple, bien que de Gaulle n’ait jamais renoncé à expliquer les tenants et aboutissants de sa politique, au moins dans l’ordre international ou dans l’ordre institutionnel, moins en matière économique. Donc, je ne pense pas qu’on puisse ranger de Gaulle entièrement du côté des chefs charismatiques. C’est un homme qui s’est toujours soumis à la dure loi du suffrage universel.

5R. D. — Dans « Le Pari sur l’intelligence », vous évoquez l’idée d’une œuvre sur soi qu’impliquerait l’exercice de l’autorité.

6J.-P. C. — C’est un autre point de vue. Il est évident que pour exercer l’autorité, il faut savoir s’exprimer à bon escient, définir le dessein qui élève ceux qui sont chargés, ou qui ont mission d’accomplir ce dessein, de façon à ce qu’ils se sentent partie prenante d’une entreprise dont ils ne sont pas seulement les exécuteurs, mais aussi d’une certaine manière les concepteurs. Et il me semble qu’il y a une fonction de propédeutique, de partage, je ne dirais pas, du savoir, mais en tout cas, des données qui font qu’on peut associer non seulement les fonctionnaires mais aussi les citoyens à une politique. Pour moi, cela a toujours été la fonction des grands colloques que j’ai souhaité organiser, par exemple les Assises de la Recherche. Naturellement, il y a par excellence un espace public qui est l’espace du parlement : on doit se faire comprendre, se faire entendre. Aujourd’hui, on ne peut pas faire l’impasse sur les médias. Mais il y a une manière d’utiliser les médias. On peut essayer de faire passer des messages à travers les médias qui sont des messages de longue portée. On n’est pas obligé de se complaire dans la bulle médiatique. Donc, il me semble qu’il y a une fonction pédagogique dans l’exercice de l’autorité.

7R. D. — Est-ce qu’il n’y a pas aussi une dimension d’enthousiasme, de ce que Régis Debray appelle la fraternité chorale ?

8J.-P. C. — Évidemment. On ne peut pas diriger si on ne croit pas à ce qu’on fait, si on n’a pas une chaleur communicative. Il faut que tout ceci se relie à un corps de principes.

9R. D. — À un corps tout court peut-être ?

10J.-P. C. — À un corps tout court, oui. Il faut beaucoup d’énergie, on ne le dira jamais assez. La fonction politique, quand elle est exercée dignement, est exigeante, physiquement, intellectuellement, moralement. Elle implique à mes yeux une réelle abnégation. Mais pour en revenir à l’autorité, il est aussi évident que l’autorité implique certaines règles d’expression – il vaut mieux s’exprimer bien que mal –, quelques règles de retenue : on ne dit pas tout à la fois, on série les choses, il y a des choses qu’on dit, d’autres qu’on ne dit pas, ou qu’on ne dit que quand le moment en est venu. Il y a un travail, je dirai d’explication, au fur et à mesure qu’un projet s’incarne. Et puis il y a des règles de comportement. Celui qui est investi d’une responsabilité doit garder, à mon avis, le sens de la dignité de la fonction qu’il exerce, même si cela est un peu astreignant.

11R. D. — Autre dimension : vous invoquiez, comme équivalent, le travail du romancier, en évoquant d’ailleurs François Mitterrand, c’est-à-dire toute la dimension de perception des émotions collectives, d’expression même...

12J.-P. C. — ... et de connaissance des hommes, ne serait-ce que pour les prendre dans le sens du poil. François Mitterrand avait là-dessus une fine compréhension de ce qu’étaient les uns et les autres, à la mesure de sa propre complexité d’ailleurs... En même temps, une théorie presque sociologique est à l’œuvre dans l’action. Il faut savoir à qui l’on s’adresse : on ne fait pas bouger une institution quand on la prend à rebrousse-poil, il faut la prendre par ses bons côtés, il faut élever ceux auxquels on s’adresse et ne pas les diminuer ou les stigmatiser. Il faut se faire aimer des gens à qui l’on demande un effort.

13R. D. — D’un côté, il y aurait une rationalité des forces mises en œuvre par le pouvoir qu’on exerce – il faut qu’elle soit pertinente, efficace, etc. –, mais d’un autre côté, est-ce qu’il y n’aurait pas une dimension proprement politique de l’autorité, ici, qui interviendrait ?

14J.-P. C. — Bien sûr, elle demande une certaine psychologie et une certaine compréhension des ressources de l’âme humaine. Alors, là on n’est pas dans la pédagogie stricte, on n’est plus dans le rôle de l’instituteur collectif... il y a une dimension de chaleur communicative.

15R. D. — Et dans ce cadre-là, la dimension de l’incarnation joue un rôle déterminant pour fonder justement le lien collectif qu’incarnerait l’autorité ?

16J.-P. C. — Il y a la dimension de l’incarnation. Mais elle est toujours connaissance, dans mon esprit du moins, liée à un projet donné. Je parle d’expérience : quand j’ai confondu mon action avec quelques grandes entreprises, par exemple la volonté de relever le Parti socialiste pour en faire l’instrument de l’union de la gauche dans les années 1960-1970, avant l’alternance de 1981. Je pense y avoir consacré beaucoup de temps. J’ai fait les deux programmes du Parti socialiste. Il fallait avoir à ce moment-là une vision un peu lyrique de ce que pouvait signifier cet accomplissement ; il y avait un peu de poésie là-dedans. J’ai eu ensuite la charge de plusieurs ministères. Et dans aucun ministère je ne me suis trouvé, au départ, sans une idée de ce que je voulais faire. Que ce soit à la Recherche, à l’Industrie, à l’Éducation nationale, même à la Défense où, au fond, j’adhérais assez au postulat de la dissuasion parce que c’était la garantie de l’indépendance nationale. Et puis bien sûr à l’Intérieur, où j’avais quand même une certaine idée de la citoyenneté qui a inspiré les différentes faces de mon action. Oui, il faut une idée au départ. Mais je répugnerais à l’idée que, au départ, il y aurait ma personne, et l’autorité que je peux exercer. Ce n’est pas ma manière de sentir. Je me sens disponible pour une entreprise, mais pas n’importe laquelle...

17R. D. — C’est là le risque de l’autorité ?

18J.-P. C. — Oui, mais je crois m’en être prémuni.

19R. D. — Autre dimension de l’autorité, toujours dans ce cadre-là : vous évoquiez aussi dans « Le Pari sur l’intelligence » la dimension du tragique, et tout le statut qu’impliquerait la raison d’État, au sens fort du terme, c’est-à-dire le moment où le responsable, le chef, doit assumer des positions qui apparaissent dangereuses, qui mettent en cause sa propre stature, au nom d’un intérêt supérieur.

20J.-P. C. — Si c’est au nom d’un intérêt supérieur, il pourra en rendre compte. C’est là l’essentiel, même si c’est difficile. Il y a des décisions qui sont difficiles à prendre. Mais, en même temps, si on est convaincu de servir l’intérêt du pays, si on est convaincu, par conséquent, d’une certaine rationalité on peut en rendre compte.

21R. D. — Il n’y a aucune dimension qui échapperait à la rationalité ?

22J.-P. C. — Sans doute. Il y a des moments où vous avez l’impression de ne plus être en phase. Mais est-ce que cela échappe à la rationalité ?

23R. D. — N’y a-t-il pas toute une dimension, une exigence, presque de mythologie, qui interviendrait, au sens positif du terme ? Une grande représentation qui exige le lyrisme, qui dépasse donc l’argumentation ?

24J.-P. C. — Servir la République, servir la démocratie, servir la France cela ne va pas sans un certain lyrisme.

25R. D. — Pensez-vous que les conditions actuelles de la pratique politique ont modifié ce rapport à l’incarnation, à la responsabilité, au chef ?

26J.-P. C. — Incontestablement. Le système médiatique introduit un bruitage qui corrompt profondément le sens de l’action. Nous sommes pris dans l’instantanéité, dans l’émotion... Je ne sais plus qui disait que la télévision tuait la télévision, parce qu’une image chasse l’autre. Et tous ceux qui sont habitués à l’action savent que, en réalité, il y a des moments où l’on ne peut pas agir. Parce qu’il y a une trop grande émotion. Alors, il faut laisser passer cette émotion. Il faut que la bulle éclate pour qu’une autre prenne la place, pour pouvoir prendre une décision rationnelle. Prenez l’exemple de la vache folle. Il est évident qu’il aurait fallu gagner un peu de temps, obtenir un avis scientifique circonstancié avant de prendre une décision. C’eût été souhaitable. Mais la rivalité au sommet entre les deux têtes de l’exécutif n’a pas permis de prendre le temps qui aurait permis de surmonter cette dictature de l’instant. Donc pour moi, la rationalité a plus de peine à s’imposer, il faut une véritable technique de démineur pour pouvoir progresser. Il faut beaucoup de patience, beaucoup de sang froid, beaucoup de nerf. Mais il y a des gens qui comprennent. Pour moi, cela ne périme pas les lois générales de l’action. Cela implique un savoir-faire. Et, comme tout à l’heure nous évoquions la capacité de s’exprimer à bon escient, je dirai que, devant les médias, il ne faut pas se tromper. Il y a des choses qu’on peut dire, il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas dire. Mais en même temps, les médias ne doivent pas vous amener à mentir, ou à dire le contraire de ce que vous voulez faire. Parce que, à ce moment-là, vous devenez vous-même une sorte de marionnette médiatique. Et vous ne valez plus rien. Donc, ce qui donne sa dignité au politique, c’est justement sa capacité à dépasser l’instant, à infléchir son action dans une continuité qui s’inscrit dans la longue durée.

27R. D. — Ce qui implique aussi la construction d’un discours sélectif. C’est-à-dire qui doit pouvoir se faire entendre. Or, le discours politique n’est-il pas noyé dans une espèce de robinet de paroles, d’images, etc., qui fait que la spécificité du discours, comme de l’action politique, n’arrive plus à se faire entendre ? Et, dans ce cas-là, est-ce que cela ne pose pas le problème particulier de l’exercice démocratique même de la responsabilité ?

28J.-P. C. — L’homme politique doit souvent devenir son propre metteur en scène. Mais on rentre là dans un domaine qui est à hauts risques. Car on peut se laisser prendre à la technique de la mise en scène et oublier le contenu du dialogue

29R. D. — Mais cette technique de mise en scène, est-ce qu’elle ne rejoint pas les grandes lois du spectacle, telles qu’elles ont été construites par tous les chefs politiques, tous les responsables politiques ?

30J.-P. C. — Sauf que les techniques du spectacle ne sont pas des techniques reines de l’action politique. Quand on dit le spectacle, cela peut être le fait de s’exprimer sur le bon média, au bon moment, de trouver les mots qu’il faut, de le faire d’un certain lieu. La seule manière de survivre à la dictature de l’instant, c’est la continuité de l’action politique, c’est la capacité à fixer des repères dans la longue durée. Et pour cela, il faut être un homme politique qui vive longtemps.

31R. D. — Qui tienne le coup, physiquement et intellectuellement ?

32J.-P. C. — Si vous ne tenez que quelques mois, cela ne peut pas marcher. C’est dans la longue durée que l’on comprend ce que signifie un message politique.

33R. D. — Puisqu’on parle de la télévision, n’y a-t-il pas une contradiction de fait ? Ou alors, est-ce que l’autorité ne prend pas d’autres formes, d’autres figures ? Qui fait que, finalement, en politique, ceux qu’on écoute ne sont pas forcément les hommes politiques.

34J.-P. C. — Oui bien sûr. Il y a un certain nombre d’hommes politiques qui sont au pinacle dans les sondages. Mais est-ce que ce sont ces personnalités qui ont eu le plus d’influence dans la durée ? Je ne le crois pas. Je pense que François Mitterrand, qui était très bas dans les sondages, a eu plus d’influence directrice, parce qu’il a quand même été l’homme de l’union de la gauche, de l’alternance. Même si, ensuite, on peut s’interroger sur la manière dont la barque a été conduite.

35R. D. — Si on présuppose que l’autorité c’est permettre à un ensemble d’augmenter, et de se réaliser, puisque que c’est l’étymologie même de l’autorité, en quels termes se pose, aujourd’hui, selon vous, la crise de l’autorité ? Y a-t-il crise, d’abord, selon vous ?

36J.-P. C. — Il y a incontestablement crise de l’autorité. Depuis 1968, nous sommes emportés dans une sorte de dérive individualiste, hédoniste, libertaire, qui au fond implique la négation des limites, et par conséquent des règles. Or, tout ceci a énormément d’effets pervers, et entraîne, par contre-coup, par un effet de balancier, une demande de repères, une demande...

37R. D. — ... de chef ?

38J.-P. C. — ... une demande d’autorité, mais pas forcément de chef. Peut-être de chef, mais peut-être simplement de normes, de normes partagées, l’idée qu’il y a une loi qui est la même pour tous. Il y a des règles qu’il faut faire respecter – et que c’est même la condition de l’égalité et de la liberté – par exemple dans le domaine de la sûreté, et dans le domaine de la sécurité. Tout cela a quand même fait du chemin. Aujourd’hui, nous ne sommes pas du tout au même point qu’au début des années 1970. Si je prends maintenant l’exemple de l’Éducation nationale, j’avais pu dès 1984 effectuer un certain nombre de rappels : le rappel de l’éducation civique, souligner l’importance de la transmission des valeurs et des connaissances, la formation du jugement, toutes choses qui n’étaient pas du tout dans la ligne post-soixante-huitarde. Donc cette crise porte en elle-même son remède. Enfin, jusqu’à un certain point, parce que l’intensité même du changement, du mouvement technologique, fait que le terreau culturel de notre société est constamment remis en cause. C’est un phénomène qui est aussi grave que la destruction de l’environnement. Il y a un patrimoine, une culture, une civilisation, des valeurs, qui peuvent être complètement érodés par cette crise des institutions parmi lesquelles je ne range pas seulement la crise de l’école, mais aussi celle de la famille, celle de l’autorité, celle de la démocratie. Au fond, il n’y a pas de démocratie qui puisse fonctionner sans un minimum de respect de l’autorité légitime. Donc pour moi, il faut ressourcer la démocratie dans la vraie légitimité, qui est la légitimité du débat démocratique, de l’argumentation. Et, à partir de là, on peut revenir à un système de repères qui n’aura pas le caractère passéiste et obsolète qu’avait l’ancien système de repères, mais qui sera un système de repères acceptés.

39R. D. — Ce qui veut dire, aussi, que c’est toute une autre tradition qui est peut-être à réinvestir. C’est une tradition de la négociation, de l’autonomie, au sens où Kant définit les Lumières comme étant la capacité d’être autonome. Est-ce qu’il n’y a pas là quelque chose de nouveau, justement aujourd’hui, dans cette revendication d’autonomie, pour la constitution même de la loi, et qui changerait l’exercice de l’autorité ? Est-ce que le cadre de la république répond à cette demande d’autonomie, ou bien, est-ce que, au contraire, comme il en est aujourd’hui, est-ce qu’elle est pensable exclusivement en termes de contrat ?, c’est-à-dire d’individualisme libéral ? Car ce qui est frappant, c’est qu’aujourd’hui toutes les théories de l’autorité partagée, de l’autorité négociée, ne sont pas pensées dans le cadre d’une république normative.

40J.-P. C. — Dans le cadre de la loi. C’est-à-dire qu’on a une civilisation du contrat. Mais d’un contrat qui est passé dans quel rapport de forces ? Et dans quel cadre de débat démocratique ? Avec ou non le consentement des intéressés ? On le voit sur maints sujets. La convention sur l’UNEDIC, sur l’indemnisation du chômage et les conditions de retour à l’emploi en sont un bon exemple. Et puis le Parlement lui-même finit par avaliser des accords qui sont passés entre syndicats patronaux et syndicats ouvriers, mais, à la limite de l’espace public. Le débat finit par disparaître. Donc, je réponds à votre question : oui, il faut toujours se souvenir qu’il y a le primat de l’autonomie, c’est-à-dire le primat du citoyen conscient, capable de juger par lui-même. Quant au contrat, n’oublions quand même pas qu’il y a le contrat social, au départ il y a l’idée du contrat social, mais qui est le contrat de base. Mais le contrat social débouche, quand même, sur l’exercice de la raison, sur l’affirmation d’une volonté générale, c’est-à-dire de la loi.

41R. D. — Deuxième dimension : le problème de la conscience collective. On pourrait évoquer Durkheim posant l’idée qu’il y a, pour que l’autorité soit incarnée, reconnue, fonctionnelle, la nécessité d’une conscience collective, qui fait que la loi pourra être intériorisée et constituera des liens. Or aujourd’hui, cette conscience collective n’est-ce pas elle qui est en crise ? Compte tenu du fait qu’il y a une pluralité des cultures, une multiplicité des appartenances. Est-ce que la République a quelque chose à dire sur ce point-là ? Ou bien, est-ce que là encore, toute la théorie du pluralisme culturel, du communautarisme, qui est investie par une tradition libérale très puissante, est la seule à pouvoir en parler ?

42J.-P. C. — C’est un des grands enjeux de notre époque. Est-ce que les hommes vont se replier sur une pluralité d’appartenances ? Est-ce que l’on va rentrer dans un monde de communautés ou d’identités spécifiques, juxtaposées – mais jusqu’où ? – et potentiellement porteuses de tensions, voire de guerres civiles ? Ou, est-ce que nous saurons maintenir un espace de débat public, et permettre à une conscience collective supérieure de s’exprimer et qui corresponde aux nécessités de notre époque. Comme, par exemple, la croyance républicaine que la sécurité doit être la même pour tous. Cela n’est pas du tout évident. On peut aller plutôt vers une situation où chaque territoire sera approprié par ceux qui l’habitent.

43R. D. — Cette conscience collective, aussi bien par le rapport à l’Europe, que par la puissance des nouveaux médias, qui fait qu’il y a une circulation des informations beaucoup plus rapide, et des déplacements plus conséquents, n’est-elle pas en train de se recomposer ? Et, non pas seulement de se décomposer ? Doit-on nécessairement avoir un discours défensif, négatif sur cette « destruction ». N’est-elle pas le lieu d’une reconstruction, avec de nouvelles formes, de nouvelles figures de l’autorité ?

44J.-P. C. — Sûrement. Ce n’est pas une chose qui est arrêtée et définitive. Cela bouge. Est-ce que ce sont les nouveaux médias qui font bouger la conscience collective ? Je crois qu’il y a des besoins beaucoup plus profonds. Les médias ne font que refléter un certain nombre de contradictions. Quant à l’Europe, c’est un espace de civilisation qui nous est commun. Est-ce que cela modèle forcément les mêmes représentations collectives dans chaque pays ? Je n’en suis pas sûr. Je pense qu’il y a des valeurs communes. Il y a même un socle de plus en plus large de valeurs communes. Mais il y a des cadres nationaux de perception, de débat, sur lesquels on ne peut pas non plus faire l’impasse. Je crois qu’il faut bien qu’il y ait un lieu où s’articulent l’enracinement particulier et le sens de l’universel. Pour moi l’Europe se fera à partir de là, à partir des nations. Ce n’est pas une sorte de conteneur dans lequel on pourrait malaxer, broyer. Je crois qu’il faut quand même partir des identités historiques constituées. C’est là que l’idée de conscience collective, chère à Durkheim, ne peut pas être définie, si elle n’est pas, aussi, pensée historiquement

45R. D. — Sur ce terrain-là, du partage, de la négociation, de la recomposition, des multi-appartenances, un philosophe comme Jürgen Habermas développe des thèses républicaines, mais, dans une autre perspective que la vôtre. Qu’en pensez-vous ?

46J.-P. C. — Habermas fait un saut dans le postnational qui est très typique de celui qu’ont fait beaucoup d’Allemands qui étaient, à certains égards, dégoûtés de la nation parce qu’ils s’en faisaient une conception non républicaine. J’ai le sentiment que le méta-national auquel nous invite Habermas qui est un méta-national républicain vient d’une erreur de conception sur ce qu’est, ou sur ce que peut être la nation. Chez Habermas, la Nation est une réalité passéiste, ethnique. Il ne conçoit pas la nation comme républicaine, et il ne démontre pas, d’une manière évidente à mes yeux, que les problèmes du monde actuel ne peuvent pas être résolus par la coopération des nations. C’est au fond une sorte de primat, qui est posé presque d’emblée, que nous sommes dans la phase historique de la mort de l’État-nation. Alors, on observe des tendances dans ce sens en Europe : parce que la plus grande des nations européennes, c’est la nation allemande... elle a subi une quasi-éclipse après 1945, et elle n’est revenue à la surface qu’à travers le mythe de l’Europe. Et, quand on regarde la manière dont les choses se passent aujourd’hui, on peut être rassuré sur l’avenir des nations, parce que la nation allemande a quand même repris une certaine vigueur, qui n’est pas forcément une mauvaise chose, dès lorsque la nation allemande se laisse définir de manière citoyenne. Par exemple, en modifiant son droit de la nationalité, elle ne reviendra pas aux vieilles ornières de la conception traditionnelle qui s’énonçait comme ceci, si je me souviens bien, Am deutschen Wesen, die Welt genesen (l’essence allemande guérit le monde). Je pense qu’un certain nombre de sentiments, à la fois de supériorité, et en même temps de nécessité historique, le sentiment que le peuple allemand est l’instrument du destin, qu’il est une philosophie de l’histoire en train de s’accomplir, ce sentiment-là, qui a conduit quand même à de grands déraillements au cours du XXe siècle, il faut en faire désormais la critique. Comme l’a d’ailleurs fait, dans un excellent livre, De l’identité allemande, Nicole Parfait. On voit comment s’oppose, au fond, une certaine tradition romantique allemande, qu’on pourrait faire remonter à Luther, et qui se développe, avant même la Révolution française, à travers Herder par exemple, et puis à travers Fichte et le romantisme allemand ; et puis naturellement, qu’on retrouve chez Heidegger. On voit une telle évolution s’opposer, à chaque moment, à l’attraction latine, romaine, méditerranéenne, française, rationaliste, à ce que l’on pourrait appeler la tradition de l’Aufklärung qui est également présente dans l’histoire allemande – je pense à Kant, à Goethe, à Heine et à beaucoup d’autres. Je crois qu’il y a un débat culturel immense quant à la manière dont nous allons construire l’Europe dans les prochaines décennies, et sur quelles bases ?

47R. D. — Et l’une des bases critiques pour empêcher la dérive nationaliste allemande sur lesquelles se fonde Habermas, c’est l’éthique de la discussion. C’est-à-dire, justement on rejoint là les thèmes de l’autorité négociée, de la contractualité, du rapport intersubjectif, etc., qui est une théorie du langage, une théorie de la négociation par le langage. Mais est-ce que cette théorie de la discussion suffit selon vous ? Ou est-ce qu’elle n’en efface pas une autre ? Est-ce qu’elle n’efface pas justement le moment de l’autorité que nous évoquions tout à l’heure ?

48J.-P. C. — Elle pose problème parce qu’elle ne prend pas assez appui sur la réalité historique telle qu’elle s’est faite.

49R. D. — N’est-ce pas ici l’institution qui pose problème ?

50J.-P. C. — Je ne sais pas si c’est l’institution, mais je crois qu’on ne peut pas fonctionner sur un modèle totalement abstrait. On part forcément de l’histoire de chaque peuple, et de la leçon qu’il en tire, et du regard qu’il porte sur lui-même. On ne peut pas décréter qu’il y a, par exemple, une année zéro, qui pour l’Allemagne, serait 1945. C’est absurde. Il n’y a pas d’année zéro. Ni pour l’Allemagne, ni pour la France, ni pour aucun autre peuple. Donc, on ne peut pas faire l’impasse sur le réel, sur les identités historiquement constituées.

51R. D. — Et ce réel-là n’est pas du tout ... ce ne sont pas seulement des habitudes, des routines. Il y a une institution, ce qu’on peut appeler le politique, qui joue son rôle déterminant

52J.-P. C. — Il y a d’abord une histoire, il y a une langue, il y a une culture et, c’est à partir de là, qu’on peut introduire la discussion, et l’éthique de la discussion.

53R. D. — Mais justement l’objection, c’est que cette culture, elle s’est pluralisée, elle s’est multipliée. Et la question de son unité – l’unité de la langue, l’unité de la culture –, l’unité même qu’implique l’institution politique, fait question.

54J.-P. C. — C’est un moment d’articulation, mais aucune langue n’emprisonne un peuple en lui-même. Je dirais que toute langue est une manière de parler à l’universel. Et toute nation constitue une articulation entre le particulier et l’universel. C’est cela la définition de la nation-citoyenne par opposition à la conception ethnique. Et, même chez Fichte par exemple, l’accent mis sur la langue et sur le caractère originaire de la langue, n’exclut pas du tout l’idée que la langue allemande est une médiation avec l’universel.

55R. D. — La République française – dans le sens où l’universel est constitutif – a-t-elle des réponses spécifiques qui la différencieraient de la réponse de tradition allemande ou de la tradition anglo-saxonne ? Est-ce qu’il y a une spécificité qui vous semblerait à remoduler, ou à remodeler qui ferait que l’autorité aurait bien ce statut de l’universel, du rationnel mais, dans le cadre d’une pluralité, ne devra-t-elle pas affronter de nouveaux problèmes ?

56J.-P. C. — Je ne vois pas en quoi l’idée républicaine ne nous le permettrait pas. Si l’idée républicaine exprime, comme je le pense, les deux derniers siècles de notre histoire, c’est aussi un logiciel à partir duquel on peut se saisir de beaucoup de problèmes, aussi efficacement qu’à travers l’éthique de la discussion d’Habermas. Là, très franchement, je pense que nous avons de bons outils dans notre magasin.

57R. D. — À nous de les utiliser donc.

58J.-P. C. — Oui.

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