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Article de revue

Intimité panoptique.

Internet ou la communication absente

Pages 151 à 168

Notes

  • [1]
    L’objet de cet article n’est pas de faire état de la totalité des travaux effectués sur Internet et les nouvelles techniques de communication. Même si la grande majorité de la littérature sur Internet a fortement tendance à être idéologique (de l’exaltation au catastrophisme), des études intéressantes et érudites existent néanmoins. Dans les productions récentes en langue française, on citera notamment : Philippe Breton, Le Culte d’Internet, Paris, La Découverte, 2000 ; Armand Mattelart, Histoire de l’utopie planétaire. De la cité prophétique à la société globale, Paris, La Découverte, 1999, et Histoire de la société de l’information, Paris, La Découverte, 2001 ; Alain Finkielkraut et Paul Soriano, Internet. L’inquiétante extase, Paris, Mille et une Nuits, 2001 ; on peut consulter aussi trois ouvrages plus anciens mais précurseurs des études sur Internet : Nicholas Negroponte, L’Homme numérique, Paris, Robert Laffont, 1995 ; Arnaud Dufour, Internet, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1995 ; Paul Virilio, Cybermonde. La politique du pire, Paris, Textuel, 1996.
  • [2]
    Louis-Vincent Thomas, Fantasmes au quotidien, Paris, Librairie des Méridiens, 1984, p. 136 et s.
  • [3]
    Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987, p. 65-68. Freud parle aussi de « perversion scopique » (p. 120).
  • [4]
    Voir Alain Gras, Les Macro-systèmes techniques, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1998.
  • [5]
    Sur la vidéo-surveillance, voir les différents dossiers et articles que Le Monde diplomatique a consacrés à cette question centrale pour comprendre les démocraties actuelles. Voir en particulier Paul Virilio, Le règne de la délation optique, in Le Monde diplomatique, août 1998, p. 20 et Télésurveillance globale, in Le Monde diplomatique, août 1999, p. 4-5 ; André Vitalis, Le Regard omniprésent, in Le Monde diplomatique, mars 1998, p. 26. Voir également les deux numéros spéciaux de Manières de voir, Révolution dans la communication, août 1999 et Sociétés sous contrôle, avril 2001. Voir enfin une livraison des Dossiers du Canard enchaîné, La folie Internet. L’envers de la Toile, avril 2000. La littérature sur la question de la télésurveillance est très abondante. Pour mémoire, on peut cependant rappeler que ce n’est pas la peine d’aller très loin pour être filmé à son insu : aucune zone des 240 ha du paisible îlot de Levallois-Perret n’échappe à ses 84 caméras de surveillance...
  • [6]
    Voir sur cette question Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Le Livre de Poche, 1977 ; Henri Lefebvre, La Vie quotidienne dans le monde moderne, Paris, Gallimard, 1968.
  • [7]
    Voir Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. I : La Présentation de soi, Paris, Minuit, 1987.
  • [8]
    Jean-Paul Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, p. 314-315.
  • [9]
    Voir Georg Simmel, Secret et sociétés secrètes, Strasbourg, Circé, 1991.
  • [10]
    George Orwell, 1984, Paris, Gallimard, 1999 ; Philip K. Dick, L’Œil dans le ciel, Paris, « 10/18 », 2000 ; Stanley Kubrick, 2001, a Space Odyssey, 1968 ; La Bible, Genèse, IV.
  • [11]
    Pour Jean-Pierre Changeux, il n’est pas utopique, grâce aux performances des caméras à positron, d’ « envisager que l’image d’un objet mental apparaisse un jour sur un écran » (L’Homme neuronal, Paris, Fayard, 1983, p. 168).
  • [12]
    Voir Denis Duclos, Ruée sur l’intime. La vie privée traquée par les technologies, in Le Monde diplomatique, août 1999, p. 16-17. Restituant le résultat d’une étude américaine menée en 1998 auprès de 1 085 firmes, Denis Duclos montre que 40 % des entreprises surveillent leurs salariés de diverses manières : lecture du courrier électronique, écoutes téléphoniques, visionnage des disques durs des ordinateurs individuels après décodage des mots de passe, enregistrement sur vidéos numériques des performances au travail, etc.
  • [13]
    Voir le site fire.net.nz/echelon.htm qui recense des articles de presse internationaux sur la surveillance satellitaire, ou, dans un genre plus prosaïque, le site officiel de la NIMA wwww. nima. mil.
  • [14]
    Voir notamment le livre de Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine MRécit, Paris, Seuil, 2001. L’art contemporain multiplie aujourd’hui les exemples de ce type de « narration ». Cependant, comme le soulignait Jean-Paul Sartre dans Situations philosophiques (Paris, Gallimard, 1990, p. 10), « connaître, c’est “s’éclater vers”, s’arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n’est pas soi, là-bas ».
  • [15]
    Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, 1991, p. 98.
  • [16]
    David Riesman, La Foule solitaire. Anatomie de la société moderne, Paris, Arthaud, 1965.
  • [17]
    Voir Jean Baudrillard, Le corps, un échange impossible, in Prétentaine, no 12/13 ( « Corps » ), mars 2000, p. 263-278 et L’Échange impossible, Paris, Galilée, 1999.
  • [18]
    La forme de communication introduite par Internet remet complètement en question le modèle théorique classique de la communication formalisé par Jakobson qui prend comme unité de base la triade : Émetteur-Message-Récepteur. Dans ce modèle de simulation, où les rôles d’émetteur et de récepteur sont interchangeables, le message est structuré par un code et déterminé par un contexte ; le contenu des messages est ainsi forcément compréhensible et relativement univoque. La communication est alors ce procès où le même schéma se reproduit à l’infini, voir Roman Jacobson, Essais de linguistique générale, Paris, Seuil, 1970.
  • [19]
    Edgar Morin, L’Esprit du temps. Essai sur la culture de masse, Paris, Grasset, 1962, p. 231.
  • [20]
    Voir Roland Barthes, Le message photographique, in L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, 1992, p. 9-24.
  • [21]
    Ibid., p. 13.
  • [22]
    Voir Roland Barthes, Rhétorique de l’image, in L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, op. cit., p. 25-42 ; voir aussi L’Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1991, p. 76-83.
  • [23]
    Voir Final Fantasy : The Spirits Within (Hironobu Sakaguchi, 2001), première œuvre de fiction dans l’histoire du cinéma à être intégralement réalisée à partir d’images de synthèse.
  • [24]
    Jean Baudrillard, Au-delà du vrai et du faux, ou le malin génie de l’image, in Cahiers internationaux de Sociologie, vol. LXXXII, 1987, p. 140.
  • [25]
    Ibid., p. 140-141.
  • [26]
    Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, in Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 140-192.
  • [27]
    Gérard Genette a insisté sur les deux modes d’existence des œuvres d’art. L’immanence est définie par le type d’objet en lequel l’œuvre « consiste », et se distribue ainsi en deux régimes baptisés depuis Nelson Goodman l’autographique et l’allographique. Dans le premier, l’objet d’immanence (un tableau, une sculpture, une performance) est matériel et se manifeste de lui-même. Dans le second, cet objet (un texte littéraire, une composition musicale, le plan d’un édifice) est idéal, conçu par réduction à partir de ses manifestations physiques : livres, partitions, exécutions. La transcendance est définie par les diverses manières dont une œuvre déborde son immanence : on ne lit jamais deux fois le même livre, Le Chant de la terre de Mahler est transcendant à toutes ses exécutions possibles. Voir Gérard Genette, L’Œuvre de l’art. Immanence et transcendance, Paris, Seuil, 1994.
  • [28]
    Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, in Écrits français, op. cit., p. 143.
  • [29]
    Voir Jean Baudrillard, La Société de consommation. Ses mythes, ses structures, Paris, Gallimard, 1974.
  • [30]
    Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, in Écrits français, op. cit., p. 144.
  • [31]
    Edgar Morin, L’Esprit du temps. Essai sur la culture de masse, op. cit., p. 234.
  • [32]
    Jean Baudrillard, La Transparence du Mal. Essai sur les phénomènes extrêmes, Paris, Galilée, 1990, p. 64.
  • [33]
    Ibid.
  • [34]
    Richard Sennett, Les Tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, 1995, p. 276.
  • [35]
    Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 67.
  • [36]
    Les webcamers représentent l’avant-garde de nos lofteurs et autres « aventuriers » télévisuels. Des mini-lofts se jouent sur le Web depuis de nombreuses années. Voir par exemple wwww. hereandnow. net et wwww. crushedplanet. com, deux précurseurs du genre. Quant aux webcams d’anonymes, voir deux moteurs de recherche qui les recensent : annucam.com et users.erols.com/sigurd/cam-icon.htm.
  • [37]
    Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, in Écrits français, op. cit., p. 158.
  • [38]
    Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 2000, p. 88.
  • [39]
    Patrick Baudry, La Pornographie et ses images, Paris, Armand Colin, 1997, p. 104.
  • [40]
    Jean Baudrillard, La Transparence du Mal. Essai sur les phénomènes extrêmes, op. cit., p. 62.
  • [41]
    Ibid.
  • [42]
    Voir Franck Colombani, Des compositions de la chair, in Le Monde, 5 septembre 2001 ; Exquis cadavres à Berlin, in L’Humanité, 4 septembre 2001, voir surtout le site officiel de l’exposition : wwww. koeperwelten. de.
  • [43]
    Voir Philip K. Dick, Ubik, Paris, « 10/18 », 1999. Voir aussi, sur les questions relatives à la vie et aux vivants, le dernier numéro de la revue transdisciplinaire Prétentaine consacré à cette thématique : Prétentaine, no 14/15 ( « Le vivant » ), décembre 2001.
  • [44]
    Voir Paul Schilder, L’Image du corps, Paris, Gallimard, 1968 ; voir aussi l’image du corps définie comme support narcissique par Françoise Dolto, L’Image inconsciente du corps, Paris, Seuil, 1992.
  • [45]
    Sur la question du corps et de ses performances machiniques, voir le dernier ouvrage de Jean-Marie Brohm, Le Corps analyseur. Essais de sociologie critique, Paris, Anthropos, 2001, en particulier le chap. 5 : « Le sportif et ses doubles. Performances et représentations machiniques », p. 165-202.
  • [46]
    Sur cette question des réseaux, voir Lucien Sfez, Idéologie des nouvelles technologies. Internet et les ambassadeurs de la nouvelle communication, in Le Monde diplomatique, mars 1999, p. 22-23.
  • [47]
    Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. II : Les Relations en public, Paris, Minuit, 1984, p. 43-72.
  • [48]
    Ibid., p. 53.
  • [49]
    Depuis 1995, une jeune femme américaine, June Houston, a équipé sa maison de 31 caméras placées à des endroits stratégiques (couloir, sous le lit, etc.) afin que les visiteurs de son site puissent la prévenir de la présence d’éventuels fantômes prêts à l’assaillir par surprise. Les visiteurs deviennent alors des ghosts watchers dont la mission est de protéger June des ectoplasmes et autres spectres qui hantent son domicile. Sans même parler de l’invasion de l’espace privé par les webcams, on voit bien ici la dérive domestique du dispositif de vidéosurveillance où les « guetteurs » sont amenés à surveiller les angoisses d’une névropathe... ((www. ghostwatcher. com).
  • [50]
    Richard Sennett, Les Tyrannies de l’intimité, op. cit., p. 15.
  • [51]
    Jürgen Habermas a insisté sur la nécessité d’analyser la « rationalité communicationnelle » de la société. Il semble bien, en effet, que « les expériences liées à la colonisation du monde vécu » (Jürgen Habermas, Théorie de l’Agir communicationnel, t. I : Rationalité de l’Agir et rationalisation de la société, Paris, Fayard, 1987, p. 16), soient aujourd’hui décuplées par la dilution de l’espace privé et le contrôle de l’espace public qu’engendre l’hégémonie d’Internet. Du point de vue de l’ « Agir communicationnel », on peut aussi se poser la question de savoir si les caractéristiques technologiques d’Internet permettent encore une réelle « éthique de la discussion » et l’institution d’une réelle communication qu’évoque Habermas à propos d’une situation de parole idéale où « la communication n’est entravée ni par des incidences extérieures contingentes, ni par des contraintes résultant de la structure de la communication elle-même. La situation idéale de parole exclut toute déformation systématique de la communication » (Jürgen Habermas, Sociologie et théorie du langage, Paris, Armand Colin, 1984, p. 116).
  • [52]
    Les jeux vidéos trouvent dans l’expression de la vie quotidienne un nouveau souffle après les univers futuristes ou paramilitaires. À la suite du succès de Sim City, où il fallait construire et gérer une ville, Les Sims proposent une vision microscopique : celle de la gestion d’un foyer américain ordinaire (Les Sims, édités par Electronic Arts, sur console PC).
  • [53]
    Richard Sennett, Les Tyrannies de l’intimité, op. cit., p. 220.
  • [54]
    Ibid.
  • [55]
    Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1993, p. 234.
  • [56]
    Ibid., p. 235.
  • [57]
    Ibid.
  • [58]
    Ibid.
  • [59]
    Roland Barthes, Droit dans les yeux, in L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, op. cit., p. 283.
  • [60]
    Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 2000, p. 81.
  • [61]
    Christopher Lasch, La Culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin des espérances, Castelnau-le-Lez, Climats, 2000, p. 46.
  • [62]
    Ibid., p. 50-55 ; voir aussi Richard Sennett, Les Tyrannies de l’intimité, op. cit., p. 270-271.
  • [63]
    Voir sur cette question Umberto Eco, La Guerre du faux, Paris, LGF, 1987, en particulier les pages 177 à 220. Voir aussi le film de Federico Fellini, Ginger et Fred (1985) avec les très émouvants Giulietta Masina et Marcello Mastroianni dans les rôles de danseurs de claquettes, survivants égarés du monde du spectacle d’avant la real-TV berlusconienne.
  • [64]
    Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1993, p. 84.
  • [65]
    Il en est de même dans l’ordre de la séduction. Un bar new-yorkais vient de lancer un concept étonnant dont l’objet est de faciliter les « communications sentimentales ». Le Remote Lounge, nouveau lieu « tendance » de l’East Village, est pourvu d’une centaine d’écrans et de 60 mini-caméras. À l’aide d’un joystick qui commande les différentes caméras, les clients peuvent s’observer entre eux ou épier les couples en train de se former. Des messageries instantanées permettent d’échanger quelques propos sous l’œil des caméras. Le modèle de communication introduit par Internet est, à l’évidence, à l’origine de cette idée de « flirt médié » où la formation d’un couple est tributaire d’un tiers électronique. Voir le très instructif site Web : wwww. remotelounge. com.
  • [66]
    Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1993, p. 262-263.
  • [67]
    Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 119.
  • [68]
    André Akoun, La Communication démocratique et son destin, Paris, PUF, 1994, p. 149-150.
  • [69]
    Georges Bataille, Histoire de l’œil, Paris, Gallimard, 2000.

UN THÉÂTRE D’OMBRES

1Internet est devenu depuis sa mise en service un outil complexe, hiérarchisé, multidimensionnel et multifonctionnel. En tant qu’agencement à la fois technologique, économique et institutionnel, ses possibilités opérationnelles sont vite apparues dans toute leur diversité et leur richesse. Le « réseau » s’est révélé être en effet un archipel ou un rhizome d’usages, d’utilités, de services et de fonctions. On a souvent insisté sur les facilités de communication (quasi-instantanéité, interactivité, mondialisation, libéralisation des échanges communicationnels), sur les capacités d’information (diversité des sources, richesse des banques de données, circulation en temps réel) et sur les fantastiques possibilités de mémorisation (gains de temps et d’espace dans l’archivage, démultiplication des traces) que permet l’irrésistible extension d’Internet dans nos sociétés. Ces aspects ont été assez fréquemment abordés dans la littérature sociologique [1], aussi ai-je choisi, dans le cadre de cet article, d’étudier les effets moins directement visibles, plus fantasmatiques, parfois pulsionnels, de cet outil de communication de masse.

2Une des innovations qui a provoqué chez certains doute, critique et remise en question et chez d’autres curiosité, intérêt et passion a été la banalisation et la prolifération médiatiques du « tout voir, tout dire et tout montrer ». La multiplication sur Internet des dispositifs de vidéo-observation (webcams) destinés à divulguer la vie privée la plus intime des individus est devenue un exemple parmi d’autres de ce « cannibalisme de l’œil » [2] ou de cette « pulsion scopique » [3] qui tend à envahir les systèmes techniques complexes actuels [4].

3Les procédures de télé- et vidéo-surveillance [5], qui se sont généralisées en réseaux dans tous les secteurs de la vie publique, sont ici appliquées à la sphère privée, celle de l’intimité domestique [6]. Elles radicalisent ainsi – par leur généralisation et leur banalisation sur Internet – la déconstruction rapide des limites traditionnelles qui instituent une sphère intime, privée, protégée des regards extérieurs, et une sphère publique où s’organise la présentation de soi, mais aussi et surtout où se joue l’objectivité du monde [7]. Les webcams favorisent alors, à une échelle de masse, l’intrusion intempestive du regard d’autrui dans la sphère privée, violence scopique qui est au fondement de la théorie sartrienne du regard. Pour Sartre en effet la vérité du rapport à autrui est donnée par la relation dialectique entre l’ « être-vu-par-autrui » et le « voir autrui ». Ma situation dans le monde est donc liée, écrit-il, à « ma possibilité permanente d’être vu par autrui [...]. À chaque instant autrui me regarde [...]. Autrui est, par principe, celui qui me regarde » [8]. Cette possibilité d’exposer autrui au regard (voyeurisme), mais aussi de s’exposer au regard d’autrui (exhibitionnisme) n’est pas sans poser de redoutables questions juridiques et éthiques (respect de la vie privée, droit à l’image, confidentialité des communications, outrages et incitations diverses), mais elle s’inscrit surtout dans une tendance sociétale lourde qui valorise la transparence permanente et totale des moindres faits et gestes des individus ainsi jetés sous les projecteurs, les écrans et les caméras. Or, comme Simmel l’avait parfaitement noté, le secret [9] est aussi une forme de socialité qui doit être respectée. Et c’est précisément cette possibilité d’abolition technologique du secret privé qui fascine tant les systèmes de surveillance et de contrôle totalitaires – des sectes aux États policiers –, mais c’est aussi cet abandon de soi devant le regard inquisiteur et pervers polymorphe d’autrui qui exprime la peur de la liberté et le désir de soumission.

4La vision panscopique qui englobe aujourd’hui tous les aspects de la quotidienneté, c’est l’œil omniprésent de Big Brother dans 1984 de George Orwell, c’est aussi L’Œil dans le ciel de Philip K. Dick qui scrute les humains, prêt à exercer la « sentence cosmique », c’est l’œil de Hall, l’ordinateur-dictateur de l’odyssée spatiale imaginée par Stanley Kubrick, c’est enfin l’œil de Dieu poursuivant Caïn jusque dans sa tombe [10]. Avec la modernité technique, la parabole fictionnelle, mythique ou originelle devient l’hyperbole d’une réalité transfigurée en écran cathartique.

5La quasi-instantanéité, la permanence, la volonté d’une transparence totale de la communication sont aujourd’hui partout recherchées dans une finalité exhibitionniste qui consiste à tout dire, tout montrer, tout entendre et tout voir, ce qui est en parfaite congruence avec d’autres tendances voyeuristes/exibitionnistes favorisées par les technologies contemporaines, que ce soit dans l’ordre des médias télévisés (CNN), dans l’ordre de l’exploration médicale (endoscopie, échographie, Imagerie par résonance magnétique, rayons) [11], dans celui des technologies de pointe (réflectographie infrarouge, image neutronique) [12] ou dans l’ordre de l’observation satellitaire. Par exemple, les États-Unis ont installé depuis 1996 une nouvelle agence de surveillance planétaire qui complète l’action de la National Security Agency (NSA) chargée de l’écoute de toutes les communications. La National Imagery and Mapping Agency (NIMA) centralise, elle, les images captées par satellites militaires [13]. Dans un ordre de réalité différent, mais tout à fait symptomatique, les productions actuelles de l’art contemporain et de la littérature [14] rejoignent cette même volonté de « transparence » et de mise en scène de l’intimité dans l’extériorité mondaine. C’est ce dont témoignent, par exemple, les instantanés photographiques des tribulations nocturnes de Nan Goldin, les représentations des démons sexuels d’une Américaine puritaine et infantile de Paul McCarthy ou les installations vidéos de Gillian Wearing qui, quant à elles, mettent, en scène des « anonymes » affublés de masques ridicules livrant, dans un plan fixe, des bribes de leur histoire familiale faite d’inceste, d’obsession alimentaire, d’alcoolisme, et de tentatives de suicide manquées...

6À travers ces figures contemporaines de la communication de masse sous toutes ses formes et par le biais des principaux médias électroniques (webcam, forum de discussion, chat, courrier électronique, envoi de pics, ICQ, et tous les dispositifs « interactifs » accessibles sur Internet), on peut faire ici l’hypothèse de la transformation possible de la socialité, plus précisément des « formes sociales de notre être-là (Dasein) » [15], dans au moins trois domaines :

  • le rapport entre l’image et le réel qu’elle figure, le pouvoir qu’elle révèle, la séduction qu’elle manifeste, le mouvement qu’elle imprime, la fascination qu’elle exerce dans cette nouvelle donne communicationnelle ;
  • le rapport à la vie quotidienne métamorphosée en panopticon généralisé où le souci de l’ « authenticité » du Dire supplante le sens du message, où la frontière entre public et privé est abolie, et où l’expression spectaculaire est la valeur essentielle, le lieu signifiant d’un espace psychique sacralisé ;
  • le rapport à l’altérité d’autrui avec l’indistinction du « je » et du « tu », de la réalité et du fantasme, du moi et du monde, de la présence et de l’absence, du désir et du manque.

7L’univers élargi d’Internet et de ses avatars communicationnels serait-il l’avènement d’une foule solitaire [16] d’individus qui, non contents d’être constamment « connectés », chercheraient à échanger ce dont l’échange est impossible [17] ?

LE SOMMEIL ANALOGIQUE

8S’il y a une caractéristique qui distingue Internet des autres outils de communication [18] et en fait sa spécificité, c’est bien le rapport qu’il institue entre l’utilisateur et sa machine, l’individu et l’écran. Il s’agit donc de s’interroger sur l’originalité de cette surface de projection qu’est l’écran d’ordinateur qui transmet à l’utilisateur des images et des messages. À la différence de l’outil télévisuel, le complexe informatique tend en effet vers une interactivité plus étendue. L’internaute peut interroger des bases de données (moteur de recherche), naviguer sur les sites de son choix, donner son opinion sur des questions essentielles (forum de discussion), discuter en direct de la dernière version de Tomb Raider (chat), faire ses achats alimentaires, envoyer des messages en instantané (ICQ), téléphoner en même temps à son dentiste (par le micro intégré), arroser la planète de pétitions en tous genres (e-mail), télécharger des images pornographiques (pics), enregistrer de la musique, etc. Internet est incontestablement un outil de communication de masse, au service d’une « culture de masse, qui ne peut véritablement se cristalliser en religion de la vie privée, ne peut non plus mordre au-delà de la sphère privée [...]. Elle ne se fonde que sur le marché, la consommation, la libidinosité » [19].

9En tant que reproduction analogique de la réalité, c’est-à-dire imitation de celle-ci, Internet développe, pour reprendre la typologie établie par Roland Barthes, deux types de messages distincts et duels : un message dénoté, l’analogon lui-même, et un message connoté, la forme particulière avec laquelle la société en parle [20]. Internet, et c’est une hypothèse, épuiserait ainsi la totalité de son être dans la dénotation, et ne serait dès lors constitué que d’un message dénoté. Devant l’écran informatique, le « sentiment de dénotation », de « plénitude analogique » serait si intense que toute possibilité de connotation serait définitivement bannie. « Le statut fatal de toutes les communications de masse, c’est que le message connoté (ou codé) se développe à partir d’un message sans code. » [21] L’image informatique, au même titre que l’image photographique analysée par Barthes, serait dès lors un procès sans code dans lequel il serait structurellement impossible d’imposer au message codé un sens second, un sens connoté.

10Ce statut paradoxal de l’image permet de comprendre le statut paradoxal de la communication électronique elle-même : derrière la dénotation introduite par l’image réside un sens connoté, mais ce sens connoté renvoie à un message dépourvu de code. Les différents « connotateurs », qui renvoient à différentes faces de l’idéologie générale diffusée par Internet, constituent, dans la terminologie sémiologique, une « rhétorique » [22]. La rhétorique véhiculée par Internet est, par conséquent, une rhétorique sans code puisque derrière chaque connotateur se profile un message sans code. Mais ce n’est finalement pas étonnant puisque c’est d’un monde virtuel dont il est ici question : un monde représenté.

11Il s’agit alors d’interroger la dialectique de l’image analogique et de son référent, le supposé réel. Supposé car la distinction entre le réel et l’analogon est, grâce à l’infographie et aux images de synthèse véhiculées massivement par Internet, de plus en plus difficile à réaliser : on peut aujourd’hui visiter une maison qui n’est pas encore construite, conduire un prototype de voiture qui n’existe pas, se promener dans des jardins imaginaires, piloter un faux hélicoptère au bénéfice d’une vraie mission, voir des personnages de synthèse exprimer des émotions humaines [23], etc. Bref, quelque chose qui traduit un certain réalisme est effectivement montré et perçu, mais ce qui est montré et perçu n’a pas une correspondance adéquate avec le réel qu’il est censé figurer puisque ce réel n’existe pas encore, ou, s’il existe, n’est pas traduisible dans le langage des images analogiques. C’est donc le principe de référence des images véhiculées par Internet qui est à remettre en question. En effet, l’image analogique semble toujours avoir pour référence un monde réel, des objets réels, des situations réelles, des émotions réelles, en reproduisant une réalité qui lui serait chronologiquement antérieure. « Rien de tout cela n’est vrai, écrit Jean Baudrillard. En tant que simulacre, l’image précède le réel dans la mesure où elle inverse la succession logique, causale, du réel et de sa reproduction. » [24] Plus encore, ce n’est pas dans sa fonction de miroir de la réalité, « de forme représentative que l’image est intéressante, c’est quand elle commence à contaminer le réel et à le modéliser, quand elle ne se conforme au réel que pour mieux le déformer, mieux : quand elle subtilise le réel à son profit, quand elle anticipe sur lui au point que le réel n’a plus le temps de se produire en tant que tel » [25].

12Message et rhétorique sans codes, image sans référent, il s’agit maintenant de procéder à un rappel historique, car la logique analogique est aussi à rechercher dans la technique elle-même, c’est-à-dire dans le procédé de reproduction qui est censé présider à l’élaboration des univers imagés. C’est Walter Benjamin qui, dans « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » [26], a mis en évidence cette révolution technique moderne qu’est la reproduction à grande échelle. La technique de la reproductibilité en série représente pour l’auteur l’étape ultime du désenchantement de l’œuvre d’art, de l’effacement de son « aura ». Dès que la technique permet de reproduire une œuvre originale en autant d’exemplaires identiques, c’est son histoire unique, singulière, son souffle originel qui s’évanouissent dans le procédé reproductif [27]. C’est en effet son existence unique dans un lieu unique qui confère à l’œuvre d’art son « aura », son hic et nunc, son authenticité. « La technique de reproduction – telle pourrait être la formule générale – détache la chose reproduite du domaine de la tradition. En multipliant sa reproduction, elle met à la place de son unique existence son existence en série et, en permettant à la reproduction de s’offrir en n’importe quelle situation au spectateur ou à l’auditeur, elle actualise la chose reproduite. » [28]

13Quel est alors le hic et nunc de l’image analogique – plus largement de tous les types de « communication » visuelle, auditive, écrite, véhiculés par Internet –, son authenticité, et ce que Benjamin nomme son aura ? Les implications de la problématique de la reproduction en série débordent en effet considérablement le domaine strict de l’art pour s’ancrer dans la culture de masse contemporaine et plus particulièrement dans cet outil de communication hautement singulier qu’est Internet. La société de consommation [29] rend chaque jour plus impérieux le désir de prendre possession de l’objet dans l’image qui est censée en restituer la teneur et l’essence. Dans la mesure où il n’y a plus d’objet unique, où l’exemplaire « original » se perd dans la nuit de ses origines, mais seulement une multitude d’objets reproductibles à l’infini, le besoin de possession rencontre une autre forme d’exigence : la revendication. « Car : la masse revendique que le monde lui soit rendu plus “accessible” avec autant de passion qu’elle prétend à déprécier l’unicité de tout phénomène en accueillant sa reproduction multiple. » [30] Par le biais d’Internet le monde est enfin rendu accessible à tout un chacun : en un éclair il est possible de se transporter à Angkor ou en Laponie, de visiter le Metropolitan Museum ou la Tate Gallery, d’arpenter les rues de Bangkok la nuit... En télescopant le réel, l’image perd sa possibilité d’incarnation, son aura, elle impose alors sa propre immanence. Fille de la culture de masse, elle agit à l’aune de la société de consommation qui l’a produite en réduisant la vie elle-même à une simple représentation. La société de consommation, écrit Edgar Morin, « retire la chair en donnant l’image [...]. Elle fantomalise le spectateur, projette son esprit dans la pluralité des univers imagés ou imaginaires, fait essaimer son âme dans les innombrables doubles qui vivent pour lui » [31].

LA COMPULSION DE L’INTIME

14Le type de communication qu’introduit Internet tend à opérer une conversion du regard que le sujet porte sur le monde des objets et sur la distance qui l’en sépare. Avec la communication électronique « il n’y a plus d’acte ni d’événement qui ne se réfractent dans une image technique ou sur un écran, pas une action qui ne désire être photographiée, filmée, enregistrée, qui ne désire confluer en cette mémoire et devenir en elle éternellement reproductible » [32].

15Cette « compulsion virtuelle » [33] qui est aussi une « compulsion de l’intimité » [34], un « plaisir scopique » [35], est particulièrement visible dans les divers procédés de mise en scène de l’espace personnel accessible sur Internet. Jennifer, Anne-Sophie, Jérôme, Alex, Laura, Paul, et tant d’autres ont installé chez eux des dizaines de caméras et sont connectés 24 heures sur 24 avec tous les anonymes de la planète. Ces « webcamers » [36] sont aussi bien des individus isolés que des couples ou des familles ; le contenu des films est lui aussi d’une extrême variabilité : de multiples situations à caractère pornographique, des accouchements filmés en direct, un coucher de soleil sur le Pacifique, une chèvre dans son enclos, une cuvette de WC, les 12 ans de Kévin, etc. Comme le remarquait si justement Walter Benjamin, en dénonçant les bases de la nouvelle dictature de la communication : « Chaque homme aujourd’hui a le droit d’être filmé. » [37] Chaque canari, chaque objet, chaque situation, chaque maison, chaque fantasme, réclament maintenant les mêmes prérogatives.

16Face à l’écran qui diffuse en continu la quotidienneté des anonymes se situe l’ « omnivoyeur » [38], ce spectateur « qui n’attend rien ». Plus encore, écrit Patrick Baudry à propos de la pornographie, « qui n’attend rien et qui l’obtient intégralement » [39]. C’est, dans une certaine mesure, ce « coma imaginaire de l’écran » [40], dont parle Jean Baudrillard – c’est-à-dire une sorte de trou noir psychique, une rupture momentanée et indéfinie dans l’enchaînement du temps –, qui permet au spectateur de combler le vide de sa présence-absence. En annihilant la distance entre le spectateur et l’image (écran), mais aussi entre le spectateur et la scène jouée (le quotidien filmé), il se crée une proximité, ou plutôt une promiscuité. Pourtant l’image perçue est toujours ce même analogon, cette imitation de la réalité qui se situe à une distance très spéciale, une distance « infranchissable par le corps. La distance du langage, de la scène, du miroir, ajoute Jean Baudrillard, est franchissable par le corps – c’est en cela qu’elle reste humaine et qu’elle prête à l’échange. L’écran, lui, est virtuel, donc infranchissable. C’est pourquoi il ne se prête qu’à cette forme abstraite, définitivement abstraite, qu’est la communication » [41]. En effet, dans l’univers de la communication électronique, les mots, les gestes, les attitudes, les corps sont en contact permanent, mais ils se superposent comme autant de couches contiguës : ils ne se touchent jamais, ne connaissent pas l’emprise charnelle du réel. L’écran interactif et ses images analogiques définissent un espace virtuel, une dimension absente en laquelle l’humanité des corps fait défaut.

17Un seuil a été récemment franchi dans la mise en scène plastique des corps et dans l’indistinction entre le fantasme et la réalité, en particulier lorsque celle-ci touche aux frontières entre la vie et la mort. Le médecin anatomiste Gunther von Hagen a réalisé à Berlin une exposition « artistique » intitulée « Les mondes du corps. La fascination de l’authentique » où les « œuvres » exposées sont des cadavres humains écorchés, conservés par le procédé chimique de « plastination » qu’il a mis au point. 7,5 millions de spectateurs dans le monde ont déjà vu cette exposition depuis son inauguration au Japon en 1996 [42]. Aujourd’hui les candidats à la plastination se bousculent pour immortaliser, dans la position du joueur d’échec ou dans celle du tireur couché, leur présence ici-bas. Là aussi, c’est dans leur absence éternelle que ces dépouilles esthétiques sont figées au cimetière de l’art. C’est en effet dans un déni radical de la réalité cruelle mais authentique de la décomposition que s’offrent aux regards ces illusions virtuelles de l’immortalité. Cet exemple illustre aussi une des intuitions les plus géniales de Philip K. Dick [43] concernant l’indistinction absolue de la vie et de la mort, du fantasme et de la réalité dans le temps suspendu de la dimension onirique et, in fine, de l’être et de son enveloppe charnelle, lorsque l’univers prothétique devient la norme et la règle.

18Dans l’ « espace transitionnel » qui s’installe entre l’internaute et son écran d’ordinateur s’opère une transformation de la perception physique du corps propre. Où commence et où s’achève le corps de l’utilisateur dans cet espace de rêve analogique ? Où est l’intérieur et où est l’extérieur dans cet « écran de projection » à la fois numérique, électronique et psychique ? Qu’est-ce qui délimite les contours du corps de l’internaute et qu’est-ce qui marque les frontières de sa machine ? Les terminaisons nerveuses de ses doigts qui tapent sur le clavier, son champ de vision qui absorbe les univers imaginaires qui défilent devant lui, l’espace psychique de ses représentations, ou bien encore les enveloppes visuelles, sonores et tactiles de son installation informatique ? Si la perception du corps est davantage élastique que plastique et son extension illimitée (de la plume d’un chapeau au talon d’une chaussure, quelle est la limite perceptive et imaginaire ?), quelle est alors la forme objectale de ce corps dans son accouplement machinique ? La pénétration intensive du réel par des appareils auxiliaires transforme l’ « image du corps » [44] en un corps chimérique, mixte étrange d’homme et de machine. Attribut prothétique [45], membre fantôme, excroissance matérielle, le computer devient ainsi le prolongement factice du corps de l’utilisateur avec lequel il se constitue en réseau de communication autonome [46].

19Erving Goffman a proposé, dans le second tome de La Mise en scène de la vie quotidienne, une typologie des « territoires du moi » [47]. Ces différents territoires de l’intimité définissent à la fois des espaces d’expression personnelle, des lieux privés, des territoires de la possession, des domaines réservés, etc. Bref, ces différents « espaces » « situationnels » ou « égocentriques » [48] organisent la séparation entre une sphère publique, ouverte à autrui, et une sphère privée, protégée des regards extérieurs. Si l’on devait définir aujourd’hui une sphère privée, les contours paraîtraient davantage incertains, les frontières plus floues [49]. La vision psychologique rapportée à tous les domaines de l’existence sociale semble plus proche de nos sociétés modernes et de leur culte du moi. Il semble dès lors que la société ne soit compréhensible qu’en tant que vaste système psychique. Comme le souligne Richard Sennett, la place de la vie publique est aujourd’hui particulièrement ambiguë, ce qui est socialement valorisé c’est la personnalité des individus (leur chaleur, leur gentillesse, leur authenticité, leur crédibilité...) au détriment des actions qu’ils sont supposés effectuer ou de l’influence réelle dont ils disposent. En effet, « le monde du sentiment intime n’est plus contrebalancé par un domaine public dans lequel les hommes peuvent s’engager de manière provisoire et compensatrice. L’affaiblissement de la vie publique fait que les rapports intimes – c’est-à-dire ceux qui intéressent vraiment les gens – sont entièrement déformés » [50].

20Dans la communication électronique où se situent par conséquent les frontières entre le public et le privé [51] ? En effet, Internet met en relation des interlocuteurs un à un (par exemple dans les chats), établissant ainsi une communication privée ; mais il est également possible de faire transiter des messages par des réseaux d’information accessibles à tous les internautes (par exemple dans les forums de discussion), et cela relève alors du domaine public. Le processus est similaire du côté du transport d’images : on peut envoyer des images à un seul interlocuteur, avoir une utilisation privative de la webcam, mais l’utilisation généralisée, publique, est tout autant réalisable. Même si les domaines public et privé peuvent être formellement dissociés, dans la pratique quotidienne d’Internet on est loin d’une séparation aussi tranchée. En effet, les photos et les films des vacances des Untel, sitôt transmis à la famille et au cercle des proches, peuvent sortir des « territoires du moi » pour s’offrir une seconde existence dans la diffusion généralisée. Le flou poétique entre les sphères publique et privée trouve son expression la plus aboutie dans le procédé du peer to peer : des particuliers mettent à la disposition des internautes, sans passer par un serveur central, le contenu du disque dur de leur ordinateur personnel. Ici encore le domaine public glisse vers les territoires de l’intime, désormais lieux dépositaires du sens commun partagé.

21Cette collusion de l’image et de la vie quotidienne [52], de l’écran et du réel, est une caractéristique fondamentale d’Internet. Le télescopage entre les domaines public et privé aboutit en effet à une équation perverse où la réalité du monde devient une donnée superflue : seul subsiste le sentiment que ce monde nous inspire. Les communications électroniques, souligne Richard Sennett, sont un des médiums par lesquels la notion de vie publique a été anéantie. En effet, l’ « être-public se fonde sur l’expérience de la diversité et sur la connaissance de cercles sociaux distincts du milieu des intimes » [53]. Or, dans la brume des pathos individuels, dans la contiguïté des niveaux de complexité de l’existence humaine, c’est la fermeture à l’espace du divers qui est annoncée. « Les médias incarnent le paradoxe d’un espace public vide, c’est-à-dire le paradoxe de l’isolement et de la visibilité. » [54] Il faut être vu en permanence puisque seule importe l’existence visible, même si celle-ci n’a aucun intérêt. Mais, comme nous l’enseigne le panopticon, la pleine lumière trahit davantage que l’obscurité, car « la visibilité est un piège » [55].

22Le couple voir / être vu dans l’espace d’Internet peut être comparé au dispositif panoptique de Jeremy Bentham que Michel Foucault a analysé dans Surveiller et punir. Le propre du procédé panoptique est de désindividualiser et d’automatiser le pouvoir. « Celui-ci a son principe moins dans une personne que dans une certaine distribution concertée des corps, des surfaces, des lumières, des regards ; dans un appareillage dont les mécanismes internes produisent le rapport dans lequel les individus sont pris. » [56] Dès lors, c’est la machinerie elle-même qui met en branle les effets de pouvoir. Il n’est donc pas essentiel de savoir qui exerce réellement le pouvoir, qui tient les commandes de la machine, « un individu quelconque, presque pris au hasard, peut faire fonctionner la machine » [57].

23De la même manière, les motifs qui animent la personne dans le fonctionnement général du système sont parfaitement secondaires, ce qui est primordial c’est la machinerie elle-même. Dans son jeu autoréférentiel, Internet est une machine panoptique, car les mêmes questions se posent, le même type de pouvoir s’y exerce dans l’indifférence et la confusion généralisées. À l’image du panopticon, Internet est cette « machine merveilleuse » qui, partant de la multitude des désirs offerts sur le réseau, tisse les mailles de son empire. Il n’est donc pas nécessaire, à l’instar du modèle panoptique, de contraindre « le condamné à la bonne conduite, le fou au calme, l’ouvrier au travail, l’écolier à l’application », l’internaute à l’observation de son écran, car « un assujettissement réel naît mécaniquement d’une relation fictive » [58]. C’est in fine une condamnation à l’écran, une soumission au champ de visibilité, une acceptation tacite du pouvoir hypnotique des images. « L’écran ne cesse de me regarder... » [59]

LA FERMETURE ET L’ABSENCE

24« La vision, écrit Merleau-Ponty, n’est pas un certain mode de la pensée ou présence à soi : c’est le moyen qui m’est donné d’être absent de moi-même, d’assister du dedans à la fission de l’être, au terme de laquelle seulement je me ferme sur moi. » [60] L’absence et la fermeture sur soi que le regard implique peuvent s’apparenter à deux dimensions clés de la déhiscence de l’être générée par la communication virtuelle.

25D’abord la fermeture sur soi, ici le repli sur l’intime. La sphère intime, telle qu’elle peut apparaître sur Internet, est en premier lieu l’expression d’une certaine vérité de l’être que les images sont censées figurer. Ce n’est pas un personnage charismatique ou originaire que recherchent les internautes. Ce ne sont pas non plus des héros sans peur, des figures titanesques, des mythes grandioses ou des déesses incarnées que la frénésie des « doubles-clics » pourchasse, mais le petit homme, la femme commune, ces doubles ordinaires, ni stars ni surhommes – simple transcription de la banalité de la vie de tous les jours. Le succès des shows « amateurs », des « livecam », de la real-TV, est là pour le confirmer : la quotidienneté dans toute son insignifiance et sa routine exalte les fantasmes populaires.

26Ce qui est en jeu dans cette mise à plat totale de l’intimité domestique, c’est bien sûr la quête narcissique classique qui, dans le cadre de la communication électronique, peut se résumer ainsi : qu’est-ce qui me touche chez cette personne (qui s’exhibe ou qui me regarde, avec qui je parle, etc.) qui me renvoie à moi, c’est-à-dire à ce que je ressens ?, qu’est-ce je perçois dans cet événement particulier qui se répercute dans ma propre histoire ?, etc. Cette Culture du narcissisme, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Christopher Lasch, trouve également un support privilégié dans la prolifération des ouvrages ou documents à caractère autobiographique où la distance de la fiction, qui permettait au lecteur ou au spectateur une interprétation personnelle, est exclue du genre lui-même. C’est l’information brute, impudique, qui s’offre telle quelle aux regards, sans « ce détachement indispensable à l’art » [61], ce retour critique sur soi, qui distingue les œuvres culturelles majeures.

27Mais le narcissisme relève aussi de la peur du vide, d’un vide intérieur [62] qui engloutit le sujet : si seulement je pouvais ressentir davantage, si les choses avaient le don de me toucher, de m’émouvoir vraiment, alors je pourrais communiquer avec les autres, échanger mes impressions, avoir des rapports « authentiques » avec mes semblables. L’expression du vrai, l’authenticité des interlocuteurs est une des caractéristiques majeures de l’ethos de la communication électronique. La quête du « vrai » s’empare de toutes les dimensions de la socialité : ce que la télévision des années 1980 avait inventé [63] – le grand mythe de l’authenticité perdue –, Internet l’a modernisé puis remis au goût du jour. Ce sont donc des gens authentiques (anonymes), dans un cadre authentique (leur foyer), dans des situations authentiques (leur quotidien), qu’Internet nous permet de percevoir, réalisant par là ce rôle de « vérité » et de crédibilité qui était auparavant un attribut de la société civile. Mais la vérité dont il est question dans la communication électronique est cette vérité erronée du sujet : l’intimité comme figure suprême de l’aveu.

28Michel Foucault a analysé cette figure de l’aveu du point de vue de l’histoire de la sexualité. Ce que notre société privilégie, souligne-t-il, ce n’est pas « la transmission du secret », mais « la lente montée de la confidence » [64]. Il faut aujourd’hui livrer ses désirs, exprimer ses plaisirs, confier son intimité, bref, parler, échanger, communiquer sans relâche. Nulle distance ne doit s’intercaler entre le sentiment et son expression, le désir et sa formulation, le secret et son dévoilement [65]. Internet favorise et exacerbe cette promiscuité entre la part d’ombre qui sommeille en chacun et sa mise en lumière, mais ce qui est dévoilé, offert au regard, n’est que l’expression de la « défaillance du sujet à accomplir son désir » [66] et non le désir lui-même. D’une façon générale en effet, « le rapport du regard à ce qu’on veut voir est un rapport de leurre. Le sujet se présente comme autre qu’il n’est, et ce qu’on lui donne à voir n’est pas ce qu’il veut voir. C’est par là que l’œil peut fonctionner comme objet a, c’est-à-dire au niveau du manque » [67].

29Forme ultime de l’ « échange impossible », la communication virtuelle est dépourvue d’une dimension essentielle de l’échange, celle de la restitution. Car pour communiquer encore faut-il pouvoir donner, rendre, prendre, recevoir, détruire, et recommencer, sous peine de voir, comme dans la légende, se figer en statues de pierre les partenaires médusés. Dès lors, comme l’écrit André Akoun, la communication, au sens plein du terme, « ne peut être dissoute ni dans les dérives autistiques qui trouvent dans les nouvelles technologies de l’image virtuelle leur instrument, ni dans l’utopie d’une transparence grâce à quoi chacun sera avec chacun, sans obstacle ni aliénation » [68].

30Le regard qui fixe l’écran, l’écran qui regarde, cette forme spéculaire de communication virtuelle, se présente in fine sous les auspices du manque dans son ambivalence désirante. Dans Histoire de l’œil [69], Bataille décrivait les tribulations d’un œil vers d’autres usages que ceux qui lui sont spécifiques, c’est-à-dire les fonctions du voir lui-même ; d’une manière similaire, Internet poursuit d’autres fins que celles qui lui sont généralement attribuées, c’est-à-dire les fins communicationnelles. C’est ainsi que s’opère, de désir en manque et de manque en désir, l’inéluctable migration de la communication virtuelle, renvoyant toujours, comme l’œil de Bataille, à autre chose qu’à elle-même : une certaine absence.


Mots-clés éditeurs : Intimité, Communication, Images, Internet, Message

Date de mise en ligne : 03/10/2007

https://doi.org/10.3917/cis.112.0151

Notes

  • [1]
    L’objet de cet article n’est pas de faire état de la totalité des travaux effectués sur Internet et les nouvelles techniques de communication. Même si la grande majorité de la littérature sur Internet a fortement tendance à être idéologique (de l’exaltation au catastrophisme), des études intéressantes et érudites existent néanmoins. Dans les productions récentes en langue française, on citera notamment : Philippe Breton, Le Culte d’Internet, Paris, La Découverte, 2000 ; Armand Mattelart, Histoire de l’utopie planétaire. De la cité prophétique à la société globale, Paris, La Découverte, 1999, et Histoire de la société de l’information, Paris, La Découverte, 2001 ; Alain Finkielkraut et Paul Soriano, Internet. L’inquiétante extase, Paris, Mille et une Nuits, 2001 ; on peut consulter aussi trois ouvrages plus anciens mais précurseurs des études sur Internet : Nicholas Negroponte, L’Homme numérique, Paris, Robert Laffont, 1995 ; Arnaud Dufour, Internet, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1995 ; Paul Virilio, Cybermonde. La politique du pire, Paris, Textuel, 1996.
  • [2]
    Louis-Vincent Thomas, Fantasmes au quotidien, Paris, Librairie des Méridiens, 1984, p. 136 et s.
  • [3]
    Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987, p. 65-68. Freud parle aussi de « perversion scopique » (p. 120).
  • [4]
    Voir Alain Gras, Les Macro-systèmes techniques, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1998.
  • [5]
    Sur la vidéo-surveillance, voir les différents dossiers et articles que Le Monde diplomatique a consacrés à cette question centrale pour comprendre les démocraties actuelles. Voir en particulier Paul Virilio, Le règne de la délation optique, in Le Monde diplomatique, août 1998, p. 20 et Télésurveillance globale, in Le Monde diplomatique, août 1999, p. 4-5 ; André Vitalis, Le Regard omniprésent, in Le Monde diplomatique, mars 1998, p. 26. Voir également les deux numéros spéciaux de Manières de voir, Révolution dans la communication, août 1999 et Sociétés sous contrôle, avril 2001. Voir enfin une livraison des Dossiers du Canard enchaîné, La folie Internet. L’envers de la Toile, avril 2000. La littérature sur la question de la télésurveillance est très abondante. Pour mémoire, on peut cependant rappeler que ce n’est pas la peine d’aller très loin pour être filmé à son insu : aucune zone des 240 ha du paisible îlot de Levallois-Perret n’échappe à ses 84 caméras de surveillance...
  • [6]
    Voir sur cette question Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Le Livre de Poche, 1977 ; Henri Lefebvre, La Vie quotidienne dans le monde moderne, Paris, Gallimard, 1968.
  • [7]
    Voir Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. I : La Présentation de soi, Paris, Minuit, 1987.
  • [8]
    Jean-Paul Sartre, L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, p. 314-315.
  • [9]
    Voir Georg Simmel, Secret et sociétés secrètes, Strasbourg, Circé, 1991.
  • [10]
    George Orwell, 1984, Paris, Gallimard, 1999 ; Philip K. Dick, L’Œil dans le ciel, Paris, « 10/18 », 2000 ; Stanley Kubrick, 2001, a Space Odyssey, 1968 ; La Bible, Genèse, IV.
  • [11]
    Pour Jean-Pierre Changeux, il n’est pas utopique, grâce aux performances des caméras à positron, d’ « envisager que l’image d’un objet mental apparaisse un jour sur un écran » (L’Homme neuronal, Paris, Fayard, 1983, p. 168).
  • [12]
    Voir Denis Duclos, Ruée sur l’intime. La vie privée traquée par les technologies, in Le Monde diplomatique, août 1999, p. 16-17. Restituant le résultat d’une étude américaine menée en 1998 auprès de 1 085 firmes, Denis Duclos montre que 40 % des entreprises surveillent leurs salariés de diverses manières : lecture du courrier électronique, écoutes téléphoniques, visionnage des disques durs des ordinateurs individuels après décodage des mots de passe, enregistrement sur vidéos numériques des performances au travail, etc.
  • [13]
    Voir le site fire.net.nz/echelon.htm qui recense des articles de presse internationaux sur la surveillance satellitaire, ou, dans un genre plus prosaïque, le site officiel de la NIMA wwww. nima. mil.
  • [14]
    Voir notamment le livre de Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine MRécit, Paris, Seuil, 2001. L’art contemporain multiplie aujourd’hui les exemples de ce type de « narration ». Cependant, comme le soulignait Jean-Paul Sartre dans Situations philosophiques (Paris, Gallimard, 1990, p. 10), « connaître, c’est “s’éclater vers”, s’arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n’est pas soi, là-bas ».
  • [15]
    Georg Simmel, Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, 1991, p. 98.
  • [16]
    David Riesman, La Foule solitaire. Anatomie de la société moderne, Paris, Arthaud, 1965.
  • [17]
    Voir Jean Baudrillard, Le corps, un échange impossible, in Prétentaine, no 12/13 ( « Corps » ), mars 2000, p. 263-278 et L’Échange impossible, Paris, Galilée, 1999.
  • [18]
    La forme de communication introduite par Internet remet complètement en question le modèle théorique classique de la communication formalisé par Jakobson qui prend comme unité de base la triade : Émetteur-Message-Récepteur. Dans ce modèle de simulation, où les rôles d’émetteur et de récepteur sont interchangeables, le message est structuré par un code et déterminé par un contexte ; le contenu des messages est ainsi forcément compréhensible et relativement univoque. La communication est alors ce procès où le même schéma se reproduit à l’infini, voir Roman Jacobson, Essais de linguistique générale, Paris, Seuil, 1970.
  • [19]
    Edgar Morin, L’Esprit du temps. Essai sur la culture de masse, Paris, Grasset, 1962, p. 231.
  • [20]
    Voir Roland Barthes, Le message photographique, in L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, 1992, p. 9-24.
  • [21]
    Ibid., p. 13.
  • [22]
    Voir Roland Barthes, Rhétorique de l’image, in L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, op. cit., p. 25-42 ; voir aussi L’Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1991, p. 76-83.
  • [23]
    Voir Final Fantasy : The Spirits Within (Hironobu Sakaguchi, 2001), première œuvre de fiction dans l’histoire du cinéma à être intégralement réalisée à partir d’images de synthèse.
  • [24]
    Jean Baudrillard, Au-delà du vrai et du faux, ou le malin génie de l’image, in Cahiers internationaux de Sociologie, vol. LXXXII, 1987, p. 140.
  • [25]
    Ibid., p. 140-141.
  • [26]
    Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, in Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 140-192.
  • [27]
    Gérard Genette a insisté sur les deux modes d’existence des œuvres d’art. L’immanence est définie par le type d’objet en lequel l’œuvre « consiste », et se distribue ainsi en deux régimes baptisés depuis Nelson Goodman l’autographique et l’allographique. Dans le premier, l’objet d’immanence (un tableau, une sculpture, une performance) est matériel et se manifeste de lui-même. Dans le second, cet objet (un texte littéraire, une composition musicale, le plan d’un édifice) est idéal, conçu par réduction à partir de ses manifestations physiques : livres, partitions, exécutions. La transcendance est définie par les diverses manières dont une œuvre déborde son immanence : on ne lit jamais deux fois le même livre, Le Chant de la terre de Mahler est transcendant à toutes ses exécutions possibles. Voir Gérard Genette, L’Œuvre de l’art. Immanence et transcendance, Paris, Seuil, 1994.
  • [28]
    Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, in Écrits français, op. cit., p. 143.
  • [29]
    Voir Jean Baudrillard, La Société de consommation. Ses mythes, ses structures, Paris, Gallimard, 1974.
  • [30]
    Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, in Écrits français, op. cit., p. 144.
  • [31]
    Edgar Morin, L’Esprit du temps. Essai sur la culture de masse, op. cit., p. 234.
  • [32]
    Jean Baudrillard, La Transparence du Mal. Essai sur les phénomènes extrêmes, Paris, Galilée, 1990, p. 64.
  • [33]
    Ibid.
  • [34]
    Richard Sennett, Les Tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, 1995, p. 276.
  • [35]
    Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 67.
  • [36]
    Les webcamers représentent l’avant-garde de nos lofteurs et autres « aventuriers » télévisuels. Des mini-lofts se jouent sur le Web depuis de nombreuses années. Voir par exemple wwww. hereandnow. net et wwww. crushedplanet. com, deux précurseurs du genre. Quant aux webcams d’anonymes, voir deux moteurs de recherche qui les recensent : annucam.com et users.erols.com/sigurd/cam-icon.htm.
  • [37]
    Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, in Écrits français, op. cit., p. 158.
  • [38]
    Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 2000, p. 88.
  • [39]
    Patrick Baudry, La Pornographie et ses images, Paris, Armand Colin, 1997, p. 104.
  • [40]
    Jean Baudrillard, La Transparence du Mal. Essai sur les phénomènes extrêmes, op. cit., p. 62.
  • [41]
    Ibid.
  • [42]
    Voir Franck Colombani, Des compositions de la chair, in Le Monde, 5 septembre 2001 ; Exquis cadavres à Berlin, in L’Humanité, 4 septembre 2001, voir surtout le site officiel de l’exposition : wwww. koeperwelten. de.
  • [43]
    Voir Philip K. Dick, Ubik, Paris, « 10/18 », 1999. Voir aussi, sur les questions relatives à la vie et aux vivants, le dernier numéro de la revue transdisciplinaire Prétentaine consacré à cette thématique : Prétentaine, no 14/15 ( « Le vivant » ), décembre 2001.
  • [44]
    Voir Paul Schilder, L’Image du corps, Paris, Gallimard, 1968 ; voir aussi l’image du corps définie comme support narcissique par Françoise Dolto, L’Image inconsciente du corps, Paris, Seuil, 1992.
  • [45]
    Sur la question du corps et de ses performances machiniques, voir le dernier ouvrage de Jean-Marie Brohm, Le Corps analyseur. Essais de sociologie critique, Paris, Anthropos, 2001, en particulier le chap. 5 : « Le sportif et ses doubles. Performances et représentations machiniques », p. 165-202.
  • [46]
    Sur cette question des réseaux, voir Lucien Sfez, Idéologie des nouvelles technologies. Internet et les ambassadeurs de la nouvelle communication, in Le Monde diplomatique, mars 1999, p. 22-23.
  • [47]
    Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. II : Les Relations en public, Paris, Minuit, 1984, p. 43-72.
  • [48]
    Ibid., p. 53.
  • [49]
    Depuis 1995, une jeune femme américaine, June Houston, a équipé sa maison de 31 caméras placées à des endroits stratégiques (couloir, sous le lit, etc.) afin que les visiteurs de son site puissent la prévenir de la présence d’éventuels fantômes prêts à l’assaillir par surprise. Les visiteurs deviennent alors des ghosts watchers dont la mission est de protéger June des ectoplasmes et autres spectres qui hantent son domicile. Sans même parler de l’invasion de l’espace privé par les webcams, on voit bien ici la dérive domestique du dispositif de vidéosurveillance où les « guetteurs » sont amenés à surveiller les angoisses d’une névropathe... ((www. ghostwatcher. com).
  • [50]
    Richard Sennett, Les Tyrannies de l’intimité, op. cit., p. 15.
  • [51]
    Jürgen Habermas a insisté sur la nécessité d’analyser la « rationalité communicationnelle » de la société. Il semble bien, en effet, que « les expériences liées à la colonisation du monde vécu » (Jürgen Habermas, Théorie de l’Agir communicationnel, t. I : Rationalité de l’Agir et rationalisation de la société, Paris, Fayard, 1987, p. 16), soient aujourd’hui décuplées par la dilution de l’espace privé et le contrôle de l’espace public qu’engendre l’hégémonie d’Internet. Du point de vue de l’ « Agir communicationnel », on peut aussi se poser la question de savoir si les caractéristiques technologiques d’Internet permettent encore une réelle « éthique de la discussion » et l’institution d’une réelle communication qu’évoque Habermas à propos d’une situation de parole idéale où « la communication n’est entravée ni par des incidences extérieures contingentes, ni par des contraintes résultant de la structure de la communication elle-même. La situation idéale de parole exclut toute déformation systématique de la communication » (Jürgen Habermas, Sociologie et théorie du langage, Paris, Armand Colin, 1984, p. 116).
  • [52]
    Les jeux vidéos trouvent dans l’expression de la vie quotidienne un nouveau souffle après les univers futuristes ou paramilitaires. À la suite du succès de Sim City, où il fallait construire et gérer une ville, Les Sims proposent une vision microscopique : celle de la gestion d’un foyer américain ordinaire (Les Sims, édités par Electronic Arts, sur console PC).
  • [53]
    Richard Sennett, Les Tyrannies de l’intimité, op. cit., p. 220.
  • [54]
    Ibid.
  • [55]
    Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1993, p. 234.
  • [56]
    Ibid., p. 235.
  • [57]
    Ibid.
  • [58]
    Ibid.
  • [59]
    Roland Barthes, Droit dans les yeux, in L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, op. cit., p. 283.
  • [60]
    Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 2000, p. 81.
  • [61]
    Christopher Lasch, La Culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin des espérances, Castelnau-le-Lez, Climats, 2000, p. 46.
  • [62]
    Ibid., p. 50-55 ; voir aussi Richard Sennett, Les Tyrannies de l’intimité, op. cit., p. 270-271.
  • [63]
    Voir sur cette question Umberto Eco, La Guerre du faux, Paris, LGF, 1987, en particulier les pages 177 à 220. Voir aussi le film de Federico Fellini, Ginger et Fred (1985) avec les très émouvants Giulietta Masina et Marcello Mastroianni dans les rôles de danseurs de claquettes, survivants égarés du monde du spectacle d’avant la real-TV berlusconienne.
  • [64]
    Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. I : La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1993, p. 84.
  • [65]
    Il en est de même dans l’ordre de la séduction. Un bar new-yorkais vient de lancer un concept étonnant dont l’objet est de faciliter les « communications sentimentales ». Le Remote Lounge, nouveau lieu « tendance » de l’East Village, est pourvu d’une centaine d’écrans et de 60 mini-caméras. À l’aide d’un joystick qui commande les différentes caméras, les clients peuvent s’observer entre eux ou épier les couples en train de se former. Des messageries instantanées permettent d’échanger quelques propos sous l’œil des caméras. Le modèle de communication introduit par Internet est, à l’évidence, à l’origine de cette idée de « flirt médié » où la formation d’un couple est tributaire d’un tiers électronique. Voir le très instructif site Web : wwww. remotelounge. com.
  • [66]
    Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1993, p. 262-263.
  • [67]
    Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 119.
  • [68]
    André Akoun, La Communication démocratique et son destin, Paris, PUF, 1994, p. 149-150.
  • [69]
    Georges Bataille, Histoire de l’œil, Paris, Gallimard, 2000.

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