Notes
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[1]
Simmel G. [Leipzig 1908], Sociologie. Étude sur les formes de la socialisation, traduit de l’allemand par Lilyane Deroche-Gurcel et Sibylle Muller, Paris puf, « Sociologies », 1999.
-
[2]
Veyne P., L’Empire gréco-romain, Paris, Seuil, 2005.
-
[3]
Le seul marché de la mise aux normes environnementales des logements dans les pays développés est évalué par les experts autour de 1 000 milliards de dollars.
-
[4]
Lefeuvre M.-P., Action publique locale et propriétaires. Champs et instruments d’intervention sur l’habitat privé, Mémoire pour l’hdr – Université de Paris-Val-de-Marne, juin 2007.
-
[5]
« Les pilotes invisibles de l’action publique. Le désarroi du politique » in Le Galès P., Lascoumes P. (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, fnsp, 2004.
-
[6]
Sen A., L’Idée de justice, Paris, Flammarion, 2009.
-
[7]
Boudon R., Le Sens des valeurs, Paris, puf, 1999.
-
[8]
L’Évaluation des politiques publiques, vers une nouvelle intelligence de l’espace urbain, Thèse en aménagement de l’espace et urbanisme, Université de Paris-Val-de-Marne, 2009.
-
[9]
La rationalisation des choix budgétaires, technique d’aide à la décision importée des États-Unis, se diffuse alors en France. La direction du ministère de l’Équipement qui commande l’étude citée se donne comme objectif de « faire la preuve de la factibilité et de l’utilité de la méthode rcb et de dégager une méthodologie des analyses rcb appliquées à l’urbain » (cité par E. Roy).
-
[10]
Sfez L., « Critique de la décision », Paris, Cahiers de la fnsp, n° 190, 1976.
-
[11]
Padioleau J.-G., Demesteere R., « Les démarches stratégiques de planification des villes, exemples et questions », Les Annales de la recherche urbaine, juillet 1991, n° 51, p. 29-40.
-
[12]
Relativement rare en France et surtout basée sur du calcul économique, elle peut passer par l’expérimentation, ce qui se fait aux États-Unis depuis l’époque du New Deal. En France, il est rare que l’on conduise une expérimentation jusqu’à son terme avant de prendre une décision (l’exemple de l’expérimentation avortée du rmi le montre).
-
[13]
Portée par une génération de techniciens maintenant en fin de carrière ou en retraite qui furent très influencés par des expériences innovantes comme celle de Grenoble.
-
[14]
Ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts qui regroupe (par décret du 10/09/2009) les anciens corps des Ponts et Chaussées d’un côté et du Génie rural et des Eaux et Forêts d’un autre.
-
[15]
Sujet à la mode en référence aux travaux de R. Florida et notamment à son livre controversé The Rise of the Creative Class. And How It’s Transforming Work, Leisure and Everyday Life, New York, Basic books, 2002.
-
[16]
Bourdin A., Du bon usage de la ville, Paris, Descartes & Cie, 2009.
-
[17]
Pour une présentation en français : Parkinson M., Créer des villes compétitives. Un défi pour le Gouvernement britannique, Territoires 2030, n° 1, Paris, datar, mai 2005.
-
[18]
Le Marché international des professionnels de l’immobilier (mipim) a lieu chaque année à Cannes. Le Forum des projets urbains, également annuel et organisé par le groupe Innovapresse et Communication présente une cinquantaine de projets urbains. Tous les deux bénéficient d’un grand succès.
-
[19]
Mboumoua I., « Les réseaux d’échange comme outils d’apprentissage et de changement ? Analyse à partir de l’expérience Regenera et Urbameco, deux réseaux financés par urbact ». Texte de travail, 2010.
-
[20]
Karpik L., L’Économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007.
-
[21]
Cernuschi Salkoff S., La Ville du silence. Étude socio-anthropologique de la commune de Comacchio en Italie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1987.
-
[22]
Sieverts Th. [2001], Entre-ville. Une lecture de la Zwischenstadt, traduit de l’allemand par Jean-Marc Deluze et Joël Vincent, Marseille, Éditions Parenthèses, 2004.
-
[23]
Cf. la thèse en cours de Monica Miranda sur les « Événements festifs urbains », qui montre le double usage (interne et externe) de tels événements.
-
[24]
Duculot, 1974.
-
[25]
L’Harmattan, 1992.
-
[26]
Voir notamment Ulrich Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ? [2004], traduit par Aurélie Duthoo, Paris, Aubier « Alto », 2006.
-
[27]
Tonnelat S., « Les deux Times Square » in Bourdin A., Mobilité et écologie urbaine, Paris, Descartes et Cie, 2007.
-
[28]
H. Lefebvre a surtout écrit sur la production de l’espace, un thème que reprend Martina Löw, Raumsoziologie, Frankfurt am Main, Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft, 4th édition, 2007, [1st 2001].
1Le voyageur qui va de ville en ville s’émerveille, s’étonne, exprime sa déception. Il observe, dénombre, se remémore d’autres lieux visités. Il compare, il évalue et cela donne parfois de belles pages à la Littérature. Simmel [1] dit de l’étranger que « comme il n’a pas de racines qui l’attachent aux composants singuliers ou aux tendances divergentes du groupe, il adopte globalement à leur endroit l’attitude spéciale de l’“homme objectif” : celle-ci ne signifie pas simplement recul et absence de participation, mais un composé spécial de proximité et d’éloignement, d’indifférence et d’engagement » (p. 664-665). Cette posture qui permet la comparaison s’applique aux visiteurs et aux villes qu’ils traversent.
2Mais, qu’elle soit labyrinthique ou transparente, qu’elle accueille ou repousse, qu’elle se cache ou se donne à voir, la ville leur apparaît toujours comme une entité structurée, une organisation clairement délimitée, spatiale, sociale, symbolique. Le droit et la fiscalité (qui a laissé à Paris les barrières d’octroi de Claude Nicolas Ledoux) ont longtemps exprimé la spécificité et l’unité de chacune des villes.
3Chez les chercheurs et les théoriciens de la ville, la posture du voyageur qui appréhende la spécificité par la comparaison alterne avec celle du savant surplombant qui définit la ville idéale, cité politique chez les philosophes (depuis Platon et Aristote), forme spatiale chez les architectes, ou qui veut caractériser le paradigme de la ville européenne, chinoise, industrielle ou autre. Tous comparent. Mais que les villes constituent une classe d’entités sociales et spatiales, chacune d’entre elles spécifique ne fait pas débat et constitue un postulat. Lorsque Max Weber étudie la ville, il veut élucider la spécificité des villes européennes. D’autres s’interrogeront sur leurs fonctions, leurs inscriptions dans un territoire, très souvent en évaluant. Aucun d’entre eux ne revient sur ce postulat partagé avec les voyageurs, les habitants et les pouvoirs politiques.
Du moins en allait-il ainsi, car un changement s’opère. On ne compare plus les villes pour ce qu’elles donnent à voir ou à comprendre, leurs institutions, leurs cultes religieux, leur architecture, leurs activités, leurs richesses visibles, mais par rapport à des critères abstraits, pib par tête, taux de pollution, degré de satisfaction des habitants mesuré par des sondages, etc. Cette modification profonde signifie que l’on ne pense plus la ville comme un ensemble de formes spatiales, sociales, symboliques, mais de qualités objectives, ou supposées telles. La rue, forme spatiale, se voit qualifiée comme espace public (ou privé). Une confrérie, un marché sont des formes sociales, l’animation (ou son absence) une qualité. Les formes se brouillent, sauf lorsque des situations artificielles (des manifestations traditionnelles réinventées) ou une mise en scène de l’espace (par des objets architecturaux spectaculaires) leur redonnent force. L’attribution et la mesure des qualités (la qualification) triomphent en utilisant les différents outils d’évaluation aujourd’hui omniprésents dans l’univers urbain. La ville cesse de représenter une évidence à comprendre, mais devient un objet à constituer à travers des dispositifs, et singulièrement ceux de l’évaluation. Comment expliquer cette évolution ? Quelles conséquences en tirer ? Qu’implique-t-elle pour la sociologie urbaine ?
La ville devient l’action urbaine
4La construction (et la démolition) de bâtiments, la création d’équipements et de services publics, l’organisation d’événements, l’élaboration de règlements, la mise en place d’institutions participent d’un processus qui s’inscrit dans le travail de production de la société et se développe à travers des techniques et des sphères d’activité spécifiques, par exemple celle de l’architecture. Ce processus inclut la gestion urbaine dans la Fès médiévale. La distribution de l’eau entre les quartiers et les activités commandait le développement de la ville et son existence même, tout comme le font aujourd’hui les systèmes de transport dans les grandes agglomérations. Considérons donc que cette action urbaine produit la ville et organise son fonctionnement au quotidien, sans embrasser toutes les actions et interactions qui se déroulent en ville.
5Les évergètes antiques [2], les bourgeois bâtisseurs de cathédrales, les princes créateurs de capitales ou les pouvoirs centraux aménageurs du territoire, tous furent des producteurs de villes. Selon les périodes et les régions du monde, l’action urbaine prit des formes très différentes. Mais, hormis ce qui dans l’action relevait de la symbolique sociale, les acteurs comme les observateurs ne considéraient que son résultat et ce qu’il signifiait. La méthode n’avait pas d’intérêt pour elle-même. L’adéquation du résultat aux objectifs n’en avait guère plus, le produit, l’objet ou le service réalisé restant le point de référence.
6L’intérêt s’est déplacé vers l’action elle-même, dans un processus à triple dimension. D’abord, les villes nécessitent toujours plus d’action. Avec la période de forte urbanisation qui a marqué tout le xxe siècle et s’accélère encore à l’échelle mondiale (ce que le ralentissement européen nous fait parfois oublier), on construit beaucoup, des dizaines de villes nouvelles en Inde et en Chine ou le centre commercial de luxe que devient Dubaï. L’équipement des villes augmente (au moins dans les pays riches ou émergents) [3], les services se développent, la mobilité nécessite de nouveaux aménagements, le nombre d’acteurs concernés par l’action urbaine croît considérablement. L’affirmation des préoccupations du développement durable contribue à la mise en place d’un nouveau cycle d’action urbaine.
7En même temps, l’abstraction de cette dernière augmente. Un réseau électrique ou téléphonique et même un réseau moderne d’eau et d’assainissement reposent sur des installations peu visibles et dont le bon fonctionnement implique la mise en œuvre de technologies abstraites, beaucoup plus que les systèmes traditionnels d’éclairage, d’utilisation de l’énergie (à l’époque de l’énergie humaine ou animale, des moulins ou même des machines à vapeur). L’introduction, même avant l’informatique, de dispositifs de gestion impliquant le maniement d’un grand nombre d’informations va dans le même sens. Les savoirs liés à ces divers dispositifs deviennent indépendants de leurs effets concrets et ces derniers se trouvent redéfinis dans les termes des dispositifs. L’électricien veut savoir s’il fournit à l’abonné la puissance dont il a besoin au moment où il en a besoin, ou dans l’autre sens, anticiper la demande de puissance des abonnés. Qu’il s’agisse de s’éclairer, de regarder la télévision ou de faire fonctionner un appareil électroménager n’a pas d’intérêt en soi (sauf pour les firmes d’électroménager !), mais seulement comme outil pour répondre à la question en alimentant des modèles de prévision. Ces savoirs « percolent » l’ensemble des perceptions de la ville, et, à travers l’action urbaine, ils deviennent un cadre de compréhension.
8Conjointement, un ensemble de dispositifs se constitue, qui associe des acteurs spécialisés, des objets techniques, des moyens économiques et juridiques, des savoirs, des cadres de légitimité, et forme un domaine spécialisé de l’action, un champ au sens où Marie-Pierre Lefeuvre [4] emploie ce concept à propos de l’habitat privé. Dominique Lorrain [5] montre bien – même si tel n’est pas son objectif – comment cela s’est opéré dans les villes françaises au xxe siècle, à propos de la distribution de l’eau. Au début du siècle prévaut une action locale dans laquelle les techniciens n’existent guère alors que les politiques assurent une gestion essentiellement patrimoniale en relation très directe avec les préoccupations de ceux des habitants qui ont la capacité de s’exprimer, encadrée par le Code civil et les injonctions politiques souvent assez concrètes du Gouvernement central. À la fin du xxe siècle (après les diverses décentralisations) finit de triompher une gestion locale encadrée par un corpus juridique abstrait et complexe. Les savoirs techniques ont imposé leur logique et la décision politique porte essentiellement sur des sujets formulés en termes techniques. L’article de D. Lorrain montre comment les instruments juridiques et techniques qui se sont constitués sur la durée (dès le xixe siècle) ont orienté l’organisation de la distribution de l’eau et commandent les choix en apparence autonomes des acteurs.
Les politologues qui soutiennent la thèse d’une dépolitisation du pouvoir local français depuis la décentralisation en veulent pour preuve que les gouvernements locaux (en particulier urbains) n’appliquent pas les programmes de leurs partis, mais s’occupent de traiter les problèmes qu’ils rencontrent tels qu’ils sont formulés par les techniciens, ou de chercher les stratégies gagnantes dans des jeux organisés par le pouvoir d’État. Mais si l’on admet l’existence d’une sphère (d’un champ) de l’action urbaine, il faut raisonner à l’inverse en analysant la dimension politique de cette sphère et quels types de relations elle entretient avec la sphère politique proprement dite. Cette sphère de l’action urbaine, marquée par la gestion, le droit et la technique, mais nullement apolitique, rassemble des acteurs spécialisés, publics (municipalités, organisations publiques diverses) ou privés (par exemple ceux des multinationales de génie urbain), avec ses savoirs, ses codes et cadres de références, ses « figures » (le maire entrepreneur), ses mythes rationnels. L’action complexe et abstraite qu’elle produit ne devient compréhensible qu’à travers l’énonciation de ses objectifs, ses grandes décisions, ou sa cristallisation dans des réalisations clairement visibles, ce qu’en France on nomme « projets urbains ».
Dans les grands pays européens, elle reste dominée par les acteurs publics, même si la tendance est de majorer le rôle des acteurs privés et la référence aux modes de gestion de l’entreprise. Elle se trouve donc prise dans les mouvements et les débats concernant la gestion publique, qu’ils relèvent de la philosophie politique (la définition du bien commun ou de la justice) ou des sciences politiques et des sciences de gestion.
La nécessité d’évaluer l’action
9Le grand débat des théories de l’action au xxe siècle joue un rôle central dans la montée en puissance de l’évaluation. Avec les économistes de la théorie standard s’affirme une vision très limitative du choix rationnel, qu’Amartya Sen [6] résume ainsi (pour la contester) : « Les gens choisissent rationnellement si et seulement s’ils recherchent habilement leur intérêt personnel et rien d’autre » (p. 226). Cette conception triomphante fait cependant très tôt l’objet de critiques. Herbert Simon avance l’idée de rationalité limitée dès les années cinquante, et au fil des années se construit un ensemble théorique (voir par exemple Boudon [7], Amartya Sen, op. cit.) qui inverse la perspective en ne faisant de la définition de la théorie standard qu’un cas de figure parmi d’autres. Ce débat contribue à une interrogation sur les décisions rationnelles. Un exemple particulièrement pertinent par rapport à la ville est celui, analysé par Élise Roy [8], de l’étude rcb [9] consacrée en 1968 à la politique de rénovation urbaine. Cette étude (rcb-cu) utilise des méthodes de modélisation économique (dans une analyse coûts-avantages) et montre que les politiques de rénovation urbaine desservent certains des objectifs qu’elles prétendent réaliser.
10Cette critique ne remet pas en cause le modèle, mais montre au moins les difficultés de sa mise en œuvre. D’autres iront plus loin, comme Lucien Sfez [10] qui conteste la notion même de décision. D’un côté, les techniciens de la gestion se montrent plus exigeants pour savoir ce qui se passe vraiment au-delà des décisions formelles et ce que sont les effets de l’action, de l’autre des chercheurs sapent l’image d’une action linéaire dont les étapes s’enchaîneraient presque automatiquement, les unes découlant des autres. J.-G. Padioleau [11] annonce la fin d’une conception « balistique » de l’action publique, celle qui postulait que l’essentiel était de prendre la bonne décision, sa réalisation à travers les divers appareils administratifs allant de soi, conception résumée par la célèbre (et très balistique) expression : « C’est un coup parti », ou encore cette autre affirmation très parlante : « C’est dans les tuyaux ».
11Ces quelques évocations ne donnent qu’une faible idée d’un mouvement également présent dans le domaine du management et dont on ne retracera pas l’histoire. Débat d’autant plus vif que l’action urbaine a demandé, en particulier dans les dernières décennies, des investissements considérables, notamment pour des opérations d’infrastructures (ports, aéroports, autoroutes urbaines, etc.), des grands équipements (hôpitaux, musées, lieux de loisir ou de commerce, centres de recherche…), des événements (Jeux olympiques, expositions, grands festivals), la construction de logements en masse et, depuis quelques années, les grandes opérations de rénovation urbaine. Lorsque Bilbao réorganise complètement son système de transports (avec les équipements que cela nécessite), construit un nouvel aéroport, urbanise un grand territoire abandonné par l’activité portuaire (notamment en y plantant le très symbolique musée Guggenheim) et ouvre encore d’autres chantiers, cela suppose une forte concentration de capitaux publics et privés. Or, les investisseurs directs, y compris publics, ne peuvent pas s’offrir le luxe d’engager de tels investissements sans en évaluer précisément les gains et les risques.
12Ainsi s’imposent de nouvelles configurations de l’action, qui assurent le succès de l’évaluation, dans ses diverses figures. À très court terme lorsqu’il s’agit de tableaux de bord opérationnels ; pour contribuer à une décision, à un engagement financier et au débat public avec l’évaluation ex ante [12] ; pour éclairer l’avenir, ou simplement pour savoir ce que l’on a vraiment fait avec l’évaluation ex post. L’action urbaine implique désormais l’évaluation. Les débats méthodologiques qu’elle suscite offrent autant d’occasions de proposer des définitions de l’objet de l’action urbaine, que l’on appelle encore la « ville ».
L’évaluation de l’action urbaine s’est surtout occupée du domaine du logement et de la rénovation urbaine, mais aussi de quelques aspects plus économiques ou techniques. En France, les politiques de la ville ont fait l’objet de nombreuses évaluations et d’encore plus de débats sur leurs méthodes et leurs conclusions. On aborde une nouvelle étape avec la « ville durable », entendons écologiquement vertueuse (ce que la Novlangue technocratique appelle « ville décarbonée ») et pratiquant une gouvernance participative. Celle-ci vient renforcer avec vigueur le royaume des critères et des indicateurs. La ville durable dans son actuelle définition s’inscrit difficilement dans des images fortes, même s’il existe une petite imagerie à base d’opérations exemplaires et d’une bien pauvre mobilisation de l’imaginaire de la nature. En revanche, elle tient tout entière dans un ensemble de critères qui se traduisent par des indicateurs et des niveaux quantitatifs à atteindre pour chacun d’entre eux. La « bonne gouvernance » et la démocratie participative restent qualitatives, mais leurs indicateurs quantifiables existent déjà et progressent. La ville durable se dit par l’évaluation et plus précisément par les indicateurs quantifiés. Certains voient même dans le taux d’émission de gaz à effet de serre une sorte d’équivalent généralisé permettant une lecture universelle du monde. On vient en tout cas à considérer que toute action urbaine doit faire l’objet d’une évaluation permanente qui permet de l’orienter.
Dans ce contexte, le débat méthodologique prend une importance centrale. La question n’est plus de savoir si l’on évalue, mais de passer au crible les critères et les indicateurs utilisés. Les relations de pouvoir se jouent autour des objectifs assignés à l’évaluation, de la légitimité des critères et de l’opérationnalité des indicateurs. En France, cela se traduit par une victoire des techniciens « durs ». Avec la décentralisation, les collectivités territoriales ont largement fait appel à des compétences administratives et gestionnaires, mais également issues des sciences humaines, dans le social, l’urbanisme, l’animation culturelle et même économique. La puissance des ingénieurs d’État a diminué (d’autant qu’une partie d’entre eux s’orientait vers la banque et la finance) et, localement, les petites baronnies créées dans les services des villes autour de certains directeurs généraux de services techniques se sont affaiblies, soit par la montée en puissance d’autres secteurs (lisible dans les organigrammes par la multiplication des directions générales et assez souvent la répartition du secteur technique entre plusieurs d’entre elles), soit de l’intérieur, par l’ouverture du monde technique à d’autres compétences [13]. On assiste maintenant au retour d’un technicisme compétent et intellectuellement étroit, porté notamment par les jeunes ingénieurs recrutés au titre du développement durable, et renforcé par le fait qu’au sein de l’État, le grand corps des ipef [14] utilise avec une efficacité redoutable (parfois non dénuée de sincérité) les politiques de développement durable comme machine de guerre pour déployer sa puissance. Au nom de la science et des vérités établies, on cherche à imposer un cadre de conduite de l’action urbaine qui ne puisse pas faire l’objet de discussions. En même temps, l’exigence de démocratie participative et de concertation augmente, peut-être chez les citoyens – ce qui reste à prouver –, mais certainement dans les programmes politiques et dans les critères du développement durable. La véritable « double contrainte » qui en découle s’énonce ainsi : « Respecte les critères purement quantitatifs du développement durable qui ne sont pas négociables, mais développe la concertation à propos de toute action et tiens-t’en aux résultats de la délibération collective. » À moins de penser que tout citoyen est un écologiquement vertueux qui s’ignore…
La ville, acteur en compétition
13Un autre glissement s’opère lorsqu’on considère la ville comme un acteur inscrit dans une compétition et dont les performances peuvent faire l’objet de mesures.
14Le corps politique (commune ou autre) défini par un périmètre correspondant à une agglomération urbaine forme une communauté de citoyens d’où procède un pouvoir local qui conduit l’action dont il a constitutionnellement et légalement la charge au nom de cette communauté. Ce pouvoir acteur, construit sur le modèle de l’État-nation, n’a rien de mystérieux. La notion de ville acteur va souvent plus loin, parce qu’elle ne renvoie pas toujours à un corps politique précis (la « ville » correspond souvent à plusieurs entités), qu’elle dépasse les frontières du domaine politique et qu’elle veut en définitive désigner une totalité sociale, économique, politique capable d’avoir une volonté, d’élaborer des stratégies, de développer une action. Dans un monde urbain complexe et fragmenté, cela semble tourner le dos à la réalité, puisque l’on observe plutôt une multiplicité d’acteurs dont la collaboration reste toujours problématique, d’où l’intérêt porté à la gouvernance et aux formes qu’elle prend. Cependant, si la ville acteur n’existe pas comme entité, elle peut constituer un phénomène qui émerge dans des circonstances particulières, presque le résultat d’un effet de contexte. L’organisation d’un grand événement (Jeux olympiques, exposition internationale, coupes du monde sportives, très grand festival, obtention du label de capitale culturelle de l’Europe…) peut rassembler de nombreux acteurs appartenant à différentes sphères sociales et économiques dans une coalition de projets qui devient un acteur avec sa stratégie, ses savoirs spécifiques, ses dispositifs d’organisation, ses croyances propres.
15Bref, la ville acteur ne se constitue qu’autour de projets, dans des coalitions qui nécessitent que les entrepreneurs de projets enrôlent beaucoup d’autres acteurs, et elle n’existe probablement que dans un contexte d’intense concurrence, celle qui a fait naître de curieuses Saintes-Alliances à Paris, Londres et Madrid au moment de l’attribution des Jeux olympiques de 2012.
16La concurrence des villes fait partie du processus de mondialisation (ou de la nouvelle étape de la mondialisation). Loin de se limiter aux grandes métropoles ou encore à des villes géographiquement proches luttant pour la prééminence au sein d’une hiérarchie stable, elle affecte toutes les villes de quelque importance, et même beaucoup de petites, et mêle étroitement ses dimensions locale, régionale, nationale ou mondiale. Encore faut-il comprendre de quelle concurrence il s’agit. Directe lorsque l’enjeu porte sur l’implantation d’une entreprise qui n’envisage qu’une localisation, l’attribution des Jeux olympiques ou d’un grand équipement public dont il n’existera que très peu d’exemplaires, elle devient plus indirecte, lorsqu’elle porte sur l’attraction de catégories de population, par exemple ladite « classe créative » [15], des entreprises en général, d’équipements répandus ou d’investisseurs publics et privés. Elle combine souvent deux dimensions : la recherche de gains directs et celle d’une position dans des classements (un ranking) supposée apporter des gains indirects. Les villes jouent rarement sur des marchés très structurés, ce qui complique la gestion de la concurrence. En outre, ceux qui conduisent l’action compétitive, par exemple les pouvoirs locaux, n’en sont pas nécessairement les bénéficiaires, même indirectement à travers des ressources fiscales, et, plus généralement, les gains obtenus par la concurrence entre villes n’ont rien d’évident [16]. Quoi qu’il en soit, l’action urbaine se structure autour de représentations de la concurrence entre villes. De ce fait, la mesure de leur compétitivité et les classements prennent une grande importance, et donnent naissance à un ensemble spécifique de critères d’évaluation avec leurs indicateurs. Illustrons ce propos par deux exemples.
17En 1999, le Gouvernement britannique lançait une nouvelle politique urbaine. Partant de l’idée que les villes sont les moteurs de l’économie, une étude réalisée dans la perspective de cette nouvelle politique par Michael Parkinson [17] vise à définir les moyens d’optimiser leur compétitivité économique, en particulier celle des huit villes de province anglaises les plus importantes (Birmingham, Bristol, Leeds, Liverpool, Manchester, Newcastle, Nottingham et Sheffield). Pour cela, elle commence par évaluer cette compétitivité en l’indexant à un ensemble d’indicateurs qui correspondent à quelques grands critères. Une première mesure repose sur le pib par tête : on compare les villes étudiées avec une cinquantaine d’autres en Europe, en partant de l’idée que plus l’indicateur est élevé, plus la ville est compétitive. Le niveau d’innovation vient ensuite, évalué à l’aide de l’European Innovation Scoreboard qui combine le niveau de l’emploi dans les hautes technologies, celui des dépenses publiques et privées en recherche-développement, le nombre de brevets déposés dans les hautes technologies, les performances en matière de formation supérieure et continue. Le troisième concerne la qualification de la main-d’œuvre (selon les indicateurs statistiques habituels) et le quatrième la connectivité, c’est-à-dire le lien avec le reste du monde, mesurée ici par le nombre de passagers dans les aéroports. Ensuite la démographie, avec l’évolution brute de la population (plus on en gagne mieux c’est) et sa « dépendance », mesurée par le taux de résidents « trop » jeunes et « trop » âgés, c’est-à-dire ne participant pas à la production de richesses, puis la réputation des villes, mesurée à l’aide du classement de celles qui ont été le plus souvent citées parmi les 30 meilleures par un panel de 500 hommes d’affaires au cours d’une période de dix ans.
18La qualité de la vie elle-même peut faire l’objet de compétitions et de mesure par des indicateurs. Chaque année, un grand consultant américain, Mercer Human Resource Consulting, établit, à l’usage des entreprises, des gouvernements et des cadres expatriés, plusieurs classements de 215 villes dans le monde. L’un d’entre eux porte sur la qualité de la vie et se fonde sur l’évaluation de 39 critères, répartis en 10 groupes :
- l’environnement politique et social (régulation des taux de change, services bancaires, etc.) ;
- l’environnement socioculturel (censure, atteintes aux libertés individuelles, etc.) ;
- la qualité du système médical et sanitaire (fournitures et services médicaux, maladies infectieuses, eaux traitées, élimination des déchets, pollution de l’air…) ;
- les écoles et l’éducation (niveau et disponibilité des écoles, universités, etc.) ;
- les biens de consommation (disponibilité de la nourriture, de produits de consommation courante, etc.) ;
- le logement (marché du logement, appareils électroménagers, meubles, services, maintenance) ;
- la nature (climat, catastrophes naturelles) ;
L’approche concurrentielle a entraîné la comparaison, qui devient une fin en soi. Désormais, les villes – c’est-à-dire leurs responsables élus (politiques ou économiques), les techniciens et les professionnels de tous les secteurs contribuant à l’action urbaine, ainsi qu’une partie du monde associatif – se comparent, même lorsqu’elles ne se perçoivent pas comme concurrentes. Les colloques et les congrès sur tous sujets urbains reposent presque toujours sur la comparaison – souvent réduite à la présentation successive de cas, charge aux participants d’en tirer leurs propres conclusions. Les visites techniques se multiplient et nombre de professionnels utilisent la comparaison pour persuader les responsables locaux d’utiliser telle ou telle solution. Les salons (comme le mipim ou le Forum des projets urbains) [18] jouent entre leur simple fonction commerciale et la construction d’un espace de comparaison destiné à alimenter la culture urbaine des participants. Les revues (de management urbain, d’urbanisme, etc.) comparent sans cesse. Sans parler des prix, des labels et des classements qui sont autant d’occasions d’établir des comparaisons et d’élaborer des critères (ceux des « écocités » viennent s’ajouter à ceux des villes et villages fleuris, des villes d’art et d’histoire, du patrimoine mondial de l’Unesco…). Les réseaux d’échange d’expériences se développent, entre responsables locaux (par exemple celui des Eurocités) et particulièrement entre techniciens. L’Union européenne a fortement encouragé ce type de pratiques à travers le programme urbact [19]. Elles connaissent une croissance fulgurante à l’échelle mondiale dans le secteur de l’urbanisme. L’on remarque au passage le retard des universités dans l’art de la comparaison : elles restent faiblement intégrées à ce type de réseaux, et le succès du classement de Shanghai tient peut-être à cette faiblesse comparative qui fait que l’on peine à entrer dans un débat sur les outils de la comparaison et à y proposer des modèles de substitution.
Ces démarches répondent à des objectifs divers. Certains en attendent des solutions adéquates aux problèmes qu’ils rencontrent, à travers de bonnes pratiques à imiter ou à adapter (en matière de transports urbains, de développement économique, de sécurité des personnes, de construction – durable –, d’action sociale ou culturelle…). D’autres se focalisent plus précisément sur les recettes qui « font gagner » dans un système concurrentiel. Ils forment les gros bataillons des obsédés des Jeux olympiques ou du musée Guggenheim de Bilbao. D’autres veulent surtout élargir leur culture urbaine. La comparaison devient alors une formation qui aidera à définir des solutions ad hoc dans le contexte précis où l’on se trouve et rien n’empêche de l’opérer à l’échelle du monde, puisque les différences de contextes ne posent pas de problèmes lorsqu’il ne s’agit pas d’imiter, pas même de transposer. D’autres enfin cherchent des modèles idéaux, celui de la ville, de l’action urbaine ou de l’urbanité (au double sens de l’essence de la ville et de la police des relations sociales). Cette quête du Graal rend parfois vulnérable aux effets de mode, mais fait aussi office d’antidote contre la routine.
Dans tout cela, la démarche d’évaluation reste toujours présente, au moins comme posture. Mais avec des démarches très différentes qui vont de l’évaluation « gestionnaire » ou « concurrentielle fermée » et limitée à des indicateurs quantitatifs, à celle plus « molle », plus interprétative et ouverte de celui qui compare pour chercher des idées, se faire une opinion ou classer ses souvenirs.
L’évaluation, destructrice de la ville ?
20Objet d’action et de comparaisons, la ville existe à travers des domaines spécialisés, notamment ceux des politiques publiques et des sphères de l’activité sociale. Sa réalité s’exprime dans les résultats d’un travail d’évaluation. Le touriste lui-même participe à ce travail auquel l’invitent les experts qui l’aident à rendre comparables ces biens incommensurables (selon la définition qu’en donne Lucien Karpik) [20] que sont les villes en utilisant des cadres d’évaluation plus ou moins formels qui s’appliquent aux sites, aux monuments, aux musées, comme aux restaurants, aux hôtels, aux chambres d’hôtes ou aux terrains de camping.
21Une critique semble alors s’imposer : ce travail serait destructeur de la réalité urbaine, celle qui s’inscrit dans une matérialité, dans une société organisée, dans une expérience partagée. Il réduirait la complexité urbaine, en niant son unité et en banalisant sa singularité. Examinons ces arguments.
22L’évaluation, même la plus réfléchie ou la plus participative, ne peut pas se passer de critères et ce faisant, même si elle ne se contente pas de les réduire à des indicateurs quantifiables mais utilise des procédures plus qualitatives, elle découpe la réalité et tend à en examiner différents aspects de manière indépendante, avant d’agréger les résultats (et les résultats seulement) dans une évaluation globale. Cela ne rend nullement compte de la multiplicité des interactions et rétroactions qui caractérisent une réalité urbaine complexe que l’évaluation simplifie toujours, car elle ne se donne jamais pour objectif de saisir la totalité. Pourtant, la ville, forme perceptive et symbolique, fait totalité, elle constitue une entité économique caractérisée notamment par des effets de proximité (externalités) et éventuellement une ambiance au sens marshallien du terme, elle constitue une société ou au moins un ensemble social organisé et possède une identité dans laquelle ses habitants se reconnaissent. Ce dernier élément associe la totalité à la spécificité, qui ne se limite pas à ce qu’en dit la comparaison, pour laquelle la différence doit rester comparable, donc peu ou prou mesurable. Car la spécificité reste incommensurable, qui s’enracine dans l’histoire longue, dans un destin (comme celui de Comacchio [21]) et s’exprime dans l’irreproductibilité d’un site, d’une forme urbaine, d’un paysage. Elle ne s’appréhende réellement qu’à travers l’expérience, celle de l’individu, voyageur ou habitant, et ne prend véritablement sens qu’au moment où on la vit et lorsqu’on essaie de la revivre à travers le récit ou l’image.
23On objectera que la prise en compte radicale de la complexité dissout l’objet urbain dans un réseau d’interactions diverses et de toutes échelles. Cela peut constituer un instrument critique par rapport à l’action urbaine, mais celle-ci a besoin de se fabriquer un objet. La prise en compte de la complexité dans la pensée de la ville ne suffit pas à constituer cette pensée qui a besoin de produire ses propres artefacts. L’évaluation s’y emploie, comme d’autres démarches. La totalité urbaine devient une illusion. La globalisation a porté le coup de grâce à l’entité économique urbaine. Pour paraphraser Pierre Veltz, les villes (en particulier les plus grandes) ne sont plus que des places qui ralentissent ou arrêtent provisoirement les flux de l’économie mondiale. S’il existe une économie locale, elle ne forme plus une entité mais un dispositif en constante transformation dans un jeu de flux qui la traverse et qui la travaille. Et si l’on peut imaginer que l’entité se donne facilement à voir, le dispositif ne se saisit qu’à travers une approche artificielle. Pour le meilleur et pour le pire, les démarches d’évaluation y contribuent. La forme urbaine a perdu son unité, sauf si l’on se met des œillères pour ne considérer que les centres historiques. Françoise Choay, dans la ligne de Melvin Weber, introduit la distinction entre ville et urbain, le second étant une sorte de ville indifférenciée qui a perdu son unité. François Ascher, lorsqu’il invente le concept de Métapolis, veut indiquer que les discontinuités territoriales et sociales, la confusion des échelles du micro local au global, l’impact de l’individualisation et de la différenciation crée un nouveau type de réalité qui n’est plus ni la ville ni la métropole. Thomas Sieverts, pourtant nostalgique de la ville traditionnelle, affirme que l’objet de l’urbanisme se trouve désormais dans la Zwischenstadt (en français : entre-villes) [22]. L’unité de la forme urbaine n’existe plus. Le même Sieverts cite une phrase d’Alain Touraine dans laquelle celui-ci affirme : « L’environnement social et technique dans lequel nous vivons a détruit la ville en tant qu’institution politique », ainsi que Mackensen affirmant : « La ville unitaire n’a pas de base sociale. » Ces affirmations lapidaires mériteraient diverses nuances, en particulier parce qu’elles ne s’appliquent pas de la même manière aux petites et aux grandes villes, ni selon la région du monde considérée et qu’elles décrivent une grande tendance qui ne se développe pas de façon linéaire et simple : il peut rester ici ou là des éléments de base sociale pour une ville unitaire, parfois bien vivants. Mais l’essentiel demeure. L’affirmation identitaire représente rarement une preuve d’appartenance forte à une entité unitaire et spécifique. Le supporter sportif qui revendique son identité urbaine à travers le soutien à une équipe appartient d’abord et sans doute exclusivement à son groupe de supporters. Quant à la spécificité de l’expérience, dans le contexte des sociétés les plus mobiles, elle se définit plus par le parcours d’un individu que par ses contextes successifs.
24Au moment où l’urbanisation triomphe dans le monde, la ville comme entité n’existe plus, au moins pas de manière directe et évidente. Peut-être faut-il y voir une raison de notre attrait pour les villes historiques qui donnent au moins l’illusion d’être restées des entités singulières, totales et fortes. Désormais, la « réalité urbaine » ne s’impose plus comme un « ça va de soi », elle devient « nécessairement secondaire ». On la construit en utilisant des artefacts.
25Faut-il opérer cette construction ? Ne peut-on se satisfaire d’un univers urbanisé mais où la ville n’est plus un objet saisissable ? L’échelle urbaine, celle de l’agglomération – qui n’a en rien l’évidence des entités, mais plutôt celle de l’activité sociale – inscrite dans l’espace constitue un lieu d’intégration de l’organisation et de l’expérience sociale, en raison de sa pertinence pour le partage de ressources et de significations, pour la création de cohésion sociale. C’est de ce fait une échelle de l’action et de la régulation sociale, celle de l’action urbaine, échelle spatiale, d’agrégation sociale, de disponibilité des ressources et de définition des problèmes. Mais une leçon des théories de l’action est que cette dernière a besoin de penser ses objets, notamment pour élaborer des objectifs. L’action urbaine a besoin d’inventer la ville pour donner une consistance à l’échelle sur laquelle elle se déploie.
Plusieurs voies permettent d’y parvenir. L’évaluation construit par la comparaison, le classement, la mesure. L’événement et les politiques événementielles tant utilisées actuellement [23] par les pouvoirs urbains créent un sentiment d’appartenance sociale parfaitement illusoire, mais que l’on espère porteur de cohésion sociale. L’image, celle que l’on commande aux publicitaires ou celle que l’on entretient avec le patrimoine, les équipes sportives et le récit local, permet de faire exister une entité. Rien ne prouve que l’évaluation soit la pire de ces méthodes.
Dans un monde – urbain en tout cas – qui augmente en abstraction, l’utilisation d’artefacts de plus en plus sophistiqués s’impose. Non pour rompre avec l’illusion du savoir immédiat, mais pour constituer les réalités à observer et, si j’ose dire, un savoir immédiat dont on se passe difficilement. Cela participe de la dimension réflexive des sociétés contemporaines dans l’optique de Giddens. Le monde résulte de l’action – même si l’on admet avec Latour et d’autres que ses dispositifs n’associent pas que des acteurs humains porteurs d’objectifs et de volonté – et les débats sur l’environnement et les émissions de ges ont au moins le mérite de le rappeler vivement. L’action a besoin des instruments de son questionnement autant que de sa mise en œuvre. L’évaluation appartient aux savoirs de la réflexivité, à ce questionnement permanent. Pour cette raison, elle focalise les jeux de pouvoirs, omniprésents dans le débat sur les méthodes, les objectifs, les outils (notamment statistiques), les acteurs (quid du rôle des agences de notation), l’éthique de l’évaluation et la définition de ce qu’elle prend en compte. Un débat que les chercheurs et les intellectuels auraient tort d’abandonner aux techniciens. Un exemple rapidement évoqué plus haut permet de mesurer son importance dans le domaine urbain. On l’a dit, les critères de performance qui servent à évaluer les villes permettent de comparer leur compétitivité, c’est-à-dire leurs capacités dans les jeux concurrentiels. Ne pas oublier que la concurrence existe et qu’en faire fi peut rendre de bien mauvais services n’empêche pas de mobiliser d’autres critères, par exemple la capacité de créer de la cohésion sociale, la qualité des services publics et de l’aide apportée aux personnes en difficulté, le confort et l’agrément des transports en commun, le respect des droits humains et les modalités concrètes permettant d’y parvenir. Rien n’attriste autant que de voir débattre à l’infini sur le principe de l’évaluation, alors que l’on ne discute que très rapidement de son contenu et de ses modalités les plus concrètes, car si le Diable est dans les détails, Dieu aussi sans doute.
Pour une sociologie de l’action urbaine
26L’évolution du statut de la réalité urbaine sous-jacente au triomphe de l’évaluation transforme la situation de la sociologie urbaine. Peut-être la libère-t-elle.
27Au cours du dernier demi-siècle, la question de la définition de la ville a d’autant plus occupé les esprits qu’elle devenait impossible, alors que le texte de Max Weber lui donnait une forte légitimité et que l’opposition ville-campagne structurait nombre de travaux, au-delà de la sociologie. Deux livres de J. Remy et L. Voyé témoignent par leur titre de cette préoccupation constante : La Ville et l’Urbanisation [24] et La Ville, vers une nouvelle définition [25]. Certains ont contourné cette question en faisant de la sociologie urbaine celle qui opère sur des terrains urbains, mais cette position de repli ne peut suffire à organiser un domaine durablement.
28Cette dérobade de l’objet nous rappelle qu’aucune sociologie spécialisée ne tient (épistémologiquement) sans débats théoriques spécifiques, qui donnent leur signification aux corpus étudiés ou aux méthodes particulières développées. L’histoire de la sociologie urbaine nous offre plusieurs pistes pour relancer ces débats.
29D’abord, celle de la civilisation métropolitaine, ouverte par Simmel et qui va dans deux directions : l’interaction des cultures et l’expérience urbaine. La première ne s’arrête ni à la description un peu plate du melting-pot, ni au débat sur la valeur respective des paradigmes politiques du multiculturalisme ou de l’intégration, mais vise à rendre compte de ce que produit l’interaction des cultures et de ce que sont les contextes de cette interaction. Cela conduit à débattre du cosmopolitisme [26], et à interroger les configurations cosmopolites, considérées comme des dispositifs qui associent des acteurs, des objets, des formes perceptives (en particulier spatiales), des informations, des représentations, des organisations, des modes de gestion. Times Square [27] constitue un condensé de configurations cosmopolites. La deuxième s’ancre dans une sociologie de l’expérience, celle de l’individu urbain. Les épreuves qui forgent l’expérience (Martuccelli) s’inscrivent également dans des configurations. Une théorie des configurations qui produisent des épreuves urbaines peut s’avérer féconde, y compris pour éclairer les stratégies qu’emploient les acteurs pour y échapper.
30Une autre piste historique est celle de la production de la ville, autrefois explorée par Halbwachs, Ledrut, les écoles marxistes [28]. L’idée de production suppose un système, une chaîne, une division du travail, etc., ce qui va bien au-delà de l’expression de « fabrique de la ville » qui évoque le travail artisanal et plaît aux architectes. Elle ne s’applique pas à la ville comprise comme un ensemble de logements, d’infrastructures et d’équipements, mais à tout ce qui « fait ville ». Le débat de définition s’organise alors à partir de la délimitation du, ou plutôt des systèmes de production, et au-delà de mégastructures mondialisées, on découvre assez vite que la production de la ville (ou plutôt des configurations urbaines) s’opère sans cesse et à travers une multitude de systèmes d’action.
Les configurations urbaines cosmopolites ou productrices d’épreuves résultent également d’un processus permanent de production qui passe par les jeux d’interactions entre des participants (par exemple entre les vendeurs à la sauvette de Times Square et les passants) aussi bien que par une action organisée de divers acteurs urbains. L’action se trouve donc au centre de toute la problématique urbaine actuelle et le débat théorique qu’elle appelle garantit un nouveau dynamisme pour la sociologie urbaine. Sans s’arrêter à la seule action organisée, on doit constater que cette dernière revêt une importance particulière et que ses mutations constituent un enjeu fort. Comme on l’a montré, la place prise par l’évaluation représente un élément majeur de ces mutations et c’est pourquoi elle doit devenir un objet très important pour la sociologie urbaine.
Mots-clés éditeurs : abstractions, complexité urbaine, concurrence, ville-acteur, réalités, comparaison, action publique
Date de mise en ligne : 07/02/2011
https://doi.org/10.3917/cis.128.0117Notes
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[1]
Simmel G. [Leipzig 1908], Sociologie. Étude sur les formes de la socialisation, traduit de l’allemand par Lilyane Deroche-Gurcel et Sibylle Muller, Paris puf, « Sociologies », 1999.
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[2]
Veyne P., L’Empire gréco-romain, Paris, Seuil, 2005.
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[3]
Le seul marché de la mise aux normes environnementales des logements dans les pays développés est évalué par les experts autour de 1 000 milliards de dollars.
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[4]
Lefeuvre M.-P., Action publique locale et propriétaires. Champs et instruments d’intervention sur l’habitat privé, Mémoire pour l’hdr – Université de Paris-Val-de-Marne, juin 2007.
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[5]
« Les pilotes invisibles de l’action publique. Le désarroi du politique » in Le Galès P., Lascoumes P. (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, fnsp, 2004.
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[6]
Sen A., L’Idée de justice, Paris, Flammarion, 2009.
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[7]
Boudon R., Le Sens des valeurs, Paris, puf, 1999.
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[8]
L’Évaluation des politiques publiques, vers une nouvelle intelligence de l’espace urbain, Thèse en aménagement de l’espace et urbanisme, Université de Paris-Val-de-Marne, 2009.
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[9]
La rationalisation des choix budgétaires, technique d’aide à la décision importée des États-Unis, se diffuse alors en France. La direction du ministère de l’Équipement qui commande l’étude citée se donne comme objectif de « faire la preuve de la factibilité et de l’utilité de la méthode rcb et de dégager une méthodologie des analyses rcb appliquées à l’urbain » (cité par E. Roy).
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[10]
Sfez L., « Critique de la décision », Paris, Cahiers de la fnsp, n° 190, 1976.
-
[11]
Padioleau J.-G., Demesteere R., « Les démarches stratégiques de planification des villes, exemples et questions », Les Annales de la recherche urbaine, juillet 1991, n° 51, p. 29-40.
-
[12]
Relativement rare en France et surtout basée sur du calcul économique, elle peut passer par l’expérimentation, ce qui se fait aux États-Unis depuis l’époque du New Deal. En France, il est rare que l’on conduise une expérimentation jusqu’à son terme avant de prendre une décision (l’exemple de l’expérimentation avortée du rmi le montre).
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[13]
Portée par une génération de techniciens maintenant en fin de carrière ou en retraite qui furent très influencés par des expériences innovantes comme celle de Grenoble.
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[14]
Ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts qui regroupe (par décret du 10/09/2009) les anciens corps des Ponts et Chaussées d’un côté et du Génie rural et des Eaux et Forêts d’un autre.
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[15]
Sujet à la mode en référence aux travaux de R. Florida et notamment à son livre controversé The Rise of the Creative Class. And How It’s Transforming Work, Leisure and Everyday Life, New York, Basic books, 2002.
-
[16]
Bourdin A., Du bon usage de la ville, Paris, Descartes & Cie, 2009.
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[17]
Pour une présentation en français : Parkinson M., Créer des villes compétitives. Un défi pour le Gouvernement britannique, Territoires 2030, n° 1, Paris, datar, mai 2005.
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[18]
Le Marché international des professionnels de l’immobilier (mipim) a lieu chaque année à Cannes. Le Forum des projets urbains, également annuel et organisé par le groupe Innovapresse et Communication présente une cinquantaine de projets urbains. Tous les deux bénéficient d’un grand succès.
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[19]
Mboumoua I., « Les réseaux d’échange comme outils d’apprentissage et de changement ? Analyse à partir de l’expérience Regenera et Urbameco, deux réseaux financés par urbact ». Texte de travail, 2010.
-
[20]
Karpik L., L’Économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007.
-
[21]
Cernuschi Salkoff S., La Ville du silence. Étude socio-anthropologique de la commune de Comacchio en Italie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1987.
-
[22]
Sieverts Th. [2001], Entre-ville. Une lecture de la Zwischenstadt, traduit de l’allemand par Jean-Marc Deluze et Joël Vincent, Marseille, Éditions Parenthèses, 2004.
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[23]
Cf. la thèse en cours de Monica Miranda sur les « Événements festifs urbains », qui montre le double usage (interne et externe) de tels événements.
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[24]
Duculot, 1974.
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[25]
L’Harmattan, 1992.
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[26]
Voir notamment Ulrich Beck, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ? [2004], traduit par Aurélie Duthoo, Paris, Aubier « Alto », 2006.
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[27]
Tonnelat S., « Les deux Times Square » in Bourdin A., Mobilité et écologie urbaine, Paris, Descartes et Cie, 2007.
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[28]
H. Lefebvre a surtout écrit sur la production de l’espace, un thème que reprend Martina Löw, Raumsoziologie, Frankfurt am Main, Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft, 4th édition, 2007, [1st 2001].