Cités 2001/1 n° 5

Couverture de CITE_005

Article de revue

Modernisation

Pages 185 à 189

Notes

  • [1]
    En témoignent, entre autres, le Dictionnaire de la réforme d’Édouard Balladur, Paris, Fayard, 1992, son recueil de discours L’action pour la réforme, Paris, Librairie générale française, 1995, ou le numéro d’Esprit consacré à ce thème : « Le pari de la réforme », Esprit, 3-4 (1999), p. 36-249.
  • [2]
    Sur ce thème, on lira avec profit Jean-Pierre Le Goff, La barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, La Découverte, coll. « Sur le vif », 1999.
  • [3]
    http :// wwwww. cpu. fr.

1À chaque crise ou mouvement social révélant des blocages dans la société française, on répète, sans en mesurer la pertinence ou la sottise, l’adage selon lequel la France ne serait pas capable de faire des réformes, mais seulement des révolutions. On peut aussi craindre qu’il ne trahisse l’incapacité des gouvernants économiques et politiques à ouvrir le dialogue avec ceux qu’ils emploient ou gouvernent. Depuis peu, le mot « réforme » disparaît au profit du vocable « modernisation », non sans avoir connu une vogue considérable [1]. Ce dernier terme – emprunté au langage entrepreneurial [2] – fait l’objet d’une inflation dans le langage des politiques sur la réforme des pouvoirs, de l’État et des services publics ; dans certains domaines, il peut aller jusqu’à cacher une surenchère d’ordre technocratique cherchant à subvertir les finalités propres de l’institution visée.

2Pour Littré et pour le Dictionnaire historique de la langue française, l’idée de réforme renvoie à un changement pour le mieux – qu’il s’agisse d’un individu corrigeant ses mœurs, ou d’une institution – ou plus fondamentalement à un retour aux principes premiers et fondamentaux d’une institution. En politique, la réforme, ajouterions-nous, peut conduire à la modification des finalités d’une institution, mais en démocratie, la réforme doit, idéalement, être admise par l’opinion et correspondre à une demande de la nation, et donc faire l’objet d’une procédure politique, c’est-à-dire publique.

3L’idée de modernisation renvoie quant à elle à une modernité, et donc à un rapport au temps qui passe. Littré et le Dictionnaire historique insistent sur l’héritage de la querelle des Anciens et des Modernes, et Littré reprend les nombreux exemples classiques rappelant que le destin inexorable des Modernes est de finir canonisés dès qu’ils seront devenus Anciens. Dans le discours politique, la modernisation implique un constat d’archaïsme de l’état présent d’une institution par rapport à ce qu’elle devrait être si le présent était vraiment à la hauteur de la modernité comme idéal de perfection et d’efficacité. Ceci implique de faire de cet « aujourd’hui » idéal une norme à suivre, et un but à rejoindre. C’est un rapport à une certaine conception du présent et de l’avenir qui est en jeu. En effet, derrière le discours de modernisation se dissimule maladroitement un avatar de la vieille croyance au progrès continu des arts, des hommes et des lois, éclairés par les sciences et émancipés par celles-ci de l’aliénation propre à l’ordre ancien. Parce qu’elle désire rattraper le retard, posé comme un constat de fait, du présent sur le présent, la modernisation est toujours urgente, et ne saurait donc se payer le luxe de la lenteur du débat démocratique ni de la moindre contestation. Elle se différencie du Progrès dans ses versions eschatologiques ou illuministes en ce que le progrès est tourné vers l’avenir, alors que la modernisation est sans cesse en train de chercher à rattraper le retard du présent réel sur un présent idéal. Quelles arrière-pensées, quelles procédures peuvent donc bien se cacher derrière une rhétorique si aisément démontable ?

4Dans l’actualité, le cas de la réforme du mandat présidentiel est fort éclairant : une justification systématiquement prononcée par ses partisans est sa modernité. L’ancien président Valéry Giscard d’Estaing, l’un des promoteurs du projet devant l’Assemblée nationale au printemps 2000, a approuvé la proposition de l’exécutif en déclarant que cette réforme était bonne parce qu’elle était moderne. Dans les montages télévisuels de la campagne électorale, on a rencontré la même tendance. L’argument de « modernisation de la vie publique » y semble fréquemment interchangeable avec l’amélioration de la démocratie. Les glissements sémantiques qui s’opèrent dans ces discours trahissent la précipitation avec laquelle fut entamée cette démarche. En droit, il serait suffisant d’énoncer qu’une plus grande fréquence des élections permettra de faire progresser la responsabilisation politique d’élus devant plus souvent solliciter leurs mandants. C’est d’ailleurs un argument développé dans les interventions présentées par certains partis qui présentent cette réforme comme un premier pas vers la réduction de tous les mandats. Intellectuellement, politiquement, moralement, le citoyen approuve.

5Mais à ce point de sa méditation, le citoyen s’interroge : Pourquoi ne pas avoir réformé tous les mandats en commençant par réfléchir en profondeur sur les implications profondes de ces changements ? C’est ici qu’intervient le discours de modernisation. On donne le sentiment que l’urgence de la modernisation de la vie politique devait l’emporter, dans sa précipitation, sur la nécessaire lenteur de l’enquête et de la discussion nécessaires à une telle réforme du rapport entre les citoyens, leurs élus, et le pouvoir que les seconds détiennent au nom des premiers. Mais l’argument de modernisation est-il de force à répondre aux objections strictement politiques ? Si l’on objecte, par exemple, que le raccourcissement du mandat présidentiel risque d’affaiblir la plus haute fonction de la République, on pose en effet un problème pour demain comme pour aujourd’hui. Or, par une conséquence sémantique et idéologique délibérée de la rhétorique de la modernisation dans la défense des procédures réformatrices accélérées ou dissimulées, l’objecteur est d’emblée dénoncé comme rétrograde, archaïque ou conservateur. Alors que l’éthique de la discussion est au cœur des réflexions actuelles sur le fonctionnement de la société et de l’État, la rhétorique de l’humiliation par le ridicule (insultatio ou rejectio chez les Classiques) est toujours ici à l’œuvre.

6On le mesure aussi dans la critique de certaines objections aux modifications du statut de la Corse. Critiquer les mesures proposées pendant l’été 2000 au nom de l’indivisibilité de la République expose, dans les médias, à l’opprobre : archaïsme « jacobin », « nostalgie » de la IIIe République, « passéisme ». Un argument fondamental de droit concernant l’égalité des citoyens se trouve repoussé pour défaut de modernité, ce qui peut éviter de soulever sur le fond la question du rapport entre diversité et égalité dans la société, et ce qui permet de poser comme résolu, au nom de la modernisation de l’État et des pouvoirs, le problème des rapports entre le centre et la périphérie, qui ne sera jamais archaïque. Loin d’avoir été balayé par ce qu’on a appelé sottement « la fin des idéologies » après la chute du système soviétique, le système sémantique binaire opposant le progrès à la réaction est toujours avec nous, même s’il ne revendique plus explicitement la croyance en un progrès inéluctable auquel il faudrait sacrifier valeurs et personnes. La rhétorique de la modernisation, qui est en train de s’y substituer, ne précise pas ce qu’il faudra sacrifier, mais elle déclare qu’on doit sacrifier à la modernisation, intransitivement, absolument.

7Dans cet esprit, dans son no 14 de l’été 2000, la revue en ligne de l’Agence de modernisation des universités et des établissement, Échanges de modernisation, a défini la modernisation par elle-même... et par le progrès [3]. Faisant mine de s’interroger sur la signification du mot « modernisation », l’éditorial renonce d’emblée à définir ce terme pour procéder à une définition en extension, énumérant les finalités et les activités de l’Agence : « Usée par l’usage qui en a été fait, la modernisation c’est un peu une auberge espagnole, où l’on trouve ce que l’on apporte. » Redoutable aveu de faiblesse. Le document fondateur de ce Groupement d’intérêt public créé en 1997 pour cinq ans lui assigne pour mission d’assurer « la production de services et d’outils pour le compte des universités [...] en vue d’améliorer la qualité de leur gestion... ». De même, en 1998, le contrat de l’Agence définissait ses missions par une tautologie révélatrice : « L’Agence concourt nécessairement à la modernisation de la gestion publique souhaitée par le gouvernement à travers la politique des programmes pluriannuels de modernisation. » Comme Jean-Pierre Le Goff l’explique fort bien dans La barbarie douce, quand on parle de moderniser les institutions d’éducation, il s’agit de leur appliquer les méthodes gestionnaires de redressement qui ont conduit les entreprises à gérer leur budget en jouant sur les coûts de personnel et en se concentrant sur leur gestion financière plutôt que sur leurs finalités.

8Par l’utilisation d’applications informatiques lourdes, communes à tous les établissements adhérents, dans les domaines de la gestion des finances, des étudiants et de la scolarité, on prétend rendre plus autonomes les universités, alors qu’il s’agit de leur imposer sans le leur dire une perception unique et idéologiquement connotée de leur situation, la technologie étant si rarement perçue a priori comme porteuse d’idéologie. En reprenant – tacitement une fois de plus – l’idée des buzzwords, que les théoriciens de la dynamique d’entreprise des années 1980 ont répandue dans le monde industrialisé, on exige que tout le personnel s’ « approprie » la stratégie définie par la direction et les chefs de service, et se sente concerné par « le calcul des coûts, la maîtrise financière des différentes activités (recherche, formation et formation continue) et le suivi des statistiques indispensables à la qualité des choix à faire ». En mettant ainsi sur le même plan toutes les « activités » et tous les personnels, en substituant une finalité gestionnaire à la finalité de production et de transmission des connaissances inhérente à l’institution universitaire, on engage ce que le texte appelle « des actions de progrès, de modernisation ». Il s’agirait de remplacer le « mode administratif » de la gestion de l’université par « un mode plus stratégique ». Ici encore, le citoyen s’interroge : il est bon de mieux gérer l’argent public, mais la gestion peut-elle être une fin en soi pour une institution d’éducation ? Les implications politiques, scientifiques et pédagogiques d’une gestion comptable des stratégies de recherche, par exemple, sont-elles un « progrès » ? Et par rapport à quoi sont-elles un progrès ?

9Dans cette description des missions d’une agence de « modernisation », l’idée de réforme est absente. Les agents intéressés (enseignants-chercheurs, chercheurs, étudiants) ne sont pas représentés dans ces organes où siègent les représentants des établissements et des ministères concernés (y compris celui du Budget). Face à la république universitaire aux instances élues, c’est un organe technocratique de contrôle et d’imposition verticale de méthodes de gestion, où ceux qui vont subir les conséquences de la modernisation n’ont jamais et nulle part la possibilité d’émettre un avis. On ne peut critiquer la modernisation, car elle s’impose d’elle-même. Elle est inattaquable car elle se confond avec le progrès ; or, dans une société moderne, le progrès est bon en soi. Quand le personnel est réifié en « ressource », fût-elle humaine, quand l’urgence de la course du présent pour se rattraper lui-même interdit le dialogue démocratique, on semble devoir conclure que la « novlangue » modernisatrice est un détour de la technocratie pour mieux asseoir son pouvoir sur certaines institutions en utilisant le langage de l’économie, à moins qu’il ne s’agisse d’un détour de la logique économiste pour imposer ses finalités à des activités qui, par définition, ne peuvent avoir le profit pour finalité ultime.

10Ce qui oppose la modernisation à la réforme n’a rien à voir avec ce qui opposait, dans la rhétorique de ces cent cinquante dernières années, la réforme à la révolution. En introduisant insidieusement dans l’État cette logique des entreprises, on est parvenu à une opposition bien plus radicale : c’est l’économisme qui s’oppose au politique, et que nous voyons peut-être en train de l’emporter. Se résignera-t-on à ce que le désir de réformes démocratiques en profondeur et dans le dialogue soit taxé d’archaïsme sous prétexte que la modernisation exige l’urgence, au prix de la précipitation ? Baissera-t-on les bras devant cette conception déjà archaïque de la modernité qui fait du marché l’instance hétéronome à laquelle toute institution publique devrait demander de lui réassigner ses fins ? La désétatisation britannique fut imposée d’en haut par une volonté politique de fer, et ne fut pas négociée dans la société. On peut craindre que le spectre qui hante la république soit celui d’une modernisation de ce type.


Date de mise en ligne : 01/02/2008

https://doi.org/10.3917/cite.005.0183

Notes

  • [1]
    En témoignent, entre autres, le Dictionnaire de la réforme d’Édouard Balladur, Paris, Fayard, 1992, son recueil de discours L’action pour la réforme, Paris, Librairie générale française, 1995, ou le numéro d’Esprit consacré à ce thème : « Le pari de la réforme », Esprit, 3-4 (1999), p. 36-249.
  • [2]
    Sur ce thème, on lira avec profit Jean-Pierre Le Goff, La barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, La Découverte, coll. « Sur le vif », 1999.
  • [3]
    http :// wwwww. cpu. fr.

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