Notes
-
[1]
Traduction réalisée par moi-même : “Les échanges universitaires étudiants sont un phénomène migratoire particulier, parce que ces migrations se produisent dans une fourchette de temps relativement plus courte que dans le cas d’autres flux migratoires, et parce que la décision de migrer résulte d’une décision personnelle, même si la destination est en partie conditionnée par les accords entre les universités. Ainsi, les mobilités étudiantes peuvent être considérées comme représentatives, même indirectement, de modèles de société, de styles de vie, et de représentations qu’ont les étudiants de l’espace européen.”
-
[2]
Convention de transcription :
- […] : passage coupé
- (rires) : commentaire métalinguistique
- *ncekqbc* (riant/hésitant…) : le locuteur parle de façon spécifique.
- . : pause
- ^ : intonation montante
-
[3]
Traduction par moi-même : “110 J10 : […] l’autre chose qu’on me dit aussi c’est l’alcool, tout le monde pense que je suis une polak
111 M : ouais vodka, etc.
112 J10 : vodka ? *ça va c’est juste la culture. Vous, vous buvez beaucoup de vin !* (rires)
113 M : et qu’est-ce que tu réponds ?
114 J10 : je ris ou je dis encore plus de stéréotypes. Je suis le genre de personne qui adore rire sur les stéréotypes de mon pays” -
[4]
Traduction par moi-même : “115 M : et vous parlez souvent de stéréotypes avec tes amis ?
116 J10 : euh quand je connais les gens on fait beaucoup ça. Je peux rire sur les stéréotypes, mais je dois faire face à certains trucs. Je ne vais pas faire des blagues comme ça avec des personnes que je viens juste de rencontrer. C’est pour ça que je préfère blaguer sur la Pologne et pas d’autres pays, parce que je sais que ça ne va pas me blesser. Donc c’est plus facile. Bien sûr je préfère rire de chaque pays parce que c’est trop marrant, genre l’humour limite, où tu peux franchir la limite facilement. Quand tu prends des risques, c’est le meilleur humour.” -
[5]
Traduction par moi-même : “ne réponds pas. Tu es Suédois. En Suède vous n’avez pas ce genre de problème.”
1La Commission européenne a proposé en 2020 le doublement du budget du programme Erasmus+ pour la période 2021-2027. Ce doublement a pour objectif d’accroître le nombre de participants aux différents programmes de mobilité (Agence Erasmus+ France, 2020). Le programme Erasmus (EuRopean Action Scheme for the Mobility of University Students) est né en 1987 après de longues années de négociation. La volonté des porteurs du projet était de coopérer dans le domaine de l’éducation. Cela prend la forme de partenariats entre universités. Pour inciter les étudiants à la mobilité, on passe par la reconnaissance des périodes d’études, la mise en place d’aides financières et d’hébergement, et la facilitation des procédures administratives. Petit à petit le programme s’est développé, et englobe un nombre plus important de publics, car il s’adresse non seulement aux étudiants d’université (1er et 2e cycle), mais également aux personnels d’enseignement et administratif, apprentis, stagiaires, etc. Erasmus se transforme en Erasmus+ en 2014. Il regroupe désormais différents programmes de mobilité à échelle européenne : ceux pour l’éducation et la formation tout au long de la vie, ainsi que ceux de Jeunesse en action. Par ailleurs des modifications sont apportées aux programmes existants, par exemple la possibilité de partir hors Europe dans le cadre d’un Erasmus, ou alors de bénéficier d’aides pour réaliser un stage juste après ses études, etc. (Génération Erasmus +, 2015) En 2016, quelque 725 000 personnes ont pu participer à ces programmes. (ToutelEurope.eu) Bien que le programme Erasmus+ reste le plus connu, ce n’est pas le seul qui permet aux jeunes d’effectuer des mobilités internationales encadrées. Dans notre étude, nous considérerons ces différents programmes dans un seul et unique ensemble. En effet, nous avons constaté que bien souvent, peu importe comment les étudiants internationaux sont partis, ils finissent par former un même groupe.
2Cattan souligne le caractère spécifique de la mobilité étudiante en comparaison à d’autres types de mobilité : “Student exchanges are a particular migratory phenomenon, because the migrations occur within a time scale that is relatively shorter than that of other migratory flows, and because the decision to migrate results from personal decision even if the destination could be in part conditioned by cooperation agreements established between universities. Thus students mobility can be considered as representative, even if only indirectly, of society models, lifestyles and representations that the students entertain on the European space.” [1] (Cattan, 2007 : 140) L’usage du mot “mobilité” pour exprimer le déplacement inter-étatique qu’un étudiant effectue lors de son cursus, entre dans la logique de hiérarchie des altérités du discours dominant. (Dervin, 2011) Cette hiérarchie place par exemple les “expatriés” en haut de l’échelle et les “migrants” en bas. Elle implique un ordre basé sur des critères économiques et sociaux, rendant compte de l’appréciation sociale d’une forme ou d’une autre de déplacement. Là où l’expatrié fait preuve de courage, d’ouverture d’esprit, et de réussite, le “migrant” (exemple : personne exilée) devient un vil opportuniste, apportant avec lui misère et sauvagerie. De ce fait, on va parler de “mobilité” pour certains, et de “migration” pour d’autres. Le premier terme est connoté positivement, contrairement au second. C’est à travers ces diverses dénominations, qui permettent de classifier situations, individus, que transparaît l’interdépendance entre le discours et la construction de la réalité sociale. Ce discours, et cette réalité sont indissociables d’un rapport de force, qui se manifeste ici par la différence de représentations, puis de traitements, qui se déclinent selon la façon dont on va catégoriser l’individu (migrant, expatrié, réfugié…). Il est important de souligner que ces catégorisations sont contextuelles et mouvantes : une même personne peut se définir et/ou être définie comme demandeuse d’asile d’après son statut administratif, “réfugiée” auprès d’un ami, ou “migrante” pour certains médias. Elles dépendent également du poids que l’énonciateur souhaite leur donner (Calabrese et Veniard, 2018 : 12 et 16). Ayant intégré cet aspect, nous conserverons le terme “mobilité” dans notre article, car c’est celui qui est institutionnellement utilisé. L’usage de ce mot nous permet de mettre en avant les divers aspects, parfois éludés par les institutions, qu’il recouvre.
3Il est fréquent de lire dans les témoignages des jeunes revenus de mobilité que ce qui les a marqués pendant leur séjour est la rencontre avec beaucoup de personnes venant de pays différents, et donc “d’échanges culturels riches”. Lors des interactions qu’ils ont eues avec ces personnes, ils ont pu déconstruire leurs stéréotypes, perçus comme négatifs. L’idéal de mobilité comprend donc un aspect relationnel important. Les interactions prennent alors un sens particulier, sinon primordial, pour les jeunes en mobilité.
4Force est de constater que dans leurs interactions, revient souvent ce sujet de l’Autre, qui il est, comment il se comporte, à quelle entité géographique il se réfère et ce qu’elle évoque. Les premières questions qui se posent sont souvent les mêmes : “comment t’appelles-tu ?”, “qu’est-ce que tu fais ici ?”, et “d’où viens-tu ?”. La question de la provenance débouche souvent sur d’autres questions, sur les savoirs ou les croyances que l’interlocuteur aurait sur la provenance d’origine. Les mêmes expressions et idées reviennent souvent : “ah, mais vous les *****, vous êtes un peu comme ça”, “est-ce que c’est vrai que…”, “j’ai déjà voyagé à ****, ce qui m’a surpris c’est …”, etc. Les idées sur l’Ailleurs fusent, les conceptions qu’on a de l’Autre aussi. L’interlocuteur devenant une sorte d’ambassadeur de sa culture, les “discussions faciles” révèlent sûrement beaucoup sur l’idéal de mobilité, sur l’idéal de camaraderie, qu’ont les jeunes en mobilité.
5Si l’on considère que la culture est une grille d’interprétation du monde et que l’utilisation de cette grille dans un contexte qui n’y est pas adapté débouche sur des problèmes dans les relations entre les interlocuteurs, on peut s’imaginer que dans un contexte cosmopolite, c’est-à-dire comprenant des personnes d’origines diverses, on peut retrouver cette situation. Que ce soit un fait concret réel ou seulement perçu, cela importe. Il se peut en effet que deux personnes n’aient pas concrètement de différences culturelles entre elles, mais qu’elles se perçoivent tout de même de deux groupes différents. Cette simple perception résulte d’une image présupposée de l’autre, qui modifie la relation en cours. Sont alors en jeu l’image de l’Autre et l’image de Soi.
6L’objectif de cet article est de mettre en exergue les articulations entre représentations et humour chez les jeunes en mobilité. La fréquence des “blagues” faisant référence à des représentations de l’Autre ou à des auto-représentations est en effet suffisamment importante pour qu’il s’agisse d’un objet d’étude pertinent dans le cadre des recherches sur les processus de stéréotypation.
7Les observations ont été principalement effectuées lors d’évènements festifs organisés par l’association étudiante ESN Rennes sans frontières, mais également lors de soirées organisées par les jeunes eux-mêmes. Nous nous baserons également sur des entretiens que nous avons effectués avec des étudiants internationaux présents à Rennes en 2018 ou 2019.
Les mythes et idéaux traversant le champ des mobilités
8La mobilité, notamment estudiantine, est traversée par plusieurs mythes, idéaux. Elle est porteuse de sens. Dervin (2013) dénombre 5 principaux mythes, qui sont énoncés à la fois par les institutions, les chercheurs, les discours sociétaux-positivants, les étudiants eux-mêmes…
9Tout d’abord, il y a l’idée que quand on part en mobilité, on se découvre. Cela renvoie directement à l’identité, qui rappelons-le, se construit dans les interactions. C’est comme si les personnes étaient éteintes avant la mobilité. Par ailleurs, “en même temps que le soi occupe cette place centrale, une conscience de l’autre peut se développer.” (Papatsiba, 2003 : 104). On apprendrait aussi à accepter l’autre. “Il semble alors que sur le chemin de la rencontre avec les autres, on se découvre ou croit se découvrir, peu importe ! Dans ce type de processus, ce qui compte, c’est l’interprétation subjective, ce que la personne croit sincèrement être devenue.” (Papatsiba, 2003 : 115). Les recherches d’Alred (2000) montrent par ailleurs que bien que les jeunes se questionnent sur leur identité, ils ne développent pas une “identité sociale supplémentaire” parce qu’ils ne jouent pas de rôle actif dans la société d’accueil.
10Ensuite, le deuxième mythe est celui du “devenir comme le local”, en termes culturel et linguistique. Mais qu’est-ce qu’un “local” ? Et que signifie “parler comme un natif” ? Une période de quelques mois seulement suffit-elle à se transformer en ce qu’on se représente comme local ?
11Puis il y a le mythe du combat contre les stéréotypes. Dans ce cas, les stéréotypes sont perçus de façon négative et le seul moyen d’y mettre fin c’est de vivre parmi les locaux. L’hypothèse sous-jacente est que le contact amènerait la personne à délaisser ses stéréotypes pour une représentation réelle d’autrui. Mais est-ce un processus si simple ?
12Le quatrième mythe est celui du développement des compétences interculturelles. Néanmoins la notion de “compétence interculturelle” n’a jamais été vraiment définie et renvoie à l’idée de quelque chose de mesurable, ce qui peut poser problème.
13Et enfin, le dernier mythe est celui de l’évitement des gens appartenant au même groupe que soi. Une hiérarchie entre les individus avec qui interagir se crée : le mieux c’est d’être avec des locaux, ensuite à la rigueur la communauté Erasmus/des étrangers, et enfin en dernier lieu, les compatriotes. Et pourtant, si l’on reprend l’idée d’identité plurielle, personne n’est comme nous. Ce mythe crée beaucoup de déceptions et homogénéise encore une fois les groupes.
14Cependant il est important de ne pas juger de la véracité de ces mythes ou non, mais plus d’essayer de comprendre en quoi et pourquoi ils sont si présents dans les discours.
15Cicchelli (2012) utilise le terme de Bildung cosmopolite pour se référer à cet idéal. Il a choisi le mot allemand Bildung, car ce dernier renvoie à la fois à “apprentissage” et “développement”, ce qui selon lui correspond à l’idée de la mobilité que se font les jeunes. Partir à l’étranger revient à confronter ses préconçus à ce que l’on perçoit comme étant la réalité. L’étonnement, la curiosité, la surprise animent les étudiants internationaux. Cela fait partie de cette Bildung. Quelque part, les stéréotypes et par là la découverte de l’Autre entrent dans cette stratégie. En cherchant à maintenir cet état d’étonnement, les étudiants Erasmus cherchent aussi à débattre stéréotypes, car cela réfère à ce qui leur paraît inconnu. Il met en garde également sur les illusions que peut provoquer le séjour : “l’ambivalence peut être au cœur de cette expérience qui donne au voyageur le sentiment de rompre avec les barrières culturelles, mais qui peut les retenir dans l’enceinte d’un imaginaire de l’altérité parfois déjà tout fait.” (Cicchelli, 2012 : 13)
Humour, représentations et idéaux : une articulation complexe et porteuse de sens
16Dans la plupart des situations d’observation, on a pu constater que les jeunes mobilisent leurs représentations ou auto-représentations par le biais de blagues, ou de traits comiques en général. Étudier l’humour constitue un défi analytique. En effet, comme le souligne Defays (1999), comment analyser sérieusement, rationnellement, un élément qui par définition ne l’est pas ? Comment cerner l’intentionnalité de l’interlocuteur dans un discours qui veut casser toute norme, qui transgresse ? L’analyse de l’humour, interdisciplinaire, mêle linguistique, sociologie, etc.
17J17 raconte à quels moments elle parle de représentations avec les autres jeunes en mobilité :
“J17 : avec les Erasmus on parle. mais c’est comme les propres Italiens. ah si des fois je me souviens. j’ai pas demandé, mais j’ai rigolé avec les Italiens comme ah ok^ les Italiens^. il y a des fois qu’on rigole comme si on veut rigoler avec les Italiens *on commence à faire ça* (fait le geste des doigts pliés, souvent assimilé aux Italiens). mais avec les Français toujours. n’importe dans quel groupe que je suis. il y a toujours le comment on commence à parler en français. c’est toujours. ah bah oui euh bah oui^. toujours^. n’importe quel groupe qui n’est pas Français on commence à faire ça. par exemple si j’ai commencé à parler ou quoi et quelqu’un commence ah bah oui euh pff. toujours. on parle vraiment de personne, mais on fait ça
M : ouais c’est plus sur l’humour quoi
J17 : ouais” [2]
19L’humour est donc difficile à retranscrire et capter, car il relève à la fois matériel verbal (le contenu de la blague), et paraverbal, qui comprend selon Kerbrat-Orecchioni (Chabanne, 1999), la prosodie (le ton, l’accent…), le débit de parole, les pauses, les caractéristiques de la voix (timbre, intensité…), la prononciation et ce à quoi elle renvoie (âge de la personne, origine géographique…), et enfin le non verbal comme la gestuelle, la posture.
20Le comique n’existe pas tout seul, et n’existe pas de lui-même. C’est le contexte, les éléments qui l’entourent qui vont le déterminer. Ce sont également les interlocuteurs/spectateurs qui, en comprenant qu’il s’agit d’humour, vont le faire exister. “La connivence entraîne nécessairement la présence d’au moins un interlocuteur, lequel ne peut pas être n’importe quelle personne. En effet, même si celui-ci est un inconnu, comme dans le cas d’un public dans une salle de théâtre, il doit impérativement partager un certain nombre de connaissances, de valeurs sur lesquelles l’humour reposera” (Priego-Valverde, 2003 : 37). L’humour repose donc sur un socle commun de valeurs, de références. La langue, par exemple, est un élément à partager important. Dans cette même optique, il y a un consensus au sein du groupe, par lequel l’échange de blagues constitue un jeu social. Par l’acceptation de ces traits d’humour, une personne se verra appartenir à un groupe (Bertucci & Boyer, 2013). Dans notre cas, les blagues concernent l’aspect cosmopolite des groupes, puisqu’elles mettent en valeur les différentes origines des personnes présentes.
21Lors d’une discussion entre trois étudiants internationaux sur le bar où ils souhaitent continuer leur soirée, une étudiante explique qu’elle va s’arrêter là, car elle se lève tôt le lendemain et sur un ton léger et en souriant, faisant référence à une discussion précédente, elle ajoute que de toute évidence elle ne sortirait pas avec les deux autres étudiants, car ils sont sexistes. Au même moment arrive un étudiant italien pour les saluer. Les deux autres étudiants s’empressent de dire qu’elle n’a pas à avoir peur d’eux, car le plus sexiste de tous, c’est l’Italien, “parce qu’il est Italien”. Ici on peut voir que la référence à l’origine de l’autre n’a pas d’importance réelle dans la conversation. Le thème principal était la programmation de la soirée et non le sexisme selon la nationalité. Soulignons tout de même que les observations effectuées montrent que plus les personnes se connaissent, moins elles font de leurs représentations le sujet principal de conversation et plus elles utilisent l’humour. Le jeu social entre les protagonistes se manifeste donc à travers le dialogue, puisqu’il s’agit d’un échange entre plusieurs interlocuteurs, dans un contexte particulier. Bakhtine développe cette idée par le concept de dialogisme. Il explique qu’un énoncé n’est pas un acte purement individuel : il est issu de la construction d’un discours entre un énonciateur et un interlocuteur, l’énonciateur et lui-même, l’énonciateur et son passé dialogique. (Priego-Valverde, 2003) Le passé dialogique est présent, car cette blague fait référence à une situation passée, les interlocuteurs partagent les mêmes références : la langue, le groupe d’ami, etc. L’humour n’est donc pas ancré unilatéralement, mais il produit dans le dialogue.
22Dans la même idée, les jeunes en mobilité ont eu tendance, dans les situations que nous avons observées, à utiliser les stéréotypes ou l’image qu’ils ont de l’autre comme trait d’humour. Les Russes et Italiens ont droit à des références sur la mafia, les Allemands sur la rigueur… L’humour sert alors à faire transparaître le caractère cosmopolite de la constitution des groupes, et permet parfois de déboucher sur des conversations plus sérieuses sur les représentations des uns et des autres. Tout comme leurs discussions sérieuses, l’idée sous-jacente de “1 pays = 1 culture” reste très présente dans les blagues, de même que l’idée de culture nationale.
23Dans l’entretien de J10, on peut trouver nombre d’exemples de représentations traitées avec humour. Par exemple, en lui demandant ce que les gens lui disent généralement quand elle dit qu’elle est Polonaise, elle répond :
110 J10 : […] the other stuff is alcohol that everyone thinks that I’m a polak^
111 M : *yeah and vodka and so* (rires)
112 J10 : vodka^. *it’s okay it’s just the culture. you’re drinking a lot of wine^* (rires)
113 M : and what do you answer^
114 J10 : laughing or saying more stereotypes. I’m the kind of person who loves to laugh about stereotypes of my country [3]
25J10 parle de moments où les jeunes abordent le thème de leurs représentations sur les autres. Elle exprime à la fois un stéréotype : les Polonais boivent beaucoup de vodka, répond par un autre stéréotype : les Français boivent beaucoup de vin, et explique sa position : rire des stéréotypes est quelque chose qu’elle aime faire. Utiliser l’humour dans ce cas renvoie à une stratégie de distanciation, dans laquelle l’humoriste fait comme si la situation ne le touchait pas, et qu’il y était extérieur.
26Elle développe juste après :
115 M : and with your friends here are you often talking about stereotypes^
116 J10 : euh when I know people we do it a lot. I can joke about the stereotypes but I face already some kind of stuffs. I wouldn’t joke like that with people I’ve just met. that’s why I prefer doing jokes about Poland and not other countries because I know that it wouldn’t hurt me. so. it’s easier. of course I would laugh about every country. because it’s super funny^. like humour when you’re on the line. you can cross this line easily. it’s the best humour. taking risks [4]
28Dans cet extrait, J10 fait écho à plusieurs aspects que nous avons vus précédemment au sujet des motivations des jeunes pour partir en mobilité : les traits culturels - qui dans ce cas sont généralisés -, les interactions, et la prise de risques².
29Par ailleurs, son témoignage renvoie aux postures que les individus prennent face aux représentations : image de soi et image de l’autre. Elle explique qu’il y a certaines normes à respecter : faire de l’humour sur son groupe d’appartenance oui, mais se moquer d’un autre groupe est à faire avec précaution. L’idée de ne pas heurter l’autre et de maintenir la bonne ambiance et l’harmonie au sein du groupe est présente (Cicchelli, 2012). Le locuteur doit à la fois maintenir sa face, son image valorisante, mais aussi celle de l’autre. (Goffman, 1974) Dans cette vision, le locuteur devient ambassadeur. Elle peut faire des blagues sur la Pologne ou les Polonais, parce qu’elle est Polonaise.
30Néanmoins, il ne faut pas occulter la symétrie à l’œuvre dans les interactions. Selon le contexte et le rôle de chacun, l’humour peut servir comme moyen de domination, ou tout du moins d’expression de la domination. (Priego-Valverde, 2003).
31Les représentations sont donc fortement consciemment mobilisées dans le cadre de l’humour. Elles renvoient à une vision essentialiste des personnes, mais la dimension sérieuse et sincère de ces discours est à nuancer. En effet, l’humour sert pour les enquêtés à tourner au ridicule les stéréotypes, ou désamorcer certaines situations. Il a, par ailleurs, un effet régulateur dans le groupe, car il est utilisé pour conserver une certaine harmonie et une bonne ambiance. Il reste cependant à voir, si certaines blagues n’ont pas pour effet d’imposer certaines personnes par rapport à d’autres. Celui ou celle qui fera des blagues amusantes et qui aura une bonne élocution sera socialement valorisé par rapport à celui ou celle qui ne le fera pas. Une hiérarchisation peut donc se créer au sein d’un même groupe. De même, il n’a jamais été observé de situations où l’on parlait de pays peu représentés chez les jeunes en mobilité. Les blagues tournent toujours autour des Allemands, des Italiens, des Polonais… N’y aurait-il pas également des logiques numéraires, voire géo-politiques à l’œuvre ? On rit des pays qui ont une influence mondiale. On rit des États qui ont su s’exporter. Ou alors, on rit des pays qui ont subi la conquête d’États puissants, comme la Pologne par exemple.
32L’humour est également à l’œuvre dans certains contextes.
Humour et jeux : la fête comme espace d’interaction privilégié
33Pour animer une fête en appartement, ou dans les cuisines des résidences du CROUS, où se déroulent la plupart des soirées, il est assez courant de lancer des jeux, via des applications mobiles, ou via des moyens sommaires (jeu de cartes, papier/stylo…).
34Ces jeux sont l’occasion pour les participants de faire une activité commune, d’échanger à la fois autour des intérêts du jeu, mais aussi d’apprendre à se connaître les uns, les autres. Il y a plusieurs stratégies mises en place, qui répondent aux normes des groupes cosmopolites.
35La plupart du temps, les participants choisissent un jeu que tout le monde connaît, comme par exemple le “qui suis-je” où une personne choisit un personnage/une célébrité/une personne que tout le monde connaît, l’écrit sur un papier, qu’il colle sur le front de son voisin. Le voisin fait de même à son autre voisin, et chacun doit deviner qui il a sur le front. Plusieurs règles sont systématiquement prédéfinies : choisir des personnages/célébrités/personnes “réelles” que tout le monde dans la salle puisse connaître. Les noms qui sont donnés sont alors souvent des personnages de pop-culture ou des célébrités mondialement connues. Ici, l’aspect de bonne ambiance et de consensus (Cicchelli, 2012) est maintenu, et prime sur celui de la découverte interculturelle.
36Il arrive également que les jeux mènent à d’autres jeux faisant référence aux origines des uns et des autres. Ainsi, par exemple, un groupe d’amis a joué à un jeu où il fallait chanter une comptine en anglais, puis faire des gestes précis en fonction de la chanson. Au départ, ils chantaient en anglais. Puis des Mexicains sont intervenus en expliquant qu’ils avaient la même comptine en espagnol, et le jeu a ensuite dérivé en espagnol. Chacun a appris les paroles de l’une ou l’autre chanson. Ici l’aspect de communion et d’échange (Cicchelli, 2012) est mis en avant.
37“Parce que le jeu est avant tout une activité ludique, il exacerbe la convivialité déjà présente par le partage d’une même activité, dont le but principal est de passer un moment agréable sans se prendre trop au sérieux” (Priego-Valverde, 2003 : 161). C’est donc un terrain propice à l’humour et aux références aux représentations. Lors d’une soirée en appartement, quelqu’un a lancé un jeu d’interconnaissance en français, proposé par une application mobile. L’un des joueurs ne parlait pas français donc à chaque question qui était posée par l’application, on lui traduisait. À un moment, la question posée était : “qui, entre les joueurs, a déjà au moins une fois dans sa vie levé son portable en l’air pour capter du réseau ?”. La personne qui traduisait les questions a immédiatement dit à l’un des joueurs : “don’t say anything. you’re Swedish. in Sweden you don’t have this kind of trouble” [5], ce qui a suscité une réaction amusée des participants et qui a débouché sur une conversation concernant les couvertures téléphoniques selon les endroits. L’humour a déclenché l’échange.
38Les jeux ont une fonction sociale importante puisqu’ils aident les participants à mieux se connaître, à avoir une activité en commun, et à échanger sur des sujets variés. Ils répondent également aux normes de la sociabilité cosmopolite.
Conclusion
39L’accroissement des opportunités de mobilité pour les jeunes ouvre un spectre de questionnements dans les sciences humaines et sociales. Cela amène à réfléchir sur les conditions d’envoi et d’accueil de ces derniers, mais également aux processus en œuvre dans leur conception de l’altérité, de l’Autre, et d’eux-mêmes. L’imaginaire qui accompagne leur mobilité est teinté d’idéaux, basés sur la différence, mais également sur l’universalité.
40Les représentations qu’ils se créent avant et pendant leur séjour sont prises dans une dynamique à la fois orientée par la Bildung cosmopolite, mais également par leurs propres analyses et positionnements face aux relations interculturelles. Oscillant entre le tout culturel et le tout psychologique, interagir avec quelqu’un perçu comme différent devient un terrain de lutte interne. Le rapport à l’interculturel est ambivalent, et dénote d’une vision parfois simpliste de “rencontre avec les cultures”. Pourtant les études sur le sujet montrent que la notion de culture est particulièrement complexe et difficilement définissable. Il en va de même pour la notion d’”interculturel”. La culture se construit quoi qu’il en soit dans les interactions, mais n’est pas pour autant la cause principale de comportement des individus, ou des groupes. Pourtant c’est un argument qui est très souvent utilisé par les acteurs, qui ressentent la culture comme un élément fondamental de construction de l’individu. Ils perçoivent l’autre par sa culture sans même réellement se questionner sur leur propre prisme culturel. Ainsi, est culturel ce qui est d’autrui, est normal ce qui vient de moi. Pourtant, en réalité, ce qui nous sépare de l’autre, c’est la représentation que nous nous faisons de lui, et non la langue ou la culture en soi.
41L’humour dans les interactions entre jeunes en mobilité devient alors un espace d’articulation de ces différents axes : à la fois ils font part de leurs représentations et auto-représentations, ils oscillent entre culturalisme et individualisme (en rejetant les propos de l’autre avec humour par exemple), et enfin, l’humour leur permet de faire vivre l’idéal cosmopolite, qui a bien souvent été un des motifs principaux de départ à l’étranger.
42Les événements festifs organisés par et/ou pour les étudiants internationaux semblent constituer un lieu d’observation privilégié de ce type d’interaction. Les recherches actuelles en sciences humaines et sociales négligent cet espace, peut-être parce qu’il n’est pas facilement accessible. Néanmoins, étant donné les observations que nous avons pu y effectuer, il paraît essentiel aujourd’hui de traiter des mobilités en y intégrant le domaine festif, au-delà des aspects préventifs de consommation d’alcool et/ou de drogue par les jeunes. En effet, les soirées prennent un sens particulier pour beaucoup de jeunes en mobilité et constituent un espace riche de réflexions sociolinguistiques. Les pratiques langagières spécifiques à ce contexte nous renseignent sur les dynamiques interculturelles à l’œuvre dans le cadre des mobilités de jeunes. Se pose alors la question de l’importance de ce type d’analyse dans les politiques d’amélioration ou de développement des programmes de mobilité, en particulier dans le cadre d’Erasmus+ qui a vocation à toucher de plus en plus de monde.
Bibliographie
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https://agence.erasmusplus.fr/wp-content/uploads/2020/06/CP-Erasmus-MobiliteHybride-20212027-1.pdf - Alred Geof (2000), “L’année à l’étranger, une mise en question de l’identité”, Recherche et formation n° 33, INRP, Paris.
- Bertucci Marie-Madeleine et Boyer Isabelle (2013), “« Ta mère, elle est tellement…. » Joutes verbales et insultes rituelles chez des adolescents issus de l’immigration francophone”, Éditions GREUPP, « Adolescence », 2013/3 T.31 n° 3,711-721.
- Calabrese Laura et Veniard Marie (dir.) (2018), Penser les mots, dire la migration, Academia, coll. Pixels, Louvain-la-Neuve.
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- Chabanne Jean-Charles (1999), “Verbal, paraverbal et non verbal dans l’interaction verbale humoristique”, dans Defays Jean-Marc et Laurence Rosier (dir.), Approche du discours comique, Mardaga, coll. Philosophie et langage, 33-53.
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- Dervin Fred (2011), Impostures interculturelles, L’Harmattan, coll. Logiques Sociales, Paris
- Dervin Fred (2013), Conférence de clotûre, 19e édition de l’Université de la formation, de l’éducation et de l’orientation (UFEO), vu sur : https://www.youtube.com/watch?v=W-O0Y7I9hPA
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https://www.generation-erasmus.fr/erasmus-erasmus-quelles-differences/ - Goffman Erving (1974), Les rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit.
- Papatsiba Vassiliki (2003), Des étudiants européens - “Erasmus” et l’aventure de l’altérité, Éditions scientifiques européennes, coll. Transversales : Langues, sociétés, cultures et apprentissages, vol.7, Berne.
- Priego-Valverde Béatrice (2003), L’humour dans la conversation familière : description et analyse linguistique, L’Harmattan, coll. Sociolinguistique.
- ToutelEurope.eu, (2015), Synthèse : “Erasmus ou l’histoire d’un succès européen”, https://www.touteleurope.eu/actualite/erasmus-ou-l-histoire-d-un-succes-europeen.html
Notes
-
[1]
Traduction réalisée par moi-même : “Les échanges universitaires étudiants sont un phénomène migratoire particulier, parce que ces migrations se produisent dans une fourchette de temps relativement plus courte que dans le cas d’autres flux migratoires, et parce que la décision de migrer résulte d’une décision personnelle, même si la destination est en partie conditionnée par les accords entre les universités. Ainsi, les mobilités étudiantes peuvent être considérées comme représentatives, même indirectement, de modèles de société, de styles de vie, et de représentations qu’ont les étudiants de l’espace européen.”
-
[2]
Convention de transcription :
- […] : passage coupé
- (rires) : commentaire métalinguistique
- *ncekqbc* (riant/hésitant…) : le locuteur parle de façon spécifique.
- . : pause
- ^ : intonation montante
-
[3]
Traduction par moi-même : “110 J10 : […] l’autre chose qu’on me dit aussi c’est l’alcool, tout le monde pense que je suis une polak
111 M : ouais vodka, etc.
112 J10 : vodka ? *ça va c’est juste la culture. Vous, vous buvez beaucoup de vin !* (rires)
113 M : et qu’est-ce que tu réponds ?
114 J10 : je ris ou je dis encore plus de stéréotypes. Je suis le genre de personne qui adore rire sur les stéréotypes de mon pays” -
[4]
Traduction par moi-même : “115 M : et vous parlez souvent de stéréotypes avec tes amis ?
116 J10 : euh quand je connais les gens on fait beaucoup ça. Je peux rire sur les stéréotypes, mais je dois faire face à certains trucs. Je ne vais pas faire des blagues comme ça avec des personnes que je viens juste de rencontrer. C’est pour ça que je préfère blaguer sur la Pologne et pas d’autres pays, parce que je sais que ça ne va pas me blesser. Donc c’est plus facile. Bien sûr je préfère rire de chaque pays parce que c’est trop marrant, genre l’humour limite, où tu peux franchir la limite facilement. Quand tu prends des risques, c’est le meilleur humour.” -
[5]
Traduction par moi-même : “ne réponds pas. Tu es Suédois. En Suède vous n’avez pas ce genre de problème.”