Notes
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[1]
Les comités d’entreprise sont institués par l’ordonnance du 22 février 1945. Le texte concerne les entreprises de plus de 100 salariés. La loi du 16 mai 1946 réduit le seuil à 50. Le comité d’entreprise est présidé par le chef d’entreprise et composé de représentants élus du personnel. Il détient des attributions économiques, sociales et culturelles. Par la suite, plusieurs lois ont étendu le domaine d’intervention et accru les moyens dont disposent les élus. Depuis les lois Auroux de 1982, le comité d’entreprise est obligatoirement informé et consulté sur les questions intéressant l’organisation, la gestion et la marche générale de l’entreprise, sur les mesures de nature à affecter le volume ou la structure des effectifs, la durée du travail, les conditions d’emploi, de travail et de formation professionnelle des salariés.
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[2]
Nous nous appuyons sur des matériaux utilisés dans une thèse en cours d’élaboration : Expertise et syndicalisme, usages syndicaux d’une activité de conseil et d’expertise, Université de Paris X - Nanterre. Outre des documents de « seconde main », nous utilisons des matériaux de « première main », essentiellement des entretiens réalisés auprès d’experts et de syndicalistes (50), des archives nationales contemporaines, des archives syndicales et de nombreuses observations.
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[3]
Journal officiel, exposé des débats parlementaires du 25 avril 1946.
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[4]
Cf. la synthèse des rapports annuels (Vue d’ensemble sur l’activité des comités depuis leur création) de 1950, le no 291 de Liaisons sociales du 21 juin 1953 et le Rapport du Conseil économique et social de la session de 1965.
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[5]
Cf. le Congrès régional des élus des comités d’entreprise, CFTC (1952), et les enquêtes de 1948 et 1950 menées par les inspecteurs divisionnaires du ministère du Travail.
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[6]
L’Ordre des experts-comptables soulève les problèmes d’indépendance et de neutralité. Il pose notamment la question de savoir comment ces professionnels peuvent servir les élus en indiquant l’état des comptes alors que tout expert-comptable est tenu au secret professionnel.
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[7]
Rapport de la mission Les services d’études américains, composée de représentants syndicaux européens, février-mars 1958.
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[8]
Au lendemain de la Libération, la CGT avait, quant à elle, créé le Centre d’études économiques et sociales, dans lequel intervenaient ponctuellement des économistes et sociologues marxistes, tous professionnels. Ce centre n’était voué qu’au travail de recherche.
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[9]
Cf. le compte rendu de la conférence nationale de 1992 de Syndex et la brochure Du passé ne faisons pas table rase préparée pour la même occasion.
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[10]
Le premier a été créé en 1946, le second est une émanation du précédent. À eux seuls le second et le troisième cabinets font travailler environ 50 experts-comptables. Les trois cabinets interviennent à un niveau national. En région, d’autres experts-comptables travaillent en lien avec les bureaux d’études économiques de la CGT.
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[11]
Cf. le 40e Congrès confédéral de la CGT (1978) ainsi que les revues de la CFDT.
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[12]
Cf. le compte rendu d’une journée d’études organisée par l’Association internationale de techniciens, experts et chercheurs en octobre 1987.
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[13]
Il existe d’autres cabinets qui fournissent une assistance à ces élus. Ce sont de petites structures indépendantes qui travaillent souvent pour des CE d’une même fédération. On trouve aussi un organisme créé par la confédération (Émergences) qui se spécialise dans les expertises pour les CHSCT.
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[14]
Ce salon est un rendez-vous commercial qui rassemble fournisseurs et clients des CE et des CHSCT. L’observation a eu lieu à la Défense (Paris) en 2008.
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[15]
Notamment à partir d’appels d’offre, ils entérinent de cette façon une tendance à l’effacement de frontières entre recherche, expertise et conseil.
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[16]
Cinquante-huit cabinets seulement disposent de l’agrément du ministère du Travail pour pratiquer l’expertise CHSCT.
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[17]
Lettre de J. Berthon au ministre du Travail, le 12 juin 1956.
1Au milieu du XXe siècle, dans le sillage des réformes instaurant le principe de consultation des instances de représentation des salariés dans les entreprises – notamment la création des comités d’entreprise (CE)... [1] –, une partie du mouvement ouvrier essaie de développer ce qui est alors nommé une « fonction technique ». Ce terme, en usage dans les années 1945-1970, désigne un ensemble de possibilités d’intervention des syndicalistes en matière de contrôle de la comptabilité des entreprises, des conditions de travail, etc. Les responsables syndicaux doivent, pour assumer ces nouvelles tâches, acquérir des connaissances spécialisées qui les rendent aptes à agir dans et sur des situations qui font problème. L’acquisition de ces connaissances suppose elle-même l’accès à l’information et à une documentation spécifiques qui restent alors le monopole des directions des entreprises. Les grandes réformes d’après guerre en faveur du monde du travail introduisent les principes d’une politique de concertation et de négociation qui implique de transformer les syndicats en véritables interlocuteurs. Elles témoignent de la volonté de modifier un régime de relations professionnelles marqué avant tout par la confrontation sociale (Sellier, 1984). Ainsi interpellés, les syndicalistes élaborent trois stratégies pour assumer les tâches de « fonction technique » : la formation des cadres militants (Tanguy, 2006), la création de bureaux d’études syndicaux et le droit à l’assistance d’un expert-comptable professionnel indépendant au sein des comités d’entreprise.
2Depuis, les organisations syndicales ont tenté d’établir un équilibre entre une capacité d’expertise – entendue comme la production des savoirs scientifiques et techniques utiles au processus de décision – autonome et l’usage d’une expertise professionnelle extérieure aux syndicats. Dans cette optique, l’appel à des experts professionnels extérieurs ne devait se limiter qu’à des tâches ponctuelles et à des questions très spécialisées. Or, la consultation d’un expert extérieur subordonnée au développement des compétences techniques propres aux syndicalistes s’est progressivement pérennisée, donnant lieu à une véritable expertise professionnelle institutionnalisée.
3En revenant sur les conditions historiques et sociales d’intégration du recours aux experts dans le répertoire d’action syndicale et du développement de cette activité nous voudrions mettre au jour les logiques d’un tel retournement [2]. Nous examinerons sa genèse à travers l’instauration d’un droit au recours aux experts-comptables et à l’intervention des experts en matière de productivité. L’usage d’une telle opportunité est encouragé à partir des années 1945 par une élite de dirigeants politiques, syndicaux et de hauts fonctionnaires mais, longtemps, l’ensemble des représentants des salariés au sein des entreprises ne s’en saisit pas. Nous reviendrons ensuite sur les facteurs qui concourent au changement de cette situation et à la constitution d’un marché de l’expertise et du conseil en direction des élus d’entreprise. On assiste ainsi à la légitimation d’un nouveau modèle d’action fondé sur l’idée qu’une politique syndicale efficace doit s’appuyer sur une connaissance technique dont ces experts extérieurs sont à la fois source et vecteur.
UNE ACTIVITÉ D’EXPERTISE EN GESTATION QUI PEINE À PERCER DANS LES MœURS SYNDICALES
4L’analyse des comptes et des facteurs qui contribuent à l’augmentation de la productivité dans l’entreprise sont les deux domaines qui justifient historiquement pour la première fois l’intervention des experts auprès des élus des entreprises. En quoi consistent ces initiatives ? Quels sont les apports et les limites de ces expériences ?
Un champ d’intervention problématique : l’aide à l’analyse des comptes de l’entreprise
5Bien avant que cette activité n’acquière une légitimité par le droit, des personnalités extérieures proches des organisations syndicales aidaient bénévolement les élus dans les entreprises. C’est après la Libération que cette pratique est juridiquement reconnue pour ce qui concerne l’analyse des comptes des entreprises : le législateur octroie alors aux membres des CE la possibilité de recourir à un expert-comptable, sollicité et choisi par eux-mêmes mais rémunéré par l’entreprise. Dans l’esprit du législateur, ces experts ont pour tâche d’aider les membres du CE à lire les comptes annuels de l’entreprise de façon à dissiper la « méfiance instinctive » [3] que les élus éprouvent à l’égard des employeurs. Il s’agit d’un appui technique qui aide à modifier leur manière de poser les problèmes et, par conséquent, à transformer la vision syndicale. Il s’agit de contribuer en définitive à la production d’instruments de perception communs de façon à faciliter la concertation dans l’entreprise.
6Quelques années après l’introduction de ce droit, les élus des CE demeurent « peu préparés » à assumer une responsabilité économique et, bien qu’ils demeurent « incapables » de discuter les bilans, ils ne cherchent pas à s’assurer le concours d’un expert-comptable [4]. Débats parlementaires et jurisprudence témoignent des difficultés rencontrées par la mise en œuvre de cette loi (Cohen, 2003) et expliquent ce faible recours. Les employeurs la refusent en bloc, les organisations syndicales la défendent, mais avec des conceptions différentes du rôle de l’expert et de l’usage qui peut en être fait. Certains courants du mouvement syndical craignent que ce recours ne les conduise à une intervention dans la gestion et à une coopération avec les directions. Les dirigeants de la Confédération générale du travail (CGT), majoritaire, considèrent que l’expert-comptable peut leur apporter uniquement la « mise en chiffres de l’exploitation du travail », par la démonstration que le bénéfice net déclaré par l’employeur n’a aucun rapport avec la réalité. Dans les autres organisations syndicales, en revanche, on se réjouit plutôt du fait que l’ « examen sérieux et approfondi du bilan » fourni par l’expert-comptable permette aux élus de prendre conscience du rôle économique du CE [5]. Mais on renâcle à faire appel aux services de professionnels qui ne sont pas nécessairement des militants. C’est le cas d’une fraction de militants de Force ouvrière (CGT-FO) qui entretiennent une méfiance générale envers les universitaires et les techniciens. Les dirigeants de ces organisations syndicales sont unanimes cependant à considérer la contribution des experts-comptables comme transitoire, dans l’attente que les militants puissent assumer par eux-mêmes cette fonction d’expertise.
7Au-delà des réticences des élus, les conditions d’exercice des experts expliquent également le faible développement de cette activité. Il s’agit d’un travail quelque peu improvisé, appliqué plus à la recherche d’information qu’à la réalisation d’une analyse rigoureuse. Jusqu’à la fin des années 1960, on dénombre seulement trois cabinets et quelques experts-comptables qui effectuent des prestations pour les représentants des salariés, en complément d’une activité plus « classique » auprès des entreprises. Ils interviennent uniquement lors du bilan annuel des comptes et leurs méthodes de travail ne sont pas standardisées. Enfin, au sein même de leur profession, l’action de ces experts-comptables est controversée [6].
8La CGT recommande des experts-comptables « de confiance » mais veille tout de même à ce que cette aide se limite à une interprétation de comptes utile à une analyse marxiste. Entre les années 1948 et 1968, plusieurs articles de la revue destinée aux élus des CE donnent des conseils visant à éviter que cette assistance ne devienne pas « parfaitement illusoire ». Leurs auteurs présentent des modèles de rapports d’expertise ou confectionnent encore un glossaire technique de base pour que les élus décodent le langage comptable. Mais ils mettent aussi en garde ces derniers : le raisonnement technique ne doit pas leur faire oublier la réalité de la lutte des classes. Il n’en reste pas moins que, généralement, l’instrumentalisation de ces experts, la méfiance qu’ils suscitent, le faible nombre de sollicitations comme la fragilité de l’offre elle-même ont pour conséquence que l’expertise reste limitée à la vérification ponctuelle d’une information complexe. Cette première expérience constitue cependant un des piliers légal et fonctionnel sur lequel a pu se développer une activité d’expertise plus fournie.
Le frémissement d’une activité de désamorçage des conflits
9Parallèlement au droit de recours aux experts-comptables, des Centres d’études et de recherche intersyndicaux et syndicaux sont créés dans les années 1950. Ils visent à sensibiliser les syndicalistes à l’appréhension scientifique et technique des questions qui sont au cœur de leurs discussions avec le patronat. Soutenus par des hauts fonctionnaires du ministère du Travail, ces organismes sont inspirés des bureaux d’études du syndicalisme américain. Ces derniers sont connus des représentants syndicaux français à la suite de leurs séjours d’observation aux États-Unis (missions de productivité) organisés et financés par un programme franco-américain pour l’accroissement de la productivité (Cristofalo, 2009). Aux côtés des fonctionnaires, une élite de dirigeants syndicaux est ainsi formée, qui va travailler à convaincre les militants de l’utilité de ces bureaux.
10Le Centre intersyndical d’études et de recherche de productivité (CIERP) fondé en 1951 par la CGT-FO, la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) et la Confédération générale des cadres (CGC) est considéré comme le premier service technique syndical en France. D’autres bureaux sont créés quelques années plus tard sur son modèle, comme le Bureau intersyndical d’études de l’industrie cotonnière (BIEIC) en 1953, qui deviendra en 1955 le Bureau intersyndical d’études de l’industrie textile (BIEIT). Ces organismes sont dirigés par des responsables syndicaux. Ils sont composés de techniciens, d’ingénieurs spécialisés en organisation et de chronométreurs-analystes, certains appartiennent aux organisations syndicales et d’autres non.
11Avec l’accord des employeurs, ces experts procèdent à l’analyse des postes de travail et des rémunérations. Ils réalisent, à la demande des syndicats, des études techniques dans les usines où les questions de rémunération et de changements dans l’organisation de la production sont objet de litige. Ils prodiguent également des conseils à propos des calculs préparatoires aux primes de productivité. Ces experts entendent ainsi contribuer à l’instauration d’un « climat psychologique » de coopération au sein des entreprises, conformément à ce qu’ils ont retenu de l’expérience américaine. Ces initiatives se heurtent cependant à l’indifférence, voire à l’opposition, des militants syndicaux de base. Au sein des organisations engagées des conflits paralysent l’activité de ces techniciens. Tant du côté de la CFTC que de la CGT-FO, on redoute une ingérence de ces experts détenteurs d’un bagage plus technique que politique dans des domaines réservés à l’action syndicale. La crainte est d’autant plus vive que le travail fourni en commun pour des organisations syndicales « rivales » les oblige à privilégier une approche qui ne remet pas en cause les dissensions ou les principes idéologiques des confédérations. Enfin, le refus de participation de la CGT à ces actions prive les experts d’une véritable légitimité.
12Les bureaux d’études sont néanmoins forts d’une expérience non négligeable. Jusqu’en 1958, leurs experts font bénéficier les élus de multiples conseils, ils organisent des sessions d’information technique et ils réalisent de nombreux diagnostics. De fait, ces interventions ont eu des effets positifs : acquisition d’avantages pour les salariés et désamorçage de conflits lorsque les rapports d’expertise ne justifient pas les revendications syndicales. Pourtant, contrairement à celle des experts-comptables, l’intervention de ces techniciens de la négociation demeure suspendue au bon vouloir des uns et des autres. L’échec relatif de ces expériences d’expertise s’explique ainsi par un fort climat de conflictualité que l’on peut imputer à la fois à l’hégémonie cégétiste sur le monde syndical, à une forme d’intransigeance patronale sur le sujet et aux polémiques suscitées au sein des organisations syndicales par le recours à la démarche experte. Conséquence : faute d’avoir pu acquérir une légitimité auprès des militants, les organisations d’expertise intersyndicales disparaissent au cours des années 1960.
Le développement d’une activité d’expertise opérationnelle propre à chaque organisation syndicale : un rendez-vous manqué
13Des centres d’études propres à chaque organisation syndicale voient le jour parallèlement au déclin des précédents : le Bureau d’études économiques et sociales (BEES) de la CGT-FO en 1956, le Bureau technique de la CGC en 1957 et le Bureau de recherches et d’action économique (BRAEC) de la CFTC en 1957. Tous trois sont des associations du type loi 1901 qui reçoivent des subventions du Fonds national de la productivité. Pour bénéficier de ce financement, ils s’engagent à réaliser des travaux complémentaires à ceux du CIERP, ce dernier privilégiant le niveau de l’entreprise, les autres celui des régions et des branches.
14La création de ces organismes marque un point d’infléchissement. Ce qui était jusqu’alors considéré comme un appui provisoire commence à être perçu comme une activité pérenne. Lors de leur création, on invoque la « nécessité » pour les organisations syndicales d’une collaboration permanente d’experts spécialisés dans les études économiques, les analyses financières des entreprises et les enquêtes. Des responsables syndicaux reconnaissent que la tâche de ces bureaux est d’informer les militants, de faire la synthèse de documents et même d’apporter une aide quotidienne. C’est pourquoi, déclarent-ils il faut non seulement maintenir mais aussi développer l’aide technique.
15L’étranger, notamment le modèle américain, apparaît encore une fois comme une référence utile. On peut y voir à la fois des apports positifs (ces services d’études ont apporté la preuve de leur efficacité du point de vue cognitif et normatif) et y décrypter les risques que les pratiques d’expertise ne manquent de mettre en évidence, à commencer par les multiples problèmes que provoquent l’entrechoc entre la légitimité des dirigeants syndicaux et celle des experts des services d’études. Ces derniers sont des économistes et des ingénieurs, majoritairement recrutés à la sortie de leurs études universitaires et sans expérience de travail avec les syndicats. Les experts n’ont pas de pouvoir de décision mais possèdent une réelle capacité d’influence. Le poids de la distinction entre elected people (les personnes élues) et appointed people (les personnes nommées, les experts) est désormais une réalité nette [7]. Conscients de l’existence d’une telle partition dans le monde nord-américain, les syndicalistes français décident que leurs bureaux seront composés de militants compétents, qu’ils soient autodidactes ou formés à la matière économique. Ils ne feront appel à des experts extérieurs que pour des études spécialisées qui échappent au domaine de compétences des militants.
16Si le fait que les bureaux soient placés sous la responsabilité des organisations syndicales contribue à désamorcer la crainte d’une dépossession du pouvoir de revendication des élus, cela ne suffit pourtant pas pour conforter la légitimité de ces nouvelles organisations. Il se trouve en effet que les bureaux ne se limitent pas aux études techniques ou à la mesure de la productivité. Leurs activités embrassent plus large : ils font de la formation, ils servent de boîte à idées (Think tank), ils mènent des études de conjoncture... Quelques années après leur naissance, les bureaux sont même dépassés par l’ampleur des tâches. Ils doivent envisager l’intégration à côté des militants, d’adhérents puis de collaborateurs vacataires extérieurs. Progressivement, en raison notamment de la crise des partis de la gauche, la réflexion politique va être privilégiée au détriment de l’aide opérationnelle, qui était l’objectif initialement affiché. Le statut de bureaux techniques se trouve alors mis en cause. C’est pourquoi ils fusionnent avec d’autres services confédéraux pour finir par disparaître du paysage [8].
17L’expérience modeste dont nous venons de relater les principaux linéaments peut être considérée comme le point de départ du mouvement d’institutionnalisation d’une expertise au service des organisations syndicales. L’apport n’est pas moindre puisque les bureaux ont contribué à légitimer des actions de défense des intérêts salariés menées à l’aide d’une connaissance technique. Beaucoup plus tard, dans un contexte de crise de l’emploi et d’incertitude sur la situation économique des entreprises, on se souviendra de l’intérêt de ces expérimentations premières. Entre-temps, certains élus bousculent les pratiques en décidant de s’emparer du droit au recours à une aide experte. Mais ils le font en privilégiant un modèle hybride : désormais les experts sont organiquement détachés des confédérations syndicales mais ils en sont idéologiquement solidaires.
INTÉGRATION ET EXTENSION DU DOMAINE D’INTERVENTION DES EXPERTS DEPUIS LES ANNÉES 1970
18L’activité d’expertise au service des organisations syndicales connaît un véritable essor à partir de la fin des années 1960. Ce mouvement va de pair avec la transformation de la conception et du contenu de l’action syndicale. Après une première étape au sein de laquelle l’expertise est marquée du sceau de l’idéologie, les pratiques expertes revendiquent la neutralité. En parallèle à ce processus, sous l’effet notamment d’un élargissement du droit, on assiste à la structuration et à la reconnaissance d’un milieu d’experts professionnels au service des représentants des salariés. Dans un contexte de réorganisation du travail et d’augmentation du chômage, les savoirs spécialisés apparaissent utiles pour des élus à la recherche de modalités d’action adaptés à leurs nouvelles préoccupations. Dès lors, les débats au sein des CE glissent peu à peu des questions de salaires vers celles des conditions de travail (Piotet, 1988), de l’emploi et des stratégies économiques (Capron, 2000).
L’information devient un enjeu et les experts une ressource
19La Confédération française démocratique du travail (CFDT) fournit, la première, un nouvel élan à l’activité d’expertise. Ses élus s’appuient sur un groupe d’experts pour soulever ces nouvelles interrogations au sein des CE et élaborer des contre-propositions. Après les événements de Mai 68, trois experts-comptables et deux économistes créent une association à but professionnel et militant destinée à aider techniquement les syndicats. C’est l’acte de naissance du cabinet Syndex qui se transforme en 1971 en société commerciale. Les 12 membres qui y travaillent se définissent comme des experts engagés. Ils militent au Parti socialiste unifié ou en sont proches et ont des affinités idéologiques avec des dirigeants de la CFDT. Leur action s’inscrit dans une division du travail au service des syndicats : d’un côté le BRAEC qui se consacre aux études et recherche, de l’autre Syndex spécialisé dans l’expertise opérationnelle. Les experts qui rejoignent ce cabinet sont recrutés sur un mode informel, au sein d’un même réseau de sociabilité militante. Ils réalisent ce travail en plus de leur activité principale. Un des critères de recrutement est « ne pas avoir besoin du [cabinet] pour vivre » [9].
20Ce cabinet, aujourd’hui un des plus importants dans le milieu de l’expertise pour les CE, inaugure une série de pratiques originales. Son activité reste principalement l’examen annuel de comptes mais il est de plus en plus mobilisé, en tant qu’analyste, dans des situations de conflits liées à l’emploi. Le cas le plus connu est son intervention chez Lip. Le cabinet réalise à l’époque une étude, jamais contestée, sur la mauvaise gestion patronale de l’entreprise et il participe à la construction d’un plan alternatif de sauvetage. Cette expérience est un prélude aux actions d’expertises centrées sur les restructurations qui connaissent un véritable essor quelques années plus tard (Bruggeman et al., 2006). Par voie contractuelle toujours, les techniciens de Syndex mènent également des études sur l’organisation du travail. Ces dernières peuvent être également considérées comme les premières formes d’expertise technologique, avant que leur légitimité ne soit consacrée juridiquement.
21Si l’action des experts de Syndex contribue à la diffusion auprès des élus CFDT d’une nouvelle culture de l’intervention, tel n’est pas le cas au sein des autres organisations syndicales qui, à la fin des années 1960 et durant les années 1970, font d’autres choix. Le rapport des élus de la CGT-FO aux experts, par exemple, ne change pas. À cette période, la confédération revendique le fait de ne pas vouloir se mettre à la place de la direction. On comprend donc son rejet des « contre-experts », qu’elle assimile à des partisans de l’autogestion. Au nom d’une rhétorique « ouvriériste », elle refuse plus généralement toute implication gestionnaire (Yon, 2008). Quelques comptables assurent bien les expertises CE pour des élus FO, mais ils sont rares.
22Du côté de la CGT, en revanche, on constate une évolution significative. Si la doctrine confédérale se distingue de celle de la CFDT (refus d’assigner, à la CGT, un caractère politico-stratégique aux expertises), la réalité des options et des pratiques est hétérogène. La CGT sollicite trois cabinets pour l’essentiel [10]. Certains dirigeants cégétistes reprochent aux techniciens qui y travaillent d’être « ankylosés ». Ils font écho aux critiques de certains élus d’entreprise qui jugent les interventions des experts-comptables peu satisfaisantes et qui trouvent les rapports stéréotypés, saturés de généralités techniques, pauvres en information et insuffisants pour ce qui concerne l’analyse des conséquences des mesures économiques. Les élus souhaitent un renouvellement des pratiques des experts-comptables afin qu’ils leur apportent moins la preuve de l’exploitation que des éléments de compréhension de la logique économique de l’entreprise. À la même période, une équipe de dirigeants encourage des initiatives visant à la construction d’un pôle d’expertise économique interne à la confédération, l’objectif étant de pouvoir fournir des éléments pouvant aller jusqu’à l’élaboration de solutions industrielles ou de « contre-plans ». L’absence de consensus et l’embarras d’une partie des dirigeants qui ne savent trop quelle stratégie privilégier entravent l’adoption d’une ligne de conduite confédérale claire. Cela n’empêche pas les cabinets d’experts qui travaillent pour les élus cégétistes de développer leurs activités.
23Cette évolution peut être comprise comme la conséquence de l’adoption d’une nouvelle représentation des problèmes de l’entreprise, représentation dans laquelle l’intervention des experts prend un tout autre sens. La « démocratisation de l’entreprise » s’impose désormais comme le nouveau leitmotiv qui permet de faire converger tous les intérêts. Portée d’une part par les courants « modernistes » qui se développent dans tous les syndicats et diffusée d’autre part par un mouvement d’idées qui insiste, à la fin des années 1960, sur la nécessaire démocratisation des structures. En effet, tandis que les organisations syndicales mènent un débat sur la place de propositions alternatives, le rôle des conseils d’atelier... [11], le rapport Sudreau (1974) adressé au président V. Giscard d’Estaing estime qu’il faudrait faciliter le traitement des informations économiques et comptables au sein des CE afin de favoriser la démocratie dans l’entreprise. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, quelques-unes des mesures de ce rapport sont adoptées en 1982 par voie législative. Les lois Auroux entérinent ainsi l’extension du registre de l’information offerte aux élus ainsi que celle des pouvoirs d’intervention des experts. Elles incitent même à dépasser l’analyse de comptes pour confier des tâches plus larges. L’expert-comptable se voit désormais confier une mission d’appréciation de la situation économique et, pour ce faire, il bénéficie de l’accès aux mêmes documents que le commissaire aux comptes. Dans ce cadre, le recours aux experts n’apparaît plus comme le moyen d’intervention dans la gestion qui avait suscité tant d’émoi auprès de quelques élus mais comme un moyen d’information des salariés et d’expression de leurs intérêts collectifs.
Professionnalisation des activités d’expertise et de conseil et évolution du profil des intervenants
24Les lois Auroux ouvrent également de nouveaux champs à l’expertise syndicale en autorisant des expertises technologiques (Carré, Johansen, 1987 ; Cam, Chaumette, 1988) ainsi que des expertises menées à la demande des Comités d’hygiène, sécurité et conditions du travail (CHSCT) lorsqu’un risque grave met en danger la vie des travailleurs et, depuis 1991, lorsqu’un projet important vise à modifier les conditions de travail. Elles inscrivent aussi d’autres professions à la liste des experts auxquels les élus peuvent s’adresser : informaticiens, architectes, sociologues, ergonomes, etc. Agissant en qualité d’experts dits « libres » (ils sont payés sur le budget de fonctionnement du CE/CHSCT), ces derniers ont pouvoir d’enquête au sein de l’entreprise.
25D’autres évolutions contribuent à la reconnaissance de l’activité d’expertise. Les experts-comptables, par exemple, intègrent progressivement des procédures d’intervention et des critères de présentation des rapports de plus en plus conformes aux normes génériques de la profession. Cela est le résultat de la création en 1973 d’une spécialisation d’ « experts-comptables du CE » et du contrôle de qualité établi, à partir de 1984, par l’Ordre des experts-comptables. Quant aux autres experts, ils empruntent leurs méthodes d’intervention aux cabinets de conseil « classiques » – un modèle valorisant de la profession – et se définissent de plus en plus comme des consultants. Cette nouvelle désignation correspond au souhait des élus qui sont demandeurs d’une assistance plus large et qui identifient désormais ces conseillers comme un « partenaire ».
26Au milieu des années 1980, environ 800 personnes interviennent régulièrement, une dizaine de cabinets se consacrent à l’expertise technologique et un nombre similaire pratiquent l’expertise comptable. Les « experts en technologie » n’ont aucune association professionnelle, les experts intervenant pour les CHSCT doivent, quant à eux, obtenir un agrément du ministère du Travail, ce qui implique un certain contrôle de leur activité. Les experts-comptables doivent être inscrits à l’Ordre et reçoivent régulièrement des recommandations sur leurs pratiques. Malgré ces légitimités institutionnelles différentes, ces divers professionnels se reconnaissent comme un groupe relativement homogène et ils entament un travail réflexif sur leur métier à la suite duquel ils s’identifient comme « experts non patronaux » [12].
27Si jusqu’au début des années 1980, ils se distinguent d’autres segments de l’expertise par le fait d’être politiquement « à gauche », d’avoir un passé militant et d’avoir construit leur légitimité sur une compétence intellectuelle plutôt qu’économique ou commerciale (Henry, 1992), l’essor de l’expertise et la diversification de ses missions amoindrissent la spécificité du groupe et affaiblissent son identité militante. C’est que les cabinets sont devenus des entreprises comme les autres, avec toutes les contraintes que cela implique : embauche de salariés, besoin de s’assurer l’existence d’une activité continue et régulière, organisation et réorganisation du travail en interne...
28Quel est le paysage dans la décennie 1980 ? En 1982, Syndex emploie 190 techniciens dont une cinquantaine a statut d’expert salarié à plein temps. Une partie des cabinets qui travaillaient pour les élus cégétistes fusionnent dans Secafi [13], l’autre grand cabinet de référence qui compte 140 membres en 1989. Ils intègrent plus tard le groupe Alpha, désormais le plus important en termes d’effectifs. Dans ces deux grands cabinets, le recrutement suit des procédures d’embauche formalisées et des critères hautement sélectifs. Chez Alpha, les candidats doivent passer trois entretiens d’embauche et une épreuve devant jury. Les postulants sont des diplômés d’universités (Bac + 4/5), ont fait des grandes écoles ou ont statut d’expert-comptable. Nombre d’entre eux ont occupé des fonctions dans les ressources humaines, dans le monde des affaires, dans l’activité de conseil classique ou encore dans le marketing. Chez Syndex, les nouveaux recrutés n’intègrent plus le cabinet pour, comme les fondateurs, « servir le peuple ». Ils veulent mener une carrière professionnelle. Ils ne se définissent plus comme des « militants » mais comme des « intervenants ».
29La neutralité que revendique la dernière génération d’experts est révélatrice d’une représentation technique du métier. Leur rôle, disent-ils, consiste essentiellement à poser des diagnostics, à clarifier des problèmes, à évaluer des enjeux. Ces experts d’une autre génération exigent une forte rigueur professionnelle, comme en témoignent leur souci d’uniformiser les méthodes d’intervention et leur volonté de mutualiser l’information collectée. Ces nouveaux arrivés n’ont, pour la plupart, jamais milité. Ils ne se disent plus à « gauche » mais déclarent simplement posséder une « fibre sociale ». Leur connaissance du monde syndical ne résulte plus d’une expérience empirique préalablement accumulée mais d’une découverte « scolaire » par l’entremise des formations internes que dispensent les cabinets à leurs recrues. Contrairement aux experts des années 1970 qui s’identifiaient à la figure de l’intellectuel organique, la référence des nouveaux entrants est celle du conseiller professionnel qui, à l’instar des conseillers des directions, fonctionne comme un prestataire de service. Cette option résulte moins de l’intention délibérée des cabinets de recruter des personnes possédant un tel profil que de la réelle difficulté à trouver des candidats combinant une expérience syndicale et une forte compétence professionnelle.
Constitution d’un marché et consolidation de l’offre et de la demande d’expertise et de conseil
30L’observation du Salon des CE [14] donne une bonne idée des transformations du milieu. Des dirigeants de cabinets d’expertise participent à des tables rondes, des experts animent des conférences et proposent leurs services aux CE et aux CHSCT sur des « stands ». Leur intervention auprès des CE est banalisée. Les 33 000 CE et autant de CHSCT sont devenus l’objet d’un véritable marché pour les cabinets de conseil et d’expertise. Ceux-ci s’inscrivent dans une démarche de clientélisation qui témoigne du cadre concurrentiel vers lequel leur activité a évolué. Ils élargissent leurs modalités d’intervention en proposant un accompagnement des élus à travers un service d’abonnement annuel à un système d’assistance téléphonique, ils développent en parallèle une activité de recherche [15] et ils proposent des programmes de formation pour les élus.
31D’autres cabinets que les deux mentionnés précédemment (Alpha qui occupe environ 900 personnes et Syndex 350 personnes) animent aujourd’hui le marché de l’expertise syndicale. Il est difficile de fournir une estimation exacte de leur nombre. Attirées par cette niche du marché de l’expertise-conseil et encouragées par la relativement faible réglementation existante, de nombreuses petites structures (moins de 10 personnes) ont vu récemment le jour. Dans l’ensemble des cabinets, certains se spécialisent dans l’expertise comptable et économique, d’autres dans l’expertise CHSCT [16], d’autres encore exercent les deux types d’interventions. La formation et le conseil font aussi partie des services délivrés. Les cabinets sont organisés en réseaux, plusieurs appartiennent à un même groupe et leur action est structurée par domaine d’intervention. Afin de répondre aux demandes les plus variées, ils adoptent aussi une politique de sous-traitance. Ajoutons enfin que ces cabinets font également appel à des avocats spécialisés en droit social et considérés comme proches des syndicats. Ils construisent ensemble des stratégies de défense des salariés.
32Les experts de ces cabinets se définissent comme la « matière grise » des élus et affirment que leur rôle n’est pas d’ « allumer le feu » au sein de l’entreprise. Ils se considèrent au contraire comme des « facilitateurs de dialogue social » et travaillent à la réhabilitation de la parole des représentants des salariés. Ils défendent une vision « dépolitisée » du social. Pour les nouveaux arrivés, cette situation ne pose pas de problèmes majeurs. Pour les plus anciens, marqués par la figure de l’expert-militant, ce changement idéologique appelle une rééducation de soi (Collovald, 2001). Vécue par certains comme contre-nature, elle est à l’origine de nombreuses tentatives de création de cabinets « dissidents » au profil plus engagé.
33Pour faire face à la concurrence et élargir leur clientèle, les cabinets proposent leurs services aux élus appartenant à tous les syndicats mais aussi à des non-syndiqués. Ils ne font en cela que suivre l’évolution des élections aux CE et aux CHSCT au sein desquels siègent de plus en plus de personnes qui ne sont pas membres d’une organisation syndicale représentative et où l’existence des élus appartenant à une seule organisation syndicale devient rare. Ces cabinets cherchent aussi à éviter de travailler pour une seule confédération, il est vrai que l’absence de lien singulier peut, à l’inverse, freiner le développement des activités d’expertise. C’est pourquoi la plupart des cabinets maintiennent un rapport privilégié, plutôt qu’exclusif, avec les élus de telle ou telle confédération. Cette relation avec le monde syndical se traduit aussi en termes organisationnels. Tout comme les confédérations syndicales, les grands cabinets ont des sièges régionaux et ils sont organisés par branches (chimie, BTP...) ou par pôles thématiques (restructurations, niveau européen...). Dotés de spécialisations transversales, les grands cabinets embrassent aisément de la sorte plusieurs domaines de compétences à la fois.
34À l’heure actuelle, différents éléments favorisent toujours le développement du recours aux experts extérieurs dans le champ syndical. Le travail de l’élu, tout d’abord, se déroule dans un contexte marqué par l’urgence. La stratégie des employeurs privilégie souvent la rétention de l’information et les annonces de dernière minute. Dans les cas de restructurations, par exemple, les élus ont besoin d’informations et de diagnostics rapidement utilisables. Dans ces circonstances, les élus sont d’autant plus pragmatiques aujourd’hui qu’ils sont contraints d’assurer leurs fonctions de représentation avec l’aide d’un nombre réduit de militants. Souvent inexpérimentés, les élus de terrain regrettent leur isolement et attendent beaucoup de structures fédérales qui ne sont pas toujours en mesure d’appuyer leur action. Pour cette raison, les experts acquièrent aujourd’hui le statut de « courroie de transmission » entre les différents niveaux des organisations syndicales. Dépassant parfois le cadre des tâches qui leur sont prescrites, ils n’hésitent pas à entrer dans la « cuisine interne » des élus et à les aider à peaufiner une stratégie d’action. L’expert peut aussi aider à la rédaction d’un tract (pour les aspects techniques des choses), coordonner les élus de différentes entreprises afin qu’ils puissent confronter leurs expériences, ou encore dire les droits que confère la fonction de représentation dans l’entreprise..., autant de tâches remplies hier par les militants syndicaux.
35La conception des élus qui défendent un « syndicalisme responsable » est aussi, aujourd’hui, en évolution. Ces militants considèrent désormais que pour comprendre les décisions des employeurs et devenir un interlocuteur « crédible » face aux directions, ils doivent connaître l’environnement économique et maîtriser les tenants et les aboutissants des stratégies de l’entreprise. Forts de leur expérience, les experts, reconnaissent-ils, sont les seuls à pouvoir apporter à ce sujet une connaissance utile et opérationnelle. Ce mouvement, comme tous ceux que nous avons signalés précédemment, est le signe d’un rapport de pouvoir qui s’inverse. Initialement, des élus « forts » sollicitaient des experts peu nombreux et peu légitimes. Depuis les années 1990, ces derniers sont des professionnels organisés et reconnus. Ils interviennent maintenant pour venir « à la rescousse » d’élus affaiblis. La présence active d’experts aux côtés des syndicalistes de base peut paraître paradoxale si l’on considère que l’ethos militant n’est plus constitutif de l’identité de ces professionnels de l’entreprise. Elle n’en suscite pas moins les craintes de certaines instances fédérales ou confédérales qui ne maîtrisent pas la réalité de l’intervention de ces experts auprès de leurs militants de base. C’est pourquoi elles essaient actuellement d’adopter des stratégies visant à contrôler, voire à contrer, l’emprise de ces professionnels dont elles ont pourtant besoin.
CONCLUSION
36Un syndicaliste écrivait en 1956 : « Le dialogue entre organisations syndicales patronales ou ouvrières n’acquiert son entière signification que dans la mesure où il revêt la forme d’une expertise contradictoire. » [17] Cette affirmation pourrait être reprise à leur compte aujourd’hui par les intéressés. La nuance, et elle est de taille, est que le même syndicaliste écrivait juste avant : « Plutôt que de faire appel aux services d’experts professionnels, les syndicalistes souhaiteraient utiliser des militants ou d’anciens syndicalistes ayant acquis une formation technique. » Les organisations syndicales peuvent certes compter à l’heure actuelle sur leurs propres forces pour mener analyses et diagnostics. Mais cela n’est pas suffisant. Du fait des controverses nées à l’occasion de la mise en pratique des dispositifs syndicaux d’expertise et de conseil, les élus des CE et des CHSCT ont été contraints de s’appuyer progressivement sur des professionnels extérieurs aux syndicats. Produit de la reconnaissance de l’acteur syndical au sein de l’entreprise, le marché de l’expertise s’est développé au cours des dernières décennies et a assuré une plus grande autonomie, matérielle et symbolique, à ceux qui font profession de conseiller les militants de terrain. Ils sont désormais des acteurs à part entière dans un répertoire d’action collective qui s’est constitué au carrefour d’initiatives multiples, les unes étant les produits du volontarisme des pouvoirs publics, les autres résultant d’initiatives individuelles des militants.
37L’évolution historique dont nous avons rendu compte témoigne des transformations idéologiques et des conditions d’exercice du travail de représentation des élus qui, conjointement aux mutations du travail lui-même, ont marqué ce dernier demi-siècle. L’évocation du « dialogue » dans l’entreprise et le souci de constitution de « partenaires sociaux » qui en est sa condition sont deux éléments qui depuis l’après-guerre ont contribué – et contribuent encore – au façonnement d’experts qui occupent une position homologue à celle détenue par les conseillers du patronat.
38Ce processus témoigne plus généralement d’une forme de technicisation du social. À l’instar d’autres experts, les professionnels auxquels nous nous sommes intéressé essaient de traduire la réalité sociale dans des catégories d’une grandeur mesurable et parviennent à faire reconnaître leurs savoirs comme des compétences nécessaires à la conduite d’une stratégie revendicative. Pour compléter le tableau, il resterait à analyser ce que cette activité d’expertise contient potentiellement en elle de « force contractuelle » (Brucy, 1999) ou, si l’on préfère, de puissance au service de l’émancipation et de la transformation des rapports sociaux dans l’entreprise.
BIBLIOGRAPHIE
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Mots-clés éditeurs : Expertise, Répertoires d'action collective, Institutionnalisation, Relations professionnelles, Syndicalisme
Date de mise en ligne : 22/05/2009
https://doi.org/10.3917/cis.126.0081Notes
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[1]
Les comités d’entreprise sont institués par l’ordonnance du 22 février 1945. Le texte concerne les entreprises de plus de 100 salariés. La loi du 16 mai 1946 réduit le seuil à 50. Le comité d’entreprise est présidé par le chef d’entreprise et composé de représentants élus du personnel. Il détient des attributions économiques, sociales et culturelles. Par la suite, plusieurs lois ont étendu le domaine d’intervention et accru les moyens dont disposent les élus. Depuis les lois Auroux de 1982, le comité d’entreprise est obligatoirement informé et consulté sur les questions intéressant l’organisation, la gestion et la marche générale de l’entreprise, sur les mesures de nature à affecter le volume ou la structure des effectifs, la durée du travail, les conditions d’emploi, de travail et de formation professionnelle des salariés.
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[2]
Nous nous appuyons sur des matériaux utilisés dans une thèse en cours d’élaboration : Expertise et syndicalisme, usages syndicaux d’une activité de conseil et d’expertise, Université de Paris X - Nanterre. Outre des documents de « seconde main », nous utilisons des matériaux de « première main », essentiellement des entretiens réalisés auprès d’experts et de syndicalistes (50), des archives nationales contemporaines, des archives syndicales et de nombreuses observations.
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[3]
Journal officiel, exposé des débats parlementaires du 25 avril 1946.
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[4]
Cf. la synthèse des rapports annuels (Vue d’ensemble sur l’activité des comités depuis leur création) de 1950, le no 291 de Liaisons sociales du 21 juin 1953 et le Rapport du Conseil économique et social de la session de 1965.
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[5]
Cf. le Congrès régional des élus des comités d’entreprise, CFTC (1952), et les enquêtes de 1948 et 1950 menées par les inspecteurs divisionnaires du ministère du Travail.
-
[6]
L’Ordre des experts-comptables soulève les problèmes d’indépendance et de neutralité. Il pose notamment la question de savoir comment ces professionnels peuvent servir les élus en indiquant l’état des comptes alors que tout expert-comptable est tenu au secret professionnel.
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[7]
Rapport de la mission Les services d’études américains, composée de représentants syndicaux européens, février-mars 1958.
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[8]
Au lendemain de la Libération, la CGT avait, quant à elle, créé le Centre d’études économiques et sociales, dans lequel intervenaient ponctuellement des économistes et sociologues marxistes, tous professionnels. Ce centre n’était voué qu’au travail de recherche.
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[9]
Cf. le compte rendu de la conférence nationale de 1992 de Syndex et la brochure Du passé ne faisons pas table rase préparée pour la même occasion.
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[10]
Le premier a été créé en 1946, le second est une émanation du précédent. À eux seuls le second et le troisième cabinets font travailler environ 50 experts-comptables. Les trois cabinets interviennent à un niveau national. En région, d’autres experts-comptables travaillent en lien avec les bureaux d’études économiques de la CGT.
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[11]
Cf. le 40e Congrès confédéral de la CGT (1978) ainsi que les revues de la CFDT.
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[12]
Cf. le compte rendu d’une journée d’études organisée par l’Association internationale de techniciens, experts et chercheurs en octobre 1987.
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[13]
Il existe d’autres cabinets qui fournissent une assistance à ces élus. Ce sont de petites structures indépendantes qui travaillent souvent pour des CE d’une même fédération. On trouve aussi un organisme créé par la confédération (Émergences) qui se spécialise dans les expertises pour les CHSCT.
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[14]
Ce salon est un rendez-vous commercial qui rassemble fournisseurs et clients des CE et des CHSCT. L’observation a eu lieu à la Défense (Paris) en 2008.
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[15]
Notamment à partir d’appels d’offre, ils entérinent de cette façon une tendance à l’effacement de frontières entre recherche, expertise et conseil.
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[16]
Cinquante-huit cabinets seulement disposent de l’agrément du ministère du Travail pour pratiquer l’expertise CHSCT.
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[17]
Lettre de J. Berthon au ministre du Travail, le 12 juin 1956.