SALVATORE VECA, Éthique et politique, traduit de l’italien par E. Buissière, coll. « Philosophie morale », Paris, PUF, 1999, 234 pages.
1Suivant une ligne de recherche constante, qui traverse toute sa production, Veca se propose non pas tant de définir les critères d’évaluation morale de la politique que d’atteindre, de par la discussion des théories majeures et fondatrices de ces critères, une position de principe qui justifie soit l’impossibilité de la définition d’une série unique de critères, soit l’acceptation théoriquement argumentée d’une position pluraliste sur ce sujet. À partir de l’impossibilité d’échapper à une multiplicité de critères fondateurs de la politique et de la morale, il s’agit pour l’auteur de ne pas tomber dans un relativisme facile et d’assumer la multiplicité pour faire du pluralisme des critères d’évaluation de la politique une valeur fondamentale de son projet politique.
2Ce projet est constitué de deux opérations théoriques assez complexes : la première consiste à justifier l’abaissement du seuil permettant de fonder rationnellement une série de critères d’évaluation de la politique, la seconde – bien plus délicate – doit conduire à motiver de manière théorique l’acceptation du pluralisme comme valeur fondamentale d’une théorie et d’une pratique de la démocratie. Se référant au projet kantien d’une fondation rationnelle des jugements moraux, Veca reconnaît que la réalisation d’une telle tentative au moyen de procédures scientifiques s’est avérée inutile. D’une part, parce qu’elle renvoie seulement à un modèle scientifique particulier, alors que l’épistémologie contemporaine a ouvert la voie à la reconnaissance de l’existence d’une pluralité de modèles scientifiques (p. 47) ; et d’autre part, parce que les critères de validation que l’on cherche à appliquer à la morale ont d’ores et déjà fait preuve de leur incapacité à fournir un fondement dernier au sein de la science elle-même. Selon Veca, une fois ce modèle scientifique abandonné, s’offre la possibilité de définir une théorie éthique normative rationnellement justifiée (p. 50) qui tienne compte aussi bien du pluralisme des valeurs que de celui des critères s’appliquant à leur justification rationnelle.
3Cette volonté d’accepter le pluralisme des valeurs s’exerce immédiatement dans une analyse critique de la théorie de la démocratie. S’il est vrai que, dans la perspective éthique que choisit Veca, la justice distributive et l’égalité sont deux concepts fondamentaux pour une théorie de la démocratie, il n’en est pas moins vrai que la diversité des théories sur la justice (Rawls, Walzer, Dworkin, etc.) et le caractère incomplet du projet démocratique – suivant une suggestion de N. Bobbio – apparaissent comme les symptômes du relativisme essentiel dans lequel s’enracine notre morale. Veca admet que, dans un projet fondateur « dur », sur-humain et au-delà de nos capacités, le relativisme des valeurs, l’inachèvement du projet politique de la démocratie, l’impossibilité de définir un critère de justification rationnelle unique et définitif sont autant de limites négatives à dépasser. Dans un projet fondateur « faible », et en cela on reconnaît une tendance de la philosophie italienne contemporaine, qui reconnaît la diversité et le pluralisme des styles de vie et des valeurs, la force de la théorie politique réside précisément dans ses capacités de conciliation et dans la souplesse avec laquelle elle parvient à inventer une solution, rationnellement et moralement valable, à tout problème nouveau.
4Si la réflexion de Veca semble acceptable et moralement proche de la réalité du monde dans lequel nous vivons, il faut reconnaître que ses exigences théoriques ne sont pas très élevées. D’autant plus que, pour revenir à la thèse centrale de son ouvrage, sa justification du pluralisme en tant que valeur fondamentale de la démocratie oscille entre la reconnaissance de l’incapacité de l’homme de s’en défaire et simple constatation d’un fait. Par ailleurs – autre point qui aurait mérité une plus ample discussion –, bien qu’il parvienne à indiquer les limites des différentes théories qu’il analyse, Veca ne semble pas mettre à profit ce travail critique pour lancer des propositions à même d’expliquer, par exemple, de quelle manière la notion de pluralisme permet, concrètement, de concilier les diverses positions, sur la justice ou l’égalité, dans une pratique réelle de la démocratie.
5Francesco Paolo Adorno
Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale (sous la dir. de MONIQUE CANTO-SPERBER), Paris, PUF, 1996, 2e éd. corrigée 1997, 1 719 pages.
6Cet ouvrage est probablement un des plus réussis de la gamme de dictionnaires offerte maintenant par les PUF. Il s’agit d’une somme de travail considérable, admirablement agencée et organisée, d’un outil précieux, et, ce qui ne gâte rien, d’un très bel objet.
7Ce dictionnaire donne un tableau attrayant et instructif à la fois du présent regain de la philosophie morale, témoignant de la vitalité retrouvée d’un domaine un peu négligé en France dans les décennies précédentes au profit de la philosophie politique. La responsable du projet se garde toutefois heureusement dans son avant-propos de toute polémique sur ce plan, cela avec raison : comme s’il y avait à choisir entre la philosophie morale et la philosophie politique !
8L’ouvrage, encyclopédique, tend à l’exhaustivité, et constituera sans nul doute une référence. Le soin des articles, manifestement méticuleusement relus, est en moyenne remarquable, les bibliographies abondantes et pertinentes. C’est indiscutablement une réalisation de très grande qualité, à la fois directement utile pour une recherche précise et ouvrant des horizons philosophiques plus généraux au feuilletage.
9Des choix président toutefois naturellement à cette entreprise. Ils contribuent à vertébrer le propos et à l’unifier, dans la grande diversité même des contributeurs (pas moins de deux cent cinquante) et des thèmes abordés (deux cent quatre-vingt-treize articles).
10L’aspect le plus évident est la forte présence de la pensée anglo-saxonne dans l’inspiration et l’orientation de nombreux articles et le choix même des entrées du volume. Sans que cela soit exclusif (les auteurs et doctrines classiques ont en règle générale droit à leur article, rédigé par l’un ou l’autre des meilleurs spécialistes), on peut dire que le point de vue adopté par la coordinatrice du dictionnaire est celui de la philosophie analytique contemporaine.
11Une telle décision a évidemment ses raisons.
12La première d’entre elles est que c’est bien le monde anglo-saxon (américain ou britannique d’ailleurs) qui a été le théâtre, ces dernières décennies, de la réflexion la plus intense, la plus novatrice, mais aussi la plus fidèle à un certain nombre de problèmes traditionnels (remontant, notamment, à la philosophie grecque, bien représentée aussi dans le dictionnaire), en philosophie morale. Il est normal qu’un dictionnaire d’éthique fasse état de cette richesse de la réflexion morale contemporaine, et, d’une certaine façon, se règle sur elle.
13Non moins que la vitalité de la réflexion morale dans les pays anglophones, l’ignorance qui prévaut encore largement à son endroit dans notre pays justifie aussi le parti pris adopté. Monique Canto-Sperber accomplit ici, avec les collaborateurs, français ou étrangers, dont elle a su s’entourer, et par les choix thématiques qu’elle a su faire, une véritable œuvre de passeur, rouvrant les frontières qui ont pu nous faire passer à côté de certaines des décisions philosophiques les plus fondamentales du XXe siècle. De ce point de vue, pour un public français, ce dictionnaire constitue une somme, qui redéfinit entièrement un champ à côté duquel la philosophie française, pour des raisons historiques qui ne sont pas toutes philosophiques, est largement passée.
14Il faut évidemment alors souligner la variété et la complexité du continent abordé. Privilégier le point de vue de « la » philosophie analytique, comme on dit ici, ce n’est en fait certainement pas privilégier un point de vue, mais s’arrimer à des problèmes multiples, autour desquels à peu près toutes les positions imaginables (et en un sens déjà canonisées par la tradition) sont possibles. Même le sens qu’il y a à aborder les questions éthiques d’un point de vue « analytique » fait problème dans ce champ, et y est objet d’élaboration spécifique. C’est donc à toute une série de débats, plus que de réponses, sans oublier une interrogation même sur le sens qu’il y a à faire de la philosophie morale, que nous invite le dictionnaire.
15Le lecteur pourra peut-être parfois être légèrement effrayé par l’espèce de nouvelle scolastique qui se déploie sous ce couvert, où tout est position répertoriée, et fleurissent les -ismes, dont on a l’impression qu’ils peuvent à l’occasion commodément dispenser de faire de la philosophie. Mais, dans l’ensemble, grâce au choix judicieux des contributeurs et au mode de présentation rigoureux mais exotérique délibérément adopté, on évite cet écueil, et les enjeux, qui sont ceux, si l’on peut dire, de la philosophie morale depuis le commencement du monde, demeurent clairement perceptibles.
16Un outil fort précieux donc, et à bien des égards entièrement neuf, à la mesure d’un véritable renouvellement de la réflexion en ces matières. C’est à peine si on peut parfois – mais c’est rare – regretter une omission, comme celle, somme toute étrange, de Brentano, dont, si la philosophie théorique n’a pas toujours eu le même succès, la philosophie morale demeure une des théories importantes à l’orée de la réflexion proprement contemporaine et une source d’inspiration véritable pour tout un pan de la philosophie morale de langue anglaise précisément. On parle souvent aujourd’hui encore de la théorie de « Brentano-Moore » en éthique. Mais ce ne sera pas dit ici à l’article « Moore », rédigé pourtant par le meilleur spécialiste, bien au courant de cette filiation. Et, en l’absence (injustifiable) d’article « Brentano », la théorie brentanienne n’est guère évoquée qu’en termes très fugitifs et à vrai dire peu satisfaisants au début de l’article « Phénoménologie », ainsi que, moins mal, mais de façon décidément trop allusive – qui supposerait précisément un article sur la question – dans le bel article de Chisholm sur Bien et Mal.
17On ne juge bien sûr pas un dictionnaire sur un manque. En cherchant, on en trouverait certainement d’autres, mais il faut une fois de plus souligner que l’ensemble demeure très complet, et réellement utilisable, grâce aux multiples indices. En ce qui concerne le contenu et le niveau des articles, sans doute les faiblesses les plus évidentes résideraient-elles plutôt du côté des articles d’éthique appliquée, et notamment de bio-éthique, qui sont bien représentés. C’est là que l’analyse philosophique laisse le plus aisément la place au factualisme sans véritable réflexion, ou au moralisme béni-oui-oui. C’est le risque inhérent à ce genre d’ouvrage et dont, globalement, il a fort bien été gardé. Mais cela n’exclut pas quelques faux-pas, là où l’interface du philosophique et de l’idéologique devient plus difficile à maîtriser.
18Une remarque reste à faire : de ce point de vue, on aurait aimé que, dans ce dictionnaire, le « mal » ait un peu plus la parole. Pourquoi pas un article sur Sade par exemple (trop brièvement évoqué dans l’article « Matérialisme) » ? Rarement on était allé aussi loin dans la pensée, méthodiquement articulée par toutes les « dissertations » qui parsèment le corpus sadien, de la subversion méthodique du Bien. Cela méritait probablement quelque réflexion et information autonome. L’interrogation de la norme ne vaut qu’une fois mesurée l’attraction de son renversement. Ici au contraire, quelle que soit la réelle ouverture témoignée par les auteurs du dictionnaire, on pourrait dire qu’a priori la morale a toujours plutôt raison.
19Mais quelle richesse dans cette réflexion morale ! Quel continent, dans sa profusion et ses déchirements, apparaît maintenant à nos yeux, une fois surmonté le préjugé de la suppression a priori des préjugés !
20On ne trouvera à cette terre encore largement inconnue du point de vue théorique et pourtant si familière, compte tenu de l’inscription de l’éthique dans le donné même de notre existence quotidienne, aucune introduction meilleure que celle-ci.
21Jocelyn Benoist
Définir les inégalités (Des principes de justice à leur représentation sociale) (Publication de la Mission recherche de la DREES – Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques – et du ministère de l’Emploi et de la Solidarité, coll. « MiRe »).
22L’ouvrage publié par les soins du ministère de l’Emploi et de la Solidarité fait suite à un séminaire de recherche tenu les 17 et 18 mai 1999 dans le cadre d’une série de quatre sessions de travail sur le thème des inégalités. Les journées suivantes (dont la deuxième a eu lieu en octobre 1999) doivent porter sur l’appréhension de ces inégalités par les outils d’évaluation à la disposition des institutions politiques (statistiques, etc.) et des modalités de protection sociale que ces dernières peuvent mettre en œuvre de manière efficace et juste. Elles feront, comme dans le cas de l’ouvrage qui nous occupe, l’objet de publications donnant ainsi accès pour le public aux réflexions des participants de ce séminaire fermé.
23Il était toutefois naturel, dans une perspective de recherche de définitions, que la première séance porte sur les principes mêmes au nom desquels les actions peuvent et/ou doivent être menées par les instances politiques dirigeantes. Pour faire l’objet de propositions cohérentes ultérieurement, les principes au nom desquels elles pourront être envisagées demandent à être clarifiés et semble-t-il déterminés à nouveaux frais : au nom de quoi œuvrer ?
24Telle est la question qui apparaît au lecteur au centre de ce compte rendu détaillé (188 p.) C’est elle qui a réuni dans un même lieu philosophes, historiens, juristes, économistes, statisticiens, sociologues, psychosociologues, géographes ainsi que des hauts fonctionnaires des ministères, de la DREES ou des administrateurs de la Sécurité sociale ou de l’INSEE...
25La question : au nom de quoi œuvrer ? appelle d’abord de reconnaître ce que signifient aujourd’hui, et dans notre société, les termes d’ « inégalités » et, corrélativement, de « justice ». Si les premières peuvent être décelées dans différents domaines (qui requièrent autant de spécialistes pour les cerner), la seconde renvoie aux débats les plus classiques de la philosophie morale et politique.
26C’est donc souvent vers les philosophes que les intervenants se retournent dans cette réflexion menée en cinq étapes dont la première leur donne justement directement la parole sur les « principes de justice et inégalités ». La deuxième partie, « définitions du principe d’égalité par le droit », met en scène les juristes tandis que la quatrième fait appel aux statisticiens et aux économistes en allant « de la mesure statistique à la représentation des inégalités ». La cinquième partie va plus loin en étant tout entière consacrée à la « perception des inégalités », en faisant une place de choix à l’ « économie expérimentale », tandis que la troisième s’intéresse aux « inégalités et différences de sexes ». Chaque séance obéit au schéma suivant : deux (ou trois) intervenants voient leur propos rapporté par un autre participant qui ouvre ainsi le débat, et la ferme intention de mettre en commun les compétences est très lisible dans les claires et rigoureuses « synthèses des débats » qui concluent chaque partie.
27En même temps, cette quête des principes manifeste paradoxalement un certain désarroi, que confirme la lecture, chez nombre d’intervenants, comme si ce qui semblait aller de soi, en particulier dans la tradition républicaine, devenait soudain improbable, et que tous dussent se pencher sur les fondements de représentations qui paraissaient acquises. Comme le souligne Mireille Elbaum (directrice de la DREES, tandis que Christine Daniel et Christine Le Clainche assurent la coordination de la publication) dans son Introduction générale, « on peut se demander si [...] il n’y a pas eu une évolution de notre société, une plus grande tolérance face aux inégalités » (p. 12). La nature de cette évolution au regard des principes de justice et des critères de mesure de l’effectivité de ces principes, voilà bien le cœur de la réflexion menée ici.
28Entre les préoccupations de structures administratives chargées (par une volonté politique qu’on imagine difficilement autre) de réduire les inégalités et les constructions des philosophes, il ne s’agit pas seulement de lancer un pont, comme si l’on voulait joindre deux rivages par nature distants, mais bien de répondre à une exigence qui appartient elle-même à toute philosophie morale, politique, et ajouterons-nous juridique et économique, consciente de son rôle. Ce n’est pas une dégradation, d’une raison pure théorique à une pratique où il faudrait s’ « arranger » avec les faits contingents, que donne à penser le sous-titre « Des principes de justice à leur représentation sociale », mais plutôt la place que ces principes occupent déjà, et doivent continuer de prendre à l’avenir, dans cette pratique.
29Les présentations des juristes et des statisticiens sur l’évolution historique des principes et de leur application dans les actes de juger et de mesurer sont, à cet égard, d’une clarté et d’un intérêt qui suscite celui des autres participants, sensible dans les « synthèses des débats ». Le lecteur y trouvera pour sa part une information riche et précieuse pour comprendre l’origine du malaise dont l’existence même du séminaire témoigne. Les différents spécialistes s’adressent alors sans ambages aux philosophes et la fermeture du séminaire a cet effet de produire une réflexion profonde dont le grand public peut, par la publication, profiter à son tour.
30Le bât nous paraît cependant blesser quand les philosophes eux-mêmes s’installent à de nombreuses reprises dans une problématique, certes très explicable par la situation académique autant internationale que française, mais qui peut paraître contestable. Le débat est orienté par la comparaison entre théories de l’égalité et théories de l’équité : les premières se fondant sur un principe d’impartialité à l’égard de tous, sont plus « traditionnelles », mais elles mèneraient à méconnaître les caractéristiques individuelles, tandis que les secondes, axées sur le souci de la spécificité de chacun, peuvent justifier le maintien de certaines inégalités « appropriées » à ceux qui en bénéficient et donc considérées comme « justes ». Cette dernière thèse, celle de la « discrimination positive » (le terme est discuté), est un point central des débats. Les systèmes de « quotas » de l’affirmative action des États-Unis sont-ils adaptés à la représentation sociale française ? La « conscience » (sans doute est-elle absente parce que trop connotée ?) qui est la nôtre est-elle compatible avec cette importation d’un système made in USA mais lui-même discuté là-bas (ce que montrent bien certains intervenants) ?
31En effet, en réalité, la problématique proposée vient d’outre-Atlantique ; les bibliographies (dont certaines uniquement en anglais !) le montrent assez. Il n’y a là rien de rédhibitoire si la comparaison est pleinement assumée, voire explicitée, comme les juristes parmi les participants en donnent l’étude circonstanciée. Le recours à d’autres traditions permet de souligner les aspects français des questions d’inégalités. Encore, l’ « économie expérimentale », qui consiste à tester les décisions de différents groupes face à des situations de distributions variées et qui est présentée en cinquième partie, permet de noter la progression des recherches des auteurs français et américains dans ce domaine. Les débattants soulignent toutefois avec raison que, plus qu’autre chose, « c’est la faisabilité de la politique qui est testée » (p. 185).
32Il nous semble cependant que l’approche est plus contestable quand elle consiste à importer des thématiques qui ont un sens dans une société où les liberals sont « de gauche » et qu’ils s’opposent à des « communautaristes » dont le style est peu (ou pas) présent dans notre pays. La discussion approfondie de l’apport de la philosophie américaine (avec un retard d’ailleurs parfois notable sur l’actualité des débats universitaires américains, notamment à propos de M. Walzer) est stimulante ; elle devient gênante quand elle sert de point de référence central à la réflexion.
33Sans les contributions des historiens rappelant les mouvements féministes hexagonaux, des débats comme celui sur les « inégalités et différences des sexes » paraîtraient très étranges aux lecteurs. Certains points récurrents comme le « plafond de verre » (ceiling glass ou barrage à l’accession aux plus hauts postes dirigeants) ou encore la question d’actualité de la parité hommes/femmes sur les listes électorales fournissent des points de repère d’autant meilleurs que les participantes soulignent « combien il importe de ne pas déléguer sa pensée » (p. 98).
34La transposition de certaines réflexions du débat américain à la France est en effet parfois simplement incongrue, même si la cohérence de leur présentation s’explique bien par la circulation propre aux cercles académiques. Au contraire, quand économistes et statisticiens se retrouvent autour d’une discussion sur l’évolution des catégories socioprofessionnelles de la société française, cela remet en question la classification Parodi de 1946 tout en montrant l’important usage qui existe de facto.
35L’oubli partiel de la tradition française, et encore plus des pensées européennes, est alors un corollaire malheureux, et inattendu, d’une réflexion riche. De ce manque regrettable d’observation et d’ouverture toutefois sensible, notamment dans la discussion des principes philosophiques (et parfois économiques), de ce « voile d’ignorance » étendu devant notre propre histoire (et celle de nos voisins, ou encore du reste du monde, sauf de sa première puissance), pâtit forcément dans une certaine mesure le souci définitionnel initial, objet de ce séminaire.
36Mais si les inégalités ne sont pas (et ne pouvaient sans doute pas être) complètement définies au terme de cet ouvrage, est bien cernée une alternative, elle, fondamentale : il s’agit, pour reprendre une métaphore célèbre (due à Heidegger), et comme l’illustre la réflexion sur les catégories socioprofessionnelles, soit de polir de nouvelles lunettes adaptées à notre vue, soit d’en emprunter d’autres, mais en courant le risque de voir flou.
37Gilles Campagnolo
ROBERT CARVAIS et MARILYNE SASPORTES (dir.), La greffe humaine (in)certitudes éthiques : du don de soi à la tolérance de l’autre, Paris, PUF, 2000, 1 000 pages.
38Le regard croisé d’auteurs de provenances diverses propose d’offrir aux non-spécialistes un panorama sur une technique médicale récente, celle des transplantations, et sur l’apport des sciences humaines et de la vie, qui parlent plutôt de greffe et de don. On y rencontre des médecins, des juristes, des biologistes, des chercheurs en sciences humaines et sociales. Le problème qui se pose dans la greffe humaine est celui des données fondamentales qui définissent l’être humain.
39La réflexion pluridisciplinaire sur la greffe humaine porte sur le don et le prélèvement d’organes, sur le statut des éléments du corps et sur la greffe proprement dite. Ces trois éléments font le plan de l’ouvrage. Un préliminaire présente ce qu’est la greffe humaine et comment elle est appréhendée dans les sciences sociales. Il met en exergue les concepts de la gestion du corps, de la valeur de la personne humaine et de la valeur éthique de la greffe.
40La première partie, « La greffe dans un contexte de “pénurie” », traite de l’expansion de la transplantation et de la diminution du nombre de greffons susceptibles d’être transplantés. La seconde partie met en relief la conséquence directe de la pénurie : des greffes plus difficiles et une moins bonne survie des greffons. Intitulée « Normes et règles en mouvement à propos de la greffe », la troisième partie envisage de manière interdisciplinaire le rôle de l’État dans la sécurité, la garantie et la protection des personnes, la conciliation entre l’éthique et le droit, l’équité, la solidarité, l’efficacité pour mieux gérer les pénuries, le respect des personnes, les dispositions légales qui encadrent la transplantation. La fin de l’ouvrage insiste sur le respect de la personne humaine et les règles qui devraient contrôler les pratiques de la greffe.
41Micheline Husson
ARRIEN, Manuel d’Épictète, introduction, traduction et notes par Pierre Hadot, Paris, Le Livre de Poche, 2000, 224 pages.
42Une traduction du Manuel de plus ! Mais elle se distingue des précédentes sur un point important : c’est la première qui soit faite sur le texte que G. Boter a établi à partir de l’étude des 59 manuscrits et du commentaire de Simplicius (The Encheiridion of Epictetus and its Three Christian Adaptations, Leyde, Brill, 1999). Pierre Hadot donne un commentaire approfondi du Manuel dans sa longue introduction. L’interprétation n’est pas seulement orientée par l’attention que P. Hadot a constamment portée à l’askèsis, mais également par le souci d’envisager le Manuel à la fois comme une trace de l’enseignement oral d’Épictète et comme un produit de l’art littéraire d’Arrien. Une nouvelle perspective, qu’on peut dire rhétorique, cherche à « comprendre ce qu’a voulu faire exactement Arrien et à quel public il s’adressait ». Un parti pris, celui de traduire prohairesis (la faculté chargée du contrôle des représentations, qui peut être tendue ou relâchée) par « choix de vie », peut surprendre un lecteur qui attendrait plutôt « résolution » ou « volonté » ; ce parti pris est à mettre en rapport avec la conception de la philosophie antique comme manière de vivre que P. Hadot a défendue dans ses ouvrages antérieurs. Avec cette nouvelle traduction, le lecteur francophone dispose de la documentation la plus complète à ce jour.
43Laurent Jaffro
JACQUES SCHLANGER, Sur la bonne vie. Conversations avec Épicure, Épictète et d’autres amis, Paris, PUF, « Philosophie morale », 2000, 174 pages.
44L’objet du livre est, selon les termes de l’auteur, la sagesse et non la morale, étant entendu que « la morale a trait aux relations entre êtres humains, alors que la sagesse concerne la bonne vie de l’individu dans la relation qu’il a envers soi-même en tant qu’il fait partie de l’ensemble de ce qui est » (p. 96). La morale règle la société, la sagesse est inscription dans la nature (p. 144). Il s’agit pour l’auteur d’exposer une conception naturaliste de la vie bonne à partir d’une lecture des Anciens, épicuriens, stoïciens, cyrénaïques. Cette lecture est une conversation, et non une étude érudite. Les textes antiques font en conséquence l’objet d’une décontextualisation complète, comme si le noyau de sagesse qu’ils expriment survivait à la péremption de leur logique, de leur psychologie ou de leur physique (que l’auteur estime « rudimentaire », p. 1 ; ce point est nuancé p. 23) et en était largement indépendant. De la même façon, le projet antique de la vie bonne est complètement détaché de la philosophie. Il n’est pas dit que la sagesse qui est ici défendue est le mode de vie qu’a pu viser dans l’Antiquité le philosophe (c’est seulement p. 143 que le point est signalé). La belle vie que l’auteur donne à contempler n’est pas explicitement rattachée à une conception déterminée de la philosophie ; cette conception déterminée n’est ni exposée ni questionnée.
45L’auteur emploie une opposition entre le moi et le soi, qu’il emprunte apparemment à la psychanalyse. Le moi est une instance rationnelle de contrôle ; le soi est constitué par l’âme végétative et l’âme animale (p. 69). Le stoïcisme est interprété comme la conception d’une « autonomie » et d’une « transparence » du moi. Il y a donc une opposition entre des doctrines qui posent la détermination complète du moi par le soi et des doctrines, comme le stoïcisme, qui posent une autodétermination du moi, capable d’un choix libre. Cette interprétation est contestable. Les pages consacrées à l’autonomie du moi (p. 78 sq.) montrent que l’auteur ignore qu’entre l’autodétermination et la détermination complète, entre l’autonomie et l’hétéronomie, les stoïciens avaient choisi un tertium qui est la technique de soi. Le concept d’autonomie est un concept moderne qui ne rend pas compte de ce qui, pour les Anciens, et pas seulement pour les stoïciens, était un art de l’existence. Les travaux de Paul Veyne, Pierre Hadot et Michel Foucault sont ignorés, alors qu’ils permettaient de dépasser l’opposition moderne entre autonomie et hétéronomie pour penser la naturalité d’une culture de soi, non sur le mode de l’autolégislation, mais sur le mode de l’autorégulation ou du gouvernement (l’auteur fait seulement allusion à l’askèsis, p. 123).
46La conception de la vie bonne qui a la préférence de l’auteur est hédoniste : « Ma vie est bonne quand je me sens bien dans ma peau et dans mon monde [...] » (p. 106). L’auteur est cependant conscient que cette définition de la vie bonne pourrait être tenue pour une définition de la bêtise. C’est pourquoi il mentionne que « la capacité critique des êtres humains... leur est aussi naturelle que l’est leur capacité respiratoire » (p. 110) et il envisage que les « indicateurs de bonne vie... [puissent] être trompeurs » (p. 124). Ces nuances n’empêchent pas l’auteur de conclure que « toute bonne vie est subjective » (p. 142) et que, dans la mesure où la sagesse consiste à être en accord avec le monde dans lequel on vit, Néron, Sade, le surhomme nietzschéen sont des sages à leur manière (p. 147).
47Laurent Jaffro
Michael SANDEL, Le libéralisme et les limites de la justice, traduit de l’anglais (États-Unis) par J.-F. Spitz, Paris, Seuil, 1999.
48La parution en français de l’ouvrage fondamental de Michael Sandel était un événement très attendu, et on ne saurait que féliciter l’éditeur de cette initiative. C’est également aux Éditions du Seuil qu’était paru l’ouvrage majeur de Rawls, la Théorie de la justice (1971, trad. franç., 1987). Pour une fois, le délai important entre la première parution du livre et sa traduction française est profitable, car le livre de Sandel, dont la première édition date de 1982, est traduit ici dans sa deuxième édition (1997), largement élargie et complétée de discussions, non seulement avec l’œuvre de Rawls, mais avec l’ensemble des acteurs du débat libéral/communautarien. Un nouvel avant-propos et un chapitre supplémentaire ont été ainsi ajoutés par Sandel. L’ensemble, et notamment ce dernier chapitre, est tout à fait passionnant et permet de considérer l’ensemble du débat politique américain, vu parfois en France comme une simple alternative entre libéralisme et communautarisme, de façon tout à fait nouvelle et originale.
49Après à peu près une décennie de découverte en France de l’œuvre de Rawls, où s’est surtout manifestée une admiration certes justifiée pour la clarté et la radicalité du maître de Harvard, mais parfois trop béate, dépourvue d’esprit critique et plus royaliste que le roi (est symptomatique la traduction en français du titre A Theory of Justice, une théorie, par Théorie de la justice), on commence, depuis quelques années, à découvrir toute la galaxie des critiques qui se sont exprimées largement, dans le domaine américain, sur sa Théorie de la justice. Outre un certain nombre d’ouvrages généraux (comme, par exemple, l’excellent livre de Bertrand Guillarme, Rawls et l’égalité démocratique, PUF, 1999) ont été récemment édités (aux Éditions du Seuil encore) deux ouvrages de critique de Rawls, de tendance qu’on pourrait dire, bien que les auteurs s’en défendent de diverses façons, communautariste : Sphères de justice, de Michael Walzer et, dans un tout autre style, Sources du moi, de Charles Taylor. Mais il faut bien dire que le livre de Sandel est beaucoup plus radical et incisif que les deux autres, et est le seul à opérer une démonstration immanente des difficultés théoriques soulevées par la théorie de Rawls. Sandel s’inscrit à l’intérieur du parcours de Rawls et démonte ses présupposés, montrant qu’il n’évite pas des contradictions, qui sont celles même du libéralisme. Il présente de manière rigoureuse toutes les thématiques introduites par Rawls, et on pourrait dire sans plaisanter que contrairement à d’autres livres de critique de Rawls il constitue en soi une excellente introduction aux concepts propres à la Théorie de la justice, lesquels structurent ainsi le livre et ses chapitres. De plus c’est un livre assez bref, très clair et percutant, qui s’avère au centre des débats de la philosophie politique actuelle, et qui, maintenant qu’il est complété par cette mise au point sur le communautarisme, constitue un élément fondamental et indispensable dans un débat sur le libéralisme devenu parfois trop scolastique et diffus.
50Le livre de Sandel, dans sa nouvelle version, rejette aussi explicitement le communautarisme que le libéralisme (cf. sa nouvelle préface) et critique aussi, dans son dernier chapitre, la version rénovée du libéralisme présentée par Rawls dans ses ouvrages plus récents. Tout cela ne remet pas en cause l’argumentation première du livre de Sandel, qui a gardé toute son acuité. Sandel part de l’ambition kantienne de Rawls, qui propose selon lui un kantisme « à visage humien », débarrassé de tout reste de métaphysique, rejetant le sujet transcendantal en faveur d’un dispositif maintenant bien connu, celui de la position originelle où les sujets sont censés choisir, sous voile d’ignorance, les principes de justice qui gouverneront les institutions de base de leur société. Mais même si Rawls prétend ainsi se débarrasser du sujet transcendantal en faveur d’un sujet empirique, il conserve selon Sandel l’épure individualiste du sujet moral, défini comme antérieur à, et indépendant de, l’ensemble de ses finalités, désirs et inclinations, et choisissant ses fins. Pour Sandel, toute théorie libérale est déontologique et donc individualiste, fondée sur une idée de l’autonomie de l’individu et de sa volonté libre. Or Rawls, en voulant refonder les principes de la justice par le choix sous voile d’ignorance, va entrer en contradiction avec cette conception du sujet qui est pourtant son point de départ. La cause en est le principe de différence (selon lequel les inégalités économiques et sociales ne sont justes que pour autant qu’elles contribuent à la maximisation des avantages pour les plus mal lotis) qui met en jeu le bien de la collectivité. La coopération sociale que Rawls assigne comme cadre à sa conception de la justice repose alors sur un postulat non explicité, celui d’un sujet distinct de ses attributs, indispensable à la formulation de la position libérale individualiste. Mais il s’agit alors inévitablement d’un sujet métaphysique désincarné. Pour éviter de retomber ainsi dans la métaphysique, il faudrait abandonner l’anthropologie philosophique erronée sur laquelle repose le libéralisme déontologique, et revenir à une théorie de l’intersubjectivité ou d’un sujet élargi, ouvert à la communauté.
51On a parfois attribué à Sandel une telle théorie – communautariste – en alternative à Rawls, ce qui est tout à fait erroné : en réalité Sandel montre de façon remarquable que cette conception intersubjective, selon laquelle le sujet trouve sa complétude et son unité dans la communauté sociale, est en réalité présente quoique en partie refoulée et inexplicite dans toute l’œuvre de Rawls, et que c’est ce mélange de théorie individualiste libérale et d’intersubjectivisme mal assumé qui met la théorie en contradiction – difficultés qui ne sont en rien résolues, comme le montre encore Sandel, dans les élaborations postérieures de Rawls. Sandel démonte ainsi, de façon particulièrement originale, un certain nombre de présupposés communs au libéralisme et au communautarisme, et ouvre ainsi un débat qui pouvait paraître par trop verrouillé entre des positions conformistes. C’est dire l’importance de la présente traduction. On ajoutera que l’ouvrage a la chance d’être traduit par Jean-Fabien Spitz, professeur de philosophie politique à l’Université de Caen, qui est – un exemple trop rare – à la fois spécialiste incontesté du domaine et traducteur de grand talent. Le texte français est particulièrement fluide et clair, et garde presque toute la vivacité de l’original, ce qui permettra, nous l’espérons, au livre de Sandel d’avoir l’écho qu’il mérite.
52Sandra Laugier
Moritz SCHLICK, Questions d’éthique, Friedrich WAISMANN, Volonté et motif, textes traduits de l’allemand et présentés par Christian Bonnet Paris, PUF, 2000.
53La parution de ce volume de la collection « Philosophie morale », qui réunit les Questions d’éthique de Moritz Schlick et Volonté et motif de Friedrich Waismann, est particulièrement appréciable, car ce livre sort des sentiers battus de la philosophie morale anglo-saxonne et du discours actuellement dominant sur le réalisme moral, et nous offre deux aspects remarquables et différents de la pensée morale issue du Cercle de Vienne. Il nous présente aussi le versant éthique d’une « philosophie autrichienne » que l’on commence à découvrir en France par d’autres voies. Le livre a la particularité de réunir deux textes assez hétérogènes, tous deux peu connus malgré leur récente publication en traduction anglaise, qui présentent des conceptions de l’éthique non cognitivistes, c’est-à-dire qui différencient clairement les questions éthiques des questions de connaissance : cela n’empêche pas leurs analyses – particulièrement celles, originales et lumineuses, de Waismann dans Volonté et motif – d’être concrètes et attentives aux détails du réel. Les deux textes de Schlick et de Waismann, présentés et traduits par Christian Bonnet, constituent ainsi, dans leur diversité même, un pendant à la remarquable série d’essais Le réalisme moral, éditée dans la même collection par Ruwen Ogien, où sont abordés tous les aspects importants du réalisme moral, et les tentatives de définition et de validation d’une réalité morale. Les conceptions de Schlick (dont c’est ici la première traduction en français, si l’on excepte un texte traduit dans le volume intitulé Manifeste du Cercle de Vienne, édité par A. Soulez, PUF, 1985) et celles de Waismann (très mal connu chez nous) comme celles – beaucoup moins explicites – de Wittgenstein dont les deux auteurs viennois s’inspirent de façon évidente, pourraient constituer une alternative radicale aux termes des débats récents sur le réalisme moral. De ce point de vue, ce double volume publié dans la collection « Philosophie morale » a un intérêt non seulement historique, mais aussi tout à fait actuel pour les enjeux de la philosophie morale contemporaine.
54Associer les noms de Moritz Schlick (1882-1936) et de Friedrich Waismann (1893-1959) semblerait, à première vue, aller de soi. Waismann, dont l’activité philosophique a eu pour premier cadre le Cercle de Vienne, fut en effet l’assistant non officiel de Schlick jusqu’à la mort de ce dernier – rappelons que Schlick fut assassiné en 1936 devant son université par un étudiant nazi fou, et ne fit donc pas partie du mouvement assez massif d’émigration des membres du Cercle de Vienne (notamment Carnap et Reichenbach) aux États-Unis dans les années 1930-1940. La collaboration entre Schlick et Waismann fut, pendant toute la période d’activité du Cercle de Vienne, très étroite : c’est à Waismann qu’échut, notamment, la tâche d’assister aux conversations entre Schlick et Wittgenstein qui furent publiées depuis sous le titre Wittgenstein et le Cercle de Vienne. La référence à Questions d’éthique vient sous la plume de Waismann dans Volonté et motif, et il est clair que les deux philosophes se situent dans la mouvance du Cercle de Vienne. Mais en dépit de la proximité suggérée par les noms de leurs auteurs, les deux ouvrages sont très différents par leur style philosophique. De plus, Schlick et Waismann furent, chacun de façon différente, dans une position marginale par rapport au cercle : Schlick n’était pas parmi les auteurs du Manifeste du Cercle de Vienne et fut plutôt une référence pour le Cercle, ayant produit une grande part de son œuvre (notamment sa géniale Théorie générale de la connaissance) avant les années 1930. Questions d’éthique s’inscrit cependant dans le contexte de la conception scientifique du monde du Cercle de Vienne, dont il développe les conséquences dans le champ de l’éthique. Estimant – dans la droite ligne du Tractatus Logico-philosophicus de Wittgenstein – que nos jugements de valeur sont dénués de sens, dans la mesure où leur validité objective ne saurait être susceptible d’aucune vérification empirique, le positivisme éthique de Schlick récuse toute prétention de la philosophie morale à se constituer en discipline normative. L’éthique, qui traitera désormais les valeurs morales comme des faits, devient par conséquent une science empirique dont la tâche propre n’est plus de justifier mais d’expliquer les normes existantes, c’est-à-dire nos conduites et nos jugements moraux, à partir des lois générales régissant les comportements humains. Ici, on s’éloigne du Wittgenstein du Tractatus. Il y eut par exemple un débat très intéressant entre Schlick et H. Kelsen sur ce point, leurs deux conceptions du normatif étant diamétralement opposées : on en retrouve des éléments dans la Théorie pure du droit de Kelsen, qui renvoie à plusieurs reprises à Schlick.
55Waismannn est, lui aussi, une figure un peu à part, souvent marginalisée, et connut un sort assez différent des membres principaux du Cercle de Vienne puisqu’il finit sa carrière à Oxford. Volonté et motif appartient, tant par son propos que par sa démarche, à un tout autre registre que Questions d’éthique, ce qui pose d’ailleurs la question d’un « wittgensteinisme » en éthique : les deux ouvrages se placent sous le patronage wittgensteinien pour produire des styles d’analyse, et des conclusions théoriques, tout à fait différents, leur point commun étant le retour à une analyse empirique contre la théorisation morale normative – qu’elle soit classique ou contemporaine. Volonté et motif est un texte posthume (publié en allemand en 1983) rédigé dans les années 1940, donc après l’époque historique du Cercle de Vienne, à la suite de l’installation de Waismann en Angleterre. Il se situe plutôt dans le courant de la philosophie d’Oxford et la philosophie du langage ordinaire, ce qui indique l’existence d’une filiation (plus importante qu’on ne le reconnaît habituellement) entre la philosophie analytique du Cercle de Vienne et la philosophie du langage ordinaire (comme on dit parfois, entre la première et seconde analyse). Les questions morales sont abordées dans l’essai à travers des analyses de nos énoncés ordinaires. Ces analyses grammaticales de la volonté et du motif invitent à distinguer précisément – sous l’influence de Wittgenstein, cette fois du second Wittgenstein – le langage des causes et celui des raisons, et montrent à quel point il est, en règle générale, erroné de considérer nos motifs comme des causes ou des représentations qui précéderaient l’action ou la produiraient. Waismann, pour démontrer cela, n’utilise aucun argument théorique ou métaphysique, mais une description méticuleuse de ce qui se passe dans l’expression ordinaire des motifs, ou dans leur évocation littéraire. Waismann, contrairement à Schlick, récuse la voie d’une psychologie morale qui se substituerait à l’analyse d’énoncés moraux dénués de sens. Il met en lumière les difficultés inhérentes à toute description psychologique, qui tiennent essentiellement, pour Waismann, à ce que nos manières de parler et nos concepts philosophiques sont trop fixes pour saisir ce que nos motifs ont d’irréductiblement instable et indéterminé. Il pose ainsi de façon radicale la question de la vérification des énoncés qui portent sur les motifs, en montrant qu’elle est non pas impossible (comme le diraient les néopositivistes) mais plutôt ouverte, du fait des multiples descriptions possibles, chacune infinie, d’une action. Les analyses de Waismann sont extrêmement fines sur le plan à la fois de la description de nos pratiques et de l’analyse du langage, et elles sont vraiment la mise en œuvre de ce que propose Wittgenstein lorsqu’il propose de ramener l’analyse philosophique de la métaphysique au langage ordinaire, et d’examiner nos usages. Wittgenstein dit de le faire plus qu’il ne l’a réellement fait, mais Waismann le fait vraiment (comme le feront par exemple, à sa suite, Anscombe et Diamond) se fondant soit sur l’expérience quotidienne, soit sur les données de la littérature, comme dans ses remarquables analyses de passages des Frères Karamazov de Dostoïevski. On imagine les difficultés que présente la traduction en français d’analyses aussi méticuleuses : il faut ici saluer le travail, constamment précis et élégant, du traducteur, Christian Bonnet, qui a su remarquablement mettre en valeur les styles de pensée et d’écriture opposés de Schlick et Waismann, et proposer des choix de traduction innovants et pertinents dans des domaines – le vocabulaire de la classification des non-sens et des pseudo-énoncés, comme celui de la morale quotidienne des désirs et des motifs – où il y a beaucoup à inventer.
56À cause de la différence des deux textes, et de l’arbitraire de leur juxtaposition, le traducteur a renoncé à leur rédiger une introduction commune. Il propose à la place deux introductions séparées, toutes deux excellentes. Toutefois, par leurs différences mêmes, Questions d’éthique et Volonté et motif illustrent, à leur manière, la diversité et la richesse de la tradition morale d’inspiration wittgensteinienne : ils sont, dans le champ de la philosophie éthique, deux témoins privilégiés sur le parcours qui mène Tractatus au positivisme logique et à la philosophie analytique, puis, comme le montre de façon remarquable Volonté et motif, à la philosophie du langage ordinaire, et le fait de les regrouper en un seul et même volume se justifie à ce titre tout à fait amplement. Plus profondément, les deux essais constituent des éléments de réponse à l’énigme, posée dans le Tractatus, du non-sens des propositions éthiques : l’éthique se trouve ailleurs que dans la philosophie, soit dans nos pratiques sociales, soit dans nos énoncés et conversations ordinaires, qu’il s’agit alors de décrire. C’est cette tâche infinie de description, non plus de la loi ou de la réalité morale, mais simplement du phénomène de la morale (dans nos vies) qu’ont proposée, chacun à leur manière, Schlick et Waismann : il est grand temps de (re)découvrir ces penseurs.
57Sandra Laugier