Notes
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[1]
L’auteur tient à remercier A. Hébrard (doyen de l’Inspection générale et ancien président du CNU-STAPS), Y. Léziart (président de la Conférence des directeurs des UFR-STAPS), P. Boyer (président d’honneur de l’AFRAPS), et G. Papellier (SNEP), qui ont eu la gentillesse d’accepter des entretiens oraux ou téléphoniques, ainsi que J.-M. Berthelot, R. Boudon, M. Cherkaoui et C. Martin pour leurs remarques, critiques et suggestions. Bien entendu, le contenu de l’article n’engage que l’auteur. L’évolution des effectifs des étudiants en STAPS provient du centre de documentation du ministère de l’Éducation nationale.
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[2]
Signalons ici qu’il existe plusieurs historiographies du développement de l’EPS en France. Cependant, selon leur mode de pensée ou paradigme, celles-ci ne sélectionnent pas les mêmes faits dans le matériau historique ou ne les interprètent pas de la même façon. Pour l’analyse de ces historiographies et de leur méthodologie ainsi que de nos travaux sociohistoriques que nous réutilisons dans le présent article, voir La légitimation des politiques de l’Éducation physique scolaire en France, Jarnet, 1999.
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[3]
Dans Vers l’armée de métier (1934, p. 150), de Gaulle défend la valeur du sport, qui permet pour lui d’éduquer de façon moderne la force et l’adresse indispensables à la défense nationale.
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[4]
Cette commission est composée en 1975 de l’historien J. Thibault, du psychologue A. Hébrard, et de l’inspecteur général R. Delaubert. Ils sont tous les trois, à l’origine, professeurs d’EPS.
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[5]
Revue STAPS, bulletin scientifique des UER-EPS, avril 1980, revue qui dépend d’une Association qui deviendra l’Association francophone pour la recherche sur les Activités physiques et sportives (AFRAPS).
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[6]
Aujourd’hui il y a 48 laboratoires qui relèvent de différents paradigmes : physiologie (20), psychophysiologie (4), psychologie (11), sociologie (10), histoire (1), didactique (2), voir Bulletin de liaison et d’informations scientifiques de l’AFRAPS, no 20, décembre 2000.
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[7]
Pour la liste de ces DEUST, IUP et DESS, voir le Bulletin de liaison et d’informations scientifiques de l’AFRAPS, no 18, avril 2000.
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[8]
Notons ici que le ministère de la Jeunesse et des Sports, qui défend traditionnellement la doctrine étroite de la professionnalisation, a désormais bien conscience que la meilleure réponse à la congruence entre offre et demande de compétences en matière d’Activités physiques et sportives passe désormais par un ensemble d’institutions de niveaux différenciés et diversifiés plutôt que par un système étroit de professionnalisation (Buffet, 2001).
1En France, les Sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS) sont une discipline du système d’enseignement universitaire et de recherche qui accueille les étudiants se destinant au professorat d’Éducation physique et sportive (EPS) ou ambitionnant de posséder un diplôme orienté vers les Activités physiques et sportives (APS). Cet enseignement universitaire est récent. Le 1er cycle (DEUG-STAPS) a été institué en 1975, la licence en 1977, la maîtrise en 1982, et le 3e cycle avec le DEA et le doctorat, qui ouvrent la voie à la recherche, en 1982 et 1984. Il existe aujourd’hui environ 26 UFR STAPS auxquelles sont rattachés 19 départements et divisions, qui reçoivent 45 000 étudiants, alors qu’en 1981 il n’y avait que 18 UFR avec environ 9 000 étudiants. Le nombre d’enseignants, et notamment des maîtres de conférences et des professeurs d’université auxquels sont liés des laboratoires, a aussi augmenté considérablement (10 assistants, 18 maîtres assistants et 4 professeurs d’Université STAPS après la création du premier Conseil supérieur des universités (puis Conseil national des universités) en 1982 ; plus de 320 maîtres de conférences et 100 professeurs d’Université aujourd’hui (Gleyse, 2001)). Pourquoi et comment cet enseignement universitaire a-t-il été créé ? Quels sont les « systèmes de raisons » qui ont engendré le développement spectaculaire de cette discipline et des UFR STAPS ?
2L’enjeu sociologique est ici de montrer que l’installation d’une nouvelle discipline universitaire comme les STAPS n’est pas seulement le produit de théories nouvelles, comme pourrait le suggérer une approche essentiellement internaliste à la manière de Kuhn (1983), qui minimise le contexte social institutionnalisé. Ce n’est pas non plus la conséquence directe des conditions sociales, engendrant une activité sociale institutionnalisée, ici l’université STAPS, et permettant ensuite la construction d’une véritable discipline nouvelle, suivant le modèle proposé par le sociologue historique des sciences J. Ben-David (1997), qui tend à traiter la discipline étudiée comme une boîte noire. En fait, nous verrons que ce qui est arrivé sur une période très courte a été préparé en amont par un évolutionnisme non linéaire et complexe sous l’influence réciproque des idées et des conditions sociales. Pour que ce qui a été qualifié de STAPS, en 1975, ait pu devenir universitaire, il a d’abord fallu que se cristallisent des faisceaux de théories et de pratiques sous une forme propre à faire le lien avec l’Université, Université qui a elle-même évolué. Et de tels faisceaux n’ont pu s’établir que sous l’action d’une multiplicité de facteurs dont nous ne retiendrons que les éléments directeurs : renouvellements théoriques, processus sociaux internes à la discipline, contextes institutionnels, lesquels sont en interaction avec des facteurs politiques, économiques, intellectuels et sociaux. Ainsi la perspective sociohistorique nous permettra de comprendre que ce qui peut apparaître comme une nouveauté radicale est plutôt le fruit d’un « continuisme », dont il nous faudra voir où il prend ses racines et comment il a précisément évolué. Sur le court terme, l’installation et le développement de la structure universitaire nouvelle et de la discipline STAPS dépendront également d’une dialectique entre des facteurs internes (l’interaction entre des paradigmes, des ensembles de théories reposant sur des postulats plus ou moins explicites, des groupes sociaux spécifiques et des institutions propres) et des facteurs externes (politiques, économiques, cognitifs et sociaux).
3Tout au long de cette étude, nous trouverons notre point d’appui dans les cadres d’analyse de la sociologie de la connaissance de J.-M. Berthelot (2000, 2002) et de R. Boudon (1994, 2000), cadres qui sont tout particulièrement attentifs aux émergences historiques, qui n’ont rien de mécanique et de nécessaire, aux mouvements et groupes sociaux, aux institutions et aux données structurelles, et aux rationalités internes et externes confrontées aux forces historiques.
4Nous analyserons dans un premier temps, dans une perspective sociohistorique longue [2], ce qui permet de mieux souligner la délimitation des STAPS (c’est-à-dire les théories élaborées et critiquées pour résoudre des problèmes relevant d’une certaine tradition), comment et pourquoi est apparu le système universitaire en STAPS. Dans un deuxième temps, nous analyserons les effets cognitifs et sociaux de ces vingt dernières années, avec leur lot de contingences et d’effets inattendus, qui ont produit l’ « académisation » soudaine des STAPS, puis l’expansion « démographique » de cette nouvelle discipline universitaire. Nous dégagerons enfin deux lignes de forces, l’une au niveau organisationnel, l’autre au niveau épistémologique, qui nous semblent importantes pour l’évolution des STAPS en tant qu’institution sociale et en tant que connaissances et pratiques de recherche.
TRADITIONS, THéORIES, ET INSTITUTIONS AVANT LE STATUT « STAPS »
Rapprochement de l’Éducation physique avec l’Université
5L’idée d’un enseignement universitaire concernant l’éducation et les activités physiques apparaît à la fin du XVIIIe siècle en particulier dans les écrits de J. Verdier (1779). Elle fait suite à une réflexion poursuivie par plusieurs auteurs concernant les problèmes de force, d’adresse, de sollicitation de l’organisme par des techniques considérées comme appropriées en vertu de certaines théories pour construire le physique de l’homme, tout cela en rapport avec un contexte intellectuel (celui des Lumières) et social (renouvellement de l’Université, réorganisation de la société). Un mouvement de théorisation visant à préciser ces questions et ces concepts est en germe, mais il est nécessaire que les circonstances le favorisent afin qu’il se développe.
6Or la Révolution et l’Empire freinent cette dynamique cognitive : l’Université s’éclipse devant des écoles spéciales ; la tradition scientifique de l’EP disparaît dans la gymnastique militaire. Si la Restauration fait réapparaître la tradition scientifique de l’EP en favorisant la création d’un Gymnase normal, civil et militaire, grâce aux idées et à la personne du Colonel Amoros (la Monarchie a besoin de reconstituer son armée sans attirer l’attention de la Sainte-Alliance), il faut en fait attendre la IIIe République pour que l’Éducation physique s’implante dans l’institution scolaire de façon durable et se rapproche de l’Université. Les facteurs politiques sont ici déterminants mais toujours liés à une dynamique cognitive et sociale interne. Lorsque les républicains gambettistes s’emparent du pouvoir, la gymnastique militaire d’Amoros s’implante dans les écoles (référée à la notion de peuple en arme pour la défense de l’idéal démocratique). Mais très vite, ce sont les républicains modérés, avec dans leurs rangs des intellectuels comtiens, qui contrôlent le gouvernement. La gymnastique d’Amoros est vivement critiquée, et le physiologiste E. J. Marey, qui dirige le Laboratoire de physiologie du Collège de France, préside la Réforme de la gymnastique au ministère de l’Instruction publique en 1882 : il s’agit de se délivrer de la tutelle des militaires et d’organiser scientifiquement l’éducation physique. E. J. Marey, avec son préparateur au Collège de France G. Demeny, introduit le paradigme biomécanique. G. Demeny, qui pratique la gymnastique, va créer un nouveau pôle en établissant un pont entre celle-ci et la recherche scientifique du plus haut niveau. Il montre que les compétences cognitives issues du terrain sont dépassées par l’observation scientifique et cherche à établir une méthode d’EP positive. Ses innovations, liées à la physique et à la biologie, soutenues par un réseau de politiciens et de savants (Pociello, 1999), entraînent la création de deux nouvelles institutions : le Laboratoire de physiologie appliquée à l’éducation physique à l’École Normale de gymnastique militaire de Joinville ; un « Cours supérieur de l’Université » à Paris, destiné à la formation des professeurs d’EP du secondaire. Nous avons ici les premiers mécanismes organisationnels qui rapprochent l’EP de l’Université.
Expansion institutionnelle et rattachement à l’Université proprement dite
7La théorisation « instituée » de l’EP de Demeny entraîne une nouvelle activité critique. Trois nouveaux paradigmes apparaissent dans le cadre de la IIIe République parlementaire, lesquels renvoient à des projets de haut enseignement de l’EP antagonistes. Le premier, représenté par P. de Coubertin, élève de l’école leplaysienne et soutenu par différents groupes (les patronages catholiques...), considère que l’EP anglaise qui passe par le sport a une portée pratique et morale supérieure à tout autre type d’encadrement et d’apprentissage. Pour ce courant, l’EP est une pratique empirique qui ne relève pas d’une vocation universitaire. Le deuxième paradigme est soutenu par les médecins qui reprochent à Demeny d’ignorer les acquis et potentialités de leur domaine. Le Dr Tissié, le plus représentatif d’entre eux, propose dès 1904 que les enseignants d’EP soient formés dans des « écoles universitaires » (Thibault, 1981). Ce paradigme supplantera l’orientation de Demeny. Un troisième paradigme émerge en 1905, c’est celui du militaire Hébert. Pour ce praticien qui s’adonne à la recherche, les observations scientifiques de Demeny sont peu efficaces, et il défend une EP fondée sur des exercices proches de la nature. Il n’est pas question ici d’Université mais d’écoles professionnelles à l’image du Collège d’athlètes de Reims dont il prend la direction en 1913. Ces différentes théorisations constituent un véritable corpus, qui est vivifié en arrière-plan par un mouvement social profond, celui de la préparation à une guerre possible. C’est dans ce cadre qu’est organisé le Ier Congrès international d’EP à Paris en 1913.
8La Grande Guerre handicape cette dynamique cognitive, mais étend l’institutionnalisation de l’instruction physique à toutes les régions : 21 Centres régionaux d’instruction physique (CRIP) rattachés à l’École militaire de Joinville sont mis en place (Simonet, 1998). Dans le contexte d’après-guerre, l’École militaire de Joinville est devenue une organisation puissante. Elle élabore la méthode française d’EP, qui est une sélection et une coordination des doctrines et des pratiques théorisées avant la guerre. Cependant l’École de Joinville et le ministère de la Guerre ne conservent pas le contrôle de l’EP. D’une part, parce que les représentants des différents paradigmes de cette discipline (hébertiste, sportif, médical) s’opposent à la mainmise des militaires, et tout particulièrement les médecins qui sont de nouveau de plus en plus influents au sein de la IIIe République. D’autre part et surtout parce que des facteurs externes, notamment politiques (la victoire du cartel des gauches, l’arrêt de la politique de fermeté envers l’Allemagne, la volonté de paix impulsée par la Société des Nations) s’opposent à la militarisation de la jeunesse. Ainsi s’explique que l’EP bascule du ministère de la Guerre à celui de la Santé, ce qui permet la création des Instituts régionaux d’EPS, rattachés aux facultés de médecine en 1927. Les CRIP passent de 21 à 6, et l’École de Joinville est réduite à la formation des militaires. Pour la première fois de leur histoire, les enseignants d’EP reçoivent une formation universitaire avec l’exigence du baccalauréat. Cela, cependant, ne crée pas encore une véritable formation universitaire. Ces instituts sont des écoles professionnelles. Ce sont essentiellement les médecins des universités qui établissent les enseignements fondamentaux et qui produisent les recherches. Soulignons ici un renouvellement théorique venant de deux médecins physiologues, Bellin du Cotteau et Chailley-Bert qui ouvrent la voie à l’approche scientifique du sport, laquelle activité se développe dans la société civile. En outre, dans un contexte de crise du libéralisme et d’exacerbation des nationalismes en Allemagne et en Italie, Chailley-Bert obtient en 1933 la création de l’École normale d’EP (ENEP), qui est la transformation de l’Institut régional d’EP de Paris en école supérieure, chargée d’indiquer aux IREPS l’EP légitime. L’EP tend à avoir des institutions équivalentes aux disciplines scolaires plus prestigieuses. Ainsi, facteurs politiques et facteurs sociaux et cognitifs internes permettent à l’EP de mettre un pied dans le milieu proprement universitaire. Mais il n’y a rien de mécanique et de nécessaire dans ce mouvement.
Grande École et écoles professionnelles ou vers une formation universitaire ?
9En effet, au cours des années 1930, suivant les exemples étrangers (Italie, Allemagne), c’est le système de la Grande École guidant des écoles professionnelles qui est en fait privilégié : la Grande École forme une élite plus homogène et a des liens de subordination plus étroits à la « volonté politique ». C’est pourquoi, entre autres, à la suite d’un changement politique en 1934, qui ouvre la voie à l’expérience socialiste, le physiologue Chailley-Bert est remplacé à la direction de l’ENEP par Loisel. Soutenu par le gouvernement, l’agrégé de lettres Loisel défend la méthode Hébert en s’appuyant sur les théories de l’école active. Il établit un pont entre la gymnastique et ce qu’on appellera par la suite les sciences humaines. Le côté médical et biologique se maintient, mais passe au second plan ainsi que les IREPS qui restent des écoles professionnelles sous l’autorité de l’ENEP.
10Par ailleurs, en 1936, le contrôle de l’État en matière d’Éducation physique et sportive s’étend au domaine extra-scolaire avec la création d’un sous-secrétariat d’État aux sports, loisirs et éducation physique. Véritable rupture, cette organisation des loisirs fait naître un nouveau cercle social afin de développer l’éducation populaire de la jeunesse. Ce cercle social, celui de Jeunesse et Sports, sera par la suite, dans des proportions variables, en situation d’alliance et/ou de concurrence avec celui des professeurs d’EP. Nous y reviendrons.
11Les programmes se maintiennent au cours de la rupture de Vichy dans le cadre d’écoles professionnelles spécialisées (le Collège national de moniteurs et d’athlètes d’Antibes et les Centres régionaux d’éducation physique (CREP) qui y sont rattachés). Après la guerre, les structures antérieures sont rétablies. Cependant progressivement le modèle de la Grande École avec son élite sélectionnée qui guide des écoles professionnelles s’estompe au profit du modèle universitaire. Pourquoi ?
12D’abord, l’École normale supérieure d’EP (ENSEP) intègre plusieurs paradigmes, qui proviennent du consensus de la Libération : les traditions hébertistes et sportives orientées vers les sciences humaines ; la tradition biologique et médicale. En outre, un nouveau programme de recherche au sein du paradigme sportif, avec le marxisme comme théorie de référence, attire une nouvelle génération et tend à l’emporter sur les autres traditions. Aussi, moins homogène, et surtout moins adaptée aux orientations politiques de la IVe République, la Grande École perd de son influence, malgré les travaux internes qui y sont développés (notamment la recherche associant sport, sciences humaines et sciences biologiques, qui recevra un appui politique déterminant avec le pouvoir gaulliste). En revanche, les IREPS rattachés aux facultés de médecine, IREPS à côté desquels la Direction générale de la Jeunesse et des Sports ouvre des sections préparatoires dans des CREPS, répondent mieux aux attentes et aux modes de pensée des représentants du peuple, particulièrement préoccupés par les questions de santé et d’aptitude au service national de la jeunesse (et notamment pour intervenir dans les colonies mais en même temps sans faire apparaître cette finalité afin de ne pas heurter l’opinion). Les professeurs d’EP-médecins sont les plus actifs et mettent au point une méthode positiviste, qui prétend à l’universalité et intègre les différentes méthodes d’EP. Ils ont une certaine visibilité avec la Ligue française d’EP et sa revue L’homme sain, Revue latine d’EP et de médecine appliquée. Leur paradigme « scientifique » forme la structure de base des Instructions officielles de 1959, et ils revendiquent désormais l’intégration universitaire à part entière de leur discipline (During, 1981), regroupant à la fois les enseignements fondamentaux, la professionnalisation et la recherche, en s’appuyant sur les modèles des facultés de médecine et de l’Université moderne qui s’installe en France. Cette universitarisation dispenserait en outre à tous les futurs enseignants (et non seulement à une élite) la meilleure formation possible. Tout est de nouveau en place afin que le haut enseignement de l’EPS devienne véritablement universitaire. Mais là encore, comme nous allons le voir, il s’agit d’un processus non linéaire et non programmable.
13Signalons ici, ce qui sera tout particulièrement important pour la suite, la création de l’Institut national des sports (INS) en 1945, qui est la première école spécialisée poursuivant trois objectifs sociaux essentiels : l’entraînement des athlètes de haut niveau, la formation des cadres sportifs, et l’éducation populaire de la jeunesse. Cette école propose des études courtes, et rejette le modèle universitaire.
Le haut enseignement de l’EPS s’éloigne du modèle universitaire
14Des facteurs exogènes vont entraver l’universitarisation de l’EPS et modifier le paysage de l’EP et des sports, notamment l’arrivée du général de Gaulle, et la constitution de la Ve République plus centralisée et interventionniste que le régime précédent, en particulier afin de faire face aux problèmes algériens et à la guerre froide. De Gaulle et ses experts sont plutôt favorables au paradigme sportif [3]. Ces derniers créent le Haut-Commissariat à la Jeunesse et aux Sports. Dirigé par Herzog, cet organisme a pour mission de structurer les sports, l’éducation physique scolaire et l’éducation populaire. Les fédérations sportives passent sous son contrôle, et celles qui poursuivent des intérêts publics sont particulièrement favorisées. L’INS conserve ses missions mais à une plus grande échelle ; l’ENSEPS aussi, et elle est tout particulièrement sollicitée par rapport aux IREPS non seulement parce qu’elle est statutairement le lieu de l’élite, mais aussi parce qu’elle est davantage favorable à la méthode sportive. De multiples recherches en sciences humaines (psychologie, psychosociologie et sociologie) et en sciences biologiques (biomécanique, physiologie) sont encouragées. D’une manière générale, cette orientation vise à trouver des solutions scientifiquement fondées en ce qui concerne le développement corporel et moral, et à améliorer les performances sportives en raison de leur prestige national. Les normaliens, qui sont recrutés sur la base d’épreuves sportives, participent à ces recherches. Ce personnel qualifié alimente peu les IREPS qui sont mis en sommeil mais beaucoup plus les CREPS qui sont plus nombreux et qui forment les professeurs d’EPS après le BAC. Ainsi, le système de la « Grande École » et des écoles professionnelles est imposé de l’extérieur par l’administration gaulliste, et marginalise la formation universitaire.
15Cet éloignement de l’Université va paradoxalement servir une universitarisation spécifique. En effet, la communauté des professeurs d’EP s’émancipe des médecins et des professeurs d’EP-médecins des IREPS. Avec l’ENSEPS et les CREPS, cette communauté devient plus autonome : les professeurs d’EPS assurent la plupart des enseignements fondamentaux et se spécialisent dans les recherches. C’est désormais la méthode sportive qui est privilégiée avec ses solutions pratiques, ses théories et ses recherches, qui mettent en évidence la fragilité des arguments hébertistes et biomédicaux. En outre, grâce au recul de la scolarité à 16 ans et à la création de collèges d’enseignement secondaire, le nombre de professeurs d’EPS augmente considérablement (il passe de 7 000 à 14 000), et ce groupe constitue désormais une véritable force sociale. Cependant, au cours des années 1965-1966, à la suite du rapport Borotra-Herzog (1965), le groupe des enseignants d’EPS s’inquiète de la dynamique impulsée par le pouvoir gaulliste. En effet, le noyau dur des propositions de Borotra et d’Herzog tend à exclure l’EP de l’école et à la remplacer par l’éducation sportive dans des centres d’animations sportives extra-scolaires. La résistance provient d’abord des élites qui ont été mises à l’écart parce qu’elles n’étaient pas favorables au paradigme sportif (certains inspecteurs généraux, médecins, scientifiques ou philosophes). Elle vient aussi du Syndicat national de l’EP (SNEP), qui, bien que favorable aux sports, souligne que l’EP ne vise pas une fin concrète obligatoire (former un spécialiste sportif) mais des buts divers (la santé, l’habileté...). Ainsi différents groupes, qui peuvent avoir des divergences quant aux méthodes et aux paradigmes, s’accordent pour s’opposer au principe d’un enseignement sportif dans des centres spécialisés et souhaitent que l’EPS soit reconnue comme une discipline scolaire à part entière. Cette reconnaissance implique, comme pour les autres disciplines, une véritable formation universitaire à côté de l’École normale supérieure. La qualité des recherches au sein de l’ENSEPS, qui approfondit les connaissances concernant l’éducation corporelle de l’homme, appuie cette revendication. En outre, les universités, qui bénéficient d’un prestige et d’une autorité morale incontestables, sont à ce moment-là en plein développement et paraissent rentables pour la société. Cependant, ce sont surtout des circonstances externes, et tout particulièrement Mai 68, qui vont faciliter les espoirs d’universitarisation des enseignants d’EPS.
L’IMPLANTATION CHAOTIQUE DE LA DISCIPLINE UNIVERSITAIRE « STAPS »
La création des UER-EPS
16Le syndicat des enseignants d’EPS obtient du nouveau ministre de l’Éducation nationale, E. Faure, dans le cadre de la réforme des universités, au cours de l’année 1968-1969, la réactivation des IREPS et leur transformation en UER d’EPS. Cette structure universitaire n’est toutefois pas complètement autonome, car elle dépend à la fois des Universités et de la Jeunesse et des Sports. Précisons ici que si la France a écarté la sélection à l’entrée à l’Université en 1968, elle est introduite dans la filière des UER-EPS, parce qu’elle a un statut dérogatoire. Cette sélection est justifiée par les contraintes des installations sportives, le volume des débouchés probables dans l’enseignement scolaire et la vérification des aptitudes physiques qui sont indispensables dans ce type d’études.
17Afin d’instituer des professeurs d’EPS universitaires, l’ENSEPS est supprimée et est créée une nouvelle ENSEPS, qui n’a toujours pas un statut universitaire, mais qui prépare néanmoins à l’équivalent d’un DEA. Les professeurs sessionnaires peuvent ensuite prolonger leurs études dans des universités pour obtenir un doctorat. L’ENSEPS nouvelle ouvre plusieurs sessions qui permettent des recherches en biologie, en psychophysiologie, psychologie cognitive et psychosociologie, en histoire, philosophie, épistémologie et sociologie, en gestion et en droit, tout cela en rapport avec l’EPS et les sports de compétition et de loisir. Les recherches qui ont le plus de retentissement sont celles des sociologues, philosophes et historiens, parce qu’elles dénoncent les méfaits des sports sans conscience encastrés dans la société technico-économique et qu’elles coïncident avec le contexte d’une critique des sciences dans l’après-Mai 68. Ces études défendent la communauté des professeurs d’EPS, communauté qui est considérée comme capable d’opérer des choix et des jugements réfléchis en rapport avec des idéaux d’émancipation. Ces recherches se cristallisent autour des noms de J. Thibault et de G. Vigarello. Cependant, si la philosophie sociale ou la sociologie dominent la réflexion, et si les « sciences dures » sont sur la défensive et attirent moins l’attention, ces dernières poursuivent néanmoins leurs réflexions, avec en particulier l’apport des neurosciences et de la psychologie cognitive. Ainsi cette nouvelle institution qu’est l’ENSEPS nouvelle est marquée par l’innovation et le dynamisme dans les programmes et les théories, et définit les styles de recherche dominants.
18Mais si la création des UER-EPS et de la nouvelle ENSEP a été réalisée dans le prolongement des événements de Mai 68 à partir des thèmes de la participation et de l’autonomie, progressivement, l’évolution ultérieure de la législation se fait dans le sens d’une récupération hiérarchique par la Jeunesse et les Sports. Les tenants du projet d’un sport de masse avec l’appui des fédérations extérieures à l’école préparé sous le régime gaulliste se met progressivement en place à partir de différentes circulaires en 1971 et 1972 sous l’impulsion du secrétaire d’État J. Comiti. Conséquence : les UER-EPS ne délivrent pas de diplômes universitaires et ne se distinguent pas des CREPS qui sont maintenus. Des brevets d’État à trois degrés d’éducateur sportif sont créés afin d’encadrer les disciplines sportives au sein des fédérations. La majorité des professeurs d’EPS rejettent cette nouvelle évolution. Le refus ouvert de se plier aux directives ministérielles, la faiblesse du système hiérarchique régnant ébranlé par Mai 68, et la force du SNEP (de tendance communisante après 1969) font reculer l’entreprise étatique.
Apparition du statut « STAPS »
19En 1974, l’arrivée à l’Élysée de V. Giscard d’Estaing, qui a conscience de devoir proposer une forme de rupture par rapport à la période antérieure afin de faire face aux progrès de la gauche, modifie la politique publique de l’EP et des sports. Dans le contexte de l’échec des Centres d’animation sportive (CAS) et de la pression des enseignants d’EPS, l’administration giscardienne adhère au maintien de l’EPS obligatoire à l’école et à l’intégration universitaire. Elle estime en outre qu’une intervention de l’État au niveau des sports olympiques et de la formation d’une élite nationale doit être assurée, mais elle considère, dans son programme de modernisation, que les mondes sportifs doivent progressivement s’assumer davantage. Cela conduit à des changements institutionnels importants, qui sont inscrits dans la loi Mazeaud de 1975.
20Les professeurs d’EPS obtiennent dans les UER-EPS la création d’un DEUG-STAPS en 1975 et d’une licence STAPS en 1977. Pourquoi l’expression Sciences et techniques des activités physiques et sportives est-elle préférée à celle d’EPS ? Parce que l’expression EPS indique une formation professionnelle précise, or les universités n’ont pas pour vocation de former des professionnels, ce sont des établissements culturels et scientifiques. La commission [4] chargée d’établir le programme des UER-EPS choisit donc l’expression plus large de STAPS plutôt que celle d’EPS. Néanmoins, les termes « sciences et techniques » rappellent la finalité professionnelle de cet enseignement, à l’image des maîtrises de sciences et techniques créées au même moment dans les universités traditionnelles, maîtrises qui avaient pour but d’offrir aux étudiants de nouvelles institutions ouvrant vers des filières à finalité professionnelle. Ainsi l’expression « STAPS » souligne à la fois la finalité professionnelle (qui est celle des professeurs d’EPS) et l’intégration aux universités traditionnelles. Cependant, les UER-EPS sont des établissements de 1er cycle et de 2e cycle assurant un enseignement fondamental et une formation professionnelle, et ne sont pas encore des établissements de recherche, car elles n’ont pas de 3e cycle. La création d’un 3e cycle devient alors une revendication pour l’élite des enseignants d’EPS qui y voit le vecteur d’une promotion mais aussi le moyen de résoudre les problèmes empirico-scientifiques de leur discipline.
21Il faut aussi signaler qu’il y a un aspect libéral dans cette réforme des UER-EPS et du statut STAPS : avec les CREPS, l’État se devait d’assurer un débouché aux étudiants, avec la licence STAPS, le débouché relève désormais davantage de la responsabilité des étudiants et s’ouvre vers la société civile. Toutefois, le maintien d’un concours d’entrée sélectif permet généralement aux étudiants d’accéder à la fonction de professeur d’EPS. Au total, les UER-EPS, qui dépendent encore de la Jeunesse et des Sports, qui n’ont pas de 3e cycle et conservent un concours d’entrée, restent plus proches de l’école professionnelle que de l’Université.
22Cette loi Mazeaud introduit d’autres changements qui signifient que la communauté de la Jeunesse et des Sports domine le cercle des professeurs d’EPS. D’abord l’INS absorbe l’ENSEP nouvelle et devient l’INSEP. L’EPS perd ici les voies organisationnelles autonomes de ses recherches. Avec l’INSEP, il s’agit de former les cadres des fédérations sportives et de préparer les athlètes de haut niveau, mais il s’agit aussi de développer des recherches fondamentales afin de fournir de nouvelles connaissances aussi bien pour la préparation de l’élite sportive que pour la formation des jeunes. L’INS n’ayant formé que des cadres sportifs sur la base d’études courtes, ce sont souvent des professeurs d’EPS qui prennent les places dans les laboratoires à partir du diplôme de l’ENSEP nouvelle. En outre, le diplôme de l’ENSEP nouvelle est transformé en diplôme de l’INSEP, ce qui permet d’assurer une promotion aux professeurs d’EPS, qui conservent un département de formation à l’INSEP. Les UER n’ayant pas de 3e cycle, l’érudition et les recherches proviennent surtout des travaux de l’INSEP. Il y a aussi, ce qui sera très important pour la suite, des professeurs d’EPS, convaincus que l’avenir de l’EPS n’est plus à la Grande École mais à l’Université (ils s’exprimeront notamment dans la revue STAPS), qui poursuivent leurs études dans des universités extérieures pour résoudre des questionnements biologiques, sociologiques, ou de sciences de l’éducation en rapport avec l’EPS et les sports.
23Si l’administration giscardienne conserve ce qui donne corps à l’identité nationale avec le maintien d’une intervention de l’État au niveau des sports, de la formation d’une élite et des professeurs d’EPS, en même temps elle considère que l’État ne doit pas s’impliquer partout dans l’ordre des sports. Les formations aux Brevets d’État par les fédérations sont maintenues et étendues. Ces diplômes permettent d’accéder non seulement à la fonction de cadre dans les fédérations mais surtout d’enseigner les sports dans la société civile en s’ouvrant sur le système économique.
24Ainsi, sous l’administration giscardienne, on peut observer deux communautés, deux forces sociales, qui ont des points communs mais aussi des différences : la première, celle des professeurs d’EPS, est orientée vers le milieu scolaire et l’Université, mais elle reste dépendante de la Jeunesse et des Sports ; la deuxième est celle de la Jeunesse et des Sports où se mêlent intervention ciblée de l’État et organisation plus spontanée du sport dans la société civile.
La fin des « STAPS » ?
25Cependant, après la victoire de la droite aux législatives de 1978 et la nomination de J.-P. Soisson au ministère de la Jeunesse et des Sports, un projet beaucoup plus libéral et moins favorable à l’EPS se dessine. En effet, la solution des CAS, dont la problématique est retravaillée, revient sur l’agenda gouvernemental. D’abord nous sommes dans une conjoncture de crise économique, et il faut réduire la dépense publique : des Centres d’animations sportives permettraient de diminuer le nombre de postes de professeurs d’EPS, et leur formation universitaire ne s’imposerait plus. D’autre part, le gouvernement a mis en place en 1977 le collège unique afin de lutter contre l’échec scolaire. On envisage ici de baisser le rythme de l’enseignement en se focalisant sur les matières fondamentales le matin et en laissant les après-midi libres pour des activités d’éveil, notamment des activités sportives.
26La communauté des enseignants d’EPS, majoritairement à gauche, s’oppose à cette solution des CAS, qui tend à faire disparaître l’EPS au profit d’un sport optionnel. Elle estime que la réduction de l’échec scolaire ne passe pas par moins d’EPS mais par plus d’EPS obligatoire, car cette discipline remotive les élèves des classes défavorisées, élèves qui se sentent mal à l’aise dans une école moulée et dominée par la culture intellectualiste, culture qui ne sert qu’à la reproduction de la classe dominante, selon les perspectives théoriques définies par P. Bourdieu et M. Foucault. Par voie de conséquence, les UER-EPS doivent être maintenus et leurs recherches développées. Cette dynamique cognitive et sociale interne s’exprime, entre autres, dans la première revue scientifique en STAPS parue en 1980 [5]. En outre, la classe des professeurs d’EPS revendique de ne plus dépendre de l’administration de la Jeunesse et des Sports mais uniquement de l’Éducation nationale. Par ailleurs, un autre groupe, celui des fonctionnaires de la Jeunesse et des Sports, n’adhère pas non plus à la politique giscardienne, politique qui s’oppose à la prise en charge par l’État d’un réseau dense de techniciens sportifs.
27Ainsi, il y a des écarts considérables entre ce que souhaitent les gouvernants et ce que préfèrent les élites intellectuelles, syndicales, et administratives de l’EPS. En outre, la politique libérale ne séduit pas non plus les agents de la Jeunesse et des Sports dont l’importance ne serait pas augmentée mais diminuée. Devant la conjoncture de nouvelles échéances électorales (la présidentielle de 1981), les responsables politiques laissent ces problèmes en suspens, et aucune réforme de fond n’est ici mise en œuvre.
L’INSTALLATION IRRÉVERSIBLE DES STAPS ET LEUR DÉVELOPPEMENT SPECTACULAIRE
La création des UFR-STAPS
28La victoire de la gauche en 1981 donne satisfaction à une grande partie des revendications du corps des professeurs d’EPS et des services de la Jeunesse et des Sports. – Ce sont d’abord les professeurs d’EPS qui sont pris en considération, en particulier grâce à leur engagement pour lutter contre l’échec scolaire, qui est la préoccupation majeure du nouveau ministre de l’Éducation A. Savary. L’EPS est intégrée au ministère de l’Éducation nationale et reconnue comme discipline à part entière. Il est créé une agrégation d’EPS (1982), une maîtrise STAPS dans les UER-EPS (1982), et une section STAPS au sein du Conseil supérieur des universités (1982) : l’EPS reçoit désormais une formation équivalente à celles des autres disciplines d’enseignement. Des subventions sont allouées à la revue STAPS, qui soutient ces innovations cognitives et institutionnelles. Notons qu’il s’agit toujours ici, avec le maintien du concours d’entrée à l’UER-EPS, de la formation d’une élite restreinte, élite qui répond plutôt aux besoins formulés par les pouvoirs publics qu’à la demande sociale.
29Le programme de la maîtrise STAPS, parce qu’il conditionne le futur 3e cycle, fait l’objet d’un débat très vif. Deux thèses au moins s’affrontent. Certains ne souhaitent pas de mentions. Selon eux, s’appuyant sur P. Parlebas (1971), les mentions risqueraient d’éparpiller les STAPS dans de multiples disciplines (biomécanique, neurobiologie, psychologie, sociologie...), disciplines qui pourraient ensuite coloniser les STAPS et leur feraient perdre cohérence et spécificité. Cependant, les défenseurs de cette thèse n’arrivent pas à théoriser le polymorphisme de cette discipline. D’autres, à l’instar d’A. Hébrard, qui s’inspire de l’épistémologie de Vigarello (1972), défendent les mentions. Ils voient dans les STAPS une association de sciences fondamentales et de sciences appliquées aux APS, et proposent pour mention les anciennes options du CAPEPS, qui offrent des domaines d’application et des débouchés professionnels : la rééducation, la haute performance, l’EP et l’enfance de 3 à 10 ans, à quoi s’ajoute la gestion des APS. Cette thèse est soutenue par de nombreux professeurs d’EPS, et est privilégiée par l’administration centrale : elle coïncide en effet avec la réforme des universités lancée par A. Savary, réforme reprise en 1984 par R. G. Schwartzenberg, secrétaire d’État aux universités, qui va dans le sens d’une Université plus professionnalisée et plus autonome. Dans ce cadre, les UER-EPS deviennent des UFR-STAPS, qui sont désormais des établissements scientifiques, culturels et professionnels de plein exercice avec leur conseil d’Université. De plus, dans le prolongement de la maîtrise est créé un 3e cycle complet avec un DEA (1982) et un doctorat STAPS (1984), qui ouvrent pleinement la voie à la recherche et à la production de savoir. Enfin, les UFR-STAPS s’ouvrent vers d’autres secteurs que celui des candidats à l’enseignement de l’EPS dans la fonction publique afin de lutter contre le chômage en cherchant à créer des métiers nouveaux destinés au système économique et culturel dans son ensemble. Pour l’administration, les étudiants EPS deviennent des étudiants STAPS, ils sont 9 502 en 1985-1986. Ces changements institutionnels vont entraîner des effets non prévus par la profession. Nous y reviendrons.
30En ce qui concerne le ministère de la Jeunesse et des Sports, la gauche au pouvoir prépare une loi relative à « l’organisation et à la promotion des activités physiques et sportives ». Tous les représentants du mouvement sportif (c’est-à-dire les fédérations sportives) participent à la discussion. La prise en charge par l’État de l’organisation du sport, qui consiste à associer structures publiques et groupements indépendants, est maintenue. Le ministère aide tout particulièrement les fédérations dans la formation des cadres, formation qui se fait dans les CREPS et qui permet d’acquérir un Brevet d’État, diplôme qui autorise l’enseignement de tel ou tel sport dans les clubs, les entreprises ou les offices municipaux des sports. Certains cadres sont sélectionnés pour devenir des fonctionnaires détachés par le ministère. Avec la gauche, ces cadres d’État se trouvent devant un réseau plus décentralisé et plus dense (mais pas beaucoup plus qu’avant 1981 en raison du changement d’orientation économique de 1983) et occupent des fonctions de formation départementale, régionale et nationale. L’INSEP est toujours l’école nationale pour la formation des athlètes d’élite. Elle forme aussi les meilleurs cadres qui peuvent désormais obtenir le statut de professeur de sport. Ces nouveaux professeurs de sport, qui ont un statut équivalent à celui des professeurs d’EPS, défendent la Grande École qu’est l’INSEP et rejettent le modèle traditionnel universitaire. Ainsi, il n’y a pas de rupture dans l’organisation du sport en France avec la social-démocratie au pouvoir, mais plutôt un glissement qui va dans le sens d’un renforcement de l’importance de l’État dans la politique sportive. Par ailleurs, au niveau de la société civile, les collectivités territoriales sont incitées à s’engager dans le développement des sports. Ces collectivités s’attachent les services d’éducateurs sportifs ayant un Brevet d’État. Il y a ici une concurrence entre les éducateurs sportifs issus des écoles professionnelles que sont les CREPS et les licenciés STAPS formés à l’Université. Cependant, les premiers ont tendance à se diriger vers les clubs sportifs, tandis que les seconds s’orientent plutôt vers le système d’enseignement.
31Au total, au milieu des années 1980, nous avons des universités STAPS, avec toujours une sélection d’entrée pour les candidats bacheliers, qui débouchent sur le CAPEPS, l’agrégation, ou un 2e et 3e cycle STAPS, universités qui souhaitent développer des recherches relatives aux APS. Et d’un autre côté, nous avons le ministère de la Jeunesse et des Sports, qui s’appuie sur les cadres techniques de l’État, communauté qui s’oppose au modèle universitaire, communauté qui est au service des fédérations et du sport français, et forme aux Brevets d’État, lesquels offrent de plus en plus de débouchés dans le secteur des métiers du sport de la société civile.
« Académisation » des STAPS
32Le changement de gouvernement avec la défaite de la gauche aux législatives de 1986 et l’arrivée de J. Chirac à l’hôtel Matignon de 1986 à 1988 ne modifie pas les orientations mises en place par la gauche. L’EPS est maintenue au sein de l’Éducation nationale. La filière STAPS forme les professeurs d’EPS ou à un 2e et 3e cycle STAPS. Quelques professeurs d’EPS obtiennent des postes de maîtres de conférences et de professeurs d’Université STAPS. De 1984 à 1989, il y a une moyenne de 12 postes par an. Le corps des universitaires STAPS émerge progressivement et s’organise autour de deux sociétés savantes. La première, l’Association francophone pour la recherche sur les activités physiques et sportives, est étroitement liée aux UFR et à la revue STAPS. La seconde, l’Association des chercheurs en activités physiques et sportives, qui crée la revue scientifique Science et Motricité est proche de l’INSEP. Les chercheurs en STAPS, à partir de cette dynamique cognitive interne et son réseau de relations sociales, poursuivent l’ « académisation » de leur discipline avec son corps d’experts et de spécialistes afin de favoriser les travaux relevant de la déontologie scientifique. Par ailleurs, lors de cette période, le programme et l’architecture du ministère de la Jeunesse et des Sports restent identiques : les entraîneurs fonctionnaires aident les fédérations avec l’appui des CREPS et de l’INSEP ; le statut des professeurs de sport est maintenu. En outre, le secteur des métiers du sport continue à s’étendre dans la société civile.
Des bouleversements non prévus par les acteurs
33En 1988, après la réélection du président F. Mitterrand et la large victoire de la gauche aux législatives, la situation des UFR-STAPS va complètement changer, moins à partir d’effets prévisibles que d’effets non prévisibles.
34Il y a d’abord des effets qui pouvaient être prévisibles. L’autonomie des universités, renforcée par les lois sur la décentralisation, fait que chaque UFR-STAPS a tendance à se spécialiser dans tel ou tel domaine. Une concurrence, qui n’existait pas auparavant, commence à s’installer. Toutefois, syndicats et ministère la limitent en s’y opposant : les universités doivent continuer de s’inscrire dans l’idée d’un service public qui garantisse une égalité de traitement des étudiants sur le territoire. Néanmoins, à partir du DEA et du doctorat, des pôles de spécialisation se font jour afin d’améliorer la qualité des recherches, pôles qui sont soutenus par des laboratoires de recherche qui se créent dans les UFR [6]. Cependant, les conditions d’étude restent encore comparables d’une université à l’autre, et tout particulièrement au niveau des enseignements fondamentaux, qui conservent une parité à la fois entre les sciences de la vie et les sciences humaines, et entre les sciences et les savoirs pratiques. Le nombre d’étudiants augmente progressivement (4 % par an), et les études reposent sur les paradigmes installés. Regardons maintenant ce qui n’était pas prévisible et qui va entraîner une mutation de la discipline et de l’Université STAPS.
35D’abord, en 1989, suite à la loi d’orientation du nouveau ministre de l’Éducation, L. Jospin, les IUFM sont créés pour les disciplines scolaires. Pour toutes ces disciplines, le recrutement des enseignants se fait désormais à partir de la licence dans les IUFM. Conséquence : la préparation au métier d’enseignant, pour laquelle les UFR-STAPS ont été plus particulièrement créées, ne peut plus être l’objectif prioritaire de ces UFR. Les STAPS ne reposent plus sur la spécificité de l’EPS et sont contraints de s’orienter largement sur les sports et les besoins de la société civile. Ce changement institutionnel souligne de nouveau et de manière beaucoup plus forte le problème de l’identité des STAPS posé lors de la création de la maîtrise : quoi de commun en effet entre l’histoire du sport, la neurochimie fonctionnelle, la didactique d’une APS ou le management du sport. En outre, quels débouchés professionnels utiles cette filière offre-t-elle en dehors du système d’enseignement ?
36Un autre effet inattendu de l’évolution des STAPS a son point de départ dans une querelle entre enseignants à l’UFR-STAPS de Paris V concernant les modalités du concours d’entrée des étudiants. En France, chaque UFR propose un concours d’entrée afin d’évaluer les aptitudes physiques des futurs étudiants. Selon les UFR, ces concours d’entrée sont différents : certaines imposent quatre sports considérés comme fondamentaux ; d’autres des tests d’aptitudes qui reposent sur leur propre recherche. Ces concours, qui allaient de soi dans les CREPS au programme fixe, posent quelques problèmes à l’Université à cause des unités de valeur : les étudiants choisissent les spécialités sportives qui les intéressent, et il peut arriver qu’un professeur d’une spécialité sportive soit sans étudiant. À Paris V, les enseignants n’arrivent pas à se mettre d’accord sur les modalités du concours d’entrée : certains veulent recruter en fonction des spécialités sportives des enseignants ; d’autres pensent que ce concours doit mesurer avant tout des aptitudes motrices générales. L’un des universitaires, G. Bruant, adhérent au SGEN, prit alors conscience que le passage des UER-EPS aux UFR-STAPS avait en fait supprimé le statut dérogatoire des UER-EPS. En conséquence, ce concours d’entrée à l’UFR-STAPS était illégal depuis 1984. Le SGEN porte l’affaire au conseil d’État, et reçoit gain de cause : les concours d’entrée aux UFR STAPS doivent être supprimés.
37Cette mesure va entraîner une augmentation considérable du nombre d’étudiants. L’État et les régions vont rapidement développer les capacités d’accueil des UFR-STAPS, afin de répondre à la demande des étudiants, par la création de locaux, d’installations sportives, de nouveaux départements, voire d’UFR, et surtout de postes d’enseignants du supérieur (une moyenne de 100 postes par an sont créés, dont la majorité ne relève plus du statut de professeur d’EPS mais de maître de conférences et de professeurs d’Université STAPS). La demande des bacheliers vers cette filière a toujours été forte pour au moins deux raisons : les sports reposent sur des forces intrinsèques et extrinsèques qui attirent de nombreux jeunes ; les débouchés, en particulier celui de professeur d’EPS, étaient pratiquement assurés dès lors que le concours d’entrée était réussi.
38La suppression du concours d’entrée va dans le sens de la demande des étudiants, demande qui est encore plus forte que par le passé, car elle coïncide avec la vague démographique (conséquence de l’objectif de conduire 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat lancé par J.-P. Chevènement) et avec le développement du secteur du sport dans la société civile (le nombre d’emplois a augmenté de 60 % dans cette branche de 1990 à 2000 (Papellier, 2001, p. 5). La conséquence est ici que les débouchés qui étaient d’une certaine manière planifiés par le concours d’entrée deviennent désormais plus aléatoires. Seuls les étudiants, dont le nombre correspond en gros à celui qui passait avec succès le concours d’entrée, réussissent une formation longue, et trouvent un emploi traditionnellement dévolu aux STAPS (professeurs d’EPS, rééducation, haute performance...). Se pose désormais le problème des débouchés pour tous les autres.
39C’est sur ce point que se focalisent aujourd’hui ceux qui dirigent les UFR. La vague estudiantine va modifier les programmes et l’organisation des STAPS. Des formations professionnelles courtes et longues sont désormais proposées avec les DEUST, les IUP et les DESS [7]. Quel sera leur avenir ? Sans doute assistera-t-on ici comme ailleurs à une espèce de sélection naturelle qui entérinera les réussites, tandis que les formations moins pertinentes seront remplacées. On observe que, grâce à la décentralisation, ce ne sont plus quelques personnes centrales qui planifient les formations, mais que ce sont essentiellement les différents membres des UFR qui guident les étudiants vers des métiers qui n’existaient pas historiquement ou qui se faisaient sans diplôme. Toutefois, afin d’éviter les dérives vers des passions peu compatibles avec la raison universitaire, ces formations sont contrôlées et évaluées par le ministère de l’Enseignement supérieur.
40Cette intervention centrale joue aussi un rôle dans la coordination des systèmes de « Jeunesse et Sports » et de l’Éducation nationale. Pour le moment, bien qu’il y ait une imbrication des métiers, Jeunesse et Sports se focalise sur les formations d’éducateurs sportifs, tandis que les UFR-STAPS, en ce qui concerne les formations professionnelles, s’orientent plutôt vers l’animation socioculturelle, la gestion des sports dans la cité, voire la commercialisation des services sportifs. Par ailleurs, l’administration centrale cherche à établir plus de relation entre ces deux communautés qui se sont engagées en 1998 à « proposer des parcours mixtes et complémentaires » (Papellier, 2001, p. 5). D’une part Jeunesse et Sports pourrait s’enrichir des recherches universitaires et ses techniciens bénéficier d’une formation universitaire afin d’approfondir des problèmes rencontrés dans leurs pratiques. D’autre part, au sein des STAPS, des pôles de recherches liés à des sports spécifiques permettraient de diversifier les débouchés professionnels de l’Université, et les pratiques sportives peuvent en effet aider à localiser de nouveaux problèmes ou inventer de nouvelles méthodes de recherches. Cependant, ces deux communautés ne sont pas encore prêtes à s’accorder sans résistance compte tenu de leur histoire : certains Stapsiens redoutent que Jeunesse et Sports s’empare de l’Université et néglige les problèmes plus profonds et génériques ; certains techniciens sportifs craignent le formalisme universitaire qui ne permet pas toujours de résoudre des problèmes pratiques. Il faudra sans doute du temps pour que ces deux communautés se réconcilient compte tenu des leçons du passé, tant au niveau des connaissances qu’au niveau du marché de l’emploi [8].
41Pour résumer, en fonction des effets voulus, en déployant une double activité intellectuelle et organisationnelle, les STAPS ont acquis de manière irréversible le statut d’une discipline universitaire comme les autres, mais elles sont confrontées à un problème d’unité et d’identité, qui a été accentué par la création des IUFM. En outre, à cause des effets non prévus, et notamment la conjonction de la suppression du concours d’entrée, de la massification des étudiants et d’une dynamique socioculturelle plus large favorable aux sports, le nombre d’étudiants et de postes universitaires en STAPS augmente considérablement. On voit alors apparaître une nouvelle communauté, le groupe des enseignants en STAPS, qui ne sont plus nécessairement des professeurs d’EPS : la discipline STAPS échappe à ses créateurs ; elle a son propre mouvement porté par une confédération de sous-communautés qui s’imbriquent et par différents paradigmes, et les professeurs d’EPS ne constituent plus qu’une sous-communauté parmi d’autres, qui est néanmoins la plus importante, quoique hétérogène, parce qu’elle aussi traversée par différents paradigmes existant en STAPS. C’est pourquoi certaines minorités actives de l’EPS ont obtenu du ministre J. Lang pour la rentrée 2002 la recréation d’une École normale supérieure afin que l’EPS forme une élite plus homogène et plus proche des missions gouvernementales actuelles. En outre, on voit s’opérer un basculement, qui n’est pas propre aux STAPS dans la fonction de l’Université : il ne s’agit plus seulement de former une élite restreinte répondant aux besoins formulés par les pouvoirs publics, il s’agit aussi d’une formation de masse répondant aux demandes sociales diverses de la société civile.
DEUX LIGNES DE FORCE POUR L’ÉVOLUTION DES STAPS
42Ces changements importants posent, nous l’avons vu, le problème majeur de l’unité et de l’identité des STAPS au niveau organisationnel et au niveau théorique. En premier lieu au niveau organisationnel, les UFR-STAPS sont censées représenter une unité. Or, plus les UFR réussissent à promouvoir la recherche, plus le fossé de communication s’élargit entre différentes spécialités. Certains demandent que ce fossé soit comblé par le biais d’études générales, seules capables de forger la réflexion des étudiants. Mais d’autres accusent les STAPS d’être excessivement théoriques et plaident en faveur de filières technologiques débouchant sur un éventail de métiers pratiques. En fait, il y a nécessairement des tensions entre ces trois dimensions que sont les formations professionnelles, les enseignements fondamentaux et les recherches. Pour réussir, les STAPS, comme les autres universités, doivent faire tenir ensemble ces trois dimensions qui interagissent entre elles, tant au niveau cognitif que social. D’abord au plan cognitif : par exemple, la formation professionnelle peut être un guide pour soulever des problèmes pertinents ; les recherches enrichissent les formations professionnelles et les enseignements fondamentaux ; les formations utilitaires ne peuvent se faire au détriment des valeurs d’éducation. Ensuite du point de vue social : le meilleur moyen d’obtenir une adéquation entre offre et demande consiste dans le développement d’un ensemble universitaire de niveaux diversifiés et différenciés : « Un système de ce type engendre des mécanismes de régulations multiples et assure en moyenne un niveau élevé de formation dans un contexte d’ “université de masse” ; et le capital éducatif qu’il donne aux individus a davantage de chances de trouver à se placer de façon intéressante sur le marché économique » (Boudon, 1989, p. 72).
43En second lieu, au niveau théorique, il y a aussi un problème d’unité et d’identité. Certains souhaitent que les STAPS soient une nouvelle discipline scientifique avec son objet spécifique, mais n’arrivent pas à théoriser ce nouvel objet sans exclure de nombreux domaines légitimes. D’autres pensent que les STAPS relèvent des sciences déjà fondées, mais cela entraîne une dispersion disciplinaire et une dévalorisation des connaissances pratiques. La solution à ce problème n’est pas facile. C’est ici que nous rencontrons K. Popper et R. Boudon. Selon leur perspective épistémologique, croire qu’il existe une entité qui serait les STAPS et que celles-ci posséderaient un objet spécifique ou devraient s’appuyer sur des objets spécifiques déjà fondés est « un vestige remontant à l’époque où l’on croyait qu’une théorie devait partir de la définition de son objet spécifique » (Popper, 1985, p. 108). Pour Popper comme pour Boudon, nous n’étudions pas des disciplines ou des objets mais des problèmes ou énigmes. C’est pourquoi les problèmes ou énigmes peuvent traverser les frontières de n’importe quel domaine ou discipline. « La délimitation disciplinaire, nous dit Popper, tient en partie à des raisons d’ordre historique et administratif (telle l’organisation de l’enseignement et des postes) mais aussi elle est en partie motivée par des théories élaborées et critiquées pour résoudre des problèmes relevant d’une certaine tradition » (Popper, 1985, p. 108). Ainsi, nous sommes parfaitement fondés à qualifier de « STAPS » un problème, s’il est lié à des questions et des théories qui ont traditionnellement été discutées par les « stapsiens », même si les moyens employés pour les résoudre se révèlent être purement biologiques ou sociologiques.
44L’épistémologie de R. Boudon (2003) met en évidence un autre point important : il n’y a pas de rupture entre les connaissances pratiques et les connaissances scientifiques. Dans les deux cas, la cristallisation des connaissances se fait à partir des mêmes mécanismes : il s’agit toujours de conjectures pour faire face à des problèmes, conjectures qui sont ensuite soumises à l’examen critique et à la confrontation avec le réel. Certes, il y a bien des différences au niveau des imprégnations théoriques propres à telle ou telle conjecture et observation, tant en fonction du domaine auquel elles sont associées que du degré théorique et expérimental de ce domaine. Toutefois, il n’y a pas de rupture entre les connaissances scientifiques et les connaissances pratiques : elles s’appuient toutes les deux sur un même modèle de scientificité. C’est pourquoi on peut comprendre que les connaissances scientifiques et les connaissances pratiques puissent coexister et s’interpénétrer dans la même maison universitaire. Reste enfin le problème de l’hétérogénéité. À partir du moment où l’on prononce le mot STAPS, on a l’impression qu’il doit y avoir quelque chose de commun entre tous ses produits. Or, à la suite de Wittgenstein, R. Boudon précise « que la notion de jeu par exemple n’est pas vide de sens, bien qu’il n’y ait rien de commun entre les jeux concrets qui matérialisent cette notion abstraite » (Boudon, 1996, p. 57). Ainsi, que les STAPS n’aient guère d’identité n’implique pas qu’elles n’aient pas d’existence : il existe des traditions en STAPS, et aussi des types d’enseignements et de recherches. En revanche, il est nécessaire d’évaluer ces traditions et paradigmes afin de dégager ou de renouveler les instruments qui sont de nature à répondre aux questions essentielles de ce domaine.
CONCLUSION
45La création, l’institutionnalisation et le développement spectaculaire des UFR-STAPS et de la discipline universitaire STAPS ont permis d’exemplifier les programmes de sociologie de la connaissance de J.-M. Berthelot et de R. Boudon, programmes qui sont attentifs au processus historique où s’imbriquent de manière complexe des facteurs internes (paradigmes et théories, groupes sociaux spécifiques et institutions propres) et des facteurs externes (politiques, économiques, intellectuels, sociaux, qui ouvrent ou ferment de manière directe ou indirecte les écluses de la discipline). C’est d’abord à partir d’une tradition de questionnements et de critiques que se développe une dynamique cognitive interne propre à faire le lien avec l’Université. Cette dynamique cognitive engendre des paradigmes évolutifs : certains s’effacent ; d’autres se transforment ; quelques-uns totalement inédits apparaissent, approfondissent ou élargissent les domaines d’études. Mais il faut voir aussi derrière ces dynamiques cognitives l’action de personnes et de groupes, qui se croisent et forment des réseaux. Nous avons tout particulièrement vu l’évolution complexe de la communauté des professeurs d’EPS puis des « stapsiens » qui assurent désormais les recherches en EPS et APS. Ces théoriciens sont bien sûr motivés par des biens symboliques et matériels, mais ce sont surtout des intérêts cognitifs, reposant sur les structures internes de leurs théories, qui expliquent leur motivation en faveur de productions universitaires. Ce mouvement interne avec maintes irréversibilités a également favorisé et reçu l’appui d’institutions propres : des écoles professionnelles et de l’ENSEP, puis des UER, enfin d’un CNU, d’un 3e cycle et d’un véritable corps d’enseignants-chercheurs.
46Mais si ces facteurs internes sont essentiels, il faut voir aussi qu’ils entrent en relation dialectique avec des facteurs externes. Nous avons vu l’influence des facteurs politiques qui opèrent à différents niveaux : orientation des enseignements et des recherches (par exemple, soutien des gouvernements gaullistes aux sports, priorité donnée à l’éducation avec les socialistes) ; mise en place d’institutions propres (UER, CNU) ; mise à disposition de crédits et création de locaux ou de postes. En interaction avec le politique, on découvre les considérations économiques qui ont influé sur l’évolution des STAPS. À quoi il faut ajouter que ces forces historiques (politiques, économiques...) ont facilité mais aussi parfois contrarié l’installation de cette discipline, qui ne s’est pas réalisée de manière linéaire. Il faut également insister sur les relations avec le domaine des connaissances théoriques issues d’autres disciplines : par exemple, les renouvellements théoriques par la neurophysiologie, la psychologie cognitive et la sociologie au début des années 1970 ont créé des conditions propices à la future « académisation » des STAPS. Les facteurs proprement sociaux peuvent également avoir des effets qui affectent le développement de cette filière : transformation de l’organisation universitaire ; dynamique socioculturelle favorable aux sports et aux loisirs ; demande d’éducation au niveau supérieur afin d’accroître les chances socioprofessionnelles. Enfin le poids des effets inattendus est parfois déterminant : dans les années 1990, le triple coup de la création des IUFM, de la suppression du concours d’entrée et de l’évolution démographique des étudiants a permis une expansion accélérée du corps des « stapsiens », mais a aussi changé définitivement leurs perspectives : ils doivent désormais répondre non seulement aux besoins formulés par les pouvoirs publics, mais encore aux demandes sociales diverses de la société civile. Trois missions apparaissent maintenant pour les STAPS : la formation professionnelle courte et longue, les enseignements fondamentaux, la recherche.
47Il faut aussi ajouter que si les facteurs internes et les facteurs externes se rencontrent de différentes façons (rapports de force, coopération, réseaux, effets inattendus), ils se rencontrent aussi tout particulièrement au niveau des rationalités. Et les visées internes et externes de ces rationalités sont des domaines qui tendent à être séparés. Ainsi il y a bien un domaine relativement autonome et pluriel de l’EPS et des APS. En somme : la production de la discipline universitaire STAPS repose non seulement sur des victoires sociologiques, mais également sur des victoires cognitives, gagne qui peut expliquer mieux des phénomènes opaques relevant de l’Éducation physique et sportive et des Activités physiques et sportives.
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- Thibault J., Tissié P. (1852-1935), in P. Arnaud (éd.), Le corps en mouvement, Éditions Privat, 1981.
- Verdier J., Mémoires à consulter sur les fonctions et les droits respectifs des trois classes d’Instituteurs établis en France pour les trois ordres de l’État, Paris, 1779.
- Vigarello G., Réflexion sur l’origine, l’unité et la place de la théorie en éducation physique, Études et Recherches, Paris, Annales de l’École normale supérieure d’Éducation physique et sportive, no 1, mai 1972.
Notes
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[1]
L’auteur tient à remercier A. Hébrard (doyen de l’Inspection générale et ancien président du CNU-STAPS), Y. Léziart (président de la Conférence des directeurs des UFR-STAPS), P. Boyer (président d’honneur de l’AFRAPS), et G. Papellier (SNEP), qui ont eu la gentillesse d’accepter des entretiens oraux ou téléphoniques, ainsi que J.-M. Berthelot, R. Boudon, M. Cherkaoui et C. Martin pour leurs remarques, critiques et suggestions. Bien entendu, le contenu de l’article n’engage que l’auteur. L’évolution des effectifs des étudiants en STAPS provient du centre de documentation du ministère de l’Éducation nationale.
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[2]
Signalons ici qu’il existe plusieurs historiographies du développement de l’EPS en France. Cependant, selon leur mode de pensée ou paradigme, celles-ci ne sélectionnent pas les mêmes faits dans le matériau historique ou ne les interprètent pas de la même façon. Pour l’analyse de ces historiographies et de leur méthodologie ainsi que de nos travaux sociohistoriques que nous réutilisons dans le présent article, voir La légitimation des politiques de l’Éducation physique scolaire en France, Jarnet, 1999.
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[3]
Dans Vers l’armée de métier (1934, p. 150), de Gaulle défend la valeur du sport, qui permet pour lui d’éduquer de façon moderne la force et l’adresse indispensables à la défense nationale.
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[4]
Cette commission est composée en 1975 de l’historien J. Thibault, du psychologue A. Hébrard, et de l’inspecteur général R. Delaubert. Ils sont tous les trois, à l’origine, professeurs d’EPS.
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[5]
Revue STAPS, bulletin scientifique des UER-EPS, avril 1980, revue qui dépend d’une Association qui deviendra l’Association francophone pour la recherche sur les Activités physiques et sportives (AFRAPS).
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[6]
Aujourd’hui il y a 48 laboratoires qui relèvent de différents paradigmes : physiologie (20), psychophysiologie (4), psychologie (11), sociologie (10), histoire (1), didactique (2), voir Bulletin de liaison et d’informations scientifiques de l’AFRAPS, no 20, décembre 2000.
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[7]
Pour la liste de ces DEUST, IUP et DESS, voir le Bulletin de liaison et d’informations scientifiques de l’AFRAPS, no 18, avril 2000.
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[8]
Notons ici que le ministère de la Jeunesse et des Sports, qui défend traditionnellement la doctrine étroite de la professionnalisation, a désormais bien conscience que la meilleure réponse à la congruence entre offre et demande de compétences en matière d’Activités physiques et sportives passe désormais par un ensemble d’institutions de niveaux différenciés et diversifiés plutôt que par un système étroit de professionnalisation (Buffet, 2001).